La_Quête_numéro 223_Juillet 2020

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ÖTZI ET SES AMIES - Stendhal Je ne sais si Ötzi, une des plus anciennes momies naturelles retrouvées, était très fashion en son temps, reste qu’avec ses élégantes jambières de fourrures retenues par des lanières de cuir, il avait déjà lancé, 5 300 ans avant Marlène Dietrich, l’aguichante mode des porte-jarretelles. Quant à ses bottes, elles ressemblaient à deux petits nids d’oiseaux foireux posés sur d’approximatives semelles en peau d’ours. Intrigué par ces frêles bottillons qui semblaient si mal conçus, un éminent spécialiste de la chaussure, Václav Pátek, de son nom, s’en fabriqua méticuleusement une paire avec les mêmes matériaux. Il n’en revint pas : ces godasses néolithiques étaient « plus confortables et plus performantes » que n’importe quelle chaussure moderne. La suite de l’histoire n’est malheureusement pas à l’avenant : comment avoir l’air le plus ridicule possible tout en étant radicalement inconfortable semble avoir été l’unique préoccupation des couturiers. Se vêtir de manière incommode pour signifier que l’on n’a pas besoin de travailler physiquement et rivaliser d’ingé- Réplique des chaussures d’Ötzi niosité pour innover dans le rédhibitoire. Au XVe siècle, c’était la mode des fraises amidonnées, sortes de collerettes blanches plissées qui entouraient le cou. Au fil des surenchères ostentatoires, l’hypertrophie de la fraise devint si encombrante — certaines exigeaient jusqu’à 15 mètres de tissu et une armature métallique — qu’on dû fabriquer des cuillères à long manche spéciales pour pouvoir se sustenter. Maints courtisans durent rester sur leur faim. J’imagine une trâlée de sous-alimentés, craignant la dégoulinure embarrassante sur le blanc immaculé… Le XVIIe, dit « siècle de la Raison », fut certainement l’un des plus déraisonnables avec ses fameuses perruques. On y suait, on s’y grattait sous ces mastodontes de poils gênants, lourds, dispendieux, nécessitant l’entretien hebdomadaire chez sieur perruquier. Nombre d’hommes rasaient une chevelure parfaitement adaptée pour s’attifer de ces entités capillaires hostiles, souvent confectionnées avec leurs propres cheveux. À partir de 1700, les riches décidèrent soudain que le comble du chic serait de se vaporiser le chef chaque matin avec une nuée de poudre blanche. Suite aux mauvaises récoltes de 1770, le peuple français affamé provoqua des émeutes parce que le peu de farine disponible servait à saupoudrer les têtes aristocratiques. Les coiffures féminines devinrent si volumineuses que ces dames devaient s’asseoir sur le plancher des voitures, voyager tête

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dehors, et plusieurs accidents mortels furent provoqués par des postiches qui prirent feu. Considérant les efforts pour que toute cette architecture tienne, on dormait avec la nuque posée sur un bloc de bois, gardait une coiffure plusieurs mois sans la laver, en consolidant seulement l’édifice avec un peu de colle de temps à autre. Tous ces machins grouillaient donc d’insectes. Une gente dame aurait même fait une fausse couche après avoir découvert des souris dans son attirail capillaire. Parlant de souris, leur peau servit un temps à confectionner de faux sourcils. Autre mode : les grains de beauté artificiels appelés mouches, avec leur symbolique compliqué concernant les opinions politiques ou les disponibilités sexuelles. Je ne sais pas si les femmes tenaient absolument à ressembler à des cadavres blafards recouverts de mouches, toujours est-il qu’elles se barbouillaient le visage, le cou et les tétons, avec un onguent à base de plâtre et de céruse. Leur peau était d’un blanc exquis, mais leurs dents se déchaussaient, leurs yeux gonflaient douloureusement, et elles ne pouvaient esquisser un sourire sans se craqueler le « masque ». Ce teint tournait d’ailleurs en quelques heures au gris, et l’utilisation prolongée de cet enduit toxique se révélait trop souvent létale. Il faut souffrir pour être belle, certes, mais fallait-il pousser la logique jusqu’à mourir empoisonnée avant d’atteindre trente ans, comme la célèbre courtisane Kitty Fisher ? © Photo de Josef Chlachula, creativecommons.org 3.0

« Si vous voulez plaire infiniment aujourd’hui, il faut vous résoudre à être ridicule dans vingt ans. »

Au XIXe siècle, une femme de la haute société était emmitouflée par sept jupons sous sa robe en plus de la crinoline (20 kilos de vêtements). Ainsi troussée, la simple marche devint un exercice ardu et périlleux. Mais comment diantre se soulageaient-elles ? Je n’ai trouvé aucun indice dans les livres d’histoires permettant de résoudre cette épineuse question. Ici encore, on compte les cadavres parmi celles qui se sont approchées trop près d’une cheminée. Les crinolines criminelles furent abandonnées après une décennie de règne (1857-1866). Parce qu’elles étaient dangereuses ? Ridicules ? Mais non, les classes inférieures commençaient simplement à les adopter… Les supplices vestimentaires barbares ne faisaient que commencer, puisqu’on passa alors à un véritable instrument de torture inutile : le corset. « Si le ridicule tuait, les rues seraient jonchées de cadavres », écrivit Jean Dion. Elles le sont d’une certaine manière. On s’empoisonne littéralement au nom de la mode : séduisante dilatation des pupilles grâce aux gouttes de belladone (plante toxique), ravissant teint donné par la « liqueur de Flower » (ni plus ni moins de l’arsenic dilué), etc. Combien de beautés furent ainsi sacrifiées ?

LA QUÊTE

MATHIEU RIOUX

JUILLET 2020


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