La_Quête_numéro 229_Mars 2021

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ET MAINTENANT...? Le bon côté des confinements imposés pendant la pandémie aura été de libérer du temps. Pour les lecteurs curieux, équipés d’une tablette, d’un ordinateur ou d’une bonne réserve de livres anciens et récents, ça devenait un prétexte d’évasion. Si le temps passe plus vite avec un bon livre, admettons que tout plaisir a ses limites ; vient un moment où l’envie de partager s’impose, même pour les rats de bibliothèque comme mon amie Valentine et moi qui nous échangeons nos trouvailles. Valentine préfère les romans, mais moi, l’histoire me passionne. À la veille du dernier confinement, j’ai découvert à la librairie un de ces ouvrages qui rallie nos deux champs d’intérêt. Le troisième roman de la journaliste Pauline Gélinas paru chez Québec Amérique sous le titre Trahisons — La brochure, raconte la vie d’une famille arrivée d’Ukraine au début du siècle jusqu’à ses descendants aujourd’hui, en s’inspirant d’éléments historiques. Mais c’est la présentation du livre plus que son titre qui a capté mon attention. Sur un fond sépia foncé se détache l’image d’un couple avec un enfant : une jeune femme au regard timide, un foulard blanc drapé autour de la tête ; à sa gauche, un bel homme à l’air fendant, une main posée sur l’épaule de sa compagne, et dans un coin, devant eux, un gamin à la mine étonnée que le graphiste place sous le titre qui coupe la page, au-dessus des mains croisées aux doigts noueux de la femme… En quatrième couverture, le résumé de leur histoire évoque un conflit familial et une histoire de l’Ouest canadien ; ma curiosité rend le sourire à la libraire et, à la maison, retardera le grand ménage ! En exergue de la première page, l’auteur emprunte une réflexion à Talleyrand : « À la foire aux mensonges, l’histoire est encore le magasin le mieux approvisionné. » Le cynisme du Diable boiteux est d’actualité, à l’ère des fake news de vous savez-qui, mais quel est le rapport avec mes Ukrainiens qui débarquent au Canada en 1902 et croisent sur les quais des compatriotes qui retournent en Europe ?

leurs enfants. Mais leur courage et le temps prouveront le contraire. Valentine m’apprend que sa belle-sœur descend d’une de ces familles venues d’Ukraine pour offrir une vie libre à leurs enfants, loin des excès de l’empire austro-hongrois et des tsars de Russie. Elle se souvient d’une vieille tante qui décorait des œufs pour Pâques, comme on faisait au pays natal. Sa famille n’était pas allée dans l’Ouest et l’arrièregrand-père s’était retrouvé sous terre, mineur dans nos nouvelles mines. Nos manuels scolaires n’abordaient pas l’épopée des immigrants chez nous. Pourtant, pour peupler les prairies des provinces de l’Ouest, après la Confédération, le Canada en a attiré plus de 140 000 en promettant des terres gratuites à qui tenterait sa chance ici. Mais quand a éclaté la guerre des « quatre cousins » en 1914, on a confisqué les terres et enfermé des milliers de familles dans de vrais camps de concentration. Malgré l’Armistice, le régime a même été prolongé pour servir les intérêts d’éventuels investisseurs. Là-dessus aussi, l’histoire officielle est restée silencieuse, comme sur la situation des travailleurs noirs des Maritimes et celle des autochtones arrachés à leurs territoires. « Ce qui fait qu’un siècle plus tard, commente Valentine à qui je prête mon livre, on apprivoise ces réalités embarrassantes par le biais d’œuvres de fiction. Avec le temps, certains silences parlent très fort. Je me demande comment, avec le vacarme des médias sociaux actuels, on arrivera, demain, à démêler le vrai du faux de ce qui se passe maintenant, un peu partout dans le monde. » Les gens optimistes diront que l’espoir est permis, avec la variété de moyens d’information dont dispose aujourd’hui l’humanité. Mais le problème reste quand on préfère ne pas savoir ce qui ne correspond pas à ce qu’on croit. Talleyrand disait aussi : « En politique, ce qui est cru devient plus important que ce qui est vrai ? L’ex-président, au Sud, n’est pas le seul à le croire.

C’est le sujet de ce roman inspiré de pages pas très édifiantes de l’histoire du Canada, au moment des grandes guerres et après. Un drame tissé d’injustices, de mensonges et de méfiance par nos autorités qui décrètent alors « ennemis de l’intérieur » les gens d’origine étrangère et

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LA QUÊTE

MARTINE CORRIVAULT

MARS 2021


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