
“ Une cuisine à soi ” Quand le discours architectural se confronte aux codes de représentation.
Salila SihouMémoire
Sous la direction de Gwenaël Delhumeau
École Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, 2022.
« …le Ratio du système économique capitaliste n'est pas la raison elle-même mais une raison obscure. Une fois passé un certain point, elle abandonne la vérité à laquelle elle participe. »1
– Siegfried KracauerAvant-propos
Je ne conduis pas.
Lors de mes études d’architecture, un exercice consistait à concevoir un projet de parking silo. Face à quelques erreurs de dimensionnement dans mes plans, mes professeurs m’ont fait remarquer qu’il est plus difficile de concevoir un parking si l’on ne conduit pas. Cependant, selon eux, il m’aurait simplement fallut « ouvrir un Neufert » afin de choisir un plan de parking aux normes. Ce lien est-il si évident ?
D’une part, ce qui était en jeu face à la conception de ce projet, ce n’était plus toutes les compétences acquises depuis les quatre premières années d’études mais une compétence liée à ma vie personnelle. Un lien est alors apparu entre une expérience de mon corps et l’expérience des corps qui pourraient circuler dans cet espace potentiel. Soudain, l’architecte avait un corps. D’autre part, il paraissait clair que ce lien n’allait pas être un obstacle à la conception car un ouvrage de normes architecturales – ici un Neufert – permettrait de le surmonter. En choisissant un plan déjà dessiné dans cet ouvrage, toute compétence personnelle n’aurait plus d’importance. Ce lien qui était apparu évident, allait finalement redevenir invisible ; comme neutralisé par le Neufert.
Loin d’être extraordinaire au sein d’une école d’architecture, cette expérience banale interroge néanmoins la neutralisation que peut opérer un tel ouvrage sur les usages et les représentations qui en découlent. Dès la première année, une des premières approches au dessin en plan est la mesure de notre espace domestique. On découvre les objets et les meubles qui nous entourent quotidiennement à travers un nouveau regard : ils deviennent des éléments mesurables. Par ce processus de mesure, l’expérience du corps de chaque élève dans son espace de vie importe et devient une sorte d’ancrage. Il ne s’agit pas de concevoir mais de mesurer, puis, de représenter. Certain·e·s professeur·e·s insistent sur l’intérêt de dessiner chaque élément nous-mêmes selon les dimensions que l’on avait mesuré car cela permettrait de les retenir plus facilement. Or, une fois familiarisé avec les logiciels de dessins, on accède à des bibliothèques d’éléments déjà dessinés numériquement, et surtout, correspondant aux normes. L’effort de les dessiner devient presque obsolète et nous incite à nous concentrer plutôt sur leur disposition dans l’espace.
Le Neufert, parmi d’autres ouvrages de normes architecturales, ne se contente pas de fournir des mesures, il propose également des agencements types – « qui marchent » –, avec lesquels on peut composer un espace aux normes. Tels des catalogues, ce ne sont pas les textes qui importent mais les dessins et les chiffres car, en réalité, ce ne sont pas des ouvrages que l’on lit mais que l’on consulte.
Dans un sens, ces bibliothèques ne se réduisent pas seulement au papier et à l’écran. Les architectes finissent d’une manière ou d’une autre par connaître la plupart de ces dimensions par coeur, qu’ils elles aient consulté, ou pas, ces ouvrages. En décidant d’utiliser une bibliothèque numérique pour dessiner un plan ou d’ « ouvrir un Neufert » pour confirmer certaines dimensions, les normes façonnent un regard d’architecte. On peut alors se demander si cet objet sert simplement à désengager l’expérience personnelle de l’architecte qui conçoit ou à « rendre neutre » des expériences présupposées.
Aujourd’hui, avec le contexte pandémique, cet enjeu de normalisation résonne particulièrement. Depuis deux ans, la distance existant entre les corps est devenue un élément mesurable particulièrement déterminant : imposée à toute une société et variant selon chaque pays, elle est désormais une norme. Alors que l’obligation de se confiner dans l’espace domestique reste relativement temporaire, la reconfiguration de certains normes et de certaines usages pour garantir cette fameuse distance – que ce soit par par un réaménagement radical des espaces publics ou par des applications mobiles de détection de la contamination – a laissé apparaître les échelons rapidement atteignables, et parfois irréversibles, de la rationalité.
Résumé
Ce mémoire examine les codes de représentations en architecture depuis la genèse et l’évolution du stéréotype femme-cuisine. Considéré presque comme dépassé, ce stéréotype fait intervenir des enjeux sociaux, spatiaux et culturels liés aux questions de genre. De par leur charge politique, ils témoignent, plus largement, d’un changement de discours qui est en train de s’opérer, permettant la démocratisation de notions liées aux études de genre, mais aussi, à l’écologie, aux études postcoloniales, etc. Sur le papier, ce discours a l’air de faire consensus chez les architectes – tout le monde serait « pour l’égalité hommes-femmes » et « pour la préservation de la planète ».
Or, la banalisation d’un discours dit progressiste est-elle réellement signe de changement dans la pratique ? Ces notions contemporaines semblent s’écraser fatalement face à une neutralité proclamée du regard d’architecte. Il s’agit alors, en s’attaquant à des espaces aussi codifiés que des cuisines depuis différentes échelles et différentes perspectives, d’identifier les processus d’imbrication et de co-construction des différents rapports de pouvoir qui traversent nos codes de représentation quasiment immuables. De la cuisine de Francfort à la cuisine de Jeanne Dielman, du lieu à soi de Virginia Woolf aux Pièces de service du Neufert, la véritable stratégie de démystification des oeuvres du XXème déployée le long de ce mémoire vise, finalement, à interroger le rapport entre l’évolution du discours architectural et sa désincarnation.
Remerciements
Ce mémoire a été porté pendant plusieurs semestres par des séminaires passionnants en groupe, mais aussi, par de multiples échanges téléphoniques avec Gwenaël Delhumeau. Je le remercie, tout d’abord, d’avoir su maintenir cette bulle d’inspiration et de partage malgré le contexte pandémique. En me guidant le long de ce cheminent réflectif, sa lecture à la fois pertinente et bienveillante m’a permis de conserver le recul nécessaire pour approcher certaines thématiques, me menant parfois vers des perspectives inattendues.
Ayant longtemps hésité à m’engager dans ce sujet de ce mémoire, j’adresse un remerciement particulier à Mathilde Lebon. Au-delà des conversations enrichissantes que l’on a eu l’occasion d’avoir, les projets qu’elle porte ont été une source d’inspiration fondamentale dans le cadre de mes études d’architecture.
Un grand merci à Raji Aletcheredji pour son regard judicieux durant nos relectures partagées et, plus largement, pour toute l’attention qu’il a pu porter à ce mémoire depuis la formulation de mes réflexions jusqu’aux derniers moments de l’écriture.
Enfin, je tiens bien-sûr à remercier Louis Schreiner pour les discussions stimulantes que l’on a pu avoir quotidiennement et qui ont, sans aucun doute, contribué à consolider mon propos. Son soutien, autant moral que critique, a été plus qu’essentiel pour moi tout le long de la phase d’écriture.
PARTIE I . LE(S) CORPS
PARTIE II . CUISINER : UNE QUESTION DE GENRE
PARTIE III . LE DÉCOR : UNE MISE À
Glossaire
Nous faisons le choix d’employer l’écriture inclusive au sein ce mémoire pour désigner ou qualifier des groupes mixtes (auteurs rices, historien ne s, employé e s, etc.). Étant donné les thématiques abordées, il est important de noter que : dans les cas où certains termes sont accordés au genre masculin ou féminin, il s’agit d’une véritable intention de souligner la domination numérique d’hommes ou de femmes dans un groupe désigné, ou dans d’autres cas, de ne pas dissimuler la portée de certains propos adressés à un public socialement défini (exemple : le lecteur, le spectateur, etc). En résumé, l’accord masculin n’est pas considéré comme un accord neutre dans ce mémoire.
Les guillemets seront appliqués aux citations et aux termes que nous souhaitons employer avec précaution ou dans un sens secondaire. En ce qui concerne les italiques, ces derniers serviront à faire ressortir des mots et des citations, nommer des oeuvres, mais aussi, nommer des modèles ou des concepts définis antérieurement par nous-mêmes ou par des auteurs rices cité e s.
« Cette civilisation n’a plus de vêtements, plus d’églises, plus de palais, plus de théâtres, plus de tableaux, plus de livres, plus de sexes. » déclarait le vétéran et écrivain français Pierre Drieu La 2 Rochelle en revenant de la Première Guerre mondiale. Au même titre que la littérature, l’art et l’architecture, la différence de « sexes » est ici désignée en tant qu’un des piliers de la civilisation, qui, d’après lui, était en danger depuis la fin de la guerre. L’auteur déplore, en fait, les codes normatifs masculins qu’avaient adoptés certaines femmes pendant la guerre ; une période pendant laquelle elles avaient pu acquérir un peu plus d’indépendance.
Les écrits de cet écrivain, résolument fasciste, ne pourraient clairement plus être considérés de la même façon dans notre contexte contemporain. Depuis les années 1970, parmi les grands mouvements sociaux qui ont agitaient le monde occidental, les études féministes ont permis de faire reconnaître le genre en tant que construction sociale et culturelle. La perception des oeuvres du XXème siècle a donc évolué depuis, ouvrant simultanément un gap générationnel – « ok boomer »3 dirait-on a Drieu La Rochelle aujourd'hui. Cette lecture, d’abord visible au sein des sciences sociales, a atteint plus récemment le domaine de l’architecture. « L'architecture n'y échappe(ra) pas » , écrivait l’architecte Stéphanie Dadour en 2018 à propos du féminisme. Il y aurait un 4 changement de discours qui est en train de s’opérer, permettant la démocratisation de notions liées aux études de genre, mais aussi, à l’écologie, aux études post-coloniales, etc. Ces notions, qui ont longtemps étaient confinées aux cercles universitaires, émergent à peine dans le domaine public français . Sur le papier, ce discours a l’air de faire consensus chez les architectes – tout le monde 5 serait « pour l’égalité hommes-femmes » et « pour la préservation de la planète ». Or la banalisation d’un discours dit progressiste est-elle réellement signe de changement dans la pratique ?
Pierre Drieu La Rochelle, La Suite dans les idées. Au Sens-Pareil, 1927, p. 125. [cité par Mary Louise Roberts, Civilization without
sexes : Reconstructing gender in postwar France, 1917-1927. Chicago University Press., 1994, p. 2.]
Guillaume Lohest, « “Ok Boomer” ou la déchirure d’une insoutenable vision du monde ». Mediapart, 13 décembre 2019 [en ligne].
4 2018, p. 71-95.
Stéphanie Dadour, « L’architecture, une question de féminisme ». D’A. D’architectures, no 268 “Genre architecture”, décembre
Les pays anglo-saxons se sont emparés de ces sujets bien plus tôt. Aujourd’hui, une grande majorité des études ou articles
5 concernant le féminisme et l’architecture sont en anglais. voir Giulia Zonca et Dorota Slazakowska (Duo ZS), « Chronologie réflexive d’un Intensif Féministe à l’ENSAPM ». Re-vue Malaquais, no 6 “Des féminismes en architecture”, 2020, p. 37-44.
Lors d’une table-ronde organisée par Stéphanie Dadour il y a trois ans, les intervenantes soulevaient la nécessité de rendre visible le genre en tant que facteur structurant l’espace. Cette démarche de visibilisation témoigne d’un retournement dans l’approche féministe de l’architecture : après la révélation dans les années 1970 de la fabrication socio-culturelle du genre, il s’agit désormais de prouver son imprégnation dans les pratiques professionnelles. En ce sens, face à un regard d’architecte qui se veut neutre voire apolitique, le constat alarmiste d’un écrivain fasciste tel que Drieu La Rochelle admet étrangement un point intéressant : la binarité de genre est un système de catégorisation sociale qui traverse tous les domaines de la vie humaine, sans exception . Même si ce 6 dernier le concevait en tant que caractéristique « naturelle » et non en tant qu’outil d’oppression politique, son propos témoigne de cette approche relativement explicite des oeuvres du XXème siècle à laisser transparaître leur ancrage idéologique.
Il s’agit donc, à travers ce mémoire, de déployer une stratégie de démystification pour comprendre comment l’évolution du discours architectural peut progressivement conduire à sa désincarnation : en se voulant consensuel, il construirait une résistance face aux à toute remise en question des fondements de la pratique et masquerait les enjeux systémiques de la discipline. De fait, il semble judicieux de se demander comment évolue ce discours autour d’un espace aussi codifié qu’une cuisine. Étant presque considéré comme dépassé, le stéréotype femme-cuisine est un excellent témoin du paradoxe qu’il y a entre invisibilisation du stéréotype de genre dans une représentation et visibilisation du rapport genré structurant une représentation ; une réflexion qui mène tout droit à un question délicate : peut-on (doit-on) encore représenter une femme dans une cuisine ?
Dans Mythologies, Roland Barthes nous fait part d’une méthode de déchiffrement des discours mythiques, en tant que stratégie pour faire face aux idéologies communes qui imprègnent nos inconscients collectifs . Les propos de l’ethnologue Marilynn Strathern le résument brillamment : 7
« Cela importe, les idées que nous utilisons pour penser d’autres idées […] Cela importe, quelles histoires nous utilisons pour penser d’autres histoires »8
Cette phrase résonne facilement avec l’utilisation de « références » en architecture, une notion déjà incontournable pendant les études. Elles seraient requises pour penser un projet, que ce soit en terme d’inspiration ou en terme d’exemple ; nous donnant en quelque sorte un sentiment de liberté créative. Mais les références ne sont-elles pas la partie immergée de l’iceberg des normes ? Qu’elles soient constructives, architecturales ou sociétales, les normes implémentent un ensemble d’idées et d’histoires qui se fondent dans des codes de représentations difficilement questionables.
En sélectionnant un ensemble de représentations de cuisines issues du XXème siècle, l’approche historiographique, littéraire et cinématographique des trois parties constituant ce mémoire vise à identifier les processus d’imbrication et de co-construction des différents rapports de pouvoir qui traversent les codes de représentations en architecture. C’est alors depuis le stéréotype femmecuisine que nous tenterons d’attraper les liens idéologiques qui tissent le grand système de la représentation architecturale.
6 D’architectures, no 268 “Genre architecture”, 11 décembre 2018 [consultable en ligne].
Intervention de Lucile Biarrotte. Stéphanie Dadour, « Genre et espace : une table-ronde entre professionnel.le.s ». D’A.
Roland Barthes, « Le mythe, aujourd’hui ». Dans Mythologies, 1956. 7
8 think thoughts. It matters what knowledges know knowledges. It matters what relations relate relations. It matters what worlds world worlds. It matters what stories tell stories. »
Marilynn Strathern, Reproducing the Future, Manchester University Press, 1992, p. 10. Extrait original : « It matters what thoughts
PARTIE I LE(S) CORPS
« La domination est le résultat de l’incapacité de reconnaître, d’apprécier et d’alimenter les différences, et pas du manque de considérer que nous sommes tous pareils. En vérité, la nécessité de considérer chacun comme identique aux autres, afin de leur accorder dignité et respect, est l’expression du problème, non sa solution. »9
– Leslie Kanes WeismanPoser soigneusement l’image d’une personne déjà détourée sur Photoshop dans un collage pour lui « donner vie ». Ajouter à la dernière minute le « bonhomme » en carton plume dans une maquette pour visualiser l’échelle. Dessiner un scénario détaillé dans une coupe – de la tenue vestimentaire au verre de vin siroté – pour bien « montrer les usages ». Ces scénarios parlent-ils de corps ou simplement de personnages ?
Malgré toutes les formes diverses que peuvent prendre nos dessins et la part de liberté dite artistique qui y est appliquée, ils restent fondés sur une anticipation relativement poussée des usages – qui, finalement, ne pourrait jamais être entièrement vérifiée. Or, considérant que les usages sont les façons dont des corps utilisent un dispositif, des usages prédéfinis sous-entendent aussi des corps prédéfinis.
Lorsque l’on constate que le mobilier de cuisine des pavillons de banlieue américains a été minutieusement calibré aux dimensions d’un « corps de femme » portant des talons, on peut légitimement se demander si la hauteur des meubles a été déterminée par les talons que les femmes portaient ou, réciproquement, si elle visait à s’assurer que les femmes en portent . 10
Il ne s’agit pas, dans cette première partie, de simplement juger les qualités de certaines représentations de cuisines en terme de réalisme, mais plutôt d’appréhender les normes qu’elles invoquent/provoquent vis-à-vis des corps menés à les expérimenter, et la façon dont cela se traduit dans le discours historico-architectural.
Dans un sens, nous nous engageons peut-être bien dans une énième formulation du fameux dilemme : la forme suit-elle la fonction ? la fonction suit-elle la forme ? Toutefois, là où le corps 11 ne serait qu’un paramètre dans cette réflexion, nous souhaitons l’interroger au sens même d’une représentation car parler du corps en architecture, c’est peut-être déjà parler de personnage.
Leslie Kanes Weisman, « Women’s Environmental Rights: A Manifesto ». Making Room, Women and Architecture, Heresies 11, 3, 9 no 3, 1981, p. 6.
Léopold Lambert, « Introduction : Suburban geographies ». The Funambulist, no 2, novembre 2015, p. 4.
Jean-Michel Léger, « Architecture et usage : la forme ne suit pas la fonction ». Le Moniteur, 1 janvier 2012 [en ligne].
Chapitre 1 : Corps stéréotypés
En cherchant des plans et des dimensions de cuisines aux normes dans Les éléments de projets de construction – le Neufert français – on tombe sur des pages dédiées aux Cuisines quasiment inchangées depuis la publication originale de 1936 en Allemagne. Parmi les ouvrages qu’un e étudiant e en architecture peut croiser lors de ses études, le Bauentwurfslehre de Ernst Neufert a connu 42 éditions allemandes et continue d’être édité régulièrement dans 18 langues différentes. À chaque nouvelle édition, la qualité d’adaptation de l’ouvrage à son contexte est particulièrement mise en avant par les maisons d’édition, sous-entendant son caractère quasi intemporel et universel . 12
Si les éditions dites internationales étaient adaptées aux normes de construction des pays anglophones , un changement spécifique les distinguent des éditions françaises à partir de 2012 : 13 l’apparition d’un personnage masculin qui cuisine . Cette modification, qui parait pourtant 14 anodine, révèle l’enjeu actuel de la représentation des scénarios qui se déroulent dans cette pièce : on ne pourrait plus représenter exclusivement des femmes dans des cuisines. C’est pourquoi, le personnage féminin qui figurait dans tous les scénarios de cette page, a laissé place à un personnage masculin – dans 2 scénarios sur 16. Les traits effacés sont encore visibles, témoins du corps spécifique qui interprétait originellement cet acte avant ce « collage », et laissant insinuer un certain regret. Dans les autres scénarios illustrés, c’est bien un personnage féminin qui range, qui sort un plat du four et qui fait la vaisselle – les mêmes dessins que la toute première publication. Au-delà du chapitre Cuisines, et de quelques scénarios des Pièces de service , ce corps reste inexistant dans la 15 majorité des éditions, car il ne correspond pas au corps standard qu’introduit Ernst Neufert.
Tel que l’on peut le lire au dos de l’ouvrage, la 11ème édition « transpose systématiquement la problématique dans le contexte
12 français et introduit des développements originaux abordant les sujets les plus actuels de la conceptions architecturale : l’architecture écologique, la qualité environnementale ou les énergies renouvelables ». voir Ernst Neufert, Les éléments de projets de construction
Le Moniteur. 11ème édition française. Dunod, 2010.
13
Depuis 1951, on compte 11 éditions françaises. Depuis 1970, on compte 5 éditions internationales (en anglais).
14
Chapitre « Rooms. Kitchens », Ernst Neufert, Architect’s Data. Fourth Edition. Wiley-Blackwell, 2012, p. 153.
15 plus récentes regroupent toutes ces pièces dans une même partie : Pièces d’habitation. (Cf. supra chapitre 6)
La distinction entre Pièces de service et Pièces principales est maintenue jusqu’à la 8ème édition française (2002). Les éditions
Le(s) corps Corps stéréotypés
Dans un article consacré à l’anthropomorphisme , l’historien de l’art Frank Zöllner revient de 16 façon pertinente sur l’ensemble des travaux publiés par l’architecte. L’auteur propose de les appréhender depuis un postulat plus large : il y aurait continuité entre les théories de mesures du corps humain de l’Antiquité et l’idéologie fasciste émergeante au début du XXème siècle en Europe. Consistant à attribuer des « caractéristiques humaines à un non-humain » , 17 l’anthropomorphisme aurait à de nombreuses reprises joué un rôle considérable en architecture, particulièrement dans les réflexions théoriques. Telle une métaphore, le corps humain était considéré comme un modèle symbolique immédiat de l’architecture ou de ses éléments. Par exemple, l’architecture grecque antique aurait établi les dimensions des colonnes selon des proportions morphologiques humaines et des assignations de genre – la colonne dorique était plus simple et plus trapue, elle serait donc masculine, la colonne ionique étant plus élancée et plus ornée, elle serait féminine18
Si l’on considère qu’il y a eu une sorte de renoncement à l’anthropomorphisme au XIXème siècle lors de l’introduction du système métrique en Europe , ces principes seraient, d’après l’historien, 19 réapparus au XXème siècle à travers les systèmes modulaires de certains architectes Modernes. Cependant, en définissant et intégrant les dimensions d’un corps humain théorique dans la standardisation architecturale, c’est une vision fasciste des corps et de la société que leur travail serait venu alimenter.
Dès lors, en s’inscrivant dans cette démarche, le travail de Ernst Neufert dépasserait la publication originale du Bauentwurfslehre. Alors qu’une trilogie de corps – le dessin d’un artiste, le dessin d’un ingénieur, et le dessin d’un architecte – venait, dès le début, illustrer « L’étrange désir d’uniformisation, qui canalise l’aspiration des hommes à un même moment dans une même direction [et qui] trouve dans le style d’une époque son expression apparente et durable » , les 20 éditions récentes ont progressivement modifié et éloigné cette partie de l’avant-propos, affaiblissant sa signification fondamentale ; elle constitue aujourd’hui les chapitres « oubliés » de la 21 consultation.
La première page, traduite dans l’édition française par L’homme, base de toute mesure , venait 22 faire écho au sous-titre de l’ouvrage – L’homme, mesure de toutes choses – ; mais, à nouveau, ce sous-titre n’apparaît plus dans les dernières éditions. Le corps de l’homme n’est-il plus la mesure de toutes choses ?
Frank Zöllner, « Anthropomorphism : From Vitruvius to Neufert, from Human Measurement to the Module of Fascism ». Images 16 of the body in Architecture : Anthropology and built space, 2014, p. 47-75.
Nicolas Spatola, « L’interaction Homme-Robot, de l’anthropomorphisme à l’humanisation », L’Année psychologique, vol. 119, no. 17 4, 2019.
Yves Pauwels, « L’ordre des femmes à la renaissance », Livraisons de l'histoire de l'architecture, 35, 2018. Selon l’auteur, les 18 discours de certains architectes antiques laissent apparaître « une dualité masculin/féminin concernant les principaux “genres” de l’architecture ». D’ailleurs, « le terme utilisé par Vitruve pour désigner les différentes manières de bâtir un temple est bien genera. ». En revanche, à partir de l’intégration de l’ordre corinthien en tant que symbole « virginal », les ordres n’auraient plus été répartis en fonction du genre des dieux, mais du caractère des saints: « le Toscan Gigantesque, le Dorique Herculéen, l’Ionique Matronal, le Composé Héroïque, et le Corinthien Virginal ».
19 géomorphique : le mètre (obtenue par la circonférence de la Terre).
Lors de la Convention du Mètre en 1875, les unités de mesures basées sur le corps humain ont laissé place à un système
« Prolégomènes », Ernst Neufert, op. cit., 8ème édition française, p. 13.
Frank Zöllner, op. cit., p. 61.
Phrase originale : Der Mensch ils Maß und Ziel (traduction littérale : « L’homme comme mesure et objectif »).

Totaliser la guerre par un ouvrage de construction
Quelques auteurs abordent, dans Deux essais sur la construction , le discours architectural des 23 théories modernes en analysant l’évolution de la relation entre la pratique et la construction. Ils accusent le passage du dimensionnement heuristique, employé par les architectes les trois siècles précédents, au dimensionnement nominal, émergeant au début du XXème siècle, d’avoir changé la nature même du travail de l’architecte. Selon eux, le dimensionnement heuristique ne demandait pas aux architectes d’établir de valeurs précises, il s’agissait d’un compromis entre les exigences diverses du programme, qui pourrait s’incarner par ce qu’on appelle « l’esquisse ». En revanche, le dimensionnement nominal demanderait désormais une réponse dimensionnelle précise aux problèmes posés par le programme. Bien que théoriques, les valeurs exactes des côtes deviendraient alors nécessaires pour donner la base à tout document de construction. Ainsi, en passant à ce type de dimensionnement, les architectes se retrouveraient au service des entreprises, les obligeant à donner de manière précise, sur leurs dessins, les dimensions techniques sans qu’ils en aient véritablement la maîtrise.
Lorsque Walter Gropius fonde l’école du Bauhaus en 1919 à Weimar, il était question par ce nouvel enseignement d’effacer la distinction entre l’artiste et l’artisan afin d’intégrer l’artiste à l'univers économique contemporain, et plus précisément, d'intégrer les élèves du Bauhaus dans les cycles de la production . Parmi ses élèves, Ernst Neufert publiera quinze ans après, à l’aube de la Seconde 24 Guerre mondiale, son tout premier ouvrage à Berlin, intitulé « Traité du projet de construction. Manuel pour les bâtisseurs, les propriétaires, les enseignants et les étudiants » . Il ne s’agissait pas 25 du premier ouvrage de normes en Allemagne, en revanche, il venait rassembler et compléter les centaines de normes DIN définies entre 1918 et 1931, qui n’étaient pas encore obligatoires. En effet, l’effort de standardisation dans les constructions avait déjà été marqué en Allemagne par la Première Guerre mondiale, car étroitement lié à la première normalisation organisée : celle de l’armement . Même si les premières feuilles de normes nationales (DIN) sont publiées en 1923 , 26 27 certaines régions ne les adoptaient pas jusqu’à la fin des années 1920, craignant d’effacer leurs caractéristiques régionales. Souhaitant au départ limiter la variété de types, la Commission nationale fut contrainte en 1929 de réviser ses feuilles de normes pour y introduire des standards supplémentaires, menant à la publication d’un recueil général de normes DIN pour la construction. Quelques années plus tard, Ernst Neufert publie son Traité, qui s’écoule en seulement 3 mois, l’incitant à préparer les prochaines éditions. Alors qu’il avait déjà publié 6 éditions, un décret donne, en 1939, tout pouvoir aux autorités pour faire respecter des normes DIN : la normalisation, née de la première guerre, aurait alors été imposée par la seconde.
Alain Dupire, Bernard Hamburger, Jean-Claude Paul, Jean-Michel Savignat, et Alain Thiebaut. Deux essais sur la construction.
Architecture / Pierre Mardaga, 1981.
Ibid. p. 101. 24
Ernst Neufert, Bauentwurfslehre. Handbuch für den Baufachmann, Bauherrn, Lehrenden und Lernenden, 1936.
Chapitre VI : « Wohnungskultur de l’employé et définition des normes de confort et de distribution de l’habitat moderne »,
Christine Mengin, Guerre du toit et modernité architecturale. Editions de la Sorbonne, 2007, p. 273-339. Initialement, la standardisation était un domaine qui relevait de l’administratif où les architectes n’intervenaient pas, jusqu’à ce que l’Office de Guerre organise en 1917 une réunion rassemblant plusieurs architectes, dont les représentants officiels du Deutscher Werkbund, aboutissant à la création du Comité d’experts pout la normalisation du bâtiment.
Ibid. La DIN a été établie en 1917, suivie de l’édition de premières feuilles de description de normes. Chargée d’harmoniser les 27 normes locales, la Commission nationale pour la normalisation de la construction aboutit en 1919 à un accord sur la standardisation et, dès 1923, des feuilles de normes d’éléments de construction DIN sont publiées. Dans son ouvrage, Christine Mengin expose notamment la feuille sur « les fenêtres en bois pour petits logements ». 19
Le(s) corps Corps stéréotypés
Dans l’avant-propos original de l’auteur, on peut lire que Ernst Neufert semblait conscient de l’impact qu’allait avoir son ouvrage, et plus généralement de l’enjeu de la normalisation. Si ses écrits figuraient dans toutes les éditions françaises du XXème siècle, les avant-propos qui ont été choisis depuis 2002 ne citent plus que son fils et l’éditeur . Celui-ci souligne la contribution de 28 l’auteur pour le Bauhaus, mais évoque également une symbolique des nombres entre son année de naissance et les publications de son livre : le travail de Ernst Neufert est clairement érigé comme l’aboutissement d’un destin prophétique. Sur la même page, Peter Neufert introduit l’ouvrage hérité de son père en affirmant qu’il contiendrait « Tout ce qu’on doit savoir, mais dans l’esprit d’Ernst Neufert : pas plus ». Dans les éditions qui suivent, l’avant-propos ne cite personne spécifiquement ; en fait, d’édition en édition, la pensée de Ernst Neufert serait de moins en moins lisible et semble occulter ce « plus » qu’il ne faudrait pas savoir.
En mettant en relation l’entièreté de son oeuvre, Zöllner parvient à offrir une autre lecture de son travail, qui, en effet, ne s’est pas réduit au Neufert. Trois ans après sa première publication, Ernst Neufert développera un système modulaire, nommé Oktameter. Contrairement au système décimal commun, il se baserait sur le huitième d’un mètre, ce qui correspond à la dimension d’une brique ; celle-ci étant le standard industriel de cette période, le système reposerait sur sa compatibilité avec les dimensions du corps de l’homme, un corps qui serait ainsi composé de modules de 12.5 cm. Ainsi, à partir de ce système, il publie un autre livre en 1943, le Bau-Ordnungs-Lehre (BOL), sous la direction du Ministre de l’Armement et de la Guerre – Albert Speer. Devenu commissaire du 3ème Reich pour la normalisation des bâtiments, Ernst Neufert est intégré l’année d’après dans l’équipe de Speer pour la reconstruction des villes allemandes, mais aussi, dans la liste d’artistes d’exception établie par Hitler29
Ce second ouvrage permet, finalement, d’accéder à un autre avant-propos, écrit, cette fois-ci, par Albert Speer lui-même. En affirmant la collaboration de l’architecte avec le régime nazi, il assure que leur motivation à publier un tel ouvrage serait basée sur l’absence de relation « superordonnée » entre les mesures de notre vie quotidienne, d’où l’importance stratégique et politique 30 de l’Oktameter. Les mots « guerre totale » sont évoqués, des mots qui avaient déjà été employés par Neufert pour décrire l’essence de la standardisation, mais aussi par Joseph Goebbels, la même année, dans son discours au Sportpalas . 31 Comme l’annonce le titre de l’ouvrage, il ne s’agissait plus seulement de rassembler des « éléments pour le projet de construction », mais d’imposer désormais une « réglementation de la construction » (traduction littérale de « Bauordnungslehre »). À partir du BOL, Neufert déployait ouvertement une vision totalitaire pour le pays, et plus globalement, pour l’Est : légitimer la 32 standardisation, non seulement des armes et des bâtiments, mais aussi, des corps. D’ailleurs, face à l’enjeu que représentait l’Oktameter dans l’élaboration de son discours, il aurait modifié le dessin du corps de l’homme qui figure au début du Bauentwurfslehre afin de rendre les mesures de ce
Peter Neufert : « Né en 1900, les années de sa vie ont été celles du siècle. En 1936 parut la première édition de cet ouvrage, en
2000 la trente sixième ». voir « Avant-propos », Ernst Neufert, op. cit., 8ème édition française, p. 12.
Constituée par Goebbels en 1944, la liste des Gottbegnadeten répertoriait sur 36 pages des artistes désignés par Hitler comme des
« dons de Dieu ». Il y aurait eu au total 1 041 noms d’artistes, d'architectes, de chefs d'orchestre, de chanteurs, d'écrivains et de cinéastes, dont 24 considérés comme indispensables. voir Oliver Rathkolb, Führertreu und Gottbegnadet, 1991, p. 173.
Albert Speer et Ernst Neufert, Bau-Ordnungs-Lehre, Berlin: Volk und Reich Verlag, 1943, p. 10. « daily experience of lacking a
super-ordinated relation of measure of parts to each other, which would have made their understanding and assembly easier. ». [cité par Anna-Maria Meister, « Formatting Modern Man on Paper: Ernst Neufert’s “Lehren” », History of Knowledge, 2018.]
Frank Zöllner, op. cit., p. 63.
Frank Zöllner, op. cit., p. 64. Dans un texte qu’Ernst Neufert publie en 1942, « Systematische Baunormung im Aufbruch », il
affirme que l’objectif de l’Oktameter serait « l’accomplissement de grandes tâches dans l’Est ».
Le(s) corps Corps stéréotypés corps adaptées à ses modules . Ainsi, sans être évoquées, les modifications apportées au fil des 33 éditions du Neufert, selon son système modulaire, seraient parvenues à nourrir cette illusion de compatibilité « naturelle » entre les proportions de ses dessins.
De normes esthétiques occidentales à raisonnement scientifique
En affirmant, dès le sous-titre de son ouvrage, que l’homme est « la mesure de toute chose », Ernst Neufert émet d’emblée une référence à des propos déjà reconnus chez certains philosophes grecs . 34 Dans les chapitres « oubliés » qui suivent, c’est un véritable condensé des récits occidentaux englobant les théories de proportions qu’il offre au lecteur, ponctué par des représentations de corps minutieusement sélectionnées.
Le tout premier dessin de corps qui apparaît est L’homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci et publié dans le livre de Luca Pacioli en 1509. À la Renaissance, les systèmes de proportions étaient couramment adoptés pour définir des normes esthétiques dans le domaine de l’art en Occident. Ils témoignaient d’une certaine « mathématisation de la représentation du corps humain dans les arts » . En 1492, Léonard de Vinci représente un homme, jambes et bras écartés, inscrit dans un 35 cercle et un carré : L’homme de Vitruve. Fondé sur des rapports de proportions, ce dessin géométrique réinterprétait le texte du De architectura de Vitruve écrit vers 25 av. J. C.. Considérés comme les premiers éléments d’une esthétique architecturale, les livres de Vitruve plaçaient l’architecture comme une science qui permettrait d’embrasser quasiment tous les domaines36 Dans la continuité de ses écrits, l’architecte L. B. Alberti reprenait dans L’art d’édifier, la « règle vitruvienne de proportionnalité » en affirmant l’idée d’une parenté fondamentale entre la peinture et l’architecture qui serait incarnée par les « traités d’harmonie » . L’influence du Traité de Vitruve 37 s’est étendue au-delà de l’architecture, faisant émerger, à travers les oeuvres des artistes de la Renaissance, des normes esthétiques appliquées aux corps – des « canons ».
Albrecht Dürer se serait imprégné des principes de Vitruve pour réaliser la gravure Adam et Eve en 1504, en tant que « véritable manifeste du canon germanique des proportions » . En revanche, dans 38 ses recherches suivantes, Dürer affirmait une distinction entre beauté « idéale » et beauté « caractéristique », élargissant la vision hégémonique de Vitruve à une vision plus multiple et catégorisante. Publié après sa mort, en 1528, son Traité des proportions rassemble une quantité de mesures proportionnelles qu’il aurait défini pour les « différents types humain que l’on peut observer dans la nature ». Son travail annonce une certaine codification qui s’est développée dans
Frank Zöllner, op. cit., p. 62. « Man’s body height remained the same as that of the proportional figure of 1936 at 175 cm,
however, the height of the shoulders increases from 143 to 150cm. In this way, man as ‘the measure of all things’ becomes more compatible with the module of the Oktameter of 12.5 or 125cm ».
On retrouve cette phrase dans La Vérité ou Discours destructifs de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses, de 34 celles qui existent et de leur nature ; de celles qui ne sont pas et de l’explication de leur non-existence » ; et dans Théétète de Platon : « Il dit en effet, n'est-ce pas, que l'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, au sens où elles, sont, de celles qui ne sont pas au sens où elles ne sont pas ». voir Paloma Mansilla Martín, « Le pouvoir du langage chez Protagoras et Gorgias : logos, pouvoir, vérité ». Philosophie. 2015, (dumas-01203308) p. 10. et s.
Lætitia Marcucci, « L’ “homme vitruvien” et les enjeux de la représentation du corps dans les arts à la Renaissance », Nouvelle 35 revue d’esthétique, vol. 17, no. 1, 2016, p. 105-112.
Ibid. 36
Muriel Cunin, ““Reliques of that barbarous Age” : Nouveauté et architecture à l'époque élisabéthaine”. Lessay, Franck, et François
Laroque. Esthétiques de la nouveauté à la Renaissance. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2001. p. 99-120.
Anne-Sophie Pellé, « Mesurer l’excès : Albrecht Dürer et la figure obèse », Histoire de l’art, n° 70, 201, p. 2.
Le(s) corps Corps stéréotypés
l’enseignement des arts à partir du 17ème, demandant aux artistes de porter un intérêt à la singularité des traits du visage . 39
Ainsi, la figuration de l’homme vitruvien en tant que première représentation de corps humain est avant tout utilisée par Ernst Neufert pour laissait entendre son sentiment d’admiration – voire de regret – pour les mesures anthropomorphiques. Dans le texte qui l’accompagne, il n’évoque pas 40 l’ancrage esthétique de ces caractéristiques ni leur variabilité temporelle et culturelle. En fait, il s’agit essentiellement d’affirmer que, si le passage au système métrique serait la cause du « manque de proportion fréquent dans les éléments de construction » , le Neufert en serait la solution car ce 41 serait le seul ouvrage de construction à se baser sur une échelle de départ « correcte » : l’homme.
Suivant cette logique, le second dessin de corps introduit par l’auteur est intitulé Les proportions de l’homme. Toujours sans dimensions métriques, mais cette fois-ci accompagné de traits de subdivisions, ce modèle de proportions est basé sur les calculs d’Adolf Zeising. Si les théories de proportions semblent moins manifestes après la période charnière de La Renaissance, elles avaient, néanmoins, repris de l’importance au-delà du domaine artistique, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, soit, à l’émergence du taylorisme. Dans ce sens, lorsque Adolf Zeising, psychologue et philosophe allemand, publie Nouvelle théorie des proportions du corps humain en 1854, il y définit le rapport de proportion comme « une loi universelle […] dans laquelle est contenu le principe fondamental de tout effort de formation de beauté et de complétude, dans le royaume de la nature comme dans le domaine de l'art, et qui imprègne depuis les origines, comme un idéal spirituel suprême, toutes les formes et les proportions, cosmiques ou individuelles, organiques ou inorganiques, acoustiques ou optiques, mais qui a trouvé sa plus parfaite réalisation dans la forme humaine » Ce qui était désigné auparavant comme Divine proportion , devenait La 42 Section d’or – et plus tard, Le nombre d’or . 43 44
En effet, issue de La Renaissance, cette vision qui considérait les proportions comme « l'incarnation visible de l'harmonie musicale, arithmétique, géométrique ou architecturale » aurait été 45 réintroduite au XIXème siècle par Zeising. Dès lors, dans un contexte d’industrialisation qui voyait émerger le taylorisme, ses calculs érigeant la Section d'or comme un rapport mathématique ancré dans la nature venaient donner toute légitimité aux théories de proportions à être placées au rang de vérité scientifique. Liées à une conception optico-physiologique, les justifications imprécises de la Section d’or n’ont pourtant pas empêché aux travaux de Zeising d’être repris jusqu’au XXème siècle comme un appui mathématique rationnel, notamment dans le mouvement Moderne. En quête de mesures exactes depuis la demande de dimensionnement nominal dans la construction, certains
D’ailleurs, les études de Dürer sur « les modèles noirs » se distinguaient des représentations des personnes noires à cette époque,
39 jusque là placées en périphérie des tableaux et illustrées sans aucune individualisation. voir Julie Beauzac, « Représenter les noir es : le regard blanc ». Vénus s’épilait-elle la chatte ?, 2020. Whitewashing, racisme et regard dominant : dans cet épisode Julie Beauzac et Naïl Ver-Ndoye analysent la place des personnes noires dans l'histoire de l'art.
40
Frank Zöllner, op. cit., p. 52.
41
« L’homme, base de toute mesure », Ernst Neufert, op. cit., 8ème édition française, p. 40.
42
Luca Pacioli, De Divina Proportione, 1509.
43
Traduction de « Der goldene Schnitt » (Adolf Zeising, Nouvelle théorie des proportions du corps humain, 1854).
44
Matila Ghyka, prince de Valachie et ambassadeur de Roumanie, serait le premier a avoir évoqué les termes « nombre d’or » dans
son livre publié en 1931 « le Nombre d’Or – Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale ». Il place le « nombre d’or » comme une justification scientifique de l’eugénisme : « Ce sont la géométrie grecque et le sens géométrique qui donnèrent à la Race Blanche sa suprématie technique et politique ». voir Jean-François Guillot. « Les idées de temps et de vivant chez les urbanistes du Musée social aux villes nouvelles ». Université de Picardie – Jules Verne, 2020, p. 107.
Ewin Panofsky, L’oeuvre d'art et ses significations, Essais sur les arts "visuels", Gallimard, 1969, p. 84.
Le(s) corps Corps stéréotypés
architectes auraient vu, au début du siècle, une justification presque magique dans les systèmes de proportions . 46
Même s’il n’est pas mentionné, le nombre d’or est pourtant à la base des calculs d’Adolf Zeising, qui, malgré leur justifications purement esthétiques, sont utilisées dans le livre de Neufert pour appuyer un raisonnement scientifique. Dans l’édition française, il est simplement indiqué que les subdivisions sont obtenues à partir de la hauteur du corps de « l’homme moyen », pour servir à leur tour d’unité (pieds, pouces etc), tandis que dans la première édition anglophone, ce dessin est appuyé par un graphique – plus précisément, une courbe de Bell, déterminant la hauteur moyenne des « hommes adultes debout aux États-Unis » . Il y est précisé que les proportions moyennes du 47 corps des femmes adultes représentent 5% de moins que celles des hommes et 10% de moins pour celles des femmes âgées, mais aussi, que « les dimensions moyennes sont un critère nécessaire pour des questions de design, bien que seule la moitié de la population considérée puisse être pleinement satisfaite » . Soigneusement posée dans cette composition, la fameuse citation philosophique 48 grecque – L’homme, mesure de toute chose – devient l’élément clé de la charge significative de cet ensemble qui se veut encyclopédique.
D’autre part, il est mentionné dans les premières éditions que les théories de Ernst Moessel, également basées sur le nombre d’or, auraient aussi contribué au dessin du corps de l’homme de Neufert. Or, n’étant pas jugé assez tangible par les éditeurs, son travail n’a plus été cité dans les éditions suivantes. Bien que fondamentale dans son dessin, toute référence au nombre d’or pour son élaboration semble avoir été occultée. Sans le mentionner, quelques travaux de Moessel ont été conservés dans le chapitre Proportions , mais accompagnés, dès 1948, par le travail de Le 49 Corbusier. Disposé bien après le dessin du corps de l’homme, son travail sur la Section d’or est incarné par ce modèle de corps reconnu : Le Modulor. Ce corps dessiné semble être le premier accompagné de mesures métriques dans l’ouvrage. Il vient achever cette trilogie de dessins de corps : L’homme de Vitruve, les canons de proportions de Adolf Zeising, et Le Modulor de Le Corbusier.
Alain Dupire, Bernard Hamburger, Jean-Claude Paul, Jean-Michel
la porte-du-miracle-des-nombres ».
et Alain
op. cit., p. 141.
Le modulor ouvre
Traduction de « Frequency distribution curve for standing h USA males ». Ernst Neufert, op. cit., 2nd English Edition. p. 9.
Frank Zöllner, op. cit., p. 61. « diagrams of a broad range of obscure measurement procedures such as the pentagram are presented


without in each case an explanation being added ».

En fait, de l’Antiquité à La Renaissance, Ernst Neufert tente de placer son travail dans la continuité de cette culture savante occidentale – « se rattacher à la grande tradition » ; le prolongement de 50 ces raisonnements savants – quasi-philosophiques – par un raisonnement mathématique, lui permet de définir des normes esthétiques en tant que « neutralité » scientifique. Cette nécessité de passer par le dimensionnement précis du corps humain pour introduire un ouvrage de construction – ou du moins, ce qu’il affirme comme tel – inscrit la quête d’exactitude de certains architectes européens de cette époque dans une continuité de justifications approximatives. Par exemple, si on peut remarquer la volonté de Le Corbusier d’affirmer une certaine exactitude au sein de son travail – la maison « à air exacte », l’habitation de « grandeur conforme » –, l’évolution du dessin et de la disposition du Modulor dans les éditions du Neufert laisse pourtant apparaître des incohérences. 51 Dans les récentes éditions de l’ouvrage, il ne possède plus les dimensions initialement déterminées ; une modification que Le Corbusier expliquerait par une meilleure compatibilité avec le système anglo-saxon : un homme de 1m83 (6 feet), comme dans les romans policiers britanniques . 52 Au-delà du dimensionnement d’éléments constructifs, les systèmes de proportions seraient venus légitimer une certaine vision « harmonieuse » du corps, qui serait basée sur des normes esthétiques occidentales et se rapprocherait étroitement de théories eugénistes . Dans une des éditions du 53 BOL , Ernst Neufert justifie ouvertement, aux côtés de Albert Speer, l’enjeu industriel et politique 54 de l’Oktameter par des lois naturelles de beauté (« loi générale de la germination de la nature »55).
Bien que ce récit eugéniste ait été modifié à partir des éditions de 1965, l’orientation politique ouvertement affirmée de cet ouvrage ne lui permettait pas de s'assurer une place à long terme dans l’enseignement après la Seconde Guerre mondiale, contrairement au premier ouvrage de l’auteur –le Neufert.
D’un point de vue historique, le travail de Neufert peut être abordé par l’oeuvre de Michel Foucault . En établissant une généalogie de la prison, le philosophe aborde la soumission des corps 56 en partant des dispositifs disciplinaires qui les fabriquent. D’après lui, le besoin d’intégrer la population dans un dispositif de production aurait rendu, depuis le XVIIIème siècle, le corps individuel et social apte à l’usage profitable. Il aurait été alors nécessaire d’organiser un dispositif d’état qui assurerait la « subjectivation » des individus, en relation à la productivité optimale de la population . À la fin du XIXème siècle en Europe, les discours hygiénistes affirmaient que les 57 corps sains devraient être protégés et définis contre les autres, afin de distinguer les « bons citoyens ». Les données collectées permettaient de déterminer cette otherness en définissant et 58
Alain Dupire, Bernard Hamburger, Jean-Claude Paul, Jean-Michel Savignat, et Alain Thiebaut. op. cit., p. 142. 50
Ibid., p. 116. Pour les auteurs, Le Modulor est un système qui permet à Le Corbusier de « donner des dimensions aux éléments du 51 projet et du bâtiment lui-même, sans qu’il faille faire référence aux matériaux, à leur mise en oeuvre ou à l’image prévue de l’architecture » ; l’architecte « vise à constituer le dimensionnement en opération autonome ».
Frank Zöllner, op. cit., p. 59. « well-built policemen in English novels were six feet tall ». 52
53 Transatlantic Architecture and the Crafting of Modernity. University of Texas Press., 2018.
Chapitre 4 : « Picturing Evolution : Le Corbusier and the Remaking of Man », Fabiola Lòpez-Duràn, Eugenics in the Garden :
Ernst Neufert, Bau-Ordnungs-Lehre. 3ème édition, 1965. 54
55 himself into an ideal of the beauty that dwells in him […]. Beyond this, this proportion series seems, in the sens of Greek thought, to represent the general law of nature’s germination [allgemeine Sprossungsgesetz der Natur] independent of man and his feelings. »
Ibid. p. 41. « Through the natural selection derived continuously over millions of years from his own sense of beauty, man forms
Michel Foucault, Surveiller et punir : Naissance de la prison. Gallimard, 1975. 56
Chapitre 3 : « Machines for Modern life : The Apparatuses of Health and Reproduction », Fabiola Lòpez-Duràn, op. cit.
Blanca Pujals, « Bodily Cartographies: Pathologizing The Body and The City ». The Funambulist Health Struggles, no 7 (1 janvier 58 2017).
« L’étrange désir d’uniformisation » ou l'eugénisme
Le(s) corps Corps stéréotypés
fixant la norme. La Courbe de Bell, que l’on retrouve dans les premières éditions du Neufert était déjà utilisée par Adolphe Quetelet pour révéler toute déviation du « normal » et valider sa théorie de « l’homme moyen » : « un idéal, non seulement de santé, mais de stabilité sociale et de beauté » . 59
L’anthropométrie et les statistiques sociales sont nées du besoin de détecter des motifs différents et, ainsi, de les identifier comme criminels, raciaux et pathologiques60
S’il s’agissait dans les premiers procédés de catégoriser des corps pour les exclure, la relation entre théories eugénistes et théories Modernes au début du XXème siècle laisse apparaitre une démarche inverse : contraindre à l’homogénéité par le pouvoir de la normalisation. À la fois répressif et productif, celui-ci « individualise en permettant de mesurer les écarts, de déterminer les niveaux, de fixer les spécialités et de rendre les différences utiles en les ajustant les unes aux autres. On comprend que le pouvoir de la norme fonctionne facilement à l'intérieur d'un système de l'égalité formelle, puisque à l'intérieur d'une homogénéité qui est la règle, il introduit, comme un impératif utile et le résultat d'une mesure, tout le dégradé des différences individuelles. » . 61
Ainsi, « L’étrange désir d’uniformisation » qu’évoque Ernst Neufert dans les Prolégomènes ne serait qu’une façon d’ériger un corps théorique en tant que modèle de perfection vers lequel tendre. En revendiquant une universalité de l’homme, il définit, en réalité, un modèle de corps « neutre » depuis des idéaux occidentaux. Pour comprendre l’élaboration du Neufert, en tant qu’objet politique, il faut alors s’intéresser à ce que Roland Barthes appelle le discours mythique : « En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de signifier toutes seules. » . 62
Dans son livre Mythologies publié en 1956, Barthes rassemble une cinquantaine de petits essais dans lesquels il décrypte subtilement des représentations collectives courantes et constituantes de la culture française. En montrant qu’elles sont produites par notre société et par notre histoire, il déconstruit une certaine imagerie culturelle : selon lui, l’idéologie bourgeoise survivrait par les mythes. Dans une seconde partie, il propose une méthode de lecture et de déchiffrement de la parole mythique, et pose les enjeux du récit historique dans sa construction. D’un côté, en devenant une parole dépolitisée, le mythe ferait perdre la qualité historique des choses ; de l’autre, il « ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat »63
En effet, les chapitres « oubliés » du Neufert n’ont jamais disparu au fil des éditions, cependant, ils ont subi quelques modifications et réductions occultant progressivement la parole de l’auteur. De plus, en ouvrant cet ouvrage, les architectes sont à la recherche de données instantanées, sous forme de nombres ou d’illustrations. Il s’agit d’une consultation quasi-encyclopédique, qui ne demande pas de s’intéresser à la pensée de l’auteur et encore moins à son autre ouvrage – on désigne, d’ailleurs, le Neufert ou un Neufert, comme un objet sans auteur.
Fabiola Lòpez-Duràn, op. cit. Adolphe Quételet publie Sur l'homme et le développement de ses facultés, essai d'une physique
59 sociale, en 1835. De nombreux travaux eugénistes sont publiés à partir de son ouvrage, tels que ceux de Francis Galton, considéré comme un des fondateurs de l’eugénisme. Proche de Quételet, il s’appuie sur son travail pour développer une nouvelle théorie de l’hérédité: pour lui, les qualités intellectuelles et physiques seraient transmissibles, démontrant l’appartenance à une « race douée » .
60
Blanca Pujals, op. cit.
61
Michel Foucault, op. cit., p. 186.
« Le mythe, aujourd’hui », Roland Barthes, Mythologies, 1956.
63
62 Ibid.
Le(s) corps Corps stéréotypés
Finalement, les deux ouvrages de Ernst Neufert établissent deux approches différentes mais complémentaires. En ne faisant aucune référence directe à ses intentions, seul le Neufert a assuré sa reconnaissance dans le temps : ce serait un objet intemporel et apolitique. Au fil des nombreuses éditions, sa fabrication n’est plus interrogée et une certaine représentation du corps humain s’est naturalisée : on ne lit pas Ernst Neufert, on consulte le Neufert ; on ne voit plus le corps de l’homme, on utilise les dimensions du corps. Si les mesures du corps de l’homme sont utilisées comme outil de dimensionnement pour la majorité des éléments architecturaux dans son livre, ce ne sont pas celles qui sont utilisées pour dimensionner les Cuisines, ou toute autre Pièce de service. Coller aujourd’hui un personnage masculin, réduit à 5% pour rentrer dans l’illustration, permet de ne pas qualifier cette représentation comme un stéréotype de genre, alors même que tous les codes de représentation de cet ouvrage se déploient selon une vision masculine et occidentale du corps : une vision entièrement basée sur le stéréotype.
Chapitre 2 : Corps rationalisés
Dans une conférence donnée à Rotterdam en 2017, Mary McLeod met en relation la naissance d’un nouveau modèle de femme après la Première Guerre mondiale et les principes Modernes de Le Corbusier . D’après elle, l’exposition « Die Wohnung », organisée à Stuttgart en 1927, aurait eu
une influence déterminante sur les projets de Le Corbusier, et particulièrement sur le traitement qu’il portait aux cuisines. Assimilée à une sorte de combat contre le traditionalisme, cette exposition est, aujourd’hui encore, considérée comme un évènement déterminant dans l’histoire de l’Architecture Moderne. Les différents prototypes de logements réunis à la cité de Weißenhof dans le cadre de cette expositio, représentaient un enjeu majeur pour la reconstruction du pays après la guerre. Sur la plupart des projets de cuisine exposés, les femmes étaient placées comme responsables de leur conception. Parmi ces modèles, la Cuisine de Francfort – élaborée par Margarete Schütte-Lihotzky pour l’opération « New Frankfurt » entamée l’année d’avant – était présentée comme « une cuisine faite par une femme pour les femmes ». Pour autant, d’après l’architecte, ce titre aurait été choisi telle une véritable propagande : il s’agissait de miser sur les valeurs traditionnelles de la petite bourgeoisie de l’époque uniquement à des fins promotionnelles65 – pour cette classe sociale, employer une femme pour concevoir une cuisine relevait de la pertinence professionnelle, voire du bon sens.
Revendiquant l’émergence d’une pensée dite avant-gardiste, ce discours insiste particulièrement sur la distinction des modèles de cuisines exposés face aux idées conservatrices bourgeoises. Or, la professeure McLeod affirme que les cuisines exposées par Le Corbusier n’ont pas fait l’unanimité 66 car elles restaient relativement similaires aux cuisines traditionnelles. D’ailleurs, Erna Meyer, qui exposait la Cuisine de Stuttgart, aurait été déçue de leur étroitesse et de leur manque de fonctionnalité – pour elle, il y avait clairement une dissonance entre les principes qu’il prônait et son traitement architectural de la cuisine. Cependant, lorsqu’elle l’aurait fait remarquer à Mies Van der Rohe, il lui aurait répondu qu’elle aurait « un charme exceptionnel » et qu’elle serait 67
64
Mary McLeod, « Le Corbusier, the New Woman, and Domestic Reform ». Het Nieuwe Instituut Rotterdam, 2017.
65 86th: A Journal of Decorative Arts, Design History, and Material Culture 18, no 1, 2011, p. 86-96.
Margarete Schütte-Lihotzky et Juliet Kinchin. « Passages from Why I Became an Architect by Margarete Schütte-Lihotzky ». West
66 (Rathenaustrasse 1-3). Cette exposition fut aussi l’occasion pour lui de publier son manifeste expliquant « les cinq points pour une architecture nouvelle ».
67
Mary McLeod, op. cit. Il avait exposé la Maison individuelle type Citröhan (Bruckmannweg 2) et les Maisons jumelées
Mary McLeod, op. cit.
« fabuleusement française » . En fait, malgré une imprégnation des codes bourgeois français, le 68 travail de Le Corbusier aurait conservé toute sa légitimité à être exposé dans cette exposition « avant-gardiste ».
Globalement, le récit historique, tel qu’il est enseigné dans les institutions, place les architectes participant à cette exposition au rang de visionnaires et assigne leurs théories à une véritable culture savante. Néanmoins, à partir des années 1970, on distingue l’apparition d’un regard plus critique face au caractère innovant attribué aux réalisations du début du XXème siècle, et notamment aux modèles de cuisines . Les cuisines étant directement liées à des enjeux familiaux et conservateurs, 69 le discours architectural qui s’était élaboré autour de celles-ci depuis le début du siècle semble s’être superposé à une nouvelle vision apportée par la seconde vague du féminisme70
Considéré comme le modèle pionnier de la cuisine moderne, la Cuisine de Francfort de Margarete Schütte-Lihotzky serait alors vouée à ce regard critique. Comme le récit historique occulte toutes ses autres réalisations, ses engagements politiques, et plus généralement, sa parole, elle déclarait, dans une interview donnée vers la fin de sa vie : « I’m not a kitchen » En effet, ses idées ont été 71 réduites à cette cuisine, tout comme son expertise professionnelle a été, dès l’exposition « Die Wohnung », réduite à son expérience présumée de « ménagère ». Or, lorsqu’elle retrace son parcours dans son autobiographie , elle admet qu’au moment où elle concevait la Cuisine de 72 Francfort, elle n’avait jamais cuisiné . Peut-on concevoir une cuisine si l’on ne cuisine pas ? 73
Même si elle affirme que la rationalisation était, pour elle, une forme d’émancipation, cette cuisine incarne, pourtant, depuis les années 1970, un lien direct entre la rationalisation des tâches ménagères et le stéréotype de genre . S’intéresser à l’historiographie de la Cuisine de Francfort 74 vis-à-vis de cette ambivalence permet d’interroger plus largement la modernité du XXème siècle : si Margarete Schütte-Lihotzky a, en effet, pu concevoir cette cuisine rationnelle sans cuisiner, toute rationalisation ne reposerait-elle pas, justement, sur le stéréotype ?
Appuyées par les théories marxistes, certaines études féministes ont commencé à questionner la place des femmes dans le foyer, et
plus particulièrement, l’enjeu du travail ménager au sein du système capitaliste. L’article de Christine Delphy « L’ennemi principal » publié en 1970 dans la revue Partisans (numéro spécial "Libération des femmes. Année zéro »), est un des éléments qui a marqué le début de cette réflexion, et qui a notamment permis de développer les théories du féminisme matérialiste.
Dans la continuité de la « première vague », qui a permis aux femmes d’accéder à certains droits fondamentaux, cette « seconde
vague » du féminisme est parvenue à mettre en lumière des problématiques liées à la sphère domestique, et plus largement, à politiser tout ce qui relèverait du « privé »: la sexualité, la famille, la violence domestique, le viol, la procréation. Son émergence s’inscrit dans une période où les revendications ont initié des mouvements majeurs à travers le monde occidental dès la fin des années 1960. La publication du livre de Simone de Beauvoir Le deuxième sexe en 1949 aurait introduit de nouvelles réflexions dans de nombreux pays occidentaux : les militantes parlent de « libération » des femmes, c’est-à-dire « se libérer de la domination masculine, désignée par le concept de ‘patriarcat’ ». voir Nicole Mosconi, « Mai 68 : le féminisme de la “deuxième vague” et l'analyse du sexisme en éducation », Les Sciences de l'éducation - Pour l'Ère nouvelle, vol. vol. 41, no. 3, 2008.
71
Marcel Bois, « A Communist Designed Your Kitchen ». Traduit par Julia Damphouse. Jacobin, 18 janvier 2020.
72
Margarete Schütte-Lihotzky,, Why I became an architect. Édité par Karin Zogmayer, 2004.
73 had never run a household before designing the Frankfurt Kitchen. I had never cooked, and had no idea about cooking ».
Margarete Schütte-Lihotzky et Juliet Kinchin, op. cit. MSL : « That was good propaganda. But the truth of the matter was that I
Julia Wieger, « Kitchen Politics ». Spaces of commoning: artistic research and the utopia of the everyday. Publication series of the 74 Academy of Fine Arts Vienna, volume 18. Berlin: Sternberg Press, 2016, p. 158. « Back then, critique of Schütte-Lihotzky’s design focused on the particular workflows it forced on its users. It was only in the 1970s and ‘80s that feminists questioned its implications on women’s emancipation. Susan Henderson, for example, argues that Schütte-Lihotzky’s work kitchen tapped into the general feminist backlash that took hold of 1920s Germany and sought to redomesticate women. ».

La femme au foyer ou Madame la Consommatrice
En 1980, l’architecte américaine Dolores Hayden publie un ouvrage qui retrace le parcours de certaines architectes américaines qui n’apparaissaient pas, jusque là, dans le récit historique enseigné. Leurs travaux avaient permis de repenser, dès le XIXème siècle, l’organisation spatiale et le design du foyer : elles avaient initié La Grande Révolution Domestique . En considérant leurs 75 recherches comme une démarche précurseuse du féminisme matérialiste – un féminisme qui prend en compte les pratiques sociales matérielles pour penser le système de domination –, Dolores Hayden a apporté, à travers ses publications, un nouveau regard sur l’histoire de l’architecture américaine à partir des années 1970. Ses travaux, complétés par la suite par d’autres historien ne s, ont permis de constituer un récit plus critique vis-à-vis des cuisines modernes, mais aussi, de replacer les femmes en tant que protagonistes. Effectivement, dans le monde occidental, ce sont bien des femmes, et notamment les femmes américaines, qui sont à l’initiative des premiers plans de cuisine détaillés ; le premier datant de 1925 . Dès 1842, aux États-Unis, l’enseignante Catherine 76 Beecher proposait dans ses ouvrages des méthodes d’utilisation optimisées de l’espace 77 domestique, accompagnées de plans illustrant les « zones de service » – la buanderie, les rangements et la cuisine. En plein processus d’industrialisation, l’intérêt pour le foyer et ses éléments prenait déjà de l’importance dans le pays. Impliquées dans des congrès internationaux , 78 certaines femmes américaines – on parle ici, presque exclusivement, de femmes blanches bourgeoises –, issues de différentes disciplines, questionnaient le confinement des femmes dans 79 leur foyer, et plus généralement, le devenir des relations entre hommes, femmes et enfants dans une société industrielle qui venait tout juste de sortir de la guerre et d’abolir l’esclavage . Si elles 80 n’exigeaient pas nécessairement la présence des femmes dans l’espace public, elles revendiquaient l’égalisation du travail domestique avec le travail d’usine . Certaines rejoignaient l’argument 81 soviétique affirmant que les femmes devaient être considérées, d’abord, comme des travailleuses, et ensuite, comme des « ménagères » . Cependant, à la fin du XIXème siècle, inclure un grand 82
Dolores Hayden, The Grand Domestic Revolution: A History of Feminist Deigns For American Homes, Neighborhoods, and 75 Cities. MIT Press., 1981.
76
Mary McLeod, op. cit.
77 Beecher, The American Woman’s Home, 1869.
Catherine Beecher, A Treatise on Domestic Economy for the Use of Young Ladies at Home and at School, 1842. ; Catherine
Le World Congress of Representative Women, organisé à Chicago en 1893, est la « première rencontre internationale de grande
78 envergure organisée par et pour des femmes représentant diverses nations et divers groupes de femmes ». « Plus de 600 conférencières provenant d’une diversité de pays prennent la parole au cours des 76 séances tenues sur l’ensemble de la semaine ». voir Annick Druelle, « Analyse intersectionnelle de la solidarité des intérêts au World Congress of Representative Women (Chicago, 1893) ». Lien social et Politiques, no 58, 2007, p. 21.
Ibid. « La majorité des conférencières sont des Américaines blanches bourgeoises, à l’exception d’une femme amérindienne et de 79
six Afro-américaines. […] les femmes de classe ouvrière, les immigrantes, les Autochtones, ou les Afro-américaines ne peuvent participer au comité organisateur du Congrès. ».
Ces préoccupations concernaient majoritairement les familles blanches américaines car le « système de métayage mis en place
80 après la Guerre de Sécession ne permettait pas à de nombreux Noirs de vivre décemment ». À la fin de l’esclavage, en 1865, « les emplois disponibles pour les Africains-Américains en général, et les femmes en particulier, étaient rares et les femmes continuèrent non seulement à travailler dans les maisons des Blancs, mais nombre d’entre elles devinrent domestiques pour la première fois. ». voir Hélène Le Dantec-Lowry, De lieu en lieu, de place en place : le parcours des domestiques africaines-americaines. Regards croisés sur les Afro-Américains : Mélange en l’honneur de Michel Fabre. Presses universitaires François-Rabelais, 2003.
Mary McLeod, op. cit.
Dolores Hayden, op. cit., Traduit de l’anglais par Juliette Baqué.
nombre de femmes dans la main-d’oeuvre rémunérée n’était pas dans les projets des industriels, qui y voyaient la destruction de l’économie américaine . 83
À partir de 1919, le Pavillon de banlieue du travailleur blanc – selon les termes de Dolores Hayden – est alors devenu l’enjeu de leur stratégie de consolidation de l’ordre industriel. Influencées par la vision de Frederick Taylor qui affirmait une organisation scientifique du travail , Lilian Gilberth et 84 Christine Frederick étaient les deux spécialistes en économie domestique qui venaient appuyer la vision consumériste du foyer prônée par les industriels – « Monsieur le Propriétaire de la Maison » pourrait se marier à « Madame la Consommatrice » . En présentant la consommation comme un 85 devoir presque patriotique, mais surtout, un devoir patriotique féminin, leurs travaux réaffirmaient un modèle déjà ancré le siècle précédent (Cf. supra chapitre 5), mais qui pouvait désormais bénéficier aux industriels : la femme au foyer. Essentialisé et idéalisé, ce modèle venait anéantir toute possibilité d’une rémunération du travail domestique : si la gestion du foyer par les femmes est un devoir naturel, elles ne peuvent être payées comme des travailleuses. Qualifiées d’« idéologues du pavillon de banlieue anti-féministe et pro-consommation » par Hayden, les 86 travaux de Lilian Gilberth et Christine Frederick s’opposeraient à la revendication portée par les féministes matérialistes depuis 1840.
Toutefois, lorsque l’on se penche sur les premiers plans de cuisine publiés par Christine Frederick en 1912 dans Ladies’ Home Journal , on comprend qu’elle mettait tout d’abord en lumière la 87 possibilité d’appliquer les théories tayloristes aux tâches ménagères pour les rendre plus efficaces en terme de distance et de temps. En comparant la configuration de la cuisine la plus courante à son époque aux États Unis, face à une configuration plus optimisée, elle détaillait les parcours et les activités exactes qui étaient effectués dans cette pièce. Même s’il s’agissait d’une configuration spatiale sans dimensions précises, ces données étaient répertoriées à partir de l’expérience des femmes ; une expérience qui n’était pas réellement considérée jusque là. Comme le faisait remarquer Beecher, ce principe d’organisation était, en réalité, déjà appliqué pour certaines cuisines en dehors de l’habitat familial, telles que les cuisines militaires – des cuisines faites « par des hommes pour des hommes » . L’expériences des femmes dans leur foyer, mise en avant 88 premièrement par Beecher puis Frederick, n’aurait eu de la valeur qu’après la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire, lorsque les industriels ont voulu s’en servir pour fabriquer « Madame la Consommatrice ».
83 soldats) ; ils croyaient que les femmes utiliseraient le bulletin de vote pour changer l’équilibre économique et politique du pouvoir en Amérique ».
84
Ibid. « Ils avaient vu des travailleuses et des travailleurs noirs dans de nouveaux emplois en période de guerre (remplaçant les
Frederick Taylor, The Principles of Scientific Management, 1911.
85
Christine Frederick, Selling Mrs. Consumer, 1929.
86
Dolores Hayden, op. cit., Traduit de l’anglais par Juliette Baqué.
87 décembre 1912.
Christine Frederick, « The New Housekeeping : Efficiency Studies in Home Management ». Ladies’ Home Journal, septembre-
Leif Jerram, « Kitchen sink dramas: women, modernity and space in Weimar Germany ». cultural geographies, SAGE
88 Publications, 2006, p. 543. « In brief, kitchens designed by men for women were irrational and maximized work, thereby imprisoning women in a cycle of fatigue, while kitchens designed by men for men were highly rational and did not burden them ». 32
L’architecte-ménagère : un modèle anti-féministe ?
En rassemblant tous ses articles et ses études dans un premier ouvrage , Christine Frederick 89 proposait dès 1913 un véritable guide pour une nouvelle gestion du foyer. S’il semblait dans un premier temps s’adresser aux femmes au foyer, lorsqu’il a été traduit en allemand en 1922, il serait rapidement devenu la « bible des architectes d’avant-garde » . En charge de plusieurs opérations de 90 logements à travers le pays depuis la fin de la guerre, ces architectes affirmaient que leur méthode de construction ouvriraient la voie à une toute nouvelle manière de penser l’architecture. Nommé Nouvelle Objectivité ou Nouvelle Architecture, ce courant, qui a débuté avant la Première Guerre 91 mondiale en Allemagne, est qualifié aujourd’hui des prémisses de l’Architecture Moderne.
À Francfort, une grande opération de logement a débuté en 1925, dirigée par Ernst May, cofondateur du collectif Deutscher Werkbund et architecte-urbaniste municipal de la ville. En s’intéressant à un projet de logement opéré par Adolf Loos pour la Commune de Vienne, il aurait découvert, deux ans avant, le travail que Margarete Schütte-Lihotzky avait entamé sur rationalisation des tâches ménagères . Issue d’une famille bourgeoise, elle a été la première femme 92 autrichienne diplômée en architecture à une époque où le rôle des femmes dans l’Empire AustroHongrois se résumait aux enfants, à la cuisine et l’église – « kinder, küche, kirche » . Lorsque la 93 ville a été pour la première fois gouvernée démocratiquement, les nombreux programmes de
89
Christine Frederick, The New Housekeeping : Efficiency Studies in Home Management, 1913.

90
Leif Jerram, op. cit., p. 545.
« Nouvelle Objectivité » est la traduction de Neue Sachlichkeit Il s’agit du nom qui était donné à l’architecture moderne
91 émergeante en Europe, germanophone dans un premier temps, dans les années 1920 et 1930. Les premiers exemples de ce style datent d'avant la Première Guerre Mondiale, opérés par le collectif d’architectes allemands Deutscher Werkbund. voir Robert
L. Delevoy, « Werbund Deutscher », Encyclopædia Universalis [en ligne].
92
Margarete Schütte-Lihotzky et Juliet Kinchin, op. cit. MSL explique qu’elle a été amenée à présenter l’opération de Vienne à Ernst
May car Loos n’avait pas le temps de le faire. En découvrant dans son studio ses piles de dessins et de textes théoriques sur la rationalisation, il lui a demandé directement d’écrire un article pour le magazine Das schlesische Heim.
93
Marcel Bois, op. cit.
Le(s) corps Corps rationalisés
réformes impliquaient de construire des logements pour la classe ouvrière. Cette approche plus « sociale » de la pratique aurait intéressé Margarete Schütte-Lihotzky – pour elle, « l’ouvrier bénéficierait plus de l’évier de sa cuisine que de l’ange sur son toit » . 94
Bien que son parcours s’éloignait du modèle attendu des femmes en Autriche, lorsqu’elle rejoint l’équipe du « New Frankfurt » en 1925, presque entièrement composée d’hommes, sa posture de femme se superposait à son expertise d’architecte : elle avait été appelée dans cette opération pour concevoir des cuisines, des écoles et des garderies. L’ouvrage de Christine Frederick, mais aussi, celui de l’architecte allemande Erna Meyer , ont constitué des ressources cruciales pour des 95 architectes qui tentaient d’optimiser l’utilisation de l’espace domestique, sans jamais avoir « tenu un ménage ». En fait, l’expérience des femmes au foyer avait soudainement une valeur dans le projet architectural. D’ailleurs, si l’on retiendra majoritairement de l’exposition de Stuttgart les noms des hommes allemands issus du collectif Deutscher Werkbund et de l’école du Bauhaus, la présence de duos homme-femme, tels que Lily Reich et Mies Van der Rohe, ou encore, Erna Meyer et Bruno Taut, révèle le rôle déterminant du travail des femmes pour la conception des logements, et particulièrement, des cuisines.
En France, cette exposition aurait ouvert la voie à l’application des théories modernes dans l’habitat. Le livre de Christine Frederick, qui était traduit en français en 1920 par « Le taylorisme chez soi : Pratique de la direction de la maison », proposait dès 1927 une deuxième édition : « Le taylorisme chez soi : L’organisation ménagère moderne ». Inspirée par ses travaux, Paulette Bernège, journaliste et philosophe française, a fondé en 1921 la Ligue d’organisation ménagère, devenant dans le même temps la rédactrice en chef du magazine Mon chez moi . Elle collabore peu 96 après avec Jules-Louis Breton, pour créer le Salon des appareils ménagers (Cf. supra chapitre 7). 97 Après l’exposition de Stuttgart en 1927, les travaux de Paulette Bernège ont pris de l’importance dans le milieu de l’architecture en France. Ainsi, elle publiait à plusieurs reprises, dans des revues reconnues, différents schémas et plans de cuisine.
Résumée dans une brochure qui s’intitule Si les femmes faisaient des maisons, sa vision du travail domestique passe avant tout par une certaine vision du corps humain : une « machine humaine » comparable à un moteur – une analogie qu’elle explicite dans son article « Quand le moteur ‘cale’ … ou la machine humaine » . Pour cela, de manière très pédagogique, elle propose des exercices 98 pratiques dans lesquels la « ménagère », ou l’étudiante – future « ménagère » –, pourrait évaluer sa performance en utilisant, par exemple, un chronomètre. En fait, contrairement aux travaux de ces prédécesseusses sur l’organisation tayloriste du foyer, Paulette Bernège n’établit pas un seul modèle de cuisine idéal – si la pièce où se situe la cuisine est en forme de triangle, elle propose une configuration optimisée pour s’y adapter.
Ibid. 94
Lorsque la traduction en allemand du livre de Christine Frederick a été publiée en 1922, Erna Meyer a écrit dans la même année un
95 article qui compare le travail domestique au travail à l’usine : « Rationalisierung der Verbrauchswirtschaft um Haushalt ». En 1926, elle publie le livre De nieuwe huishouding, un « guide domestique pour utilisation fonctionnaliste de la maison » qui fera plus de 25 éditions en 2 ans.
Jackie Clarke, « L’ organisation ménagère comme pédagogie: Paulette Bernège et la formation d’une nouvelle classe moyenne 96 dans les années 1930 et 1940 ». Travail, genre et sociétés N° 13, no 1 (2005), p. 139-157. Au cours de sa carrière, qui s’est poursuivie jusque dans les années 1950, Paulette Bernège aurait écrit environ 500 articles, donné 200 conférences et participé à 25 émissions de radios.
Christine Moissinac et Yves Roussel, « Jules-Louis Breton (1878-1940). Un savant parlementaire ». Presses universitaires de 97 Rennes, 2010. Jules-Louis Breton était l’ancien ministre des Inventions pendant la guerre, premier ministre de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociales, et premier directeur à l’entre-deux guerre de l’Office national des recherches et des inventions (Onri). Il a fait installer l’exposition tout d’abord sur le Champ de Mars, sous le nom de Salon des appareil ménagers. Le succès qu’elle a suscité lui a permis de s’assurer une place annuelle au Grand Palais à partir de 1926, où elle est rebaptisée Salon des Arts Ménagers.
Article cité par Jackie Clarke, op. cit. 98
D’autre part, comme le montre son ouvrage De la Méthode Ménagère, chaque corps peut être utilisée en tant qu’outil de dimensionnent. Jusque là, les modèles de cuisines exposés à Stuttgart prônaient des dimensions adaptées à la « ménagère » ; sous-entendant un modèle de corps mesurable dont les mesures n'étaient pas indiquées – sans être une « ménagère », Margarete Schütte-Lihotzky avait-elle utilisé les mesures de son propre corps pour dimensionner la Cuisine de Francfort ? Sur une page entière, Bernège propose une méthode qui explique point par point quelles « Mesures à prendre pour faire une cuisine à la taille de la ménagère » . Si l’on distingue des 99 vêtements qui laissent présumer qu’il s’agit d’une « ménagère », le corps représenté reste pourtant très approximatif, presque enfantin, bien loin du dessin précis du corps de l’homme de Neufert. En admettant que la cuisine serait pleinement la responsabilité des femmes dans le foyer, Bernège recherchait une certaine indépendance dans la conception. Elle proposait à toutes les femmes de se placer en « Architectes Ménagères » pour optimiser, elles-mêmes, les espaces qu’elles utilisent 100 quotidiennement. Comme dans un schéma industriel, la ménagère serait dans une position à la fois d’ouvrière et de cadre – bien qu’elle ne soit pas rémunérée. En intégrant et développant cet 101 enseignement dans les institutions françaises, on comprend que son ambition s’étendait au-delà du travail domestique, il s’agissait « d’éduquer une femme nouvelle » : la femme moderne 102
99
Paulette Bernège, De La Méthode Ménagère. 1ère éd. Paris, 1928.
100
101
Paulette Bernège, « Les Architectes Ménagères », Mon chez moi, Modern Living, XXI, mai 1925, p. 61.

Jackie Clarke, op. cit.
102 tâches pénibles grâce à son autodiscipline et à l’amélioration raisonnée de son espace de travail ». 35
Christine Moissinac et Yves Roussel, op. cit. « il s’agit d’éduquer une femme nouvelle, plus efficace, plus productive, libérée des


L’architecte-garçonne : un modèle féministe ?
Selon Mary McLeod, la femme moderne décrite dans les livres de Le Corbusier se placerait dans la continuité des revendications émancipatrices des femmes européennes à l’entre-deux guerres ; celles-ci étant particulièrement incarnées par le modèle de la garçonne. Dépeinte par Victor Margueritte dans le roman qu’il publie en 1922, la garçonne serait indépendante économiquement, sexuellement aventureuse, fumeuse, prendrait ses propres décisions sur la maternité, le mariage et le travail. Elle témoigne, en effet, du mode de vie de certaines femmes pendant « Les années folles » dans les villes occidentales, et particulièrement à Paris. Loin de faire l’unanimité, ce 103 modèle de femme qui transgresse les normes de genre était perçu comme une menace, notamment dans une société qui tentait de « repeupler la nation » après le drame. L’émergence en Europe de 104 mouvements pro-natalistes tentaient de renforcer l’idéal domestique traditionnel pour contrer l’image de cette femme « masculinisée » qui venait ébranler tout le schéma familial habituel. Le Corbusier s’est emparé de la question nataliste, de 1920 à 1925, dans l’Esprit Nouveau , en 105 exposant à la fois, une certaine nostalgie pour la maison familiale traditionnelle, et, une nécessité de destruction des codes traditionnels. L’ambivalence de ce discours se manifeste également dans la vision qu’il érige de la femme moderne. Dans sa « Lettre à Mme Meyer », il dépeint une femme qui serait indépendante, mais, qui passerait la majorité de son temps dans la sphère domestique ; une 106 femme destituée des tâches ménagères et maternelles, mais, qui devrait tout de même assurer la natalité. En bref, il imagine une femme qui se situerait entre l’archétype de la garçonne et l’archétype de la femme au foyer
Bien que admise par Mary McLeod, l’ambivalence qui est présente dans les discours de Le Corbusier sur la femme moderne semble pourtant être réduite face à l’image de liberté française que véhicule la garçonne. Dépeinte dans ses premiers projets comme une femme de l’aristocratie du XVIIIème siècle, servie par des domestiques , la femme moderne aurait pourtant été 107 progressivement assimilée au symbole de renouveau de la garçonne, notamment à partir de 1927, lorsque Le Corbusier décide d’engager Charlotte Perriand dans son cabinet. Or, le rôle de Perriand à l’atelier n’était « pas celui de l’architecture mais “l’équipement de l’habitation” » ; tel qu’elle 108 l’évoque dans son livre : « Le Corbusier attendait de moi avec impatience, que je donne vie au mobilier. » . Le travail de Perriand sur les intérieurs était une ressource idéale pour que Le 109 Corbusier puisse développer l’intérieur Moderne, et ériger une image de l’habitat qui viendrait estomper presque totalement sa vision bourgeoise de la répartition des espaces. Dans son traitement architectural, cuisine est alors passée d’une pièce étroite, isolée et peu fonctionnelle, à une des pièces principales de la maison : elle serait, enfin, devenue une Pièce d’habitation . 110
103 une effervescence sociale, culturelle, et créatrice, dans les villes occidentales. Si les femmes ont acquis des financements et une certaine indépendance financière en travaillant pour l’armée pendant la Première Guerre mondiale, la plupart des nouveaux métiers qui leur été confiés ont été redistribués aux hommes à leur retour. Les récits historiques admettent qu’un changement profond dans leur attitude est notable après la guerre, et notamment par rapport à leur sexualité.
104
105
Mary McLeod, op. cit. Cette appellation désigne cette période intense, qui, après le traumatisme de la guerre, venait manifester
Mary McLeod, op. cit.
Revue fondée par Le Corbusier et Amédée Ozenfant en 1920.
106 Une interaction en question XXe-XXIe siècles. Presses universitaires de Provence, 2014.
Guillemette Morel Journel, « La “lettre à Mme Meyer” de Le Corbusier : Une fiction manifeste ? ». Architecture et littérature :
107
Le Corbusier, Vers une architecture, 1923.
Charlotte Perriand, Une vie de création. Éditions Odile Jacob, 1998.
109
108 Ibid.
110
On utilise ici la catégorie figurant dans le sommaire du Nefeurt dans les éditions récentes. (Cf. supra chapitre 6)
Toutefois, si Perriand lui a permis de « donner vie au mobilier », les créations de mobilier modernes seront, dans le discours architectural, attribuées à Le Corbusier. D’ailleurs, c’est seulement 25 ans après la mort de cette dernière qu’une véritable exposition a été consacrée à ses réalisations . Les 111 oeuvres de Léger, Miro, Picasso, Braque, Le Corbusier et d’autres, sont mis en avant autour de son travail afin de nous raconter, dans un registre quasi-poétique, l’histoire d’une femme qui doit ses créations aux grands hommes artistes et architectes Modernes. « Le monde nouveau de Charlotte Perriand » semble, finalement, évoquer le monde masculin dans lequel elle se serait immiscée.
Dans un sens, la place qui est accordée aux réalisations des femmes dans le récit historique architectural pourrait être appréhendée par la théorie du male gaze, introduite par la critique et réalisatrice britannique Laura Mulvey. Dans un article paru en 1975 , elle affirme que le regard 112 masculin couramment porté par les représentations cinématographiques apparaît comme un regard neutre. En fait, la présence des femmes dans le cinéma serait intégrée différemment de celle des hommes ; il s’agirait d’une présence étrangère, montrée à la fois comme un élément indispensable du spectacle et comme un élément sans importance.
Issue de la seconde vague du féminisme, cette théorie connait une certaine notoriété récemment dans le milieu universitaire, s’étendant au-delà du cinéma. En revanche, le domaine architectural semble connaître une certaine résistance face à ce raisonnement, notamment dans le récit historique du mouvement Moderne. Par exemple, lorsque Mary McLeod affirme dès le début de sa conférence que Le Corbusier serait à la fois progressiste et conservateur, c’est toute l’ambivalence du discours de l’architecture Moderne qui est révélée. Pourtant, cet élément est rapidement rattrapé par l’image de progrès qui englobe le mouvement : une architecture qui vient ébranler les normes de genre, qui serait presque féministe.
Initialement accusée d’être froide, impersonnelle et nudiste , l’architecture Moderne se serait 113 emparée du symbole de transgression que représente la garçonne, pour venir construire une image d’émancipation, et plus simplement, de révolution. Après l’image de l’architecte-ménagère qu’incarnaient les femmes tayloristes américaines et européennes, c’est l’image de l’architectegarçonne qui a été brandie. Or, les parcours de ces quelques femmes reconnues, telles que Charlotte Perriand et Eileen Gray, laissent penser qu’adopter des codes normatifs masculins était, en fait, requis pour être admise dans le boys club de l’architecture Moderne. 114
Tels qu’ils sont intégrés dans ce récit, les modèles de femmes – la femme au foyer, la garçonne, la femme moderne – pourraient donner l’impression que « les femmes architectes ont apporté à l’architecture une nouvelle série de préoccupations que Le Corbusier a intégré dans les années 1920, à sa manière » . Alors qu’elles sont à l’initiative des réformes domestiques depuis la fin du 115 XIXème siècle, cette vision réductrice montre qu’elles ont été progressivement occultées, mais surtout, instrumentalisées : elles sont systématiquement passées d’un statut de « créatrice de sens », à « porteuse de sens »116
111
112
113
Exposition « Le Nouveau Monde de Charlotte Perriand » organisée à la Fondation Louis Vuitton en octobre 2019.
Laura Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema ». Traduit par Gabrielle Hardy. Screen, no 16, 1975.
Mary McLeod, op. cit.
114 ouvrage, l’autrice analyse les mécanismes sociaux de l’entre-soi masculin dans différents domaines (cinéma, politique, architecture,..). Ce phénomène est aujourd’hui couramment défini par l’expression anglophone « boys club ».
115
116
Chapitre Douze : « Architectes du monde », Martine Delvaux, Le boys club, Editions Payot&Rivages, 2021. À travers cet
Ibid.
Laura Mulvey, op. cit.
La « machine à habiter » ou la machine à natalité
Kracauer, dans un essai qu’il consacre à « L’ornement de la masse » en 1963 , étudie le 117 phénomène des Tiller Girls, des troupes de danses composées exclusivement de femmes et devenues populaires à la fin du XIXème siècle ; période où le taylorisme est en plein essor. Qu’elles soient 32 ou 76, elles étaient sélectionnées par leur taille et leur poids pour être les plus identiques possibles. Par la synchronisation parfaite de leurs chorégraphie, elle permettaient de créer un effet de masse – un Tiller Effect – qui fascinait la foule. Pour Kracuauer, les mouvements géométriques des Tiller Girls sont des démonstrations mathématiques qui incarnent la rationalité et la consommation générées par la société moderne : une société érigée sur le Ratio. Pour l’auteur, il s’agit d’un principe capitaliste assimilé, à tord, à la raison118 Depuis cette lecture, l’enjeu de la cuisine dans le discours de l’Architecture Moderne pourrait être abordé à l’échelle du système économique. Tels les mouvements rationnels de la Tiller Girl, les mouvements de la ménagère s’inscrirait dans l’enjeu du rendement capitaliste. Lorsque Le Corbusier définit la maison comme « une machine à habiter » dans laquelle « les bains, le soleil, l’eau chaude et froide, la température que l’on peut régler à volonté, l’hygiène, la beauté grâce à de bonnes proportions » , il laisse apparaitre une vision futuriste où l’habitat moderne serait une 119 forme de progrès à tous les niveaux. De plus, en collaborant avec plusieurs femmes, les hommes de l’Architecture Moderne pouvaient à la fois s’appuyer sur leur recherches, mais aussi, utiliser leur posture de femme comme argument progressiste ; éloignant petit à petit l’intérêt pro-nataliste que pouvait représenter cette « machine à habiter » au sein de l’économie après la guerre : une cellule de la nation, telle une unité productive et reproductive, avec une fonction économique majeure120
Cette distinction entre production et reproduction a été introduite par les recherches des féministes matérialistes de la seconde vague du féminisme. Ces dernières proposaient déjà une réflexion sur l’enjeu productiviste de l’habitat, c’est-à-dire, un enjeu qui s’exercerait par le biais du travail domestique – cuisiner, nettoyer, procréer. L’une d’entre elles, Silvia Federici, a démontré, en s’appuyant sur les théories marxistes, que ce travail domestique serait le travail de « reproduction du travailleur » qui permet de maintenir le système capitaliste. Dans son livre publié en 2019, elle 121 décrit plus précisément les rouages d’un système qui appuierait toute son économie sur la nonrémunération du travail domestique effectué majoritairement par des femmes dans le foyer : un système patriarcal.
Depuis cette période fondamentale des années 1970, différents regards féministes se sont posés, et se posent toujours, sur les cuisines modernes. Il serait, en effet, plus difficile aujourd’hui d’imaginer que la Cuisine de Francfort représente une forme d’émancipation pour les femmes : en concevant une pièce entièrement adaptée, par ses dimensions et ses équipements, à un corps spécifiquement « féminin », elle incarnerait un parfait stéréotype de genre.
117
Siegfried Kracauer, « The Mass Ornament ». The mass ornament, 1963.
118 d'aptitude psychotechnique tentent de calculer aussi les dispositions de l’âme. L'ornementation de masse est le réflexe esthétique de la rationalité à laquelle le système économique dominant aspire. ».
119
Ibid. p. 79. « Les mains dans l'usine correspondent aux jambes des Tiller Girls. Au-delà des capacités manuelles, les tests
Le Corbusier, Vers une architecture, 1923, p. 73.
120 Garden: Transatlantic Architecture and the Crafting of Modernity. University of Texas Press., 2018.
Chapitre 3 : « Machines for Modern life : The Apparatuses of Health and Reproduction », Fabiola Lòpez-Duràn, Eugenics in the
Silvia Federici, Capitalisme patriarcal. La Fabrique, 2019, p. 12. « il [Marx] considère que cette reproduction reste entièrement
121 pensable à partir du processus de production des marchandises, autrement dit: le travailleur gagne un salaire et avec ce salaire, il satisfait ses besoins vitaux par l’achat de nourriture, de vêtements.. Marx ne reconnaît jamais qu’il faut du travail, le travail de reproduction, pour cuisiner, pour nettoyer, pour procréer. ».
Néanmoins, dans un contexte où le travail domestique était « naturellement » attribué aux femmes, l’optimisation des tâches ménagères paraissait être, pour Margarete Schütte-Lihotzky, un moyen nécessaire pour gagner du temps, et ainsi, s’émanciper du foyer. Dans l’idée d’une indépendance économique pour les femmes, elle voyait le fonctionnalisme comme une toute première étape qui pourrait mener vers cette perpective . Malgré ses intentions, la rationalisation du travail 122 domestique a été également l’opportunité pour certains architectes d’appuyer une vision productiviste du foyer : en solidifiant les mouvements de la ménagère, c’est tout le schéma familial traditionnel qui pouvait être maintenu, et donc le système économique dominant. Pour autant, en érigeant la rationalisation comme une expression de neutralité, le récit qui se fait autour de l’Architecture Moderne ne semble pas avoir été atteint par le regard critique qui a émergé de la seconde vague du féminisme. Dès lors, deux discours dissonants coexistent sur la rationalisation : il y aurait, d’un côté, des cuisines anti-féministes qui, en rationalisant les tâches ménagères, auraient condamné les femmes à un stéréotype de genre, et de l’autre, il y aurait une Architecture Moderne révolutionnaire, qui, par la rationalisation, se serait affranchie de tout stéréotype de genre. Or, la rationalisation des cuisines est issue des principes du mouvement Moderne, il ne s’agit pas de deux éléments dissociables : si les cuisines modernes reposent sur des stéréotypes de genre, c’est toute la modernité qui serait une fabrication de stéréotype.
Chapitre 3 : Corps domestiqués
En 2009, « Tarzan s’invite au Musée du Quai Branly ! » . Dans le cadre d’une intrigante 123 exposition, l’histoire du célèbre personnage est mise à l’honneur devant un public de tout âge. En effet, Tarzan est désigné comme l’unes des mythologies les plus fortes de notre siècle, depuis son apparition dans les livres de Rice Burroughs en 1912 jusqu’à ses dernières adaptations dans les bandes dessinées, le cinéma, les séries TV, la musique, les jeux, etc. Érigé comme un personnage mythique, mais aussi, intemporel, ses réinterprétations s’adapteraient aux préoccupations et aux contextes de chaque époque . Pour autant, au cours du XXème siècle, le personnage a connu un 124 rapport complexe avec la censure, notamment dans la période englobant la Seconde Guerre mondiale. À l’écran ou dans les dessins, les représentations américaines ont été accusées d’érotiser les corps des personnages, et particulièrement celui de Jane, alors qu’en Europe, c’est l’intrigue et le comportement de Tarzan qui ont été remis en question125 Récemment, son rôle semble avoir un écho différent, laissant apparaitre un lien entre son mode de vie et une conscience écologique émergeante dans le monde occidental : tel un justicier qui défend la nature, Tarzan serait devenu un héros écologiste des temps modernes – ou néo-écologiste . 126
Dans les films de la saga Tarzan, sortis de 1932 à 1947 , Jane et Tarzan habitent dans leur 127 « résidence principale » dans les arbres, surplombant le royaume de Tarzan : la jungle africaine.
128
123 coordinatrice de l’exposition « Tarzan! ou Rousseau chez les Waziri » qui s’est tenue au Musée du Quai Branly Jacques Chirac du 16 Juin au 13 Septembre 2009.
124
« Tarzan s’invite au Musée du Quai Branly ! », 2 août 2009. Entretien réalisé par Julie Devaux. L’invitée est Marine Degli, la
« Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017.
Ibid. En Allemagne, le premier film de la saga, sorti en 1933, est interdit l’année d’après pour « cruauté envers les animaux » et
125 « mise en danger des intérêts de l’Etat », et les livres de Rice Borrough qui été publiés depuis 1924 ont aussi été bannis pour « tendance anti-allemande ». En France, la Commission de surveillance française demande à ce que le journal Tarzan s’arrête en 1950 car il serait dangereux pour la jeunesse et une loi est mise en place contre « les illustrés », accusés d’être « l’école du vice de la violence et du crime ».
Roger Boulay. « Tarzan ou Rousseau chez les Waziri : Interview de Roger Boulay ». Amis du quai Branly. 2009. Rouger Boulay
126 est commissaire de l'exposition, ethnologue, chargé de mission par la direction des musées de France pour la valorisation des collections océaniennes en France.
On parle ici des films parlants. Il y avait déjà eu plusieurs films muets interprétants Tarzan de 1918 à 1929. À partir de 1932,
127 différentes réalisateurs se sont succédés pour réaliser la saga (W. S. Van Dyke, Cedric Gibbons, Richard Thorpe, Willhelm Thiele, Kurt Neumann, Robert Florey) dans laquelle Johnny Weissmuller est l’acteur principal, aux côtés de Jane, jouée par Maureen O’Sullivan jusqu’en 1942.
128
Richard Thorpe, Tarzan s’évade, 1936.
Elle est composée de deux cabanes, l’une offrant une salle à manger et une cuisine, tandis que la deuxième possède plusieurs chambres. Pour y accéder, l’éléphant tire le monte-charge avec sa trompe sous les ordres du couple. Derrière la cuisine il y a un moulin, que Tarzan a construit pour Jane, qui permet de « tirer de l’eau » venant de la rivière pour la conduire dans la cuisine. Afin que Jane puisse nettoyer la vaisselle, Cheeta – le chimpanzé qui a grandit aux côtés de 129 Tarzan dans la jungle –, est à l’arrière en train de tourner le levier ; pendant ce temps, Tarzan taille une lance pour son fils, Boy, dans la salle à manger. Malgré ce tableau étrangement familier, les personnages occidentaux qui débarquent dans la jungle tout le long de la saga sont perçus par la famille comme des intrus venus du monde extérieur : la civilisation.
« - La civilisation est-elle très éloignée d’ici maman ?
- Maintenant chérie, oublie la civilisation. Notre monde ici est bien plus excitant et plus beau que le monde extérieur, je te le promets. Maintenant, cours chercher le caviar dans le réfrigérateur. »130
Proches des codes de représentation des contes merveilleux, les films Tarzan dépeignent une famille qui se serait retirée de la civilisation pour vivre en parfaite harmonie avec la nature. Or, leur « résidence principale très confortable » est fondée sur des normes de confort spécifiques : « Tarzan l’a construite et j’ai dessiné la cuisine moi-même. Avec de l’eau chaude de l’eau froide et tout le confort dernier cri. » . Séparée de la salle à manger, leur cuisine est une pièce à part avec une 131 arrivée d’eau, composée d’un plan de travail, de rangements, d’un lave-vaisselle et d’un réfrigérateur. En bref, il s’agit d’une cuisine moderne, mais intégrée dans un décor sauvage hollywoodien. Telle une Blanche Neige qui nettoie sa maison avec l’aide des animaux de la forêt, les scènes où Jane s’attelle aux tâches ménagères dans la cuisine, aux côtés de Cheeta, sont présentées comme un symbole de cohésion avec les êtres vivants. En utilisant des codes fantaisistes, la cuisine mise en scène dans Tarzan laisserait supposer qu’une cuisine « sauvage » serait exemptée de tout rapport de domestication. En réalité, une cuisine peut-elle être sauvage ?
Inventé au cinéma, le personnage de Cheeta (ou Cheetah) est genré au féminin dans cette saga, même si dans d’autres adaptations 129 il est genré au masculin, voire non genré.
Richard Thorpe, Le Trésor de Tarzan, 1941. 130
Richard Thorpe, Tarzan s’évade, 1936. 131

Quand le rapport de domination devient source d’émerveillement
Dans un livre publié en 2018, plusieurs auteurs rices s’intéressent à l’influence de la politique et de la religion vis-à-vis de la censure au cinéma. Un chapitre conséquent est dédié à la période précode de Hollywood , c’est-à-dire, de 1930 à 1934. Durant celle-ci, le Motion Production Code – 132 communément appelé Code Hays –, n’était pas encore appliqué rigoureusement, bien qu’il était déjà en place depuis 1930. Ce code d’autocensure rassemblait une série de principes généraux inspirés de préceptes défendus par le christianisme – en bref, il interdisait de produire des films susceptibles d’ « abaisser la moralité » de l’audience. S’il porte le nom de William Hays, ce sont plusieurs hommes d’Église qui étaient chargés de concevoir sa rédaction . Cette « période 133 transitoire de mise à l’épreuve du code » aurait vu naître des films plus libres, plus engagés, qui, 134 face au contexte de faillite du cinéma pendant de la Grande Dépression, tentaient de vendre du rêve et de l’extraordinaire. D’après l’auteur, le premier film Tarzan feraient partie de ces films pré-code fondateurs d’un cinéma de genre – les films de monstres, de gangsters, de prisonniers, d’aventuriers, etc. Pour lui, ces thèmes ont pris de l’ampleur dans le cinéma grand public depuis cette période car ce sont des mythes qui « se sont construits sur un laps de temps très court, comme si la pression de la censure avait produit un puissant appel d’air dans lequel s’étaient engouffrées tous les grands enfants d’Hollywood » . Or, ce constat laisse aussi comprendre que cet imaginaire 135 enfantin reposait sur ce qui était désigné spectaculaire à cette époque dans les pays occidentaux : des corps considérés anormaux, monstrueux, étranges, sauvages…
Classé dans les films de monstres, le film King Kong, sorti en 1933 , incarne cette archétype du 136 monstre ; un corps impressionnant, une animalité menaçante, mais aussi, un corps sauvage qui devrait être contrôlé. L’intrigue du film témoigne du contexte américain : les scénaristes et réalisateurs partent en expédition à Skull Island pour obtenir des images « extraordinaires ». Sur cette île, une atmosphère mystique règne et des personnes noires jouent un peuple autochtone qui danse, crie et chante dans une autre langue. Cette représentation vient illustrer tout un imaginaire qui entourait les cultures non-occidentales. Le peuple est montré comme agressif et menaçant, jusqu’à ce que les hommes occidentaux sortent leurs armes à feu. Symbole d’ingéniosité et de virilité, c’est leur parfaite maîtrise des armes qui leur a permis de détrôner Kong, alors qu’aucun autre être vivant n’y était parvenu sur l’île. Capturé, Kong est emmené à New York pour être enchaîné face à un public.
Bien que l’exhibition d’animaux se faisait déjà depuis l’Antiquité en Europe, ce type de spectacle s’est mêlé à l’histoire coloniale à partir du XVème siècle. Un attrait pour l’extraordinaire est apparu vers le XVIIIème siècle où des « monstres » sont exhibés : des personnes naines, des enfants
137 couverts de poils, des enfants siamois, des chevaux à trois pattes, mais aussi, des corps esclavagisés qui étaient ramenés en Europe pour être exposés et mesurés, des corps auxquels étaient attribuée une race. Ces spectacles anthropozoologiques ont permis le passage du racisme scientifique à un
132 Lett Motif, 2018.
Benjamin Campion, Chapitre « Pré-code : le miroir aux alouettes », Politique & Religion. Vol. 3. Darkness, censure et cinéma.
133 de cinéma, ont rédigé le Motion Production Code sous la direction de William Hays. Il a été appliqué rigoureusement lorsque Joseph Breen, un ultra-conservateur catholique, a pris la tête de l’administration.
134
135
136
137
Ibid. Père Daniel Lord, prêtre jésuite et consultant à Hollywood, et Martin Quigley, rédacteur en chef très catholique d’une revue
Ibid.
Ibid.
Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, King Kong, 1933.
Olivier Razac, L’écran et le zoo: spectacle et domestication, des expositions coloniales à Loft story. Denoël. Essais, 2002.
Le(s) corps Corps domestiqués
racisme colonial vulgarisé . Le cas de Saartje Baartman, connue sous le nom de « Vénus 138 hottentote » – exhibée, mesurée et caricaturée toute sa vie –, en témoigne : elle était décrite par les anatomistes comme « un monstre déclassé à mimiques simiesques » et les études de son corps servaient à appuyer les théories prétendument savantes sur l’infériorité de la « race noire » . 139 Frantz Fanon, psychiatre qui a abordé dans ses ouvrages les conséquences psychologiques de la colonisation et du racisme, parlait justement d’un « langage zoologique » employé pour 140 déshumaniser et spectaculariser les corps colonisés.
Au final, comme dans le cadre d’un de ces spectacles, les films de monstres visaient à montrer que des corps incarnent l’anormal, le sauvage, afin de mettre en avant la maîtrise que peut exercer sur eux une culture qui serait, à l’inverse, rationnelle et civilisée ; il s’agissait d’une démonstration de domination pour le plaisir du public.
La fabrication du décor sauvage ou l’invention de l’exotisme
Lorsque Edgar Rice Burroughs publie le toute premier récit de Tarzan en 1912, il n’était jamais allé en Afrique. Occultant manifestement le contexte de colonisation européenne, le continent fictif qu’il décrit peut être appréhendé par l’imaginaire occidental que traduisaient les exhibitions ethniques. En retraçant l’histoire des spectacles et des expositions coloniales, le docteur en philosophie Olivier Razac, dans son essai publié en 2002, aborde justement la construction de cet imaginaire autour de l’Afrique marqué par l’émergence de photos, de cartes postales, de récits de voyages et de « romans exotiques » depuis la fin du XIXème siècle.
Si l’Afrique était le continent de l’étrangeté et de l’exubérance, les objets et images qui étaient exposés dans les musées occidentaux – notamment à partir du voyage de Roosevelt sur le continent –, commençaient à fabriquer un imaginaire plus stéréotypé de l’exotisme, dans lequel 141 les peuples natifs étaient présentés « sous l’angle de la plus grande altérité. Ils sont soit sauvages, dangereux, cannibales, soit faibles, paresseux, soumis » . L’Exposition Universelle de 1893 à 142 Chicago marquerait ce tournant aux États Unis. Il y avait un panorama des races humaines, des plus « évoluées » aux plus « primitives », mais aussi, tout un environnement qui était créé et aménagé. Dans ces villages reconstitués, prétendant la plus grande authenticité, figuraient des groupes de personnes censés représenter des ethnies « primitives ».
En France, après une vingtaine d’expositions ethnographiques au Jardin d’Acclimatation jusqu’en 1921, une forme de spectacle plus pédagogique serait apparue, mêlant architecture, textes et images : il s’agissait de mettre en valeur l’empire colonial français. L’exposition coloniale internationale la plus aboutie et la plus vaste est L’Exposition Coloniale Internationale et des pays d’Outre-Mer qui a pris place au bois de Vincennes en 1931. Venant vanter le progrès économique que chaque colonie aurait accomplie grâce à la métropole, les pavillons s’étendaient sur une centaine d’hectares, présentés comme des reconstitutions grandeur nature et authentiques143
138 2, no 7, 2002, p. 223-232.
Claude Blanckaert, « Spectacles ethniques et culture de masse au temps des colonies », Revue d’Histoire des Sciences Humaines,
139 années plus tard. Même après sa mort, son corps a été disséqué et moulé pour être exposé au pied du Musée de l’Homme à Paris.
Ibid. Née en Afrique du Sud, elle a été exhibée dans une cage à travers plusieurs pays européens de 1810 jusqu’à sa mort cinq
140
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961, p. 89.
141 naturalistes et taxidermistes en lien avec le Smithsonian Museum à Washington. Plus tard, il publie un livre intitulé « Mes chasses en Afrique », dans lequel il se place comme un cowboy américain dans une Afrique « sauvage ».
142
143
« Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017. Lors de son voyage, Roosevelt a ramené plein de photographes,
Olivier Razac, op. cit.
Paul Reynaud, Le Livre d'or de l'Exposition coloniale internationale de Paris, 1931.
Toutefois, tel que le fait remarquer Razac, « simultanément à l’affirmation d’authenticité, les architectes ont souvent pris des libertés en vue de l’amélioration d’une architecture indigène jugée archaïque ou décadente » . En plus de ce discours ambivalent, les décorations lumineuses venaient 144 articuler cet ensemble dans un atmosphère étrange, voire fantastique. En devenant des « décors authentiques », les stéréotypes culturels se sont matérialisés pour constituer de véritables décors de cinéma.
Au final, alors que le Tarzan de Rice Burroughs renvoie à l’imaginaire des premières exhibitions ethniques, le personnage de Tarzan adapté en 1932 au cinéma traduit plutôt une vision « civilisatrice » venue de l’Europe, notamment dans la composition du décor. D’une part, on y retrouve une ambiance presque féérique dégagée par une jungle à la fois dangereuse et familière. D’autre part, on découvre que certains animaux – supposés sauvages – seraient domestiqués (tels que le personnage de Cheeta), mais aussi, qu’un peuple africain vivrait déjà dans la jungle. Pour autant, celle-ci reste considérée comme vierge et inexplorée ; en fait, ce peuple, intégré au décor par des images superposées en fond, n’est tout simplement pas reconnu comme une présence humaine . Par ailleurs, on retrouve les mêmes codes culturels, dits « primitifs », attribués au 145 peuple autochtone de Skull Island dans le film King Kong sorti l’année d’après – qui est, pourtant, une île fictive. Après les spectacles exhibant des corps, les expositions ethnographiques et coloniales auraient étendu cet imaginaire pour construire des décors de toute pièce. Assignés à toute culture non-occidentale, les décors exotiques semble avoir constitué une ressource considérable pour les films pré-code qui tentaient d’émerveiller le grand public.

Du zoo humain aux films d’aventures : rôles types et stéréotypes
La double dichotomie qui se dégage de la représentation de tous les personnages de la saga Tarzan établit des rôles types, d’une part, entre les « gentils » et les « méchants », et d’autre part, entre les personnages occidentaux et les personnages noirs. Globalement, les personnages noirs « méchants » seraient ceux qui chassent les autres êtres humains et font des sacrifices ; ils sont donc montrés comme des individus dangereux. Les personnages noirs « gentils » seraient serviables, simplets, mais aussi peureux, accentuant l’idée d’un individu domestiqué, soumis, qui ne représente pas une menace . Les personnages occidentaux « méchants » seraient les colons qui ne pensent qu’à faire 146 du profit économique et qui maltraiteraient tous les animaux – d’ailleurs, dans le 7ème volet de la saga , des nazis sont intégrés à l’intrigue en tant qu’ennemis à combattre. Les personnages 147 occidentaux « gentils » seraient naturellement riches – c’est-à-dire, par héritage –, et fascinés par le mode de vie de Tarzan et Jane ; il auraient de la compassion pour la plupart des animaux – bien plus que pour les personnages noirs . 148
Ces rôle attribués semblent résulter de ces multiples décennies de mise en scène d’individus dans le cadre des « Zoos humains ». Directement conçues depuis les modèles de cirques d’animaux , les 149 exhibitions ethnographiques se sont perpétués pendant près de 40 ans dans le monde occidental. Des tournées européennes étaient organisées, entrainant un succès considérable, mais aussi, attirant des « hommes de science » . Les personnes exposées tenaient des rôles types, appuyés par des 150 costumes, des postures et des modes de vies prétendument reconnus scientifiquement. Des séances de mesures étaient organisées par les anthropologues après les spectacles pour rendre légitime cette distance entre « le sauvage » et « l’homme éclairé » – une distance qu’ils auraient, d’ailleurs, rendue mesurable par un index numérique définissant « le coefficient de civilisation d’un individu » . Dans un contexte colonial, ce degré de civilisation aurait permis aux pays de contrôler 151 l’image qu’ils souhaitaient donner aux peuples en fonction du rapport instauré à une certaine période : les peuples conquis devaient avoir l’air plus « civilisés » pour vanter les bienfaits de la colonisation, tandis que les peuples à conquérir devaient avoir l’air « sauvages » pour montrer la nécessité de la colonisation.
146 Van Dyke, Tarzan, l’homme singe, 1932.
S’ils aident volontairement les occidentaux lors des expéditions, ces derniers n’hésitent pas à les fouetter pour avancer. voir W. S.
147
Wilhelm Thiele, Le Triomphe de Tarzan, 1943.
Dans la majorité des films de la saga, les personnages noirs sont placés devant lors des expéditions afin de protéger les
148 personnages occidentaux en cas de danger frontal. Leur mort provoque des réactions très minimes chez les personnages occidentaux (« - Qu’est-ce qu'il portait ? -Les médicaments. - Ah Pauvre type, va… »).
D’ailleurs, l’homme qui a mis en place la toute première exposition ethnique en Europe en 1874, mais aussi, celle qui était
149 organisée dans le cadre de l’Exposition Universelle à Chicago, était à l’origine un marchand d’animaux reconverti en directeur de cirque aux États Unis. Connu à l’époque comme le « Roi des zoos », Carl Hagenbeck a fondé en 1907 le célèbre Zoo de Hamburg. C’est également à partir de ce modèle qu’a été conçu le Zoo de Vincennes. Après avoir fait 33 millions d’entrées en six mois, les nombreux animaux qui avaient été ramenés initialement pour composer ce « décor sauvage » ont intégrés le parc pour une durée permanente, devenant ainsi le Zoo de Vincennes, ou Parc zoologique de Paris. voir Gaëtan Rivière, « Carl Hagenbeck et les animaux : Von Tieren und Menschen (1908), entre mémoires et publicité d’un homme », Allemagne d'aujourd'hui, vol. 230, no. 4, 2019, p. 103-115.
150
Olivier Razac, op. cit.
Ibid. « À chaque exposition, les anthropologues se déplacent et effectuent des mesures anthropométriques avec comme objectif
151 principal d’établir une hiérarchie entre les races dont l’homme blanc doit être le sommet ». Il y avait des mesures d’acuité visuelle, de délicatesse de l’ouïe, de sensibilité au toucher et à la température, de rapidité de réponse aux impressions sensorielles, etc.
Ainsi, contrairement aux cirques, les Zoos humains utilisaient la mise en scène comme forme d’authenticité ; il ne s’agissait plus de montrer des corps spectaculaires, mais plutôt, de confirmer des stéréotypes en jouant avec la réalité . 152
Tels qu’en témoignent les films Tarzan, cette évolution serait d’autant plus visible parmi les stéréotypes assignés aux personnes noires au début du XXème siècle. Les trois rôles types qui leurs sont attribuées dans l’ensemble des films de la saga semblent correspondre aux stéréotypes qui se sont succédés au fil des décennies dans les expositions ethnographiques . En coexistant hors des 153 expositions, ces stéréotypes auraient influencé de nombreuses représentations, qu’il s’agisse de la caricature, du cirque, du théâtre , et évidemment, du cinéma. 154
D’après cette lecture, on comprend que c’est en utilisant tous les codes du stéréotype du sauvage pour représenter les personnages noirs « méchants » – montrés comme des ennemis sanguinaires et non « domestiquables » – que toute action offensive des personnages occidentaux envers eux paraît légitime pour le public ; telle une fatalité : ils étaient une menace, il fallait les tuer.
Dans King Kong, les personnages composant le peuple autochtone incarnent également ce stéréotype, mais ils sont rapidement montrés comme apeurés face aux armes des occidentaux ; ce qui permet de distinguer le véritable ennemi du film : Kong. D’ailleurs, ces personnages sont utilisés à la fin pour combattre Kong pour que les occidentaux puissent fuir, comme si leur mort faisait naturellement partie du décor exotique. À l'inverse, Kong est montré menaçant et incontrôlable presque durant tout le film, légitimant ainsi leur combat jusqu’à sa mort.
Bien que les exhibitions ethnographiques aient pris fin en 1931, la manière dont les stéréotypes sont appliqués aux personnages non-occidentaux dans le cinéma pré-code d’Hollywood retranscrit l’esprit civilisateur qu’avait initié l’Europe. Au-delà du décor sauvage par excellence, la représentation cinématographique aurait permis de naturaliser cette vision et de la prolonger dans tout le monde occidental.
La Cabane dans les arbres ou le Pavillon de banlieue américain
Dans le premier volet de la saga Tarzan sorti en 1932, un des anglais qui a essayé de sauver Jane au début du film réalise qu’elle n’est finalement pas en danger aux côtés de Tarzan car « Tarzan est aussi blanc que nous ». Si « blanc » semble ici s’apparenter à « civilisé », cet anglais constate que malgré avoir grandit dans la jungle entouré d’êtres sauvages, sa « nature de blanc » distingue 155 Tarzan des autres. Toutes les caractéristiques qui sont considérées effrayantes chez les sauvages semblent avoir été tournées en une image positive chez Tarzan, et plus précisément, en une image héroïque. Outre le cinéma, ce sentiment se dégage particulièrement des premières bandes dessinées – l’auteur, Harold Foster, dit justement s’être inspiré des super-héros Marvel pour dessiner Tarzan . 156
152 “sauvages” ».
Olivier Razac, op. cit. « En 1883, on juge que les “Peaux-Rouges” exhibés au Jardin d’Acclimatation ne font pas suffisamment
Ibid. Olivier Razac les résume ainsi : le « sauvage » serait un individu primitif qui n’a pas été en contact avec la civilisation et qui
153 serait donc naturellement barbare ; le « grand enfant » serait un individu sauvage qui, après avoir été mis en contact avec la culture, serait en voie d’éducation ; le « bon noir » serait l’individu colonisé qui montre une capacité à être utile et productif, et justifierait donc la poursuite de l’action coloniale.
« Chocolat » est le premier artiste noir de la scène française, il est désigné comme « clown nègre ». Selon Gérard Noiriel, « Dans
154 son duo avec Foottit, le clown blanc, Chocolat a incarné le stéréotype du nègre battu mais content, dont la République avait besoin pour justifier la colonisation ». voir Gérard Noiriel, Chocolat clown nègre. L'histoire oubliée du premier artiste noir de la scène française, Paris, Bayard, 2012.
155 dans la jungle qu’on l’aurait nommé Tarzan, qui signifie « peau blanche » en mangani (le langage inventé par l’auteur).
D’après les romains de Rice Burroughs, Tarzan est né en Angleterre en tant que John Clayton III, Lord Greystoke. C’est arrivant
156
« Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017.
Alors qu’aux États-Unis les illustrations de Foster ont été accusées d’érotiser les corps des personnages, en France, la bande dessinée a été rattrapée par la censure après la Seconde Guerre mondiale car les dessins étaient considérés comme une menace pour la jeunesse. La Commission de surveillance française a demandé à ce que le magazine Tarzan s’arrête en 1950 afin que les enfants ne s’identifient pas à « son idéal à l’apothéose de la force physique et de l’animalité ». Un document a été envoyé aux éditeurs pour leur dire ce qu’il faut qu’ils publient et qu’ils ne publient pas. Dès lors, Tarzan a été banni pour « atteinte à la dignité humaine » . 157
Ces critiques relèvent le paradoxe qu’incarne le personnage : il est à la fois sauvage et occidental. Le sauvage étant supposé être celui qui est menaçant, le « méchant » que l’on doit tuer, le personnage de Tarzan ne correspond pas entièrement à ce stéréotype. Si la force physique et l’« animalité » sont des caractéristiques qu’il possède, elles ne permettent quand même pas de l’assimiler aux autres sauvages. D’ailleurs, le personnage que Rice Burroughs décrit dans ses romans ferait preuve de force physique, mais aussi, d’une intelligence innée. Au cinema, sans pour autant mettre en avant ses capacités intellectuelles, il reste montré comme le seul humain qui sache comprendre les animaux ; réduisant totalement les capacités des peuples natifs, et plus spécifiquement, de tous les personnages noirs à l’écran qui semblent incapables de parler anglais158 Au final, comme dans les premières BD de Foster, l’enjeu qui prédomine à Hollywood semble être la valorisation de sa musculature. Dépassant les dimensions de « L’homme moyen » utilisées par Neufert, Johnny Weissmuller, champion de natation allemand, interprète Tarzan tel un idéal physique qui paraît presque irréel. En accélérant la vitesse de certaines scènes, c’est un corps surhumain qui est dépeint. Le corps de Tarzan serait extraordinaire, mais pas comme les corps extraordinaires des « monstres » dans les exhibitions, ni comme les corps « étranges » des peuples autochtones : il est érigé comme un demi-Dieu. En lui attribuant certaines caractéristiques des 159 sauvages, mais également, certaines caractéristiques des « occidentaux », Tarzan incarnerait un véritable fantasme de perfection.
« Qu’est ce que Tarzan ne sait pas faire ?
- Et bien justement je crois qu’il sait à peu près tout faire, n’est-ce pas Tarzan ? »160
Tarzan est le super-héros qui rétablirait la justice dans la jungle. Ainsi, comme dans la majorité des intrigues de super-héros, la scène de sauvetage – souvent d’une femme – permet de distinguer les « gentils » des « méchants ». Tel qu’on le voit notamment dans King Kong, la passivité du rôle des femmes est, en fait, utilisée pour mettre en valeur les qualités héroïques des hommes : face à son ennemi ultime Kong, le héros Jack est l’homme occidental qui doit sauver la femme des mains du sauvage. Évoqué au début et à la fin du film, le conte La Belle et la Bête retranscrit l’image de 161 cette relation interdite entre la femme – « la Belle » – et le sauvage – « la Bête ». Ces scènes de
Ibid. 157
158 films. En revanche, les personnages occidentaux parlent en « petit-nègre » aux personnages noirs, qui répondent toujours dans une autre langue.
Les personnages occidentaux parlent en anglais à Tarzan et il leur répond dans un anglais approximatif, qui s’améliore au fil des
Dans le premier volet de la saga, Jane est enlevée par un peuple autochtone composé d’acteurs nains grimés en noir. Les
159 personnes naines étaient déjà exhibées dans les spectacles, au cours du XVIIIème et XIXème siècle, en tant que corps anormaux. En leur appliquant un « blackface », le film tente d’appuyer l’ « anormalité » des corps non-occidentaux.
160 viande, ce qui impressionne les invités.
Richard Thorpe, Tarzan s’évade, 1936. Après avoir préparé et apporté le repas à table, Jane demande à Tarzan de découper la
Il s’agit du conte féérique de Gabrielle de Villeneuve publié en 1740. Il fut simplifié en 1757 par Jeanne-Marie Leprince de
161 Beaumont à l’intention d’un jeune public. Par la suite, il y a eu de nombreuses adaptations du conte dans le monde occidental, dont le long-métrage de Jean Cocteau en 1946, mais aussi, les films d’animation Disney. 50
sauvetage reposeraient, encore aujourd’hui, sur une certaine idée de la pureté incarnée par les femmes à Hollywood, et plus précisément, par les femmes blanches . 162
En parvenant à « préserver la femme blanche de l’enfer africain » , Tarzan serait « la Bête » qui 163 redeviendrait le Prince – ou plutôt le Lord – à la rencontre de Jane. Tarzan incarne, finalement, un modèle hégémonique de virilité qui vient parfaitement conformer leur couple aux principes moraux définis par le Code Hays. D’ailleurs, dans ce dernier il était écrit que « toute relation sexuelle ou amoureuse entre Blancs et Noirs » était formellement interdite dans les représentations cinématographiques . 164
Si cette règle, ouvertement basée sur une discrimination raciale, ne semble pas avoir été remise en question dans la production de Tarzan, les scènes de nudité de Jane auraient, en revanche, tenté de déjouer les codes de la censure. La scène de ballet aquatique, effectuée par une nageuse professionnelle en tant que doublure de Maureen O’Sullivan, exposait initialement les mouvements voluptueux du corps nu de Jane dans le lac. Cette scène étant perçue comme un véritable affront et une provocation pour les censeurs de l’époque, deux scènes alternatives auraient été tournées – une montrant Jane seins nus et l’autre montrant Jane vêtue d’une pagne. Même si la dernière, désignée comme moins érotique, a été choisie pour la sortie nationale, l’entreprise de production aurait laissé

Les docteures Ninochka McTaggart, Vaness Cox et Caroline Heldman ont étudié les représentations des femmes et des filles
162 noires dans les médias de divertissement en 2019, et plus spécifiquement dans le cinéma hollywoodien. Outres les données majeures qu’elles ont récolté, elles montrent que la plupart des stéréotypes attribués aux femmes noires viennent alimenter, en négatif, les stéréotypes attribués aux femmes blanches. « Representations of black women in Hollywood ». Geena Davis Institute on Gender in Media, 202.
163
« Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017.
164 une liste publiée par Hays qui défini les sujets interdits et ceux à éviter. Elle succède à la liste des treize points publiée en 1921. Le Code Hays a été établi en 1930 dans la continuité de ses deux listes. 51
Chapitre « Pré-code : le miroir aux alouettes. ». op. cit. Cette règle apparaissait déjà en 1927 dans la liste de Don’t & Be Carefuls,
Le(s) corps Corps domestiqués
fuité des copies de la version non censurée – étrangement, dès le film suivant, Jane décline toute invitation de Tarzan pour aller dans l’eau. Cette restriction, empreinte de principes idéologiques, laisserait insinuer que dans la jungle, ou ailleurs, la femme blanche se doit d’être une femme respectable ; ainsi, elle préserverait l’idée de la pureté qui lui a été assignée.
Au final, il est certain que, dans l’impulsion cinématographique qu’ont été les films pré-code à cette époque, la saga Tarzan et le film King Kong ont défié certains codes et pris ouvertement des positions politiques. Toutefois, comme on a pu le voir, certains éléments laissent déjà apparaître les contours de la vision morale définie par le Code Hays. Dans ce sens, le troisième volet de Tarzan en est une parfaite manifestation. Le couple adopte un bébé retrouvé dans la jungle, ayant survécu à un crash d’avion. Lorsqu’il tient son doigt pour la première fois, Tarzan est surpris par sa force et décide de l’appeler Boy. C’est donc à partir de ce film que « le Roi a un fils! »165 Tel un conte merveilleux, la représentation de leur mode de vie dévoile le fantasme d’une vie sauvage ; elle laisse entendre que leur famille serait intégrée dans la jungle en s’affranchissant de tous les codes capitalistes et colonisateurs du monde occidental . Pourtant, le personnage de 166 Tarzan est montré comme supérieur en tous points à tous les êtres vivants de la jungle, légitimant sa position de Seigneur qui règne sur son royaume. Proche du paternalisme, une position de protecteur lui est attribuée envers les animaux, mais aussi, envers Jane : face au modèle de virilité hégémonique qu’il incarne, la préservation de la pureté de sa femme serait assurée. Dans leur « résidence principale » placée en hauteur, Jane prend rapidement la position d’une femme au foyer, et plus tard, d’une mère au foyer – « Jane maison, Tarzan revient maison » . À 167 leurs côtés, les animaux domestiqués prennent le rôle de domestiques au service de la famille, comme s’il s’agissait de leur fonction naturelle vis-à-vis d’une famille occidentale. Sous les codes esthétiques du conte merveilleux, la représentation des personnages s’inscrit à la fois dans des stéréotypes de genre et des stéréotypes culturels. Ainsi, la vision hétéronormative du foyer qui est dépeinte révèle l’ancrage occidental de l’intrigue.
Considérant que la dimension fantasmatique des films Tarzan se fonde dans un imaginaire stéréotypé caractéristique de son époque, la cuisine moderne placée dans un décor sauvage hollywoodien devient, ironiquement, le paroxysme de l’espace domestique – ce qui révèle, par ailleurs, la vision écologique occidentalocentrée qu’on attribue à la saga (Cf supra chapitre 9). En tant qu’incarnation de la civilisation, cette cuisine vient distinguer quels sont les corps domestiqués – ou à domestiquer – ; une distinction qui se fait explicitement à partir des rapports de domination mis en scène. Dès lors, l’émerveillement ne se situe pas dans l’exotisme du décor mais dans la romantisation du modèle familier, qui serait, ici, assimilable au Pavillon de banlieue américain. Cette correspondance vient rappeler la place « naturelle » des corps : une femme dans la cuisine, les (animaux) domestiques qui l’aident et l’homme qui protège le foyer.
165 première fois.
Richard Thorpe, Tarzan trouve un fils, 1939. « le Roi a un fils! » s’exclame Jane lorsqu’elle confie le bébé à Tarzan pour la
166 rappelle que l’argent et les possessions matérielles ne nous amèneront jamais au bonheur absolu ».
« Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017. « Quand à son amour pour Jane dans un Jardin d’Eden réinventé, il nous
167
Richard Thorpe, op. cit.
PARTIE II
CUISINER : UNE QUESTION DE GENRE ?
« Le stéréotype, c’est cet emplacement du discours où le corps manque, où l’on est sûr qu’il n’est pas. Inversement, dans ce texte prétendument collectif que je suis en train de lire, parfois, le stéréotype (l’écrivance) cède et l’écriture apparaît ; je suis sûr alors que ce bout d’énoncé a été produit par un corps. »168
– Roland Barthes« Ta cuisine est mal dessinée, pourtant entre toi et moi c’est toi la femme, tu devrais mieux savoir dessiner une cuisine que moi. » publiait le compte Instagram @cesphrasesdarchi le 6 Septembre 169 2021.
Comme aspirée par le symbole que cette pièce renvoie, l’expérience architecturale que l’étudiante pourrait éventuellement avoir vis-à-vis des cuisines s’est vue immédiatement substituée par une déduction immuable. Ces propos n’insinuent pas spécifiquement que cette élève serait plus apte à anticiper les usages qui s’y déroulent parce qu’elle l’utilise quotidiennement, ni même qu’elle cuisine mieux que d’autres élèves ; il s’agit plutôt de laisser entendre qu’étant une femme, elle serait naturellement liée aux cuisines.
Indéniablement fondés sur un stéréotype de genre, ces sous-entendus sont sans doute communs, d’une manière ou d’une autre, à d’autres étudiantes. Là où le « collage » du Neufert tente maladroitement de se détacher de ces présupposés, la relation de familiarité qu’aurait cette étudiante avec les cuisines est estimée par ce professeur de façon si grossière qu’elle trahit à la fois l’enracinement profond de ce stéréotype dans la conception architecturale et l’ambiguïté qui entoure sa justification. Parle-t-on d’usages genrés ou d’espaces genrés ? Toute cuisine incarne-t-elle le genre féminin ?
Si nous avons pu, au sein de la première partie de ce mémoire, appréhender la relation entre stéréotypes et représentations des corps, nous décidons dans la partie suivante de plonger au coeur de la fameuse association femme-cuisine, du rapport socio-historique que les rôles de genre conventionnels entretiennent avec l’espace domestique aux enjeux économiques de la (re)production.
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes. Seuil., 1975, p. 144-145.Chapitre 4 : Aliénation
L’année 1955, Jacques Perret, professeur de Lettres, a apporté son aide à François Girard, son ancien élève et responsable du service publicité de IBM France à cette époque, pour caractériser 170 le mieux possible ce que l’on appelait vulgairement un calculateur – traduction littérale du mot anglais « computer ». Si c’est bien le mot ordinateur qui a été choisi, la finalité de la lettre du professeur laissait pourtant en suspend le choix du genre de ce mot : « En relisant les brochures que vous m’avez données, je vois que plusieurs de vos appareils sont désignés par des noms d’agent féminin (trieuse, tabulatrice). Ordinatrice serait parfaitement possible et aurait même l’avantage de séparer plus encore votre machine du vocabulaire de la théologie. […] Il me semble que je pencherais pour ordinatrice électronique » . Comme il le précise, les autres machines avaient des 171 terminaisons féminines ; en effet, elles avaient remplacé les Human computers – ou « Calculatrices humaines » –, ces groupes de mathématiciennes qui étaient employées par des hommes et qui allaient être occultées de l’histoire dès lors que naissait l’ordinateur Bien que le choix du genre de ce mot ait l’air plutôt anodin, il soulève l’enjeu de l’attribution binaire de genre à des tâches. Ici, on parle littéralement de tâches exécutées par un programme informatique. Pour autant, on retrouve cette même dynamique dans le foyer, et en particulier dans la cuisine : on parle des « tâches domestiques » ou des « tâches ménagères ». Comme les calculs, elles seraient répétitives, prévisibles, et maintiendraient un certain ordre.
Jacques Perret évoque, d’ailleurs, le lien entre cette dernière fonction et l’ordinateur : cette machine « met de l’ordre », tout comme « Dieu qui met de l’ordre dans le monde ». C’est donc lorsqu’il est genré au masculin que ce terme aurait directement une dimension théologique : comme Dieu, l’ordinateur dirigerait ; un pouvoir qu’apparemment le mot ordinatrice ne renvoyait pas. Même s’il s’agit des mêmes fonctions, lorsqu’elles sont attribuées à un genre, il semble qu’elles n’aient plus la même valeur. Dans le foyer, les « ordinatrices » calculent, anticipent, exécutent, combinent, sélectionnent, elles « mettent de l’ordre ». Pourtant, ces tâches quotidiennes ne sont visibles que lorsqu’elles ne sont pas faites . 172
170 domaines du matériel informatique, du logiciel et des services informatiques.
International Business Machines Corporation est une société multinationale américaine fondée en 1911 et présente dans les
171 France. voir Loïc Depecker, « Que diriez-vous d’ “ordinateur” ? », Bibnum, Calcul et informatique, 1er Juin 2015.
Lettre du 16 avril 1955 de J. Perret, professeur à l’université de Paris, à C. de Waldner, président d’IBM France. Archives IBM
172 encore aujourd’hui une croyance persistante en ce que la propreté serait l’état naturel d’une maison: « ce refus de voir le travail domestique permet aussi de maintenir l’illusion d’un intérieur propre et bien tenu comme par magie ».
Mona Chollet, Chez soi: une odyssée de l’espace domestique. Editions La Découverte, 2015, p. 262. L’autrice affirme qu’il y a
Résonnant particulièrement avec ce récit, le long métrage Jeanne Dielman nous plonge pendant 173 plus de plus de 3 heures dans une fiction révélatrice de l’invisibilisation de ces tâches. Produite en 1975, l’oeuvre propose de s’immiscer dans trois jours de la vie du personnage éponyme : une femme au foyer juive, veuve, qui vit seule avec son fils, à Bruxelles, en 1975. Sorti au moment où la seconde vague du féminisme s’était étendue dans de nombreux pays occidentaux, le film a été désigné en tant que film féministe et a connu une renommée internationale. Chantal Akerman, la réalisatrice, est une cinéaste belge considérée comme « enfant de la Nouvelle Vague et figure emblématique de la modernité cinématographique » . Sur les plateaux, aux côtés de l’actrice 174
Delphine Seyrig qui joue Jeanne, elle expliquait qu’elle a simplement enregistré ce qu’elle a toujours vu toute son enfance : « des femmes de dos, penchées, portant des paquets » . La 175 réalisatrice a filmé des scènes qui n’apparaissaient pas jusque-là dans le cinéma . Et surtout, elle 176 les a filmé dans leur entièreté. D’ailleurs, les hommes sur les plateaux disaient découvrir ce qu’il se passait réellement quand ils partaient travailler – bien que certains n’y croyaient pas.
Si d’autres ont trouvé le film ennuyeux, la réalisatrice n’en dément pas : elle souhaitait que l’on ressente le temps passer . Avant elle, d’autres écrivaines ont révélé la monotonie de la vie de 177 femme au foyer, telles que Virginia Woolf et Simone de Beauvoir . Depuis leurs expériences de 178 179 vie domestique, l’idée qui revient dans la majorité des récits est l’aliénation que provoquerait les tâches ménagères quotidiennes et la non reconnaissance de ces tâches en tant que travail. Aux ÉtatsUnis, Betty Friedan évoquait l’insatisfaction indescriptible que ressentent les femmes au foyer : « the problem that has no name » . Dans un sens, c’est exactement ce que Chantal Akerman 180 affirme vouloir mettre en lumière à travers son travail : ce rien181
Dans son célèbre essai A Room of One's Own, Virginia Woolf appuie la nécessité pour une femme de posséder un lieu à soi si elle veut écrire un roman. Au-delà d’une spatialité, elle manifeste une 182 volonté d’accéder à une conscience de soi et de son corps. Partant de cette lecture, une cuisine peutelle être un lieu à soi ?
173
174
Chantal Akerman, Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles, 1975.
Delphine Simon-Marsaud, « Chantal Akerman, mode d’emploi ». Cinémathèque française, 22 janvier 2018.
Archive INA : Chantal Akerman intervient dans le public du Masque et la Plume a propos de son film « Jeanne Dielman », 175 échange avec les critiques et avis d'Albert Cervoni, 25 Janvier 1976.
176 n’avait jamais été jugé digne du cinéma. ».
Iris Brey, Le regard féminin : Une révolution à l’écran. De L’olivier Eds, 2020, p. 142. « Un quotidien qui, avant Jeanne Dielman,
177 s’il prétend qu’il s’ennuie. Et même s’il s’ennui vraiment et qu’il attend le plan suivant. Atteendre le plan, suivant, c’est aussi et déjà se sentir vivre, se sentir exister. Ca fait du mal ou du bien, ça dépend. ». voir Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste. Centre Pompidou. Cahiers du cinéma, 2004, p. 38.
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« Le temps n’est pas que dans le plan, il existe aussi chez le spectateur en face qui le regarde. Il sent ce temps, en lui. Oui. Même
Virginia Woolf, A Room of One's Own, 1929.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I, Paris, Gallimard, 1949.
Betty Friedan, The Feminine Mystique, 1963, p. 48. « Just what was this problem that has no name? What were the words women
180 used when they tried to express it? Sometimes a woman would say “I feel empty somehow . . . incomplete.” Or she would say, “I feel as if I don’t exist.” »
181 Chantal Akerman ». Atelier de Création Radiophonique, 2007.
« Il n'y a rien à dire disait ma mère et c'est sur ce rien que je travaille ». voir « Auto Radio Portrait par Chantal Akerman - Avec
182 10/18, 2001) puis sous le titre de Un lieu à soi (traduit par Marie Darrieussecq, éd. Gallimard, 2016). 57
A Room of One's Own a été traduit en français une première fois sous le titre de Une chambre à soi (traduit par Clara Malraux, éd.

Corps aliénés, corps programmés
Lors d’un des épisodes de l’émission Le Masque et la Plume consacré au long-métrage Jeanne Dielman, une personne intervient depuis le public, juste avant que le journaliste ne révèle qu’il s’agit de de la réalisatrice elle-même :
« Ce que je voudrais dire c’est que dans ce film il y a un suspense qui est introduit parce qu’il y a une pomme de terre qui brûle, et c’est peut être la première fois que ça arrive dans l’histoire du cinéma. »183
Dans son oeuvre, quasiment toutes les séquences se déroulent chez Jeanne, filmées par des plans fixes, de pièce en pièce, comme une caméra de surveillance. Cette pomme de terre qui brûle dans la cuisine devient alors un élément de suspense. Jusque là, tout semblait si prévisible. En effet, elle effectue quotidiennement les mêmes répétitions de gestes : elle se réveille, s’habille, ouvre la fenêtre, fait sa toilette, choisit la tenue du jour de son fils, fait chauffer de l’eau, cire les chaussures de son fils, moud le café, prépare le petit-déjeuner pour son fils, réveille son fils, attend que son fils parte, range la chambre de son fils, nettoie la vaisselle, range la cuisine, fait son lit, va à la banque, va chez le cordonnier, discute rapidement avec une amie qu’elle croise, va faire les courses, vérifie son courrier, range les courses, fait ses comptes, garde un enfant pour sa voisine, discute rapidement avec sa voisine, mange seule quelques tartines, se maquille, se coiffe, va acheter du tissu, prend un café seule dans un restaurant, revérifie son courrier, commence à préparer le diner, reçoit un client, couche avec le client, range son argent, refait son lit, se douche, nettoie la baignoire, finit de préparer le diner, met la table, sert son fils, mange avec son fils, débarrasse la table, lit son courrier, aide son fils à faire ses devoirs, coud un vêtement pour son fils, prépare le lit de son fils, se coiffe, met le chauffage en route, va dormir. Cette chorégraphie métronomique dégage un effet de mécanisation de son corps, la rendant presque inhumaine. Cependant, lorsqu’elle se lève le jour suivant, elle répète les mêmes actions, mais, en légèrement décalé par rapport à ses horaires fixes de la veille . La pomme de terre qui brûle, juste avant le 184 dîner, est introduite comme un véritable bug dans un programme.
La dimension programmatique de la routine de Jeanne ouvre la porte à une réflexion sur la notion de valeur du temps de travail. Dans un livre publié en 2019, Isabelle Collet retrace le rôle qu’ont eu les femmes dans le secteur des sciences numériques et des technologies afin de mettre en relation genre et informatique . En fait, en occultant presque totalement leur travail, le récit historique 185 laisse l’impression que si les hommes dominent le monde numérique d’aujourd’hui, c’est parce que ces professions exigeraient des qualités naturellement « masculines ». En revenant sur la genèse de ce discours, l’autrice met à nu les mécanismes sociétaux qui ont volontairement mené à cette déduction dans l’inconscient collectif.
Le rapport du genre dans la programmation découlerait tout droit de l’action de calculer ; une action qui était perçue dès le XVIIème siècle comme une perte de temps : « Il est indigne d’hommes éminents de perdre des heures comme esclaves dans le travail de calcul qui pourrait sûrement être confié à n’importe qui, si des machines étaient utilisées » déclarait Leibnitz à propos de la
183
Le Masque et la Plume, op. cit., 25 Janvier 1976.
184 professeur à l’Université Texarkana du Texas, superpose les scènes du film de Chantal Akerman selon les trois journées qui se succèdent. Cette vidéo permet de mieux analyser les motifs visuels qui se répètent et les rythmes temporels qui se décalent.
185
Un essai visuel intitulé Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles: Day x Day x Day, produit par Dr. Drew Morton
Isabelle Collet, Les oubliées du numérique. Le Passeur, 2019.
Pascaline, une machine inventée par Pascal en 1642 pour aider son père à faire les comptes du royaume. Pourtant, ce « travail d’esclave » a bien été effectué par la suite par certaines personnes –des femmes.
À la fin du XIXème siècle, les « Harvard computers » sont employées à l’Observatoire de Harvard pour classifier et décrire toutes les étoiles connues ; un travail qui demande des compétences astronomiques et mathématiques. Or, c’est la patience et la minutie qu’il requiert qui étaient mises en avant : des capacités qui seraient naturellement féminines, et qui donc, ne nécessiterait pas une « grande intelligence ». En réalité, le manque de moyen de l’Institut ne lui permettait pas d’embaucher des hommes pour effectuer ces calculs importants, alors que les femmes pouvaient les faire tout en étant payées comme une « main-d’oeuvre non qualifiée » – c’est-à-dire, moins qu’un employé de bureau. Laborieux et répétitif, le travail de ces « Calculatrices humaines », qui était pourtant indispensable dans plusieurs domaines scientifiques, a perdu « ses caractéristiques scientifiques pour n’être plus considéré que comme un travail mécanique d’opératrices » – on 186 parle d’ailleurs de girl-year en tant qu’unité de mesure du temps de calcul et de kilo-girls en tant qu’unité de puissance de calcul . 187
La dimension temporelle des calculs, en tant que tâches, a déterminé les qualités genrées qui allaient être assignées à des compétences. Par ailleurs, les arguments qui étaient véhiculés pour pousser les femmes à prendre ces emplois étaient la « similitude » des compétences requises avec celles qu’elles effectuent quotidiennement dans leur cuisine : programmer ce serait du langage, comme programmer un dîner. Sans diplômes – car les études leur étaient interdites –, ces femmes autodidactes étaient prêtes à être mal payées pour travailler car on ne leur proposait pas d’autres

emplois. Les qualités dites naturellement féminines qui ont été utilisées pour sous-payer les « Calculatrices humaines » se sont appuyées sur les mêmes qualités qui ont modelé le stéréotype de la femme au foyer et relèvent, d’ailleurs, d’un même enjeu économique : le temps des femmes n’aurait pas la même valeur que celui des hommes.
Dans une démarche qui fait émerger le même présupposé, la philosophe Manon Garcia s’est intéressée au rapport de soumission entre hommes et femmes dans la société en partant des 188 oeuvres de Simone de Beauvoir. Pour celle-ci, les tâches ménagères n’ont aucune vertu émancipatrice, elles soumettent les femmes au foyer à des rites qui font de leur quotidien « un éternel présent inutile et sans espoir » . Son idée d’un travail en dehors du foyer – et donc, 189 rémunéré – rejoignait une perspective émancipatrice du travail déjà abordée par des philosophes reconnus, tels que Hegel ou Sartre. Toutefois, pour Manon Garcia, la dimension émancipatrice du travail ne se résumerait pas à sa rémunération car, même dans le cas où il serait professionnalisé, le travail ménager reste, selon ses termes, un travail négatif : une « lutte contre la négativité de la saleté, du désordre, de la destruction [qui] ne permet pas à la femme de prendre conscience d’ellemême mais, au contraire, la prend au piège d’une immanence, d’une répétition qui n’est jamais création et qui empêche de s’inscrire dans une temporalité libre »190 Si, d’après l’autrice, toute forme d’oppression passe par un processus d’aliénation – la transformation de celui qu’on opprime en un autre, irréductiblement différent de soi – , la 191 « répétition déshumanisante du geste domestique » de Jeanne Dielman soulève le coeur du 192 stéréotype de genre qu’incarne la femme au foyer : les tâches ménagères sont volontairement assignées à des qualités féminines car il s’agirait de tâches aliénantes.
L’ordinaire : une condition objective ?
Dans la boutique où Jeanne achète ses pommes de terre, le plan reste fixe quelques secondes après qu’elle soit partie. On y voit la vendeuse qui repart dans sa cuisine à l’arrière du magasin. Elle s’assoit seule, le regard vide. Au même moment, Jeanne arrive chez elle et entame la longue tâche d’épluchure des pommes de terre, à laquelle on assiste entièrement. Leurs vies se sont croisées le temps d’un achat, avant de regagner respectivement leur cuisine. D’ailleurs, ce n’est pas la seule femme qui a croisé son chemin dans la journée. Sa voisine qui venait déposer son enfant quelques heures avait insisté pour discuter avec elle, comme si c’était sa seule interaction sociale de la journée. Elle évoquait la pénible tâche de devoir choisir quotidiennement des repas qui satisferont ses enfants et son mari ; et Jeanne affirmait que c’était soulageant pour elle que son fils mange à la cantine. Leur conversation tournait autour de leurs vies relativement identiques : la vie ordinaire des femmes au foyer.
D’après Manon Garcia, la difficulté de parler de l’ordinaire serait liée à sa médiocrité : dire que 193 l’ordinaire est médiocre irait de soi car, l’ordinaire, c’est précisément ce qu’on ne pense pas. En
188 n’évoquait pas explicitement la notion de genre en tant que construction sociale binaire. voir Manon Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient. Flammarion, 2018.
189
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On parle ici d’hommes et femmes en tant que catégorie sociale. L’autrice s’intéresse spécifiquement aux écrits de Beauvoir qui
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, Paris, Gallimard, 1949, p. 263-264. [cité par Manon Garcia, op. cit. p. 187]
Manon Garcia, op. cit., p. 187.
Ibid. p. 195.
Iris Brey, op. cit., p. 141.
193 médiocrité au sens négatif pose un problème moral. En effet, « médiocre » ne veut pas seulement dire « moyen », ce qui est médiocre est, dans le langage courant, ce qui est en dessous de la moyenne, ce qui est sinon réellement mauvais du moins clairement décevant. ».
Manon Garcia, op. cit., p. 117 et p. 155. « La médiocrité au sens littéral de l’ordinaire pose problème pour sa connaissance ; sa
Cuisiner : une question de genre ?
filmant le quotidien ritualisé de Jeanne, Chantal Akerman, tel qu’elle l’affirme, « fait de l’art avec une femme qui fait de la vaisselle » . Pourtant, pour le cinéma classique, elle avait filmé ce qui 194 n’était pas filmable . Finalement, pourquoi des actions prévisibles seraient-elles intéressantes à 195 regarder ?
La façon dont Akerman parvient à filmer l’ordinaire peut être abordée par l’étude d’une autre discipline, fondée spécifiquement depuis cette notion : la Peinture de genre. Dans un essai qu’il consacre à la peinture hollandaise du XVIIème siècle, l’historien Tzvetan Todorov évoque la marginalité de la Peinture de genre . Initialement désignée comme une catégorie mineure au sein
de la hiérarchie des genres, ces représentations de scènes de la vie domestique – dites, aussi, « Scènes de genre » – ont été regroupées en une catégorie spécifique parce qu’elles étaient, justement, inclassables. D’après l’historien, l’épanouissement de cette peinture résiderait dans l’absence de sujet. Cette affirmation rejoint les définitions plus tardives qui attribuent aux Scènes de genre des connotations du concept de Réalisme : les peintres de genre seraient parvenus à 197 représenter une « réalité observée » . 198
194 1080 Bruxelles » dans Clap émission du 17 janvier 1976.
Archive INA : Chantal Akerman et Delphine Seyrig évoquent leur film « Jeanne Dielman Jeanne Dielman 23 Quai Du Commerce
195 1080 Bruxelles », Les Inrockuptibles, 17 avril 2007.
« Tout ce qui constitue les déchets du cinéma classique […] ». voir Jean Marc Lalanne, « Jeanne Dielman, 23 rue du commerce,
Tzvetan Todorov, Eloge du quotidien: essai sur la peinture hollandaise au XVIIème siècle, 1993. 196
Valérie Boudier, La cuisine du Peintre : Scène de genre et nourriture au Cinquecento, Presse Universitaire de Rennes, 2010.
Christopher Brown, La peinture de genre hollandaise au xviie siècle, éd. fr., Paris, 1984, p. 10.

Or, certaines études historiques ont démontré que les représentations de la « sérénité domestique » venaient illustrer l’accomplissement des devoirs féminin pour appuyer une certaine vision de la moralité ; ce qui distinguerait, au final, la Peinture de genre de la Peinture d’histoire . En effet, à 199 cette époque aux Pays-Bas, une véritable volonté de « moraliser » les moeurs se répandait parmi les artistes . Sans surprise, il s’agissait d’affirmer que les femmes avaient trois tâches majeures : 200 nettoyer la maison, préparer les repas, porter et élever ses enfants. Revenant régulièrement parmi les peintures de genre, la scène de l’épouillage, dont les femmes étaient également chargées, soutenait l’idée que « propreté physique évoque pureté morale » . 201 D’intentions esthétiques à représentation de la réalité, l’ambivalence des discours concernant la Peinture de genre montre que le point de vue épidictique que pouvaient adopter les peintres concernés se serait élevé dans le récit au rang de point de vue neutre, niant toute subjectivité.
Qu’il s’agisse de Jeanne Dielman épluchant des pommes de terre ou d’une Femme pelant une pomme sous le regard d’un enfant, on y voit une femme dans un lieu clos, effectuant une tâche domestique. Néanmoins, la place de leur corps dans la représentation se distingue. Cette distinction peut alors être appréhendée depuis la lecture de Manon Garcia. Selon cette dernière, le point commun des différentes formes d’oppression étant le processus l’aliénation, dans le cas de la domination masculine, c’est par le biais de l’objectification qu’il s’appliquerait spécifiquement aux femmes. Dès lors, « la domination masculine permet à cette objectification de passer inaperçue et de faire apparaître la soumission des femmes non pas comme le résultat de la domination des hommes mais comme leur condition objective ». Elle rejoint, finalement, la théorie de Laura Mulvey sur le male gaze (Cf. infra chapitre 2) qui démontre l’existence dans le cinéma d’un point de vue masculin objectifiant les femmes ; un point de vue pourtant érigé comme un regard neutre.
On comprend ainsi que la Femme pelant une pomme est une femme anonyme car tout l’esthétisme de la toile réside dans son action. Son identité importe peu. Il s’agissait de montrer la beauté d’une femme qui effectue une tâche ménagère pour appuyer un discours épidictique. Le regard masculin impose « l’image silencieuse de la femme encore et toujours enferrée dans sa place de porteuse de sens, et non de créatrice de sens » : elle est objectifiée. Au 20ème siècle, une représentation qui
202 pourrait se rapprocher de la Peinture de genre, en terme d’objectification et de discours, est la collection de livres Martine Ces ouvrages illustrent les activités qui devraient normalement
203 composer la vie ordinaire d’une petite fille, l’assignant dès l’enfance à son leur rôle de genre : toute Martine est censée devenir une Jeanne
199
Laurence Marie, « La scène de genre dans les Salons de Diderot », Labyrinthe, 1999, p. 79-98.
200 fourneaux, ne quittera son foyer ». voir « La sérénité domestique : la femme et l’enfant ». Aparences - Histoire de l’Art et Actualité Culturelle Peinture de genre hollandaise, 16 janvier 2018 [en ligne].
201
202
Selon le plus célèbre poète-moraliste de l’époque, Jacob Cats « Le mari doit être à la rue pour exercer son métier, l’épouse, à ses
Ibid.
Laura Mulvey, « Visual pleasure and narrative cinema ». Traduit par Gabrielle Hardy. Screen, no 16, 1975.
Martine est un personnage introduit en 1954 par Gilbert Delahaye et Marcel Marlier dans la littérature jeunesse belge. Il s’agit
203 dans chaque album publié de raconter une « aventure » de Martine, fille d’une dizaine d’années. Ces 60 albums ont été traduits dans de multiples langues étrangères et vendus dans une trentaines de pays. voir le siteweb des éditions Casterman.
Cette vision, relatant presque du conte merveilleux, n’apparaît pas dans le film de Chantal Akerman. Les tâches que Jeanne effectue semblent être montrées telles quelles, troublant la dimension fictionnelle du long-métrage : on éprouve l’épluchage des pommes de terre comme si 204 on le faisait nous-mêmes. On voit le temps passer dans le plan, mais aussi, en tant que spectateur·rice lorsque l’on attend le plan suivant. D’autre part, si sa vie se déroule presque exclusivement dans l’espace domestique, celui-ci n’est pas placé comme un simple décor où se déroule l’intrigue. Les pièces sont filmées avant et après que Jeanne soit là, créant des petits moments de latence où elle n’est pas dans le champ visuel ; on attend Jeanne, on entend par le bruit de ses talons qu’elle arrive, on l’entend repartir, on l’attend dans l’autre pièce, et au final, on oublierait presque qu’elle est passée. Jeanne semble hanter l’espace domestique205
La distance spatiale et temporelle à laquelle filme Chantal Akerman vient poser un autre regard sur la vie de femme au foyer : la réalisatrice place l’ordinaire comme le sujet. Ainsi, à cette distance, on ne voit plus la « ménagère » épanouie que dépeignaient de nombreuses représentations à cette époque (Cf. supra chapitre 7). Son ennui, son angoisse et son obsession de la mort se font sentir à travers son regard, comme si ses souvenirs douloureux s’immisçaient dans sa vie domestique au fil des jours.
Alors que son fils et elle ne dialoguent que très rarement, lorsqu’il lui demande comment elle a rencontré son père elle entame un monologue sur leur rencontre laissant apparaître les circonstances de la guerre qui ont dessiné sa vie, notamment avec la mort de ses parents – elle laisse sousentendre l’horreur des camps, bien qu’elle le ne dise pas clairement, comme pour préserver son fils de son angoisse. En orchestrant ce quotidien à horaires fixes, elle tentait elle-même d’y échapper, de ne surtout pas « laisser de trou » . 206

204
Iris Brey, op. cit., p. 142.
205 latences. On y voit l’espace domestique sans Jeanne mais avec les sons qui témoignent de sa présence aux alentours.
Un essai vidéo intitulé Sound Unseen : The Acousmatic Jeanne Dielman rassemble les plans montrés pendant ces moments de
206 de trou. À la fin de la deuxième journée, tout cet univers très organisé va commencer insidieusement à se dérégler, et à ce moment là il y aura un trou, dans son horaire, qui laissera une place à l’angoisse. »
Clap émission, op. cit., 17 janvier 1976. Chantal Akerman : « Si vous voulez, elle a organisé son temps de manière à ne pas laisser
En représentant la vie d’une « mère, ménagère, prostituée » Chantal Akerman embrasse 207 l’ordinaire et le trouble à la fois : même s’il s’agit de scènes que l’on reconnaît , ce sont en réalité 208 des scènes que l’on a jamais vraiment regardé ; « Tout le monde a déjà vu une femme dans une cuisine, à force de la voir, on l’oublie, on oublie de la regarder. Quand on montre quelque chose que tout le monde a déjà vu, c’est peut être à ce moment-là qu’on voit pour la première fois. Une femme de dos qui épluche des pommes de terre. Delphine, ma mère, la vôtre, vous-même. »209
Ce regard qu’elle nous invite à adopter pourrait être qualifié de « regard féminin », tel que Iris Brey le théorise : un regard qui « ne définit pas une essence féminine mais analyse, grâce à une approche phénoménologique et féministe, une spécificité qui renvoie à l’expérience du corps féminin. Une approche cruciale et urgente puisque les personnages féminins dont on ressentira l’existence et qui sortiront du statut d’objet ont été jusqu’ici absents, effacés, minimisés et avant tout discriminés de nos écrans et de notre culture. Le female gaze peut nous aider à voir et à regarder en dehors du modèle dominant. » . 210
Depuis les écrits de Garcia et de Mulvey, on peut considérer que, si Jeanne continue a effectuer aussi rigoureusement les tâches ménagères alors que personne ne l’y oblige, c’est parce qu’en ayant été objectifiée par les hommes toute sa vie, elle se serait elle-même conçue comme un objet. Or, en filmant à cette distance, Akerman fait le choix de ne pas objectifier Jeanne. Ainsi, c’est toute l’illusion d’une condition objective féminine qui se défait.
La binarité de genre : un ordre économique
Lorsque Chantal Akerman parle de son film « Jeanne Dielman », elle évoque la scène finale de meurtre comme seul geste qui viendrait de Jeanne. Jusque là, elle tenait à maintenir un « ordre » qui n’était pas le sien : « Donc si vous voulez, un trop grand ordre conduit au désordre, et c’est ce qui est un peu montré dans le film » . Même si la réalisatrice ne mentionnait pas le terme de « genre » 211 à cette époque, elle affirmait qu’ « il n’y a pas obligatoirement la nécessité d’un homme pour que l’on joue son rôle, l’ordre symbolique est tellement fort » . Ici, le « on » qu’elle emploie ne 212 généralise pas l’expérience des femmes, mais évoque, plutôt, la façon dont les normes sociales s’appliquent à leur comportement : « Certes, ce qu’elle décrit correspond aussi à la façon dont en moyenne les femmes se comportent mais c’est précisément parce que toute norme sociale, si elle fonctionne comme norme au sens prescriptif, finit par décrire ce qu’il y a de statistiquement normal » . En s’intéressant à ses oeuvres aujourd’hui, on constate que finalement, le stéréotype de 213 genre est au coeur de son travail.
207
Chantal Akerman dans Parlons Cinéma, entrevue au Festival de Cannes en 1977.
208 perdre la rue ni Jeanne, fait voir une autre rue et une autre Jeanne. Christian Boltanski a résumé cela d’une formule admirable: “Dans les films de Chantal Akerman, on ne découvre pas, on reconnaît” ».
209
210
Jérôme Momcilovic, Chantal Akerman : Dieu se reposa, mais pas nous. Capricci 2018, p. 35. « Aller à la distance juste qui, sans
Chantal Akerman, Autoportrait en cinéaste, op. cit., p. 39.
Iris Brey, op. cit., p. 47.
211 premier geste qui vient vraiment d’elle, et en même temps quelque part c’est pour rétablir son ordre. Parce qu’elle ne supporte pas que le désordre vient. Donc si vous voulez, un trop grand ordre conduit au désordre, et c’est ce qui est un peu montré dans le film. ».
212
213
Le Masque et la Plume, op. cit., 25 Janvier 1976. Chantal Akerman : « Si vous voulez, en fait elle a tué, et c’est peut être le
Ibid.
Manon Garcia, op. cit., p. 166.
Son premier court-métrage « Saute ma ville », réalisé en 1968, se déroule exclusivement dans une cuisine. L’unique personnage est une jeune femme, jouée par elle-même. En fredonnant des airs joyeux, elle se fait des pâtes, elle nourrit son chat, elle met du scotch sur sa porte, elle mange, elle renverse de la nourriture, elle nettoie la vaisselle sur le sol, elle danse, elle se regarde dans le miroir, puis, elle allume le gaz. Elle ne met pas de l’ordre : elle met du désordre. La réalisatrice affirmera plus tard que ce premier film pourrait être considéré comme les dessous du film « Jeanne Dielman » . Au final, qu’est ce qu’une femme qui ne met pas de l’ordre dans une cuisine ? Elle

explose. L’ordre serait le genre, ou du moins, les normes de genre, qui lui imposent d’effectuer des gestes spécifiques dans une cuisine pour se définir en tant que femme.
Les tâches ménagères seraient aliénantes car elles s’inscrivent dans un ensemble d’injonctions qui les placent comme un devoir féminin, et non comme un travail, qui, comme les autres, nécessite des compétences et utilise la force de travail d’un corps. Aujourd’hui encore, dans les pays occidentaux, le travail domestique effectué par une femme dans le cadre de son foyer est toujours synonyme d’« inactivité » . Quand bien même il serait rémunéré, les qualités genrées qui lui sont attribuées 215 maintiennent sa dévalorisation vis-à-vis des autres métiers prétendus plus « masculins ».
D’autre part, l’histoire des Calculatrices humaines laisse comprendre que ces qualités ne seraient pas fixes. Elles pourraient s’intervertir pour toujours faire en sorte que les qualités dites « masculines » soient plus valorisées. En effet, à partir de la Seconde Guerre mondiale, les premiers ordinateurs se sont mis à fonctionner et des programmeuses étaient demandées pour pourvoir certains postes laissés par les hommes. Le travail des ENIAC Girls – nom particulièrement infantilisant – était même reconnu par les ingénieurs comme indispensable pendant la guerre ; mais, en réalité, il s’agissait surtout de vanter leur « habilité naturelle » pour conserver leur rôle aux
214
215 défini par rapport aux autres catégories qui composent la nomenclature des Professions et Catégories Socioprofessionnelles (PCS) » voir la thèse de Liliane Fiori, « Les Femmes au foyer: Objectivation et subjectivation d’une
« D’un point de vue statistique, [les femmes au foyer] appartiennent à la catégorie “inactives” ; le statut qui leur est associé étant
Humaines et Arts, 2006.
tâches subalternes que les hommes ne voulaient pas faire. Il y avait les métiers des hommes et les métiers des femmes, distingués dans le vocabulaire par hardware (le matériel) et software (le logiciel) : concevoir le matériel était un travail d’homme – donc « dur » –, alors que programmer du logiciel était un travail de femme – donc « doux ». Pourtant, lorsque le potentiel du logiciel a été reconnu comme une affaire lucrative, l’activité s'est professionnalisée dans les années 70 et a écarté les femmes mathématiciennes de ces emplois. En fait, plus le code prenait de la valeur, plus il devenait masculin. Les arguments qui étaient initialement brandis pour recruter les femmes dans le secteur – notamment le rapprochement avec les compétences de « ménagères » – se sont transformés en des exigences de logique et de technique que seul l’ « esprit masculin » pouvait avoir.
L’acte de cuisiner n’est pas épargné par ce double standard : « Il y aurait d’un côté la “cuisinière” 216 et de l’autre le “chef” » . Au sein du foyer, cuisiner devient une « tâche » qui se fond dans un 217 programme répétitif de gestes quotidiens et se transforme, ainsi, en un acte aliénant. De ce sens, le stéréotype de genre ne se lirait par uniquement depuis une spatialité – la place de la femme est à la cuisine –, mais également depuis l’enjeu que représente le travail de nourrir des personnes quotidiennement au sein d’un foyer ; un travail de reproduction et donc, un enjeu économique218
Bien que le terme de « genre » n’ait pas été vraiment reconnu avant la seconde vague féminisme , 219 aujourd’hui, de nombreuses études démontrent qu’il s’agit bien d’une construction sociale, historique et culturelle, et que dans le monde occidental, c’est la binarité de genre qui est imposée comme norme de la société . Ainsi, que ce soit dans l’histoire de l’informatique ou de la 220 gastronomie, on peut constater un déplacement et/ou un détournement de la frontière masculin/ féminin à certains niveaux, mais jamais de sa disparition, car, au final, c’est sur cette binarité que se joue des dynamiques d’exploitation économique ; un postulat que la biologiste, philosophe et historienne des sciences Donna Haraway résume par l’idée d’une féminisation du travail : « Le travail est redéfini à la fois par l’existence d’une main-d’oeuvre exclusivement féminine, et par une féminisation de certains emplois occupés par des femmes. Féminiser signifie rendre extrêmement vulnérable ; exposer au démantèlement, au réassemblage, et à l’exploitation que subissent ceux qui constituent une réserve de main-d’oeuvre ; être considéré moins comme un travailleur que comme un domestique ; être soumis à des emplois du temps morcelés qui font de toute notion de durée limitée du temps de travail une véritable farce » . 221
« Les mêmes tâches peuvent être nobles et difficiles, quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et 216 imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes ; comme le rappelle la différence qui sépare le cuisinier de la cuisinière, le couturier de la couturière, il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent par là ennoblies et transfigurées…». voir Pierre Bourdieu, La domination masculine, 1998.
Aujourd’hui en France, le poste de « chef cuisinier » – récemment déclinable en « cheffe cuisinière » – est exercé à 94 % par des
217 hommes. Comme le démontre l’ouvrage de Nora Bouazzouni, les femmes ont été exclues dès le début de la profession : « Dans l’Hexagone, la haute gastronomie fut d’abord une cuisine de cour, exécutée par des hommes payés pour, tandis que les classes moins aisées laissaient aux femmes (épouses, mères ou servantes) la charge de préparer les repas. ». voir Nora Bouazzouni, Faiminisme : Quand le sexisme passe à table, Nouriturfu, 2020, p. 16.
218
Silvia Federici, Capitalisme patriarcal. La Fabrique, 2019.
Aux États-Unis on parle de Gender studies depuis les années 70. En France, la montée des Études de genre est visible seulement
219 depuis la dernière décennie dans les institutions. Toutefois, un ensemble d’études littéraires et philosophiques françaises dans les années 70-80, nommé « French Theory », évoquait déjà l’idée de « déconstruction » des normes sociales et culturelles, et ont aussi contribuer à alimenter les théories américaines sur le genre. voir Johannes Angermuller, Why There Is No Poststructuralism in France, 2015.
220
Victoire Tuaillon, Les couilles sur la table. Binge Audio, 2019.
221 67
Donna Haraway, Cyborg Manifesto, 1985. Traduit par Nathalie Magnan.
Chapitre 5 : Confinement
À la fin du XIXème siècle, pendant que l’idée d’appliquer le taylorisme aux tâches ménagères montait en puissance aux États-Unis, des sortes de « contre-projet » émergeaient parallèlement. Dans un article publié en 1978, Dolores Hayden retrace l’histoire de ces projets communautaires socialistes en mettant en évidence la façon dont certaines féministes ont contribué à leurs fondements . Malgré les différences de gestion, de disposition et d’échelle, l’approche qui 222 revenait dans la majorité de ces propositions était l’élimination de la cuisine dans le foyer : les kitchenless houses. Si vers 1850 des dispositifs coopératifs étaient déjà mis en place dans quelques villes et banlieues occidentales, les plans de villes entièrement organisées selon ces préceptes ont pris un sens déterminant le siècle d’après, lors des mouvements sociaux des années 70. Peu développés, voire non réalisés, ces projets ont été considérés comme des utopies socialistes et féministes, reflétant les prémisses du féminisme matérialiste.
Entre temps, c’est le fameux Pavillon de banlieue du travailleur blanc qui s’était établi depuis l’entre-deux guerres comme le modèle majoritaire des familles de classes moyennes vivant en banlieue américaine (Cf. infra chapitre 2). Néanmoins, dès les années 1950, face à un contexte américain socialement conservateur et un climat géopolitique marqué par la menace nucléaire, ce modèle avait été ouvertement remis en question dans le débat féministe, mais aussi, parallèlement, à travers les pages d’un magazine expressément « masculin » fondé par Hugh Hefner : le magazine Playboy. À nouveau, l’idée de concevoir une habitation sans cuisine a été introduite par une vision utopique ; en revanche, tel que le philosophe Paul Preciado l’a théorisé dans un ouvrage , il 223 s’agissait d’une utopie érotique de masse. Déterminante dans l’imaginaire architectural occidental de la deuxième moitié du XXème siècle, il la qualifie plus précisément de Pornotopie224
222
223
Beatriz Preciado, Pornotopie : Playboy et l’invention de la sexualité multimédia. Climats, 2011.
224 qui se situe quelque part “derrière les yeux, à l’intérieur du crâne”, mais qui ne peut
Ibid. p. 116. L’auteur définit le terme « pornotopie » ainsi : « un “espace plastique”, un fantasme à la fois “familier et inavouable”
Cuisiner : une question de genre ?
Confinement
Dans une publication de septembre 1956, Hefner introduit ce qu’il nomme la kitchenless kitchen : une « cuisine sans cuisine » créée spécialement pour son penthouse.
« “Mais où se trouvent les choses ?”, vous demanderez-vous peut-être. Tout est à sa place, comme vous pourrez le voir, mais soigneusement rangé et conçu pour obtenir la meilleure efficacité avec un minimum d’agitation et d’effort de la hausfrau. Souvenez-vous que nous sommes dans la cuisine d’un célibataire, et à moins que vous ne soyez du genre bizarre, vous aimez cuisiner de bons petits plats avec la même intensité que vous détestez faire la vaisselle, les courses et ranger. ».
Hefner désigne une incompatibilité entre ces tâches et la masculinité ; laissant supposer qu’à moins d’être un homme non hétérosexuel – « du genre bizarre » –, aucun homme n’est censé aimer effectuer des tâches aliénantes. C’est pourquoi, en admettant que c’est la cuisine traditionnelle qui impliquerait cette aliénation, il aurait choisi de la techniciser à son maximum afin de redéfinir l’acte de cuisiner en un acte de loisir.
En réalité, la cuisine traditionnelle contre laquelle il s’insurge n’est autre qu’un modèle de cuisine moderne, c’est à dire, une pièce optimisée et rationnelle : la « pièce de travail » de l’habitat selon le Neufert . Alors que ces notions étaient justement brandies par le discours Moderne en tant que 225 moyen de contribuer à l’émancipation féminine, on peut constater dans la première partie de ce mémoire que les modèles de cuisine moderne introduits dans les années 1920 sont finalement devenus l’incarnation du stéréotype du « rôle féminin ». Ils n’auraient donc pas leur place dans la Pornotopie de Hefner : pour lui, intégrer une cuisine c’était malheureusement intégrer la hausfrau comprise dans le modèle.
Proposées avant et après la normalisation des cuisines modernes, ces différentes approches utopiques tentent toutes deux de concevoir des habitations où l’on ne cuisine pas. Toutefois, pour les féministes du début du siècle, il s’agissait d’affranchir les femmes de leur rôle de « femme d’intérieur » ; tandis que pour Hefner, dans les années 1950, il s’agissait de devenir un « homme d’intérieur » sans ébranler sa masculinité. En considérant que l’acte de cuisiner au sein du foyer est passé d’un enjeu féministe à un enjeu masculiniste, ce passage témoignerait de l’expansion de l’Architecture Moderne dans le monde occidental le long du XXème siècle. La kitchenless kitchen de Hefner n’est-elle pas, en réalité, un manifeste de modernité ?
225 « Work triangle » et dans les éditions françaises « la cuisine comme espace de travail ». C’est la seule pièce de l’habitat où apparait la notion de travail. Elle « fonctionne » avec 3 « postes de travail » – associés à des abréviations dans les premiers ouvrages en anglais : cook (ck), frigo (frig) et sink (sk).
Dans toutes les éditions, la cuisine est explicitée à travers un schéma en forme de triangle appelé dans les éditions internationales

Cuisines coopératives, cuisines technicisées : méthodes de déconfinement
En 1887, Edward Bellamy dépeignait dans son utopie Looking Backward une ville composée d'appartements sans cuisines et de cuisines gérées collectivement en l'an 2000 . De par la notoriété 226 qu’il a connu, son roman aurait, dans une certaine mesure, popularisé l’idée d’habitations sans cuisine par le biais de l’utopie. D’après Dolores Hayden, son récit résultait, en réalité, d’une continuité de mouvements réformistes qui s’étendaient dans le monde occidental depuis 1850, auxquels certaines femmes participaient activement. Bien que les modes de vie alternatifs projetés ne reposaient pas entièrement sur des revendications féministes, leur stratégie visant à modifier des concepts traditionnels de pouvoir et de propriété dans le ménage privé offraient un potentiel d’émancipation pour les femmes.
En France, dès 1859, le Familistère de Guise conçu par Jean-Baptiste Godin s’articulait en plusieurs bâtiments, des garderies et une cantine pour quelques 350 ouvriers de fonderie et leurs familles. Fondé sur les principes du fouriérisme , ce modèle reconnu internationalement s’est facilement 227 exporté aux États-Unis, où quelques installations coopératives commençaient à émerger dans les villes et les banlieues. Inspirée par ce modèle, et après avoir vécu une année à Guise, Marie Stevens Howland publiait en 1874 un roman décrivant la création d’un Palais Social basé sur des préceptes fouriéristes radicaux . Dans la même année, elle fut engagée pour concevoir un projet de colonie
228 coopérative à Topolobampo, au Mexique. La tradition fouriériste n'insistant pas sur l'abolition immédiate des classes sociales, dans les plans de Howland, l’accès et la diversité des équipements différaient selon trois types de logement : les hôtels résidentiels et les blocs de maisons en rangée offraient l’accès à de grandes salles publiques – le salon, la bibliothèque, la cuisine, la salle à manger et la buanderie – ; tandis que les cottages indépendants partageaient l'accès à une cuisine coopérative, une buanderie et une boulangerie, et possédaient chacun des dortoirs pour les domestiques . 229
Si les dispositifs coopératifs de Howland ne semblaient pas impliquer de détermination genrée des tâches, certaines sources affirment qu'après réalisation du projet, ce sont bien les femmes qui se retrouvaient quand même à cuisiner pour la communauté . Pour autant, en passant d’un 230 établissement tel que le familistère à une ville, les plans de Howland ont indéniablement marqué une transition entre les projets communautaires socialistes du début et de la fin du XIXème siècle. Ainsi, c’est à partir de cette échelle urbaine qu’ont pu s’articuler d’autres récits et projets utopiques par la suite.
226
Edward Bellamy, Looking Backward, 1887.
Doctrine fondée par Charles Fourier dans le courant du XIXème siècle, « critiquant, notamment, la structuration de l’économie
227 autour du commerce et la structuration de la vie sociale autour du mariage ». Il « doit sa notoriété aux phalanstères qu’il souhaite créer, ces collectivités de production et de consommation cogérées par des copropriétaires. ». voir Julien Damon, « La pensée de…Charles Fourier (1772-1837) », Informations sociales, vol. 125, no. 5, 2005.
228
Marie Stevens Howland, Papa’s Own Girl. New York: J. P. Jewett, 1874.
On suppose ici que les domestiques étaient des personnes habitant déjà la région. Les américains et américaines qui allaient au
229 Mexique se vantaient de la rentabilité des services des domestiques du pays, considérés comme abordables pour n’importe qui. De plus, la dimension colonisatrice de ce projet avait déjà été relevée par certains membres de leur groupe de socialistes qui refusaient d’y participer ; même si l’intention du projet était d’implanter une société plus juste, il s’agissait quand même d’exploiter les ressources d’un autre pays. voir Emily Rose Kinney, « American Emigrants: Confederate, Socialist and Mormon Colonies in Mexico ». The University of Texas at Austin, 2016.
En effet, les idées féministes de Howland n'étaient pas entièrement partagées par les hommes de la communauté. D’ailleurs, elle y
230 a vécu quelques années mais l’échec qu’elle avait ressenti l’aurait poussé à s’en aller. voir Macarena Iribarne, « Utopian dreams in the new world and for the new woman: the influence of utopian socialism in first wave feminism. The case of Marie Howland and Topolobambo’s Community », Hispania Nova, 18, 2020.
Proche de Bellamy, Charlotte Perkins Gilman démontrait dès 1888 la nécessité de centraliser les 231 tâches ménagères dans les villes afin de concevoir uniquement des logements sans cuisine. À travers ses fictions utopiques, elle dépeignait une société où la livraison de plats cuisinés, la garde d'enfants et les services de nettoyage sont établis sur une « base commerciale » gérée par des femmes entrepreneures ; laissant l’opportunité à celles qui le souhaitent de choisir d’autres vocations. Appuyées par des arguments économiques, elle déplorait le fait que les femmes ne tiraient pas leur subsistance de leur travail mais de leur mari – comparant cette relation à une forme de prostitution . Sa position radicale l’éloignait de l’approche paternaliste et essentialiste que 232 pouvaient adopter les mouvements socialistes existants ; certains affirmaient la nécessité de socialiser et professionnaliser les tâches ménagères, tout en tenant à maintenir une limite dans les possibilités d’emploi des femmes pour des raisons de compétences « naturelles ». En fait, même au sein des projets dits féministes, l’attribution des tâches ménagères au rôle féminin restait difficilement questionable à cette époque.
« Entre 1888, date à laquelle elle commence à publier, et sa mort en 1935, Gilman a publié huit romans, 171 nouvelles, 473

231 poèmes, des essais et d’innombrables articles. ». voir Catherine Durieux, « Charlotte Perkins Gilman : utopiste féministe radicale ? » Cercles 7 (2003), p. 45.

« Il est le marché, la demande. Elle est l’offre. ». extrait de Charlotte Perkins Gilman, Women and Economics: A Study of the
232 Economic Relation Between Men and Women as a Factor in Social Evolution, édité par Carl N. Dealer (New York : Harper & Row, 1966) [cité par Catherine Durieux, ibid. p. 53.]


Cuisiner : une question de genre ?
L’influence des idées radicales de Gilman se retrouve, néanmoins, vingt ans plus tard, dans le projet Llano del Rio conçu en Californie par l’architecte Alice Constance Austin. Certes, la réalisation s'est arrêtée en 1917, mais les traces retrouvées de cette cité laissent penser que les rôles professionnels n’étaient pas genrés . Sans cuisine dans le foyer, toute l’organisation de la ville 233 s’articulait autour de la circulation de biens depuis chaque maison jusqu’aux cuisines centrales. Par le biais d’un réseau souterrain, des wagons transportaient les plats cuisinés, la lessive et autres livraisons aux points de connexion . Contrairement aux dispositifs coopératifs existants, Austin ne 234 souhaitait pas seulement collectiviser les tâches ménagères, mais surtout, de les éliminer autant que possible . Bien que différentes, les approches de Austin et Gilman passent par la technicisation
235 pour abolir ce qu’elles désignaient comme des formes d’exploitation.
La femme d’intérieur : une invention capitaliste
Cette volonté de déplacer les cuisines en dehors du foyer témoignait d’une transgression des normes de genre déjà en marche à cette époque aux États Unis. Auparavant, on distinguait clairement la sphère privée-féminine de la sphère publique-masculine ; Virginia Woolf le résume parfaitement : « L’homme illustre, pensai-je, ouvrait la porte du salon ou de la chambre d’enfants et “la” trouvait peut-être au milieu de ses enfants, ou avec quelque ouvrage de broderie posé sur ses genoux – en tout cas au centre d’un ordre différent du sien et d’un système de vie différent du sien, et le contraste entre ces deux mondes – le sien pouvant être la Cour de justice ou la Chambre des communes – lui donnait immédiatement repos et regain de vigueur »236
Or, cette disparité était déjà ébranlée à l’aube du 20ème par l’implication croissante des femmes dans la vie économique et sociale . Les écrits de Gilman avaient radicalement encouragé ce 237 renversement. Elle déplorait ce fossé entre l’économie familiale privée et l’économie industrielle publique : selon ses termes, le progrès humain étant extérieur, la vie domestique ne permettrait pas aux femmes d’exprimer leur humanité. D’ailleurs, en son sens, l’expression « travail domestique » était, pour elle, questionable : « elle ne s’applique pas à un certain type de travail, mais à un degré nectaire d’évolution et de développement. Toutes les industries ont été un jour “domestiques” : toutes les techniques ont été appliquées à la maison et dans l’intérêt de la famille » . En effet, dans 238 la société américaine pré-industrielle, les femmes s‘acquittaient du travail domestique – tisserande, couturière, boulangère, crémière, droguiste – et l’idée de tâches ménagères quotidiennes des femmes n’existaient pas réellement, on parlait plutôt de « nettoyage de printemps »239
Julia Wieger, « Kitchen Politics ». In Spaces of commoning: artistic research and the utopia of the everyday. Publication series of 233 the Academy of Fine Arts Vienna, volume 18. Berlin: Sternberg Press, 2016, p. 164-166. « Pour devenir membre de la colonie, chaque habitant devait déclarer ses compétences et son domaine d'activité préféré, sans distinction de sexe ». Certaines images montrent des femmes transgresser les normes existantes des rôles professionnels genrés. On peut cependant noter que ce projet excluait ouvertement une partie de la population selon des critères raciaux – un procédé qui restait plutôt commun aux États Unis à cette époque – : à Llano del Rio, « Seuls les Caucasiens sont admis. ».
Dolores Hayden, op. cit., p. 286. À partir de ces « hubs », de petites voitures électriques pouvaient être envoyées au sous-sol de
234 chaque maison et ainsi, des repas chauds, contenus dans des récipients spéciaux, arrivaient des cuisines centrales. Après avoir mangé dans le patio, la vaisselle pouvait retourner dans les cuisines centrales via ces mêmes tunnels, dans lesquels circulaient également toutes les lignes de gaz, d'eau, d'électricité et de téléphone.
235 serait une corvée « horriblement monotone » qui se résumeraient à préparer 1095 repas par an et nettoyer après chacun d’eux.
Ibid. Pour Austin, les maisons traditionnelles avec cuisine représentaient une perte de temps, de force et d’argent, car cuisiner
236
Virginia Woolf, Une Chambre à soi, 1929. Traduit par Clara Malraux, éd. 10/18, 2001, p. 130.
237 un rôle public (enseignante, infirmière, travailleuse sociale). ». voir Catherine Durieux, op. cit., p. 53.
« soit par des mouvements comme la tempérance, soit par des métiers qui leur permettent d’incarner les vertus domestiques dans
238 Réédition de l’édition de 1903), p. 30-31.
Charlotte Perkins Gilman, The Home; Its work and Its Influence (Urbana, Chicago, Londres : Universiyt of Illinois Près 1972.
239
Angela Davis, Femmes, race et classe. Des femmes-Antoinette Fouque, 1983, p. 158.
Rejoignant sur certains points la pensée de Gilman, le livre Femmes, Race et Classe publié en 1983 par Angela Davis retrace l’histoire des femmes américaines depuis l’abolition de l’esclavage, en mettant en lumière l’intersection des dynamiques de genre, des catégories raciales héritées de l’esclavage et des classes sociales. Dans un chapitre dédié au travail domestique, elle évoque le déplacement des lieux de production provoqué par le développement des usines : « Au fur et à mesure que l’industrie progressait et déplaçait la vie économique de la maison à l’usine, l’importance du travail domestique des femmes diminua de manière systématique. Les femmes étaient deux fois perdantes : leurs activités traditionnelles leur étaient volées par les usines de plus en plus nombreuses et toute l’économie basculait à l’extérieur de la maison, les privant très souvent d’un véritable rôle économique » . Selon les logiques capitalistes émergeantes, le travail effectué 240 au sein du foyer devenait alors improductif et inférieur au travail salarié car il ne produisait aucune plus-value.
Alors que l’idée d’une « femme d’intérieur » se développait comme modèle universel de féminité , elle venait simultanément dévaloriser le travail des femmes salariées. Dès lors, à la fin 241 du 19ème, les femmes de classes ouvrières portaient leur rôle de genre au sein du foyer, tout en travaillant à l’extérieur pour un salaire moindre que celui des hommes. De plus, les femmes noires, qui avaient travaillé hors du foyer tout le long de la période esclavagiste, échappaient rarement au rôle de domestique après l’abolition . En revanche, ces dernières n’étaient pas vraiment associées 242 à l’image de « femme d’intérieur » qui s’érigeait au début du siècle car ce modèle de féminité hégémonique s’ancrait ouvertement dans une idéologie raciale, renforcée par l’essor de l’eugénisme à cette période. Certaines théories féministes, comme celles de Gilman, appuyaient également l’idée d’une supériorité raciale pour, à l’inverse, faire valoir leur droits en tant que femmes blanches243
En fait, l’élan de projets utopiques féministes et socialistes reflétaient également la prospérité économique des classes aisées en expansion depuis un siècle aux États-Unis : en partant de la 244 condition d’une femme blanche de classe aisée, le « déconfinement » paraissait, effectivement, garantir une émancipation.
Déconfinement bourgeois
Tel que Dolores Hayden le précise, avant le XXème siècle les communautés qui avaient assez de ressources pour réaliser leurs projets utopiques étaient les plus conservatrices vis-à-vis des normes de genre et de classe. C’est pourquoi, la collectivisation des tâches domestiques à une plus petit échelle restait la solution privilégiée par certaines féministes pour réduire le fardeau des tâches domestiques des femmes. La société américaine Cooperative Housekeeping fondée en 1869 par
Ibid. p. 159. 240
Ibid. p. 160. 241
Ibid. p. 65-68. En 1899, 91% des femmes noires effectuaient du « service domestique ». Le statut de « domestique noire » était 242 ouvertement définit comme tautologie, voire comme un destin. « En fait, on avait appelé l’esclavage “institution domestique” par euphémisme, et les esclaves étaient désignés par le mot bénin de “domestiques“. Pour les anciens propriétaires, le “service domestique” n’était qu’un terme poli pour caractériser une activité méprisable, à peine différente de l’esclavage. ».
Louise Michel Newman, White Women’s Rights. Oxford University Press, 1999, p. 132-128. Au début du XXème siècle, les
243 hommes utilisaient les préceptes eugénistes pour ne pas accorder de droits égaux aux femmes, soutenant que, en tant que « protectrices » de la race – la race blanche –, elle seraient faites uniquement pour la reproduction et non pour la politique. En réponse, Charlotte Perkins Gilman, et d’autres féministes, brandissaient la différence biologique des femmes blanches comme une une preuve qu’elles partagent la même supériorité que les hommes blancs, contrairement aux races « sexuellement ambiguës » et inférieures.
244
Angela Davis, op. cit., p. 160.
Confinement
Melusina Fay Peirce a inspiré certaines réformes de logements dans le monde occidental au début 245 du siècle, comme le mouvement des cités-jardins en Angleterre, mais aussi, le concept de Einküchehaus – « bâtiment à une cuisine » – en Europe. Ce dernier modèle, introduit par Lily Braun dès 1901, préconisait un type d'immeuble comprenant des unités d'habitation sans cuisine, ou avec un minimum de cuisine. Il y avait alors une pièce commune au sous-sol, ou au rez-de-chaussée, où se situait tous les équipements ménagers – ou selon les termes de Braun : « toutes les machines modernes qui économisent le travail » . Envoyés 246 dans chaque appartement privé par un monte-plat, les plats cuisinés étaient consommés dans le foyer individuel ou dans une salle à manger commune. Selon elle, ces tâches devaient être effectuées sous la direction d'une gérante rémunérée, assistée d'une ou de deux servantes.
Dolores Hayden, op. cit., p. 276. La Cooperative Housekeeping Society (Massachusetts) a organisé un magasin coopératif, une 245 blanchisserie et une boulangerie près de Harvard Square à partir de 1869. Par la suite, « Peirce a plaidé pour l'inclusion de telles installations coopératives dans les maisons d'appartements alors conçus pour les Bostoniens de la classe moyenne, mais son expérience pratique a duré moins de deux ans ».


Lily Braun, Travail des femmes et économie domestique, 1901, p. 21.

Dans son essai, Braun affirmait que ce modèle pouvait être également une solution aux problèmes de logements ouvriers ; pourtant, cette centralisation des tâches domestiques bénéficiait avant tout aux familles citadines bourgeoises qui souhaitaient « économiser sur les coûts des domestiques tout en conservant leur style de vie » . C’est pourquoi, sa position de femme bourgeoise lui valait la 247 critique à la fois des femmes membres du partie social-démocrate – qui ont rapidement démontré que ces logements seraient financièrement inaccessibles pour les femmes qui tiraient leur subsistance de leur vie professionnelle –, mais aussi, d’une certaine partie des militantes féministes bourgeoises. D’une part, certaines appuyaient la vision de Lily Braun : libérer les épouses des tâches ménagères leur permettrait d’avoir une indépendance économique, tout en se consacrant à leur tâche de mère. D’autre part, certaines affirmaient l’idée que les tâches ménagères effectuées par les épouses au sein du foyer seraient un travail productif et socialement nécessaire qui mériterait une reconnaissance économique, juridique et sociale, ainsi qu'une rémunération248 Malgré certaines réticences, ce modèle a été testé sous différentes formes dans plusieurs grandes villes européennes jusque dans les années 1950. Après l’échelle de la ville, l’échelle du « bâtiment à une cuisine » semble marquer une sorte de resserrement se rapprochant à la fois des idéaux fouriéristes et des modèles d’appartements bourgeois du XIXème siècle en France (Cf supra chapitre 6). Au final, même dans des projets reconnus comme féministes dans plusieurs pays occidentaux, la collectivisation et la centralisation des tâches ménagères venaient fréquemment se superposer aux inégalités de classes sociales. L’émancipation des femmes de classes aisées reposaient sur le travail domestique des femmes de classes précaires. Le rôle de genre n’était pas remis en question : qu’elle soit épouse, employée ou servante, les tâches ménagères restaient attribuées à un rôle féminin. Tel que le résume Angela Davis : « En fin de compte, aux termes de l’idéologie bourgeoise, la femme est tout simplement l’éternelle servante de son mari »249
La cuisine comme lieu de travail : un confinement moderne
La réaction mitigée des féministes allemandes bourgeoises témoignent du choix qui s’articulaient plus globalement dans le débat féministe occidental avant la Première Guerre mondiale : en bref, soit rémunérer les épouses, soit créer des dispositifs coopératifs. Dans les deux cas, il s’agissait d’offrir la possibilité d’une indépendance économique pour les femmes qui ne travaillaient pas. Même si le modèle de Lily Braun était rejeté par la majorité d’entre elles, certaines voyaient dans ce nouvel équipement ménager le progrès technique qui permettrait d’atteindre la reconnaissance économique du travail ménager . Tel qu’on le voit dans le second chapitre, ce manque de 250 technicisation était justement au coeur des théories modernes qui émergeaient à l’entre-deux guerre en Europe ; ouvrant la voie à la « taylorisation » du foyer.
Le concept de Lily Braun s’étant exporté en Autriche, Margarete Schütte-Lihotzky avait pris connaissance du Heimhof Einküchenhaus, soit le seul modèle de « bâtiment à une cuisine » réalisé en 1923 à Vienne. Comme la majorité des militantes socialistes allemandes, elle reprochait son inaccessibilité pour les masses de la classe ouvrière et le maintien d’un rapport de classe
247
Julia Wieger, op. cit., p. 159.
248 für feministische Geschichtswissenschaft, no 1, 1999, p. 57-56.
Hiltraud Schmidt-Waldherr, « Emanzipation durch Küchenreform? Einküchenhaus versus Küchenlabor », L’Homme. Zeitschrift
249
Angela Davis, op. cit., p. 157.
250 Sämtliche Vorträge, 1912
Heuss-Knapp, Elly. « Die Reform der Hauswirtschaft », dans Gertrud Bäumer, Der Deutsche Frauenkongreß 1912 in Berlin.
Cuisiner : une question de genre ? Confinement
oppressif . Pour elle, il fallait privilégier l’amélioration des cuisines individuelles. C’est pourquoi, 251 quand elle a intégré l’équipe de Ernst May pour l’opération des logements à Francfort, la conception des cuisines s’est rapidement résumée à faire un choix entre « the living kitchen » (une cuisine-salon) et « the cooking cupboard » (une cuisine-placard) : « En clair, les cuisines sont-elles faites pour qu’on y travaille ou pour qu’on y mange ? »252
D’après Schütte-Lihotzky, comme peu de logements disposaient de hottes d’aspiration électrique à cette époque, la living kitchen ne pouvait être hygiénique qu’en rajoutant de la surface . Or, cela 253 augmenterait aussi considérablement le loyer de l’habitation . Ayant un peu plus de moyens 254 financiers, certains logements de la classe ouvrière allemande possédaient déjà une pièce distincte aux côtés de la cuisine : la Best Room. Même s’il s’agissait d’un espace pour manger, cette pièce était chauffée uniquement pour des occasions spéciales, telle une exposition pour impressionner les personnes conviées. Pour son « groupe d’architectes progressistes » , cette disposition apparaîssait 255 comme une formalité frigide à combattre. Pourtant, en mettant totalement la living kitchen de côté, c’est bien cette « copie maladroite des maisons de riches » qui a ouvert la voie au développement 256 d’une « cuisine-placard » – qui deviendra « cuisine-laboratoire », ou encore, « cuisine-wagon » – : un espace où l’on travaille
Dans un sens, le choix entre « the living kitchen » et « the cooking cupboard » s’est avéré être marquant pour le fondement des théories modernes qui souhaitaient démontrer qu’une pièce ne peut accueillir qu’une seule fonction. Lorsque Schütte-Lihotzky en fait le récit, elle évoque l’influence de la culture domestique britannique sur la conception des cuisines modernes : il était impératif distinguer « s’assoir pour manger » et « s’assoir pour se reposer » pendant son temps libre – un postulat qui avait été repris dans les travaux d’Adolf Loos. Dès lors, pour la modernité, il ne s’agissait plus de distinguer uniquement « manger » et « se reposer », mais d’établir les trois fonctions de l’habitat moderne : cuisiner, manger et vivre – des fonctions dites incompatibles dans la même pièce.
En plaçant la living kitchen comme une contradiction de la modernité, le discours moderne introduisait également une opposition entre deux fonctions : on ne peut pas vivre et cuisiner dans la même pièce ; ou plutôt, on ne peut pas vivre et travailler dans la même pièce, car désormais, la cuisine était désignée comme la « pièce de travail » de l’habitat.
L’introduction de la notion de travail dans les modèles de cuisine moderne venaient appuyer un discours d’émancipation féminine sans pour autant garantir la reconnaissance économique de ce travail. Contrairement aux propositions utopiques de Austin ou de Gilman, les théories tayloristes américaines sur lesquelles les architectes modernes s’appuyaient n’étendaient pas la technicisation au-delà des pièces de l’habitat. Elles venaient affirmer un modèle d’habitation consumériste établi
251
Julia Wieger, op. cit., p. 159-160.
Margarete Schütte-Lihotzky et Juliet Kinchin, op. cit. MSL : « before we even made any decisions about the basic questions of
252 where to live, where to eat, or where to cook—it all came down to the question of either the "living kitchen" (living room cum kitchen), or the cooking cupboard. Basically, were kitchens for working in, or eating in? »
Ibid. p. 145-151. Comme exemple de cuisine non hygiénique elle évoque les logements citadins en Autriche avant les années 20.
253 Comme au début du siècle en Europe, le seul moyen de chauffer une pièce était encore la combustion de bois ou de charbon dans un poêle ou un four, il était commun dans ces petits logements que les membres de la famille mangeaient et vivaient dans l’espace unique où se trouvait la cheminée. Entourée de tabourets ou de bancs d’angles, une seule grande table était disposée dans le logement.
254 de vie mais qui nécessitait de rajouter 7 ou 8m2 autour de la table à manger pour ne pas que les odeurs venant de la cuisine soient gênantes lors du repas.
255
256
Ibid. p. 127-130. Elle s’était intéressée à un modèle de cuisine suédois populaire à cette époque qui n’était pas séparée de l’espace
Ibid. p. 145-151.
Ibid.
Cuisiner : une question de genre ?
Confinement sur le confinement de la ménagère et sur sa dépendance économique. Schütte-Lihotzky clamait que c’est en optimisant le temps de la femme au foyer qu’elle pourrait être indépendante économiquement et finirait pas se « déconfiner » de l’espace domestique, mais, en conservant le rôle genré normatif de ces tâches, cette volonté venait aussi banaliser la double journée de travail des femmes257
D’autre part, bien que l’architecte autrichienne ait initialement exposé trois types de Cuisine de Francfort, seul le premier modèle – « sans servantes » – a été acclamé et retenu : la cuisine 258 séparée n’allait pas être réservée aux classes aisées, elle allait devenir une norme. En fait, en introduisant au sein du foyer une pièce spécifique aux tâches ménagères, d’autres pièces pouvaient s’en décharger et ainsi intégrer la notion de « vivre » dans l’habitat. L’opposition sphère féminine/ sphère masculine n’allait pas être abolie, elle allait simplement se déplacer à l’intérieur de l’espace domestique : il y aurait des pièces où les femmes travaillent, et des pièces où les hommes vivent.
L’habitat-plaisir ou le confinement masculin
Cette disparité s’accordait avec les postulats modernes émergeants à l’entre-deux guerres, qui, face à une libération des normes de genre et une crise de la natalité, tentaient de promouvoir le retour à un schéma familial traditionnel (Cf infra chapitre 2). En approchant la question de la natalité en France, Le Corbusier évoquait la responsabilité des divorces dans la destruction des liens familiaux, et par extension, de la procréation. D’après lui, cela résultait du refus de rester chez soi, autant pour les hommes que pour les femmes . En s’appliquant radicalement à toute la ville, certaines de ses 259 propositions urbaines organisaient, ainsi, une sorte de confinement général, toutes classes sociales confondues, pour « donner des enfants à la France » . Le lien entre pollution et stérilité était utilisé 260 pour appuyer la nécessité d’une restriction de la ville : appliquée à Paris, la configuration du Plan 261 Voisin permettrait de ne pas consommer d’alcool, d’apporter un schéma familial stable, et 262 finalement, d’encourager le sexe dans un cadre hétéronormatif. Son projet utopique – ou dystopique – laisse supposer que les femmes étaient de simples outils de reproduction qui allaient servir la nation. Celles qui avaient les moyens relègueraient leurs tâches ménagères à la « bonne » ; les 263
Cette expression, encore utilisée aujourd’hui, a émergé au sein des théories féministes de la seconde vague, pour dénoncer la
257 répartition inégale du travail domestique au sein des foyers hétérosexuels. Après que l’accès à une activité professionnelle se facilitait pour elles, des études faisaient le constat que leur journée de travail se cumulaient au travail domestique en rentrant. voir Ann Chadeau, Annie Fouquet et Claude Thélot, « Peut-on mesurer le travail domestique ? », Économie et statistique, vol. 136, 1981, p. 29-42.
258 Susanne Schmid, A History of Collective Living: Forms of Shared Housing. Edition Wohnen, 2019, p. 84.
« one kitchen for households without servants, one for homes with a housemaid, and one for homes with two maids ». voir
Le Corbusier, Vers une architecture, Editions G. Crès et Cie (réédition de 1923), 1929, p. 94. « L’homme moderne s’ennuie chez
259 lui à mourir; alors il sort au cercle. La femme moderne s’ennuie hors de son boudoir; elle va au five o’clock. L’homme et la femme moderne s’ennuient chez eux; ils vont au dancing. ».
Jean Epstein, Les Bâtisseurs, 1938. Dans un film documentaire syndical, le réalisateur Jean Epstein retrace « De la cathédrale de
260 Chartres à l'Exposition Universelle de 1937, l'histoire du bâtiment présentée par la C.G.T. » (voir Bâtisseurs (Les) dans la rubrique
Les Films de ciné-archives : Fonds audiovisuels du PCF Mouvement ouvrier et démocratique). Quelques minutes sont consacrées à l’explication de Le Corbusier sur sa vision de l’habitat moderne, enchaînant juste après par les statistiques officielles de mortalité infantile à Paris par quartier : « le taudis tue les touts petits. 131 enfants sur 1000 meurent avant 1 an à Belleville, contre 58 aux Champs Elysées. Ce quartier privilégié ne donne cependant à la France que 11 enfants sur 1000 habitants, tandis que Montparnasse en donne 22. ».
261
Mary McLeod, op. cit.
Le Plan Voisin est « le plan d’une ville contemporaine de trois millions d’habitants », tel que l’introduisait Le Corbusier. Il
262 s’agissait selon lui de créer « des principes fondamentaux d’urbanisme moderne » pour les appliquer aux grandes capitales, à commencer par Paris. Ce projet a été exposé une première fois en 1922 au Salon d’Automne à Paris, puis redeveloppé jusqu’à son exposition au Salon des Arts Décoratifs en 1925. voir « Une ville contemporaine », L’Esprit Nouveau, no 28, 1925. Numérisé sur le site de la bibliothèque de la Cité de l’architecture et du patrimoine, image n°59.
263 plupart de ses projets de logements, qu’il s’agisse de villas ou de logements de masse.
Mary McLeod, op. cit. Avant l’exposition Die Wohnung à Stuttgart, Le Corbusier intégrait une « Chambre de Bonne » dans la
Cuisiner : une question de genre ?
Confinement
autres les effectueraient elles-mêmes – leur cuisine semi-ouverte « sur le living » favoriserait la 264 convivialité tout « en laissant à la ménagère la gentillesse de communiquer avec ses amis, avec sa famille » . Mais, dans tous les cas, leur place était dans le foyer car « La femme sera heureuse si 265 son mari est heureux. Le sourire des femmes est un don des dieux. Et une cuisine bien faite vaut la paix du foyer »266
À gauche : Cuisines 1950. Cité Radieuse, Marseille / 1930. CUBEX, Bruxelles © FLC\ADAGP ; À droite : Plan du Rez-de-chaussée de la Maison « Citrohan », extrait de Le Corbusier, Vers une architecture, 1923.

264 voir site officiel de la Fondation Le Corbusier.
Texte introductif de l’exposition Cuisines réalisée à l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition de Le Corbusier.
Ibid. 265
266 au CIAM 9 d’Aix en Provence, destiné à présenter l’Unité d’habitation de Marseille, écrit à Chandigarh en mai 1953. [cité par Catherine Clarisse dans Cuisine: Recettes d’architecture, Les éditions de l’imprimeur, 2004, p.18] 82

Le Corbusier, Poser la question de l’habitat moderne c’est poser le problème de l’art de vivre aujourd’hui. Document préparatoire

Contrairement aux modèles d’habitation « traditionnels » ancrés dans le siècle précédent, l’espace domestique n’était plus un espace exclusivement dédié aux tâches ménagères et maternelles –d’ailleurs, les enfants existent très rarement dans ses projets, comme s’il présumait qu’ils seraient envoyés à la garderie. Au final, en affirmant que l’habitat pouvait (devait) être synonyme de plaisir, Le Corbusier démontrait que désormais, les hommes avaient toute leur place dans l’espace domestique car l’habitat moderne s’assurerait que, pour toute classe sociale, il y aurait des pièces de vie où règnent « ce dont l’homme d’aujourd’hui a le plus besoin : le silence et la paix » – 267 distinctes des pièces où la ménagère et/ou la bonne travaillent.
Dans son essai Pornotopie, Preciado propose de considérer Hefner comme un architecte pop et l’empire Playboy comme un authentique cabinet de production architecturale multimédia . Il 268 rejoint les recherches de l’historienne et théoricienne de l’architecture Beatriz Colomina qui, dès 1994, consacrait un livre à la relation entre les médias et l’Architecture Moderne ; pour elle, « ce 269 qui rend moderne l’architecture moderne, ce n’est ni le fonctionnalisme ni l’utilisation des matériaux, mais son rapport aux médias » . 270
Ces lectures permettent de mettre en lumière un lien entre le travail de Hefner et le travail de Le Corbusier. Sorti trente ans avant le magazine de Hefner, le Manuel de l’habitation de Le Corbusier, établissait déjà des règles de vie pour introduire une nouvelle manière d’habiter. En réalité, plus implicitement que Hefner, il s’adressait particulièrement à un public masculin, l’incitant à « exiger » les dispositions de l’espace domestique pour se l’approprier. Dépourvue de cuisine, ou 271 de tout autre Pièces de service, La Maison du Jeune Homme – ou « Le nid d’un jeune homme qui épouserait son époque » selon Perriand – serait symboliquement une sorte de prémisse du 272 penthouse Playboy ; on y retrouve, sur la quasi totalité de la surface, un solarium, une salle d’étude, une salle de repos et une salle de gymnastique.
La Pornotopie de Hefner s’inscrit alors dans cette vision Moderne : le confinement masculin serait synonyme de plaisir tandis que le confinement féminin serait synonyme de travail. Toutefois, à l’époque où le millionaire s’insurge contre l’ennui du Pavillon de banlieue américain, la tâche de faire-la-cuisine pouvait être presque entièrement technicisée, jusqu’à effacer la ménagère. De 273 plus, bien que les intentions de Hefner s’éloignaient des idées pro-natalistes de Le Corbusier, dans ce territoire exclusivement masculin, les femmes avaient à nouveau une simple fonction sexuelle.
267 pour ce dont l’homme d’aujourd’hui a le plus besoin : le silence et la paix ».
Le Corbusier. « Une maison est une machine à habiter. La maison doit être l’écrin de la vie, la machine à bonheur. J’ai travaillé
268
269
Beatriz Preciado, op. cit. p. 15.
Beatriz Colomina, Privacy and Publicity: Modern Architecture As Mass Media. MIT Press, 1994.
270 Preciado, op. cit. p. 14.]
« Un exotisme des plus domestiques. Entretien avec Beatriz Colomina » Iván López Minera, Arte y Parte, n°80, 2009. [cité par
271 place de tous les salons. » ; « Exigez des murs nus dans votre chambre à coucher ». Sur la page Manuel de l’habitation, le mot « Exigez » est répété sept fois, entre « Réclamez », « Enseignez », « Mettez », etc.
Le Corbusier, Vers une architecture, op. cit., p. 96. « Exigez une salle de toilette en plein soleil » ; « Exigez une grande salle à la
« La Maison du jeune homme » est un projet de logement pour étudiant conçu en 1935 par Charlotte Perriand en collaboration
272 avec Le Corbusier et des décorateurs René Herbst et Louis Sognot. Abritant des oeuvres de collection (notamment celles du peintre Fernand Léger), ce studio de 63 mètres carrés était vendu comme « Le nid d’un jeune homme qui épouserait son époque » dans lequel il pourrait « cultiver à la fois la tête et les jambes ». voir Christian Simenc, « La modernité selon Charlotte Perriand ». AD Magazine, 19 décembre 2019.
273 Gallimard, 2006 (réédition de 1994), p. 213-359.
Luce Girard, « Faire-la-cuisine ». Partie 2 de L’invention du quotidien, Vol. 2 Habiter, cuisiner. Collection Folio Essais (n°238)

Chapitre 6 : Asservissement
Dans le code de déontologie de l’architecte publié en 1895 – connu sous le nom de Code Guadet – , le mot « cuisine » est défini à travers des modèles de grandes habitations ; l’auteur considérant que les habitations des autres classes sociales ne possèdent pas vraiment de cuisine . Le terme 274 « cuisine » serait donc « un terme général qui exprime tout un ensemble; c'est en ce sens qu'on disait autrefois “les cuisines”. Et lors même que votre programme vous dit simplement “une cuisine”, vous ne lui donnez pas satisfaction par une pièce unique, si grande soit-elle il vous faut penser qu'on désigne par là tout le service de la bouche qui dans les maisons riches, est très compliqué ». En fait, ce n’étaient pas les cuisines qui étaient démonstratives du rang, mais plutôt, le nombre des pièces dans lesquelles les plats étaient préparés.
L’élan du mouvement hygiéniste qui a suivi serait alors venu homogénéiser les cuisines et estomper la signification sociale qu’elles représentaient . Ainsi, depuis le XXème siècle, la cuisine ne serait 275 plus « un véritable service » . Pourtant, lorsque l’on s’intéresse aux pages dédiées aux Cuisines 276 dans le Neufert, on remarque qu’elles ne faisaient pas partie des Pièces de la maison dans les premières publications françaises. Tout d’abord intitulée Locaux de services, puis, Pièces de service, cette partie distincte témoigne d’une certaine répartition des pièces qui n’est pas présente dans les éditions internationales En France, il a donc fallut attendre les éditions du XXIème 277 siècle pour voir les pages Cuisines intégrer les Pièces d’habitation. Or, les dessins représentés sont restés quasiment intactes, employant toujours exclusivement des personnages féminins pour mettre en scène les anciennes Pièces de service.
En France, les habitations du XVIIIème et XIXème siècle s’établissaient selon les statuts sociaux de celles.eux qui les occupaient: 274 Selon Guadet, « On dit "la maison" d'un bourgeois, l‘"hôtel" d'un grand, le "palais" d'un prince ou d'un roi. ». Dès le début du chapitre Les cuisines, il affirme que, dans certaines maisons de campagne, il y a encore la salle : « Ce n’est pas une cuisine, car c’est autre chose aussi: on y mange, on y couche même, on y fait toute, mais c’est une salle où l’on fait la cuisine. ». voir Julien-Azaïs Guadet, Code des devoirs professionnels de l'architecte présenté au nom de la Société Centrale des Architectes Français, L'Architecture, n° 33, 17 août 1895.
275 sources ». Ecole d’architecture de Paris-Villemin, 1985.
Monique Eleb-Vidal et Anne Debarre-Blanchard. « Architecture domestique et mentalités. Réflexions sur les méthodes et les
Ibid. 276
277
N’ayant pas accès à toutes les éditions françaises, il s’agit ici de considérer 3 dates clés depuis la première publication en 1950 :
1996 (Locaux annexes ; Locaux de service ; Pièces de la maison) ; 2002 (Pièces de service ; Pièces principales) ; 2010 (Pièces d’habitation). Concernant les éditions internationales, dès la première publication en 1971, toutes les pièces étaient rassemblées dans une grande partie nommée Houses ou Rooms.
Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
En contre-poids au premier postulat, l’historienne Anne Martin-Fugier démontre dans un livre publié en 1979 qu’il y aurait une certaine continuité entre le modèle de servitude admis à la fin du 278 XIXème siècle en France et le modèle de la famille nucléaire qui s’est imposé à l’entre-deux guerres. En analysant la domesticité féminine à Paris dans les années 1900, elle évoque la nostalgie ambiante dans la société française à cette période vis-à-vis de l’Ancien Régime, perçu comme « un paradis perdu où régnait l’harmonie entre les maîtres et serviteurs » . Au cours du siècle 279 précédent, la domesticité nombreuse – toujours mixte, mais déjà féminisée – avait laissé place à un modèle d’habitation qui reposait sur l’emploi d’une unique personne – en l’occurence une domestique : la bonne à tout faire. Au début du XXème siècle, La place des bonnes se voyait remise en question, et consécutivement, l’image de la parfaite ménagère apparaissait.
L’autrice approche cette transition principalement depuis la presse et la littérature. En effet, à l’aube de la Première Guerre mondiale, dans le Journal des gens de maison , les femmes étaient appelées 280 à prendre des cours dans les école ménagères, répartis entre les cours pour les « maîtresses de maison » et les cours pour les servantes. Cette volonté d’instruction se rattachait ouvertement à certaines revendications féministes, mais ne venait pas pour autant questionner la condition domestique ; en réalité, « La femme dont on parle, celle qu’il faut instruire, c’est la femme bourgeoise ou la femme de l’ouvrier. La femme au foyer, pas la servante. » . 281
Dans un sens, on peut retrouver cette dimension équivoque dans certains discours féministes de la seconde vague en France, après que la famille nucléaire se soit normalisée depuis plusieurs décennies. Appuyé notamment par les écrits de la philosophe Simone de Beauvoir, le mouvement mettait cette fois-ci en évidence les normes de genre en tant que constructions sociales – « On ne naît pas femme, on le devient » . Mais, tel que l’affirme Manon Garcia, la théorie beauvoirienne, 282 comme de nombreuses autres théories féministes du XXème siècle, étudiait l’aliénation de la femme en tant que représentation sociale normative de son époque, c’est-à-dire, une femme nécessairement blanche, chrétienne, bourgeoise : une typique femme au foyer 283 Or, si la ménagère est issue du modèle de la bonne à tout faire, l’assignation genrée au travail domestique serait liée avant tout à une relation d’asservissement. Dès lors, les cuisines ne sont-elles plus des Pièces de service ?
278
279
280
281
282
283
Anne Martin-Fugier, La place des bonnes : La domesticité féminine à Paris en 1900. Editions Grasset & Fasquelle, 1979.
Ibid. Avant-propos.
Journal mensuel de « La chambre syndicale ouvrière » fondée en 1886 par Gaston Picard.
Anne Martin-Fugier, La place des bonnes : La domesticité féminine à Paris en 1900. Editions Grasset & Fasquelle, 1979.
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. II, Paris, Gallimard, 1949, p. 176.
Manon Garcia, op. cit., p. 178.

Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
La bonne à tout faire : une tautologie ?
En 1905, La Semaine de Suzette, un hebdomadaire destiné « aux fillettes et aux jeunes filles de familles aisées » , introduisait un des premiers personnages de bandes dessinées françaises, 284 dessiné par Joseph Porphyre Pinchon : Bécassine. À partir de 1913, la BD a été publiée en albums –25 chaque année – jusqu’en 1939. Il s’agissait d’illustrer les péripéties d’une jeune bretonne, de son vrai nom Annaïk Labornez, qui était venue à Paris pour être domestique d’une famille noble . 285 Dans l’Hotel du Boulevard Saint-Germain, Bécassine est la gouvernante parmi les autres domestiques – Hilarion le maître d’hôtel, Marie la cuisinière, Mariette la femme de chambre, Cyprien le chauffeur, le chef cuisinier et les concierges de l’hôtel.
Même si c’était le mode de vie d’une certaine catégorie de la population qui était dépeint à travers ses aventures, ce code de noblesse était déjà devenu minoritaire lors des publications. Comme le définissait le classement de Cusenier , le nombre de domestiques était un marqueur 286 social des habitations au XIXème siècle. Seulement pour le « Service à la bouche », une Maison de Prince engageait au minimum « 1 chef de cuisine, 3 aides de cuisine, 1 cuisinière, 1 fille de cuisine » ; tandis que les familles bourgeoises aisées possédaient en général 3 domestiques pour tout, dont 1 cuisinière. La division genrée des tâches était d’autant plus accentuée dans les longues listes de domestiques, valorisant toujours les tâches attribuées aux hommes – qui coûtaient, d’ailleurs, plus cher que les femmes. Ainsi, pour les familles petites-bourgeoises, se faire servir permettait de s’élever socialement au dessus des classes prolétaires, mais, au vu de leurs moyens, elles ne pouvaient engager qu’une seule personne qui additionnerait tous ses rôles – d’où l’appellation bonne à tout faire, déjà banalisée à la fin du siècle.
Plus tard, dans les années 1900, on parle d’une « crise de la domesticité ». Le 8 Septembre 1908, le Journal de gens de maison déclarait « les bonnes à tout faire s’enlèvent comme du pain chaud, le 287 syndicat n’en fournit pas le dixième de ce qui lui est demandé ». Or, Anne Martin-Fugier démontre dans son ouvrage que la baisse des effectifs était tout d’abord une conséquence d’un dénombrement différent. Historiquement il y avait aussi des « domestiques rattachés à une exploitation agricole », alors qu’à partir de 1896, la profession s’était réduite aux « domestiques rattachés à la personne ». Progressivement, « domestique » rimait avec « intérieur ». La manière dont on les logeait en ville témoigne, d’autant plus, de cette convergence. Telle l’ombre de leurs maîtres, on les plaçait soit dans l’appartement principal – dans un débarras, sans coin intime : la « place perdue » du logement – ; soit au dernier étage des immeubles – le 5ème, 6ème ou 7ème : sous les combles. Toujours existant à Paris dans les immeubles haussmanniens, ce dernier étage communiquait avec le rez-de-chaussée par l’escalier de service qui desservait aussi les cuisines. Aucune considération n’était accordée aux cuisines : elles n’étaient pas des pièces mais « des sortes d'appendices qu'on cache, qu'on veut ignorer » . De par leur exiguïté et leur manque 288
284 la BD, Paris, Larousse, 2010.
Il a été publié du 2 Février 1905 au 25 août 1960. voir Patrick Gaumer, « Semaine de Suzette, La », dans Dictionnaire mondial de
285 servante de ferme. « Monter à Paris » était un moyen pour une jeune femme de quitter la campagne et d’être indépendante. Cette idéalisation de Paris n’était pas partagée par les parisiennes, qui s’orientaient très rarement vers cette profession (environ 8% de domestiques originaires de la capitale d’après le recensement de 1901). voir Anne Martin-Fugier, op. cit. Introduction. Chapitre I : « Monter à Paris ».
286
287
Au XIXème siècle, travailler dans un grande ville en tant que domestique pour une famille aisée restait plus attrayant que d’être
Marcel Cusenier, les Domestiques en France, Paris, 1912.
Journal des gens de maison, organe mensuel de la Chambre syndicale ouvrière des gens de maison créée en 1886.
Anne Martin-Fugier, op. cit. Première partie. Chapitre III : « Les tâches » « Dans certaines provinces, on appelle « souillardes »
288 les réduits où les bonnes lavent la vaisselle, nom affreusement évocateur, qui donne une idée de l'estime où l'on tient le lieu de la bonne ».
Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
d’aération, ces pièces constituaient de véritables espaces à risques pour la santé. Lorsqu’elles étaient pourvues de fenêtres, celles-ci donnaient sur la courette intérieure, faisant remonter tout l’air vicié jusqu’au dernier étage, tel un égout. En fait, les espaces réservés aux domestiques concentraient tout ce qu’il y avait de plus méprisable dans l’habitat ; une répartition qu’Émile Zola décrivait en tant que symbole de hiérarchie morale . D’autre part, on peut également y voir l’application d’une 289 ségrégation socio-spatiale caractéristique des idéaux de Haussman : préserver le centre riche en 290 reléguant les pauvres aux extrémités, autant à l’échelle de la ville qu’à celle de l’immeuble.
Anne Martin-Fugier, op. cit. Première partie. Chapitre IV : « Le logement ». « Dans Pot-Bouille, Zola oppose les deux faces d'un
289 immeuble bourgeois : l'endroit, domaine des maîtres, le grand escalier solennel, silencieux, chauffé, qui sent le luxe et la moralité ; l'envers, domaine des bonnes, l'escalier de service et la cour sur laquelle s'ouvrent les cuisines, répugnants et remplis de mots orduriers. ».

290
Jean-Marie Huriot, « Haussmann, de la modernité à la révolution », Métropolitiques, 15 février 2013 [en ligne].
90
Coupe transversale d’un immeuble haussmannien, 1885, dans La Nature : revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrieCuisiner : une question de genre ? Asservissement
Bien que les préceptes hygiénistes se soient intéressés à l’insalubrité de ces espaces de service à la fin du siècle, les conditions des « domestiques rattachés à la personne » n’étaient toujours pas couvertes par une protection sociale ; en particulier pour la bonne à tout faire car il n’y avait même pas de code régissant la condition de l’emploi d’une seule personne en tant que domestique. Pourtant, le modèle familial de la petite bourgeoisie étant de plus en plus commun, les demandes d’emploi d’une bonne avaient augmenté considérablement – provoquant, d’ailleurs, en partie, la « crise de la bonne à tout faire ». En effet, à la fin du XIXème siècle, domestique-service-féminin résonnait déjà comme un tautologie.
Au final, les histoires de Bécassine renvoyaient déjà à « un code ancien, un code d'un autre âge, un code de noblesse » qui continuait à faire rêver les familles petites-bourgeoises au XXème siècle.
291
Même s’il s’agit d’une bande dessinée, l’influence de cette oeuvre se rapproche de celle des « manuels pour maîtresses de maison » qui émergeaient dans la seconde moitié du XIXème siècle. En réalité, ces ouvrages n’étaient pas lus par les maîtresses de maison en question – leur rôle étant considéré comme naturel – mais par les lectrices petites-bourgeoises qui s’en servaient pour appliquer cette autorité dans leur foyer. C’est ainsi qu’elles venaient faire converger toutes leurs attentes disciplinaires sur une seule domestique. Issue de l’imaginaire bourgeois, la représentation de la bonne à tout faire se calquait sur le personnage inconditionnellement dévoué de Bécassine, qui, dans uns sens, a entretenu ce mythe toute la première moitié du XXème siècle.
Maitre-serviteur : un code pas si Ancien
Dans les années 1900, le public de la presse enfantine s’élargissait en France. La Semaine de Suzette serait paru en réaction à ce succès, considéré « immoral » pour les éditions catholiques . Le 292 personnage de Bécassine venait illustrer la nostalgie des classes aisées pour des valeurs qui reposent sur une certaine moralité chrétienne et patriotique – elle sert la Marquise de Grand Air toute sa vie, et avec fierté. Les quelques fois où elle fait référence à sa région natale, la condition paysanne qu’elle décrit met en avant la reconnaissance qu’elle a envers ses supérieurs de l’avoir intégrée à leur existence. Ce respect de la répartition des rôles sociaux – que Anne Martin-Fugier qualifie de « vernis social » – aurait été particulièrement manifeste chez les bonnes : elles tenaient à ce que les codes soit respectés. D’ailleurs, s’il y avait des syndicats pour les gens de maison depuis la fin du XIXème siècle , elles n’en faisaient, en grande majorité, pas partie. 293
Pourtant, on estimait que, contrairement à d’autres travailleurs·euses, les bonnes avaient des horaires presque illimitées ; en témoigne « Les commandements de la bonne à tout faire » . Cet 294 295 emploi du temps établit douze étapes de la journée d’une bonne, de 6h du matin à une heure indéterminée le soir – elle ne peut dormir qu’une fois que le dîner a été servi et que les comptes ont été faits. Présenté sous un ton humoristique comme un « pastiche des Commandements de
291
292
Anne Martin-Fugier, op. cit. Deuxième partie. Chapitre I : « Marthe/Marie-Madeleine »
Marielle de Miribel, « Bécassine: étude d’une des premières bande dessinée ». ENSB, 1979, p. 2.
« La chambre syndicale ouvrière » (1886) était le premier syndicat des gens de maison. Après celui-ci les syndicats se
293 multiplièrent, introduisant certains bulletins syndicaux influents: « Le Serviteur » (1905) ; « Le Moniteur des gens de maison » (1902) ; « Le Réveil des gens de maison » (1906). voir Nicole Vidal, Fleur d’ajonc: une histoire de petite bonne. Editions de l’Atelier, 1990.
Anne Martin-Fugier, op. cit. Première partie. Chapitre III : « Les tâches ». « “Quel est l'homme qui voudrait fournir une pareille
294 journée de travail ?”, demande Mme Vincent, dans son rapport au XXe Congrès de la Société d'économie sociale, en mai 1901, sur le travail des bonnes. La durée de ce travail n'est “jamais inférieure à quinze ou dix-huit heures par jour”, ce qui est accablant pour des jeunes filles qui ont, en général, de dix-huit à vingt-cinq ans ».
295
Emploi du temps écrit par Gaston Picard dans le Journal des gens de maison du 8 avril 1899.
Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
Dieu » , il met toutefois en évidence les quatre qualités requises pour être une parfaite bonne à 296 tout faire : rapide, propre, scrupuleuse et mesurée.
Des emplois du temps beaucoup plus précis et chargés étaient consultables dans la littérature pratique à l’usage des maîtres et de leurs domestiques. Vers la fin du XIXème siècle, ils s’adressaient plus spécifiquement à la bonne. La précision des horaires et la répétition incessante devait s’intégrer à son corps jusqu’à ce qu’elle soit entièrement programmée. À travers ces manuels, il ne s’agissait pas de quadriller uniquement ses journées, mais aussi, ses semaines, ses mois et ses années : en bref, son existence. 297
La position d’une bonne se distingue des autres domestiques car elle renvoie explicitement à une relation de servitude ancienne. En fait, à une échelle plus large, le statut des domestiques n’aurait pas évolué de la même manière que celui des autres travailleurs·euses. Même après que Les Lumières se soient insurgés au XVIIIème siècle contre certaines formes de travail forcé –interdisant la domesticité à vie –, les domestiques conservaient le statut le plus lié aux maîtres . 298
Cette relation peut être appréhendée plus généralement par la limite mouvante entre travail libre et travail contraint entre le XVIIIème et XIXème siècle ; un sujet auquel l’historien Alessandro Stanziani a consacré un livre en 2020. Ce dernier démontre tout le long de son ouvrage qu’il n’y aurait pas de réelle opposition entre l’Ancien monde du travail forcé en Occident et le Nouveau monde du travail libre caractérisant l’Europe bourgeoise, démocratique et industrialisée.
D’après l’auteur, la persistance de la spécificité du statut des domestiques après la Révolution est liée à la nature de leur contrat d’engagement. Celui-ci ne pouvait presque pas être rompu, seul le maître décidait de son bon vouloir s’il le ou la renvoyait. Le terme « domestique » restait très générique, il ne définissait pas le type de travaux que la personne effectue mais bien la relation d’asservissement qu’elle entretenait avec son maître : elle « doit tout son temps au maître et pour tous les travaux commandés » . 299
En France, les domestiques faisaient partis de la main-d’oeuvre agricole avant comme après la Révolution française, tout comme les personnes qui travaillaient au jour ou à la tâche. Autant les hommes que les femmes pouvaient être domestiques mais la répartition des tâches s’inscrivaient quand même dans une hiérarchie : « les domestiques chargés des tâches d’encadrement et d’organisation – majoritairement des hommes – sont distingués de celles et ceux qui exécutent de simples tâches manuelles » . Cependant, la disparité sphère publique/sphère privée s'est affirmée 300 avec la Révolution française, faisant de l’espace public l’unique espace politique. Cette dépolitisation de l’espace privé aurait marqué la dévaluation des emplois de domestiques, conduisant à leur large féminisation . 301
296
Anne Martin-Fugier, op. cit. Première partie. Chapitre III : « Les tâches »
Ibid. 297
Alessandro Stanziani, « “Travail libre” au 18ème et 19ème siècle ». Dans Les métamorphoses du travail contraint : une histoire 298 globale (XVIIIe-XIXe siècles). Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2020.
Ibid. « La spécificité du statut de domestique par rapport aux autres salariés agricoles tient à la nature du contrat qui énonce le 299 contenu de l’engagement, presque toujours tacite, mais accepté de part et d’autre et qui ne peut être rompu “sans les motifs les plus graves”»
Caroline Ibos, « Travail domestique/domesticité ». Dans Encyclopédie critique du genre : Corps, sexualité, rapports sociaux. La
Découverte, 2016.
Ibid, p. 1687. Caroline Ibos émet ce constat depuis les recherches de Leonore Davidoff et Catherine Hall publiées en 1987.
Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
La spécificité de la condition des domestiques, qui se constate toujours au début du XXème siècle, repose à la fois sur l’engagement inconditionnel qu’impliquait la servitude lors de l’Ancien régime, et sur la dévaluation progressive de ces emplois. Le statut des bonnes en particulier, étant chargées de tout faire, manifeste la persistance de cette relation maître-serviteur presque seigneuriale : tels que le dos courbé et l’absence de bouche de Bécassine le montrent , elle doit allégance à la 302 Marquise, elle est à sa merci.
La Marquise, à laquelle la jaune bretonne se dévoue entièrement, pourrait finalement s’apparenter au maître du code ancien. Leur relation témoigne d’un rapport asymétrique qui s’est déployé au sein de la sphère privée après que les femmes, de toutes classes sociales, avaient été exclues du champ politique. Si la Marquise peut être considérée comme la maîtresse de Bécassine, elle n’est, en revanche, pas assimilable au modèle de la maîtresse de maison qui se développait en France à ce même moment à travers les manuels pratiques.
Anne Martin-Fugier soulève cette évolution en comparant deux emplois du temps type d’une bonne à tout faire, rédigés à des périodes différentes : l’un en 1896 , l’autre en 1927 . On constate, tout 303 304 d’abord, que le premier est plus chargé que l’autre, et aussi, plus détaillé. Celui de l’entre-deux guerres a logiquement fait disparaître certains actes devenus obsolètes dans les foyers moyens –« [monter] du bois et du charbon » –, et a laissé place à d’autres notions : « se repose », « promenade ».
Tiré d’un ouvrage écrit par Augusta Moll-Weiss, le deuxième programme témoigne d’une volonté plus globale dans la société française au début du siècle de « décharger » les bonnes. Pour autant, si l’idée que les appareils ménagers viendraient alléger leurs corvées était énoncée, l’accent se mettait de plus en plus sur la responsabilité de la maîtresse de maison : elle doit prendre en charge les achats et les enfants, et simplifier le service quotidien . L’autrice soutenait notamment la nécessité 305 d’institutionnaliser un enseignement ménager pour préparer les jeunes filles à leur « double rôle de
302 processus de simplification l’aurait conduit à l’effacer.
Marielle de Miribel, op. cit., p. 26-27. Joseph Porphyre Pinchon aurait tracé une petite bouche dans ses premiers dessins, mais le
303
304
Manuel des bons domestiques. Droits et Devoirs Paris, 1896.

Les gens de maison, Augusta Moll-Weis, Librairie Octave Doin, 1927.
Anne Martin-Fugier, op. cit. 305
Bécassine et sa patronne, la marquise de Grand’Air. Extrait de Bécassine met une lettre à la poste © Gautier-LanguereauCuisiner : une question de genre ? Asservissement
maîtresse de maison et mère » – ses travaux ont d’ailleurs influencé ceux de Paulette Bernège 306 307 (Cf infra chapitre 2). En 1925, Moll-Weiss publiait un livre intitulé Madame et sa bonne dans lequel elle expliquait « Comment former une bonne à tout faire en s’éduquant soi-même » . La discipline 308 qui était demandée à la bonne était maintenue, mais désormais, elle se propageait sur l’épouse : « en disciplinant, se discipliner »309
Madame et sa bonne : de l’imaginaire bourgeois à l’imaginaire colonial
Auparavant, la relation maître-serviteur était marquée au sein même de la sphère privée – les domestiques étant compris dans la cellule familiale. C’est pourquoi, le terme « ménage » ne renvoyait pas directement aux tâches d’entretien, comme aujourd’hui, mais à la gestion de cette cellule aussi bien en terme de revenus et de biens – on parlait de « tenir un ménage » ou de « soins du ménage ». Or, à partir de l’entre-deux guerre, l’épouse bourgeoise héritait de la discipline de la bonne à tout faire – devenant alors la bonne de son mari –, tandis que la bonne accédait progressivement à un statut de travailleuse – passant du « service à gages [au] service à la tâche » . On comprend alors que l’introduction du modèle de la maîtresse de maison ne venait pas 310 véritablement remplacer la bonne à tout faire ; elle venait, en réalité, restructurer les relations au sein des logements.
Utilisée par la suite, l’appellation « femme de ménage » – bien qu’elle soit moins méprisante que « bonne à tout faire » – venait réaffirmer, cette fois-ci dans un cadre professionnel, la tautologie qui s’est établie les siècles précédents : seule une femme peut (doit) « faire du ménage ». En s’articulant dans la sphère privée et dans la sphère publique, sous des formes plus ou moins explicites, la servitude, jusque-là accessible uniquement à certaines catégories sociales, se normalisait.
À partir de 1904, ses idées se concrétisent avec l’ouverture de l’Ecole des mères à Paris. « Elle désire organiser un véritable centre
306 d’enseignement et de recherches en sciences domestiques et maternelles et offrir à ses futurs élèves la capacité d’optimiser leurs compétences dites ‘naturelles’ en leur proposant un cursus très vaste. ». voir Sandrine Roll, « “Ni bas-bleu, ni pot-au-feu” : la conception de “la” femme selon Augusta Moll-Weiss (France, tournant des XIXe-XXe siècles) », Genre & Histoire, 5, Automne 2009 [en ligne].
307 dans les années 1930 et 1940 ». Travail, genre et sociétés N° 13, no 1 (2005), p. 139-157.

Jackie Clarke, « L’ organisation ménagère comme pédagogie: Paulette Bernège et la formation d’une nouvelle classe moyenne
308
309
Augusta Moll-Weiss, Madame et sa bonne : comment former une bonne à tout faire en s’éduquant soi-même, Albin Michel, 1925.
Anne Martin-Fugier, op. cit.
Anne Martin-Fugier, op. cit. Conclusion. Chapitre « La Ménagère ». « La thèse du remplacement progressif de la bonne par la
310 femme de ménage, qui paraît banale aujourd'hui, était développée par certains un peu comme s'il n'y croyaient pas, comme si cette évolution était destinée à rester dans le monde de l’utopie. »
Paulette Bernège, De La Méthode Ménagère. 1ère éd. Paris, 1928.Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
Publié en 1968, le livre Conchita et vous se présente comme un « Manuel Pratique à l’usage des personnes employant des domestiques espagnoles » . Il s’inscrit ouvertement dans la continuité du 311 rapport asymétrique entre Madame et sa bonne que Moll-Weiss établissait au début du siècle. Cet ouvrage témoigne de l’évolution, depuis les Trente Glorieuses, du stéréotype de la bonne qu'incarnait Bécassine la paysanne bretonne vers l’image d’une femme immigrée espagnole . Ce 312 passage met en évidence le lien qui s’est affirmé entre migration féminine et domesticité dans les années 1960 ; une période où un plus grand nombre de femmes françaises – du moins, métropolitaines – accédaient à une vie professionnelle – hors usine . La répartition égale des 313 tâches ménagères avec les hommes n’entrant quasiment pas dans le débat, il s’agissait pour les femmes qui le pouvaient de déléguer certaines tâches domestiques à d’autres femmes, en l’occurence de classes plus précaires.

Solange Fasquelle, Conchita et vous : Manuel Pratique à l’usage des personnes employant des domestiques espagnoles. Albin 311 Michel, 1968.
Dans la période suivant la Seconde Guerre mondiale, un courant migratoire composé de femmes espagnoles s’est développé en 312 France. « la majorité d’entre elles, qu’elles soient parties seules, en couple, ou pour rejoindre leur épouse, le fit dans le secteur du service domestique et des soins aux personnes (bonne à tout faire, concierge, femme de ménage, etc). ». voir Laura Oso Casas, Nicole Lillo Marquès, Vicente Lillo Marqués, « Bonnes et concierges espagnoles à Paris : immigration et rapports de domination de classe dans le secteur professionnel du service domestique », Dans Exils et migrations ibériques au XXème siècle, n°2, 2006. Espagnols et Portugais en France au XXe siècle. Travail et politiques migratoires. p. 241-269.
Dans les années 60, en France métropolitaine, une main-d’œuvre féminine était appelée à « remplir les postes de catégorie C dans
la fonction publique – hôpitaux, crèches, hospices, maternelles. » voir Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, 2019, p. 102.

Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
Même si cette dynamique était déjà manifeste le siècle précédent, elle prenait une autre dimension avec le contexte post-colonial . En France, entre 1965 et 1983, un centre de « préformation 314 ménagère » à Crouy-sur-Ourq formait des femmes réunionnaises et antillaises à devenir des « employées de maison ». Elles étaient toutes venues dans l’hexagone dans le cadre du Bureau des migrations intéressants les départements d’Outre-mer (BUMIDOM). Comme que le montrent les recherches de Myriam Paris , ces femmes avaient l’obligation, dès leur arrivée, d’assister aux 315 cours de cuisine française et de ménage, régis par un emploi du temps très stricte. Le samedi aprèsmidi, des « familles honorables » étaient invitées à venir choisir la jeune femme qu’elles allaient employer.

Un article du journal Combat réunionnais révélaient en 1972 leur condition de placement, soulevant l’orientation contrainte et genrée des femmes ultramarines vers des « métiers de service » – là où les hommes étaient orientés vers des métiers du bâtiment – : « Les promesses faites à La Réunion se sont envolées en fumée. D’aide-soignantes, places promises, elles se retrouvent… femmes de service, à longueur de journée, trainées plus bas que terre, sous le regard malveillant de quelques “chefftaines” pour un maigre salaire » . Les militantes de l’Union générale des travailleurs 316 réunionnais en France (UGTFR) y voyaient, premièrement, une stratégie de l’état pour contrer la mobilisation des employées espagnoles qui se battaient pour obtenir des salaires convenables – la brochure donnée aux familles métropolitaines vantaient aisément le coût plus bas des travailleuses ultramarines. De plus, elles évoquaient les stéréotypes racistes qui leur étaient assignés ; des stéréotypes explicitement issus de l’esclavage colonial – une domestique noire, robuste, joviale, mais aussi, qui aurait une « disposition à servir »317
Exceptée l’indépendance de Haïti le 1er Janvier 1804, la période de « décolonisation » des territoires français colonisés a débuté
314 pendant la Seconde Guerre Mondiale et s’est étendue jusqu’à 1962 (Indépendance de l’Algérie le 5 Juillet 1962). Le terme d’ « empire colonial » a été remplacé par celui d’ « union française » à partir de 1946, faisait de certaines anciennes colonies des départements et territoires français, appelés « départements et territoires d’outre-mer » (DOM-TOM). voir Charles-Robert Ageron, « DÉCOLONISATION », Encyclopædia Universalis [en ligne].
315 colonial à La Réunion ». Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2018.
Myriam Paris, « “Nous qui versons la vie goutte à goutte”. Féminismes et économie reproductive : une socio-histoire du pouvoir
316 [cité par Myriam Paris, op. cit.]
« Six Réunionnaises en colère font céder Gonthier le négrier de Villeurbanne », Combat réunionnais, n°3, mai-juin, 1972, p. 3
317 (France, années 1960-1970) ». Amphithéâtre Maurice Halbwachs - Marcelin Berthelot, 14 décembre 2020.
Myriam Paris, « Le BUMIDOM : une politique migratoire française au prisme des contestations d’émigrées réunionnaises
.Image extraite du film La Noire de... , réalisé par Ousmane Sembène, 1966.Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
Tel que le démontre l’historien Alessandro Stanziani, « sphère du travail libre et sphère du travail forcé se croisent, se superposent parfois et, le plus souvent, se répondent mutuellement » . Outre 318 les rapports de genre et de classes qui prédominaient dans la domesticité en France hexagonale pendant les siècles précédents, le rapport de race dégagé par ces témoignages vient superposer la dimension historiquement coercitive de l’esclavage colonial, renforçant d’autant plus l’asymétrie de la relation entre Madame et sa bonne. Cette intersection est parfaitement résumée dans le courtmétrage de Ousmane Sembène diffusé en 1966 , qui montre la condition d’une femme sénégalaise 319 engagée initialement comme nourrice par un couple français, mais qui devient rapidement leur bonne à tout faire. À travers ces images, on peut voir que l’aliénation du travail domestique se mêle à l’exotisation et la déshumanisation de son corps ; la jeune femme est constamment infantilisée, le couple fait de multiples remarques à connotation raciste, évoquant une fénéantise « naturelle ». À la fin, sa seule issue a été de se suicider dans la salle de bain. Si la « disposition à servir » est instrumentalisée dans les différents stéréotypes de la bonne à tout faire qui se sont succédés, ce film montre la façon dont ce stéréotype, lorsqu’il est attribué à une femme noire, fait converger l’imaginaire bourgeois et l’imaginaire colonial pour appuyer l’altérité de son corps.
Le travail (de la) domestique
Dans Surveiller et Punir, Foucault définit la domesticité comme un « rapport de domination constant, global, massif, non analytique, illimité et établi sous la forme de la volonté singulière du maître, son ‘caprice’ » . L’évolution de la domesticité au XXème siècle montre que ce rapport de 320 domination est maintenu à travers l’asymétrie des relations sociales, qu’elle résulte de rapport de genre et/ou de classe et/ou de race. À travers la littérature pratique et les formations ménagères on peut constater que, comme le mentionne Foucault, « La forme de la domesticité se mêle à un transfert de connaissance » . Dès lors, le caractère négatif du travail ménager, comme le définit
321 Manon Garcia à partir de la théorie beauvoirienne (Cf infra chapitre 4), dépasse la reconnaissance économique.
Dans ce sens, les recherches de l’anthropologue David Graeber proposent d’appréhender ces enjeux, plus largement, par ce qui définit la valeur du travail. Il s’agirait de considérer la valeur du travail, non plus depuis la fabrication, mais depuis l’entretien et le soin. Il désigne le travail du care comme « le travail dont l’objectif est de maintenir ou augmenter la liberté d’une autre personne » . Selon ce raisonnement, la dévaluation du travail domestique serait liée à une 322 dévaluation plus globale de tout travail qui consiste à « prendre soin des autres humains, des plantes ou des animaux » . Cette notion de care avait déjà été reliée, dans certaines théories féministes 323 américaines et européennes des années 70-80 , à la socialisation genrée des individus – 324 l’éducation à la féminité permettrait d’orienter les femmes vers des métiers nécessitant attention et
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321
Alessandro Stanziani. op. cit.
Ousmane Sembène, La Noire de..., 1966.
Michel Foucault, Surveiller et punir : Naissance de la prison. Gallimard, 1975, p. 139.
Ibid. p. 158.
322 Lindgaard. Mediapart, 16 avril 2018.
David Graeber dans « David Graeber : “Il faut ré-imaginer la classe ouvrière” ». Entretien réalisé par Joseph Confavreux et Jade
Ibid. 323
324 care et politique publiques, mais aussi, plus récemment, la relation entre care, racisme et mondialisation, et la relation entre care, masculinités, handicap et sexualités. Francesca Scrinzi, « Care ». Dans Encyclopédie critique du genre : Corps, sexualité, rapports sociaux. La Découverte, 2016, p. 250-275.
Francesca Scrinzi dégage plusieurs approches majeurs du care : le care en tant que travail, le care en tant qu’éthique, le lien entre
Cuisiner : une question de genre ? Asservissement
empathie : des métiers de soin. Apportant un autre regard à cette théorie, les études des féministes noires américaines ont mis en évidence la polarisation, au sein même de ces emplois, entre un travail de soin plus émotionnel – car engageant un contact avec des personnes – et un « sale boulot », assigné plus facilement aux femmes racisées. Cette dimension apparaît justement à travers les témoignages des employées réunionnaises : si on les employait dans les hôpitaux ce n’était 325 pas pour être infirmières comme les autres femmes métropolitaines, tel qu’elles l’aspiraient, mais en tant que « fille de salle » – en charge principalement du ménage et de la distribution de repas. 326
En fait, de « domestique » à « service à la personne », de « femme de ménage » à « technicienne de surface », la condition asservissante de la bonne à tout faire semble s’être propagée dans la sphère publique au cours du XXème siècle à travers des emplois d’entretien ; maintenant sa dévaluation et sa féminisation.
Dans la sphère privée, le déploiement de la modernité a permis de penser le travail domestique, non plus en tant que relation entre les corps, mais en tant que condition préalable à l’équilibre d’un habitat sain et hygiénique. Or, comme le mentionnaient les militantes réunionnaises, le terme de « sale boulot » fait aussi référence au contact permanent de leur corps avec la saleté ; une condition qui assure le bien-être de corps autres que le leur. L’opposition sale/propre, manifeste architecturalement au sein du modèle de l’immeuble haussmanien, ne se réduirait pas à une dimension spatiale : en s’alliant à la gestion disciplinaire du temps, les dispositifs architecturaux définissent les corps de service qui permettent à d’autres corps de vivre.
Ce rapport asymétrique n’est plus évoqué explicitement dans les réalisations Modernes ; alors même que des codes similaires de répartition et d’invisibilisation régissent leur architecture, et notamment celle des villas : les pièces de service, la double circulation, mais aussi, certains dispositifs tels que le monte-plat – qui deviendra plus couramment le passe-plat, véritable allié de la ménagère moderne (Cf supra chapitre 7).
La persistance de la distinction Pièces de service/Pièces d’habitation dans les éditions françaises du Neufert tout le long du XXème siècle témoignerait, en fait, du processus de normalisation de la servitude au sein des foyers. On peut alors comprendre que les tâches répétitives et quotidiennes sur lesquelles repose la rationalisation des cuisines modernes sont des tâches d’entretien de surface, certes, mais aussi, d’entretien de corps : cuisiner serait une forme de soin, et le soin reste un service qui n’est pas épargné par toute dimension coercitive.
Myriam Paris, op. cit. « Aide-comptable, puéricultrice, travailleur familiale, infirmière, aide-soignante, ce sont les emploi promis
aux jeunes filles pour les inciter à quitter leur pays. Dans le meilleur des cas, après un séjour à Crouy-sur-Ourq, elles deviennent filles de salle pour y accomplir les tâches les plus pénibles et les moins payées. Mais souvent le BUMIDOM cède aux sollicitation des “familles honorables” et les Réunionnaises se retrouvent bonnes à tout faire chez les gens riches. Sans défense, isolées, elles sont maltraitées et surexploitées pour un salaire de misère. »
« Salariés qui assurent l'hygiène des locaux hospitaliers publics ou privés. Ils participent parfois à la distribution des repas. » voir
la définition de Juritravail, la première base de données des salaires en France.
PARTIE III
LE DÉCOR : UNE MISE À DISTANCE
« Les serpents de la chevelure de Méduse renvoient, selon la modalité patriarcale de l’Olympe (que j’associerai, dans le cadre de notre conversation, à la modernité), à cette propriété serpentine de pétrifier ceux qui la regardent directement dans les yeux : ils sont incapables de lui faire face et de composer avec elle. »327
– Donna HarawayPendant les projets en école d’architecture, il est sans doute arrivé que l’on rajoute « du vert » pour finaliser nos dessins, que l’on expose fièrement des jardins collectifs ou des jardins partagés, ou encore que l’on représente des panneaux photovoltaïques sur les toits sans trop savoir comment ça fonctionne. Si ces initiatives semblent traduire une vision quelque peu naïve, la plupart des étudiant·e·s se mettent d’accord sur le fait que ce n’est qu’en entrant dans la vie professionnelle que l’on ferait face à la réalité du projet. Ce décalage, souvent déploré, en est-il vraiment un ?
Une flopée d’articles sur le greenwashing architectural ont émergé ces dernières années – d’autres milieux étant visés avant celui-ci . Globalement, ce terme accuse la stratégie de communication de 328 certaines entreprises d’affirmer un positionnement écologique pour redorer leur image de marque (faire des revendications injustifiées, exagérer la durabilité ou la protection de l’environnement, etc..). L’ambition des « architectes green » serait inverse : il s’agirait de « créer une civilisation en symbiose avec son environnement » . 329 Facilement critiquable, la première démarche soulève pourtant un point intéressant : dans le même esprit que le « collage » du Neufert, le greenwashing est une manière de verdir les codes de représentations architecturaux sans les altérer. La mise à distance invoquée traduit nettement l’intention de « vendre » un projet. Or cette intention n’est pas si étrangère à la pratique architecturale. Tout projet n’est-il pas une forme de greenwashing ?
Selon Roland Barthes, lorsque le mythe s’empare du sens, il en fait une forme vide. Mais « la forme ne supprime pas le sens » . Tel un véritable décor, elle l’appauvrit, elle l’éloigne : elle le rend 330 impalpable. En étudiant des représentations de cuisines depuis une plus grande échelle, nous tenterons dans cette troisième partie d’approcher l’immense décor qui enveloppe l’ensemble des codifications spatiales introduites auparavant.
Florence Caeymex, Vinciane Despret, et Julia Pieron. « Le rire de Méduse. Entretien avec Donna Haraway ». Dans Habiter leChapitre 7 : Cuisine industrielle
En mai 1952, une publicité française venait mettre en avant une initiative qui allait bouleverser les techniques de l’industrie de la viande : le conditionnement sous cellophane. Dans cette courte séquence, on passe rapidement des images de l’abattoir, depuis lequel les morceaux de viande sont mécaniquement empaquetés, au moment où il sont transportés à 4°C dans un camion isotherme vers les rayons de boucherie de grands magasins parisiens. Comme la publicité la off de la publicité l’affirme, l’enveloppe en cellophane, en évitant toute manipulation de la viande le long de son parcours, garantirait des meilleures conditions d’hygiène jusqu’à son arrivée dans les cuisines des ménagères – en effet, l’annonce s’adresse clairement à Madame la Consommatrice (Cf infra chapitre 2) : « Vous pouvez dès maintenant mesdames, acheter une blanquette ou un pot-au-feu aussi aisément qu’un chapeau ou une paire de bas » . En seulement une minute, cette publicité 331 laisse apparaître, malgré elle, le tournant industriel qui a façonné nos modes de consommation actuels ; aujourd’hui perçus comme problématiques vis-à-vis des enjeux écologiques332
Le nom que l’on donne banalement à ce bout de plastique vient, en réalité, de la marque Cellophane forgée par Jacques E. Branderberger, l’ingénieur chimiste qui a réalisé industriellement la pellicule cellulosique en 1907 . Sa commercialisation pendant les Trente Glorieuses s’inscrit plus largement 333 dans une banalisation des matières plastiques à cette période, consécutive à l’augmentation de
331
Le conditionnement de la viande. Les Actualités Françaises, 1952 [consultable en ligne sur le site de l’INA].
Nathalie Gontard et Hélène Seingier, Plastique, le grand emballement. Stock, 2020. Dans cet ouvrage la chercheuse à l’INRA,
332 Nathalie Gontard, retrace l’histoire des matières plastiques depuis le processus d’extraction pétrolière en passant par la « démocratisation » des polymères, jusque’à l’ensemble des démarches actuelles pour réduire sa production et son utilisation. En effet, « Tous les pays, sans exception, ont succombé aux charmes des polymères plastiques. La production, et donc la consommation, mondiale de matières plastiques sont passées de 2 millions de tonnes en 1950 à 359 millions de tonnes en 2018 – soit plus de 11 tonnes produites par seconde. C’est davantage que la plupart des autres matériaux fabriqués par l’homme. ». voir Chapitre I : « Le génie du plastique nous a emballé ».
333 étaient déployés pour continuer à améliorer l’efficacité du produit à plusieurs niveaux, tels que son imperméabilité. « À partir de 1950, la Société La Cellophane avait déjà commencé à s’intéresser aux nouvelles matières synthétiques et s’était engagée dans de nouvelles fabrications non cellulosiques, à partir de matières premières achetées, pour suivre l’évolution d’un marché de l’emballage en pleine expansion ». voir Jean-Marie Michel, Chapitre « Application films/pellicules: La Cellophane ». Dans Contribution à l’histoire industrielle des polymères en France. Documentations scientifiques de la SCF (Société Chimique de France).
En France, le marché de la pellicule cellulosique s’est développé dans les années 1920. À partir de cette période, des moyens
l’extraction de pétrole . La pellicule cellulosique pouvant se souder d’un coup de fer, cette 334 technique permettait de commercialiser des produits au détail dans les supermarchés ; un intérêt considérable dans un contexte d’après-guerre où les besoins en matières premières avaient été exacerbés.
Le rôle éducatif pris par cette annonce reflète la volonté des industriels, au début de la décennie, d’initier la société française à de nouveaux « savoirs ménagers » afin de démocratiser l’utilisation d’appareils pour effectuer le travail domestique. À travers la presse spécialisée, et notamment les magazines féminins, il ne s’agissait plus seulement de faire découvrir l’innovation et le progrès, comme à l’entre-deux guerres, mais de pousser les français et, surtout, les françaises, à « investir dans [leur] intérieur » . Cet enjeu était particulièrement mis en oeuvre par le Salon des Arts 335 Ménagers juste après la Seconde Guerre mondiale. « Lieu d’exposition, lieu d’éducation, lieu de commercialisation » , le SAM, déjà implanté avant la guerre par l’initiative de Jules Breton et la 336 contribution de Paulette Bernège, devenait, dans les années 1950, « un vaste showroom et un temple dédié à la consommation » . La cuisine moderne se façonnait à travers des marques telles que La 337 Cellophane et Frigidaire – employées aujourd’hui en tant qu’antonomases – ; faisant du plastique 338 et du froid des indispensables du foyer.
Comme cette publicité de 1952 le met en lumière, la normalisation de ces deux procédés serait liée à leur développement dans l’industrie agro-alimentaire. Dans un sens, il y aurait une autre cuisine en arrière-plan : une cuisine industrielle. La rationalisation de l’élevage et de l’abattage par les techniques industrielles et scientifiques s’affirmait simultanément, conférant à l’élevage, et plus précisément aux animaux mangeables, le caractère d’une véritable industrie339
D’après l’ethnologue Sergio Dalla-Bernardina, cette perception d’un animal-machine est une technique de mise à distance, non pas entre l’humain et l’animal, mais en tant que processus actif qui, avec tous les artifices que cela comprend, permet de réifier les corps à abattre . 340 Les cuisines modernes sont-elles des techniques de mise à distance de la mort ?
Nathalie Gontard et Hélène Seingier, op. cit. « En quelques décennies, en effet, le secteur pétrochimique s’est organisé pour faire
sortir de terre de gigantesques cathédrales de fer et de feu : les raffineries et les usines plasturgiques. Approvisionnés par les pays extracteurs d’or noir et les capitaux de la finance internationale, ces géants de l’industrie produisent des quantités astronomiques de plastiques à bas coût dont les performances n’ont de cesse de progresser et les prix de diminuer. L’essor du secteur remplira considérablement les poches grandes ouvertes de tous les pays de l’OCDE, ses industriels et actionnaires venant grossir les rangs des très riches de ce monde. »
335 pédagogiques du Grand Palais 7. RmnGP, 2020, p. 17.
Caroline Dubail, « Un Grand Palais pour les Arts Ménagers (1926-1960) : Hommage à Jules-Louis Breton ». Les Dossiers
336 masse », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. no 91, no. 3, 2006, p. 43-56.
337
Claire Leymonerie, « Le Salon des arts ménagers dans les années 1950. Théâtre d'une conversion à la consommation de
Caroline Dubail, op. cit.
Comme « La Cellophane », le nom « Frigidaire » est devenu un synonyme de frigo, dans certains pays francophones, par 338 antonomase. Il fait référence aux modèles de réfrigérateur de la marque General Motors-Frigidaire qui fabriquait une gamme complète de produits électroménagers entre 1953 et 1975. Par la suite, la marque Frigidaire a été vendue au groupe Electrolux Home Products. voir « Antonomases : quand les noms propres sont…très communs ! », Le Curionaute, 28 octobre 2015.
339
Elsa Maury, « Elever, tuer, manger. Histoires de transactions multi-espèces ». Dans Habiter le trouble avec Donna Haraway, par
Florence Caeymex, Vinciane Despret, et Julia Pieron. Editions Dehors, 2019, p. 216-217.
340
Sergio Dalla-Bernardina, « Une personne pas tout à fait comme les autres. L’animal et son statut ». L’Homme, no 120 (1991), p. 45
[cité par Elsa Maury, op. cit.]

Plus de rangements pour plus d’achats
Dans le cadre de la réouverture du Salon des Arts Ménagers, après une interruption pendant la Seconde Guerre Mondiale, l’architecte Marcel Gascoin exposait le Logis 1949 : un logement pour une famille de 6 enfants, composé de huit pièces, dont la cuisine était désignée comme la « cellule de base » . On y retrouve l’intégration du passe-plat qui relie la cuisine, en tant que véritable 341 342 Pièce de service, à « une salle pour le repas et le repos » – la Pièce de vie (Cf infra chapitres 4 et 343 6). Réalisée à l’initiative de la Caisse d’allocations familiales de la région parisienne, la présentation de ce logement s’inscrivait dans la démarche de normalisation de l’habitation, déjà insufflée par les expérimentations architecturales de l’entre-deux guerres.

Marcel Gascoin, considéré comme un décorateur « social », était critiqué par certains articles pour son « fonctionnalisme, d’une sévérité un peu trop protestante » , tandis qu’il était glorifié par les 344 revues de l’Architecture Moderne. Au SAM, il supervisait la section « Foyer d'aujourd’hui » et la remise du prix René-Gabriel – une récompense offerte au mobilier de série innovant. À partir de 1945, il fonde la Compagnie des Meubles Rationnels – connue sous le nom de la marque Comera –afin de proposer des cuisines avec beaucoup de rangements, mais aussi, avec de nouveaux matériaux : « Très important, notez que les portes coulissantes, les dosserets et plans de travail sont en polyrey : revêtement plastique stratifié de haute résistance, ne craignant ni les coups, ni l’humidité, ni la chaleur, ni la poussière » . Dans sa continuité, le « logis 49 » venait mettre

345 l’accent sur le caractère banal de cet esthétique, qui, d’après les valeurs promues par le Salon, ne devait pas être réservé uniquement aux familles les plus aisées.
341
342 extrait de Construire, Jean-Benoît Lévy, 1934. En retraçant les enjeux de la construction de la Cité Muette de Drancy, le documentaire soulève l’enjeu crucial du passe-plat dans la normalisation de la cuisine moderne. Considérant que « Le rôle social de l’Architecte consiste à diminuer “les travaux forcés de la ménagère” », le passe-plat permettrait de faire passer les 95 kilomètres par an qu’effectue la ménagère entre la cuisine et la salle à manger à 35 kilomètres par an. Ce dispositif était déjà récurrent dans l’architecture de Le Corbusier, comme dans la Villa Savoye, dans l’Unité d’Habitation de la Cité Radieuse – le « Buffet passe-plat » –, mais aussi, dans la Villa La Roche à travers le « monte-plat » – ce dernier soulève justement l’ancrage bourgeois du passe-plat (Cf infra chapitre 6).
343
344
« La cloison fait communiquer la salle et la cuisine au moyen d’un guichet de servir et de tiroirs qui s’ouvrent des deux côtés ».
« Marcel Gascoin », Techno-Science.net [en ligne].
Maison française, n°10, septembre 1947, p. 18.
345 COMERA Cuisines].
Annonce publicitaire de la marque COMERA pour la « Cuisine Styl Z », 1945 [consultable sur le site officiel de la marque
En fait, la rationalisation ne passait plus simplement par une disposition spatiale adaptée aux déplacements de la ménagère mais par l’intégration de nouveaux meubles et de nouvelles machines dans ses gestes quotidiens. Toutefois, comme le fait remarquer Claire Leymonerie dans 20 & 21. Revue d’histoire, il y avait une certaine contradiction lors de la première année de réouverture du SAM entre cette incitation à l’achat et le contexte de pénurie d’après-guerre dans l’économie française. Pour les industriels, la livraison du matériel se faisait dans un délai relativement long et l’obtention de certains produits nécessitait des bons d’attribution. Ainsi, pour les visiteurs, les prix restaient inaccessibles, même pour les bourses moyennes. De plus, avec l’insuffisance et l’inadéquation des logements à cette période, la plupart des familles françaises ne voyaient pas l’intérêt d’investir dans des équipements pour améliorer leur foyer car elles espéraient plutôt déménager . Dans la presse ouvrière, l’idée d’un mode de consommation collectif à l’échelle du 346 quartier et du voisinage était insufflée, mais n’a pas fait long feu face à la logique d’utilisation des produits qui était spécifiquement restreinte au cadre familial . 347
La démocratisation de l’achat d’appareils ménagers s’érigeait donc comme le véritable enjeu de la réouverture du SAM aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Dans un sens, en accordant une visibilité des appareils ménagers à toute la population, le Salon provoquait un certain désarroi des visiteurs face à leur technicité ; mais dans l’autre, cette grande exposition publique venait aussi assurer l’intériorisation des normes pour toute la population : telle une mission pédagogique, il s’agissait de former les esprits au « sens pratique et au goût » . En convaincant les classes moins 348
Claire Leymonerie, op. cit. « En 1954, la France compte 14,5 millions de logements pour 13,5 millions de ménages. La crise est 346 particulièrement aiguë dans les villes où 50 % des logements de une à deux pièces sont surpeuplés. Elle s’accompagne d’une grande instabilité résidentielle : en 1955, 27 % des ménages souhaitent déménager au plus vite, 38 % parmi les ouvriers ».
« En témoignent les difficultés que rencontrent les militants ouvriers dans le choix du modèle de machine à laver, qui doit être
suffisamment léger pour pouvoir circuler entre les étages ». Ibid.


Ibid.

aisées de l’utilité de ces achats, les appareils ménagers étaient perçus, dès 1951, non plus comme des biens de luxe, mais comme des biens nécessaires.
D’ailleurs, ce n’est qu’à partir de cette décennie que la vente de Frigidaires dépassait désormais celle de la machine à laver le linge. En effet, la marque peinait à se développer dans les premiers Salons avant la guerre . Comme pendant les siècles précédents, certains foyers conservaient 349 encore les denrées dans un lieu plus frais – le terme cellier étant initialement spécifique à cet usage – généralement orienté vers le Nord, mais, pour une durée dépendante des saisons . En 1937, pour 350 introduire « le miracle du froid » dans l’usage domestique, le Ministère de l’Agriculture avait 351 misé sur l’explication de ses bienfaits en terme d’hygiène et de conservation de « la vie » : « Le froid ne fait que suspendre la vie, il ne tue pas, il restitue exactement ce qu’on lui a donné » . Ce 352 court documentaire muet en noir et blanc s’inscrivait déjà dans une démarche pédagogique, qui, après la Seconde Guerre mondiale, a été largement renforcée par les stratégies de communication du SAM. Dès lors, soutenue par l’essor économique de la société française à partir de 1949 et la 353 généralisation de l’achat à crédit, l’observation et l’admiration de la clientèle vis-à-vis des objets exposés s’était transformée progressivement en acquisition ; ouvrant la voie à une décennie placée sous le signe de la consommation.
Quand l’abondance du plastique redéfinit les normes esthétiques
Après que l’acquisition d’appareils ménagers soit démocratisée, il ne s’agissait pas de pousser explicitement les visiteurs à l’achat compulsif mais de mettre en avant la rentabilité des achats en terme d’utilisation, de prix, mais aussi, d’esthétique. À partir de 1951, dans le cadre du SAM, l’exposition Formes utiles sélectionnaient des produits censés répondre à des critères de beauté et
349
350
Caroline Dubail, op. cit., p. 13.
Julien Arbois, Dans l'intimité de nos ancêtres, Saint-Victor-d'Épine, City Edition, 2014, p. 256.
Charles Tellier inventeur du réfrigérateur. Ministère de l’Agriculture, 1937 [consultable en ligne sur le site de l’INA].


352
351 Ibid.
353
L’année 1949 est celle de la fin du rationnement alimentaire pour la France, mais aussi celle de la hausse des salaires.
L’appellation « Trente Glorieuses » a été introduite par Jean Fourastié en 1979 pour désigner la période qui débute après que le pays ait retrouvé son niveau de production d’avant la Seconde Guerre Mondiale et que tous les objectifs du plan de reconstruction d’aprèsguerre aient été accomplis. Marqué à l’aube des années 50, l’essor économique de la société s'est étendu jusqu’à la fin des années 70. voir Jean-François Eck, « Chapitre 2 - Le temps du redressement (1949-1969) », Histoire de l’économie française. De la crise de 1929 à l’euro. Armand Colin, 2009.

Le décor : une mise à distance Cuisine industrielle d’utilité . Les sentiments de honte et de culpabilité qui étaient provoqués par l’inaccessibilité des 354 machines proposées par le Salon à sa réouverture s’orientaient désormais sur « la conduite à suivre et la morale à adopter en matière d’achats d’appareils ménagers » . Déployées particulièrement 355 par les magazines féminins, ces stratégies morales visaient à façonner la ménagère moderne, c’està-dire, celle qui, tel un devoir, saurait choisir quel achat lui ferait gagner du temps dans son foyer. Contrairement à la « mauvaise maîtresse de maison » qui ne maîtriserait pas l’organisation du travail domestique et qui reculerait « devant l’effort que représente l’acquisition raisonnée d’un équipement » . 356
La ménagère moderne étant avant tout une bonne consommatrice, son titre s’évaluait particulièrement sur sa manière d’aménager et de décorer sa cuisine. Consécutivement, à partir de 1955, une nouvelle esthétique s’applique aux cuisines et vient rompre avec l’aspect des premiers modèles de cuisines exposés : « la pièce “laboratoire” toute équipée, aux lignes droites et aux surfaces blanches d'avant-guerre devient plus conviviale avec des lignes courbes, différents points d'éclairage et surtout le retour de la couleur » . 357
Exposée au Salon cette année là, la Maison tout en plastiques, conçue par Ionel Schein, en collaboration avec Yves Magnant et René-André Coulon, venait affirmer ce nouvel idéal de beauté à l’échelle d’un habitat entier. Telles qu’en témoignent les pages qui lui sont dédiées dans le magazine Elle , ce prototype en forme d’escargot était composé de modules préfabriqués qui pouvaient se 358 rajouter en fonction des besoins de surface autour du noyau central – salle de séjour, cuisine et sanitaire.
Basée sur le même principe modulaire, une autre « maison en plastiques » apparaissait deux ans après aux États-Unis, réalisée par l’entreprise Monsanto dans le cadre d’une attraction de Tomorrowland à Disneyland en Californie : The Monsanto House of the Future . Cet objet n’était 359 pas comme les autres attractions, il s’agissait pour Disney et Monsanto d’assurer la familiarisation du public avec des équipements qui pouvaient être produits en masse. D’ailleurs, en exposant l’utilisation d'une plaque électrique et d’un micro-ondes, cette maison introduisait la première cuisine où de la nourriture serait cuisinée « par l’énergie atomique »360
La légèreté des matériaux de synthèse, qui été brandie pour promouvoir ces deux prototypes de maisons, venait à la fois démontrer leur facilité de construction et, plus symboliquement, incarner la
354 appareils ménagers dont les lignes en font des objets décoratifs ; chacun est aussi une invitation à remplacer un équipement qui serait démodé ! »
355
356
357
358
Caroline
Claire Leymonerie, op. cit.
Ibid.
Ibid.
« Elle expose une réalisation unique au monde : la maison tout en plastique », Elle, n°530 et n°531 - Février 1956.
En forme de croix latine et sur pilotis, la structure de cette « maison du futur » était faite de matières plastiques et d’autres « man-
359 made materials ». Dans les années 40, l’entreprise américaine Monsanto, spécialisée dans les produits chimiques, s’était lancée sur le marché du plastique. En établissant un contrat avec une équipe d’architectes et d’ingénieurs du MIT, l’entreprise souhaitait investir dans l’industrie de la construction de logements. voir Dave Weinstein, « Plastic Fantastic Living : Disneyland’s spectacular “Monsanto House of the Future” combined science, showmanship and dreams ». CA-Modern Magazine [consultable en ligne sur eichlernetwork.com].
Ibid. Après la visite de cette « attraction », le magazine Architect and Building News reportait : « une légère dose de radiations
360 [gamma] combinée avec de la réfrigération modérée augmente la dure de vie de beaucoup de produits en l’espace de quelques mois ».
Dubail, op. cit., p. 19. « Le design est entré dans les mœurs ; l'exposition Formes Utiles présente à partir de 1951 desLe décor : une mise à distance

place essentielle qu’allaient prendre les matières plastiques dans le mode de vie des générations futures . 361
La « maison tout en plastiques » française a été financée par les Charbonnages de France et les Houillères du Nord. « Pour Ionel

361 Schein en effet, l'architecture en plastique est l'architecture de la vie. […] Les matériaux plastiques commandent les formes et permettent à l’habitation d’épouser un rythme de croissance organique : “Les matières plastiques peuvent dès maintenant donner la parole à un style biologique” (Ionel Schein). ». voir « Maison tout en plastiques, Salon des Arts ménagers, Paris, 1956 ». Inventaire détaillé de la Maison tout en plastiques par le Frac [consultable en ligne sur le siteweb du Frac - Centre-Val de Loire, dans la rubrique Collection].




L’esthétique que la Maison tout en plastiques reflétait au Salon des Arts Ménagers témoignait de la fin de l’uniformité des éléments exposés aux premières éditions ; autant à l’échelle globale du Salon et de ses stands , qu’à l’échelle des objets. Les multiples teintes que pouvaient prendre le 362 revêtement en plastique Formica prenaient part dans une affirmation du « bon goût », qui devait 363 s’éloigner de « l’écueil du tape-à-l’oeil » . Le magazine Elle affirmait déjà en 1953 : « Notre 364 époque voit la victoire du réfrigérateur, signe du confort intérieur, sur le piano à queue, signe extérieur de la richesse. Les jeunes ménages dépensent souvent plus pour la cuisine et la salle de bain que pour le salon » . Alors que posséder des appareils ménagers dans la cuisines était devenu 365 banal, le luxueux était incarné par le « bon goût » de la maitresse de maison. Au final, le rôle du SAM, accompagné par la presse spécialisée, contribuait à déplacer la limite mouvante entre ces deux assignations.
C’est pourquoi, pour la ménagère, la cuisine représentait, tout comme le reste de son foyer, une sorte de vitrine de sa classe sociale. Ce symbole devenait d’autant plus manifeste une fois que les portes du Grand Palais étaient franchies. Selon Leymonerie, bien que le « brassage social » des visiteurs puisse être statistiquement démontré au fil des années 1950, une distinction de classes s’articulait quand même dans la disposition des stands. À partir du milieu de la décennie, les fabricants de petit outillage étaient rassemblés au sous-sol. Empilés sur les comptoirs et en contact direct avec les visiteurs, certains produits – et plus particulièrement certaines marques – étaient assignés explicitement à une clientèle plus modeste. Dans un sens, cette différence dans la technique de vente de ces marques soulève l’enjeu du rapport entre quantité et qualité des produits. Tel que l’évoquait ouvertement le fondateur de Moulinex –perçue à cette époque comme une marque plus populaire –, son objectif était clairement d’abaisser les coûts de production pour produire en masse . Finalement, face au « tout petit » marché issu 366 367 des quartiers résidentiels et des villas de grand standing, la consommation d’une abondance de produits moins chers s’érigeait aux yeux des industriels comme le véritable marché à développer.
Depuis cette logique de consommation, la hausse du pouvoir d’achat, l’essor du crédit et la baisse des prix convergeaient vers une utilisation massive des matières plastiques, déjà en pleine expansion en ce début de Trente Glorieuses. En garantissant la vente au détail dans des conditions plus hygiéniques, l’usage de La cellophane élargissait la quantité de produits frais stockés dans le Frigidaire et rallongeait leur durée de conservation. Les placards revêtus de Formica venaient, eux, se remplir d’une quantité d’ustensiles en matériaux thermoplastiques et thermodurcissables , mais 368
Claire Leymonerie, op. cit. « Dès 1951, le Salon a entièrement changé de physionomie : les investissements des exposants en
362 matière de décoration ont très visiblement augmenté, la fantaisie est de mise, d’autant plus qu’elle n’est plus bridée par aucune structure uniforme. Les stands ne sont plus surmontés par l’indication de leur cote, mais par la marque du fabricant qui les occupe, marque destinée à devenir le nouveau point de repère pour le visiteur égaré dans les allées. »
Caroline Dubail, op. cit., p. 19. « Le revêtement en plastique Formica révolutionne les habitudes avec ses multiples teintes : 3
363 coloris en 1953 (vert amande, bleu ciel et jaune paille) 12 en 1957 et 58 en 1958 ! La table en formica jaune avec ses battants qui se replient et ses tabourets qui se rangent dessous fait un tabac. »
Claire Leymonerie, op. cit.
365
364 Elle, mars 1953, archives du Salon des arts ménagers, CAC, 850023-577.
366
367
Formes utiles, conférence d’André Hermant, 23 mars 1957, archives du Salon des arts ménagers, CAC, 850023-137.
Claire Leymonerie, op. cit.
Depuis les années 50, les polymères thermoplastiques, thermodurcissables et élastomères ont une place considérable dans la
368 production industrielle d’ustensiles des cuisines, on note par exemple le caoutchouc synthétique, le silicone, le Téflon, etc… voir Classification des matières plastiques par l’INRS.
aussi, de nourriture conservable pour une longue durée – car préalablement transformée dans les usines
Vers la fin des années 50, une sorte de retour à des couleurs plus sobres et des lignes plus droites s’affirmait dans la décoration de la cuisine . Pour autant, cette pièce était déjà imprégnée des 370 normes qui s’étaient forgées durant la décennie : la production massive d’éléments pour la cuisine avait façonné une pièce dédiée, non plus à la transformation, mais à la conservation.

L’usine à protéines : la nouvelle cuisine-laboratoire
Depuis les années 1950, la marque SEB accompagne l’achat de sa Cocotte d’un livre de recettes. Après la cocotte aux 200 recettes…, le livre 300 recettes SEB a adopté une véritable campagne de valorisation des (in)activités de la ménagère – Seb et votre budget, Seb et vos achats, Seb et vos loisirs, Seb et votre temps, Seb et vos cadeaux . Lorsque l’on se penche sur ces larges images 371 introduites entre les recettes, on réalise que la place des appareils ménagers dans le foyer n’était déjà plus à questionner. Censée mettre en avant la balance SEB, l’image « Seb et vos achats » est idéalement illustrée par la consommation massive qui était en train de marquer cette décennie, et qui s’est banalisée depuis : celle de la viande.
La « conserve », en tant qu’objet de conditionnement de l’industrie agroalimentaire, s’est établie comme une commodité du
régime alimentaire occidental à partir de cette période. Elle représente plus globalement la désignation d’aliments dits industriels, c’est-à-dire, les aliments qui ont été conditionnés et transformés par l’industrie agro-alimentaire à partir de produits naturels ou chimiques, tels que les additifs. voir Mónica Truninger, The handbook of food research, Londres, Bloomsbury, 2013, « The historical development of industrial and domestic food technologies. ».
L’enquête sur l’élevage de bovins en France diffusée en 1970 par l’émission Eurêka dépeint 372 parfaitement ce moment clé où le tournant de la production industrielle de viande a déjà été pris mais que la rationalisation des élevages et des abattages ne fait que commencer.
Affirmant ouvertement ces ambitions le long de son interview, Raymond Fevrier, inspecteur général de la recherche agronomique à l’INRA à cette époque, pose d’emblée ce qu’il considère comme le problème de la planète : le manque de protéines. À partir de cette déclaration, on plonge dans une dissonance e-étrange entre les images et les propos de l’interrogé. D’un côté, la diminution de la mortalité des bovins est brandie joyeusement pour justifier la maîtrise rigoureuse de leur régime alimentaire – le tout sur une image de boeufs dans les étables et de meuglement en fond sonore. De l’autre, l’objectif des techniques exposées le long de ce reportage est clairement admis : faire en sorte que les bovins se développent le plus rapidement possible pour les abattre aussi vite.
Après le visionnage d’une entrecôte fumante dans une poêle, les propos de Fevrier nous confirment que tout ce qui est scientifiquement possible sera mis en oeuvre pour atteindre cet objectif : la capacité des boeufs à produire de la viande pourra bientôt être forcée et accélérée, en s’appuyant sur les prélèvements et l’analyse de leur organisme : « Les fistules sont, ainsi, un livre ouvert sur les mystères de la genèse de nos plats favoris » . Tel qu’il l’explique, pour stimuler l’appétit de ces 373 animaux, il suffirait d’agir sur leur système nerveux, un procédé apparemment déjà efficace avec les oies . Allié à une « nourriture étudiée » faite de maïs traité, ce processus offrirait un gain de temps considérable entre l’élevage et l’abattage.
Depuis cette logique de rendement, les animaux malades sont parqués dans de grands bâtiments en béton dotés de barbelés, désignés comme des hôpitaux spécialisés, car, toute maladie signifierait une baisse de production pour nous – « les hommes »374
Tout le long du reportage, la désignation des bovins, et des animaux en général, se fait par un lexique industriel. En plaçant ces animaux au rang d’appareils de mesure dans une chaîne de fabrication, il marque la distance entre nous et eux, mais aussi, appuie le fait que leur mort serait légitime pour le maintien de notre santé. Pour cela, la maîtrise de leur vie ne débute pas dans la nourriture modifiée qui leur est administrée mais avant même leur naissance. En effet, pour donner des descendances nombreuses et rentables, la sélection de certains mâles se fait sur des critères de morphologie. En organisant la procréation de nombreuses vaches « normales » avec quelques mâles « anormaux », c’est toute la conformation de la race qui est modifiée pour « la volonté de nos appétits » . Cet aspect concentrationnaire est, d’ailleurs, abordé par le reporter lors de l’interview 375 de Fevrier, comparant ces dispositifs aux régimes hitleriens.
Telle que la publicité sur La Cellophane l’annonçait dès 1952, la viande était devenue un produit industriel de grande consommation ; faisant des boeufs de « (mauvaises) usines à protéines » . 376 Depuis cette lecture, on comprend que l’augmentation continue de la consommation de viande en France entre 1960 et 1970 serait consécutivement liée à la normalisation de l’équipement 377 ménager dans les cuisines, et plus particulièrement à celle du réfrigérateur – le taux de foyers
« Consommation alimentaire. En France, la consommation de viande se modifie fortement entre 1960 et 2018 ». Agreste: La
statistique, l’évaluation et la prospective agricole. Ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, 2020.
possédant un réfrigérateur est passé de 7,5% en 1954 à quasiment 80% en 1970 . En fait, plus le 378 Frigidaire s’implantait dans les cuisines, plus l’élevage s’intensifiait pour le remplir. Mais, en appliquant la même logique de production de masse de l’équipement ménager à des êtres vivants, la mécanisation de l’élevage venait, en réalité, rationaliser leur mort.
Vers la fin du reportage, Fevrier est interrogé sur la qualité de la viande ; les bovins étant abattus plus jeunes qu’avant. Il lui répond qu’au laboratoire, « tout est mis en oeuvre pour que la viande soit plus tendre et pour qu’une plus grande partie de l’animal de sa carcasse puisse être utilisable sous forme de viande à griller » . D’après lui, la tendreté ne serait plus subjective, elle pourrait se 379 provoquer. Tout d’abord, en enlevant tout le tissu conjonctif – désigné comme l’ennemi du consommateur – , puis, en injectant des enzymes dans certains morceaux juste avant la consommation. Avec cette dernière technique – pas encore appliquée à cette époque –, l’animal serait prédigéré, ou tel qu’il l’affirme, « mangé sur pied de son vivant ».
Finalement, cette expression illustre le processus de transformation de la viande qui précède l’action de faire-la-cuisine au sein du foyer, et révèle, à la fois, le retournement qui s’est opéré 380 architecturalement : la cuisine-laboratoire n’avait pas disparu, elle se développait à d’autres échelles hors du foyer ; faisant progressivement de la cuisine moderne un lieu de conservation de cette nourriture déjà transformée.
Circuit court ou circuit-long : une distance symbolique
Cette enquête montre que la combinaison froid-plastique, comme logique de conservation industrielle, s’est appliquée à toutes les échelles du « parcours de la viande » ; contribuant au passage de la considération de l’animal en tant que corps vivant à l’animal en tant que machine. Dans des laboratoires isolés, la collecte et la sélection de sperme, minutieusement répertoriés et congelés dans des récipients, est préalablement effectuée avant l’insémination artificielle. En maîtrisant la contraception et l’insémination des animaux, et également, en programmant la parturition, ce n’est pas uniquement leur organisme qui est maîtrisé, c’est leur physiologie : « tous les actes de leur vie biologique devront désormais correspondre à nos besoins et à nos heures. Ainsi, décide-t-on déjà du moment de la fécondation, de façon à ce que l’inséminateur ne vient qu’une fois dans la ferme pour l’ensemble du troupeau » . Charles Thibault, directeur du département de 381 physiologie animale à l’INRA à cette période, considère ce processus comme une « seconde domestication » – la première consistant, selon ses termes, à maintenir des « espèces sauvages dans nos étables ».
Tel un réglage de paramètres, le circuit qui s’opère avant qu’une entrecôte atterrisse dans une poêle dépasse largement l’échelle du transport de marchandise qui est exposée dans la publicité de La Cellophane. Il s’agirait d’un parcours de transformation physiologique, mais aussi, figuratif, car il traduit un rapport de domination plus global qui s’exerce sur les animaux : la domestication.
La chercheuse Donna Haraway a justement consacré, en 2008, un ouvrage à l’analyse des relations multi-espèces – c’est-à-dire, des interactions entre les êtres humains et les êtres non-humains – d’un point de vue philosophique, culturel et biologique. Pour elle, la domestication des animaux serait
378 1993.
Sylvie Monteiro et Catherine Rowenczyk. « L’équipement des ménages en 1991 ». Consommation - Modes de vie. INSEE, juin
379
Guy Seligmann, op. cit. Interview de Raymond Fevrier
380 1994), p. 213-359.
381
Luce Girard, L’invention du quotidien, Vol. 2 Habiter, cuisiner. Collection Folio Essais (n°238) Gallimard, 2006 (réédition de
Guy Seligmann, op. cit. Voix off.
Le décor : une mise à distance
une sorte de « péché originel qui sépare les êtres humains de la nature » et les destinerait à un 382 rapport d’altérité avec les animaux : « être un animal, c’est exactement ne pas être humain et vice versa » . 383
En s’appuyant sur les textes de Haraway, Elsa Maury approche le passage à la mécanisation de l’élevage qui s’est opéré après la Seconde Guerre mondiale dans les pays occidentaux, une période « prise dans une course effrénée à la productivité » . Elle démontre, au terme de ses 384 recherches, que les calculs qu’impliquent la rationalisation permettent à l’industrie de mesurer le bien-être animal en rapport à sa capacité productive, mais que ce processus de réification n’est pas toujours entreprit par les éleveurs euses pour abattre tel ou telle bête, notamment lorsque le choix de la vente directe est adopté. S’il s’agit, à travers ce type de vente, d’éviter les intermédiaires entre la personne qui élève et la personne qui consomme, cela suppose aussi que, pour assurer la transformation d’un animal en viande, ce sont probablement les personnes qui les ont élevé qui vont se confronter à l’abattage. À travers un travail de valorisation, les éleveurs euses s’engagent dans une relation de qualité et de soins avec leurs animaux, créant de l’attachement et de la sympathie, tout en y imbriquant l’idée de gain et de perte qualitative : « Les “attachements” lient éleveurs et bêtes dans un devenir ensemble » . Toutefois, même si cette relation d’utilisation mutuelle 385 viendrait troubler la logique rationnelle de l’élevage mise en oeuvre par les industriels, elle reste presque toujours asymétrique car elle se développe dans un espace concentrationnaire codifié par un rapport de domestication.
D’après l’autrice, ce n’est pas la distance instaurée par les calculs et les relations d’utilisation mutuelle qui transforment l’animal en machine et en quotas aux yeux des êtres humains ; les empêchant de le reconnaitre en être-autre-qui-compte. Ces dispositifs incarnent plutôt des « stratégies morales pour dissimuler les problèmes propres à ce type de relation » , c’est-à-dire, le 386 droit de mort qu’engage le rapport de domestication. Tel que le résume Haraway, « ce n’est pas le fait de tuer qui a mené la société à l’exterminisme, mais le fait de rendre des êtres tuables »387
La complexité de la relation inter-espèce qu’induit la vente directe soulève plus largement l’enjeu du principe de délégation de l’abattage vis-à-vis de la rationalisation : les normes prennent en charge la dimension difficile et morale de « bien tuer » , car autrement, les personnes qui élèvent 388 ces animaux sont les seules à porter la charge morale de leur transformation en viande. Si ce processus industriel est abordé depuis l’échelle de l’usine, il concerne pourtant tout le circuit qu’effectue la viande jusque’à son arrivée dans les assiettes ; érigeant les cuisines dans les foyers comme des vitrines de cette chaîne de production. Les normes qui façonnent les cuisines modernes intègrent alors la domestication dans une sorte de décor esthétisé, mettant à distance la mort qui régit l’ensemble de ces pratiques.
Ainsi, telle qu’en témoigne l’image du livre de recettes de Seb, il s’agissait de représenter la viande comme un nouvel objet qui n’a rien à voir avec le corps vivant de l’animal : la viande « ne doit
382
Donna Haraway, When Species Meet. Vol. 3. Posthumanities. University of Minnesota Press, 2008. p. 206.
Ibid. 383
384 boeufs et aux taureaux, les animaux de basse-cour n'étaient pas pris avec autant de sérieux ; ils étaient considérés avec condescendance en tant qu’« affaire de la ménagère, de la fermière ».
Elsa Maury, op. cit. p. 219-221. L’autrice note d’ailleurs que cet enjeu était double dans le secteur avicole car contrairement aux
Ibid. 385
386
Ibid.
387 p. 80.
Donna Haraway, op. cit. Traduction de l’anglais : « It is not killing that gets us into exterminism, but making beings killable. »
388
Elsa Maury, op. cit.
Le décor : une mise à distance
comporter aucun stigmate de sa vie d’avant ; ni plumes, ni poils, ni vaisseaux sanguins pour ce qui concerne la viande blanche » . Cette viande bovine qui est pesée sur la balance Seb s’intègre dans 389 cet ensemble d’éléments rouges, incarnés autant par le fond que par la ménagère. Au final, ni la ménagère, ni la viande, ne semblent être reliées à des corps vivants, car leur représentations s’inscrivent, en réalité, dans une même logique de désidérabilité de consommation : « pour plaire, il faut désincarner »390
389
Nora Bouazzouni, Faiminisme, 2020, p. 111.
Ibid. D’après Nora Bouazzouni, ce rapprochement qu’il y a entre la représentation des animaux et la représentation des femmes se
390 fonde sur l’entreprise de transformation: « Les mutilations qu’on inflige aux femmes, comme l’excision, ou bien les pratiques de beauté douloureuses qu’elles imposent à leur corps, comme la chirurgie esthétique, l’épilation, les régimes, les corsets… ont pour but de satisfaire le désir masculin (pas systématiquement, bien sûr, voir chapitre suivant) mais doivent demeurer invisibles. ». Pour le démontrer, elle s’appuie sur certaines analyses féministes, telles que le concept de « douleur hors image » théorisé par Mona Chollet dans Beauté Fatale, mais aussi sur les démarches de militant e s antispécistes « animé-e-s par une même volonté de dénoncer la souffrance en la rendant visible, et ainsi provoquer une fissure dans l’appareil idéologique. ». 116

Chapitre 8 : Cuisine métropolitaine
En 1941, période où l’occupation et la collaboration s’intensifient en France, un jeu intitulé « Jeu des échanges France-colonies » est produit par l’Office de publicité et d’impression. Destiné aux enfants français métropolitains, ce jeu venait refléter une certaine stabilité politique du pays ; ne laissant rien transparaitre des bouleversements de la guerre à ce moment . Sur une couche de lin 391 fin, le plateau était constitué d’un noyau central où se trouve une carte du monde et où les règles du jeu sont dictées : « REGARDEZ ; Ci-dessous la carte du monde : • La France et son Empire, c’est toutes les tâches rouges que vous y voyez inscrites. Nous nous proposons d’admirer, avec vous, en jouant, toute la grandeur de l’oeuvre coloniale française. • Mettre un jeton « Colonie » sur sa case, c’est cultiver cette colonie. • Mettre un jeton « Drapeau » sur sa case, c’est construire dans la colonie un hôpital, une école, etc. • Mettre un jeton « Bateau » sur sa case, c’est le moyen de transporter vers la France les produits coloniaux. • Ce sont les immenses richesses de ses Colonies qui font la grandeur de la France. Ce jeu vous en donnera une vivante image. ».
Le but du jeu est relativement simple : il s’agit pour chaque joueur de développer ses colonies pour exporter des produits vers la métropole et « Le joueur qui a exporté le premier la production de toutes ses Colonies est le gagnant à la condition qu’il ne lui reste aucun jeton en trop ». La catégorie « Colonie » regroupe la plupart des territoires encore colonisés par la France à cette période , 392 indiquant sur chaque jeton le nom donné à ce territoire et la ou les ressources qui peuvent être exploitées au sein de celui-ci – des denrées alimentaires, des matériaux, des minerais, des animaux, etc. Parmi ces produits figurent des ressources essentielles dans la consommation moderne de l’hexagone depuis le début du XXème siècle – café, sucre, cacao, mais aussi, caoutchouc et phosphate.
L’accent est mis sur le fait qu’il s’agirait d’un échange entre les peuples car la France leur fournirait des infrastructures et des institutions modernes pour se développer. Cette idée se manifestait, d’ailleurs, dans les éditions du Salon des Arts ménagers des années 1930 qui déployait pour la première fois une section consacrée à l’Algérie, Madagascar et l’Indochine. Associée aux
Dans un dossier intitulé « Apprendre l’Empire, un jeu d’enfants ? », Elizabeth Heath s’intéresse à l’ensemble des objets
391 éphémères fabriqués à l’intention des « petits Français » pendant l’entre-deux guerres (lithographies, revues, jeux, etc.), et notamment à ceux qui sont liés à la consommation de chocolat. En analysant la visée commerciale de ces objets, elle met en relation leur dimension genrée et l’imaginaire impérial qu’ils viennent introduire dans l’esprit des enfants. voir Elizabeth Heath, « Apprendre l’Empire, un jeu d’enfants ? » Clio. Femmes, Genre, Histoire 40, 2014, p. 69-87.
392 considéraient que, étant donnée leur proximité géographique et productive, il n’était pas nécessaire d’inscrire les deux.
On note qu’il y a deux jetons « Guadeloupe » mais pas de jeton « Martinique », comme si les personnes qui ont produit le jeu
Le décor : une mise à distance
préparatifs de l’Exposition coloniale de Vincennes, cette initiative visait, selon le Grand Palais, à « valoriser les colonies » . 393
Cependant, cette valorisation de l’empire colonial semble avoir laissé place à d’autres enjeux commerciaux aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale (Cf. infra chapitre 7). La fin des colonies a entraîné l’indépendance de certains territoires, tandis que d’autres ont été territorialisés et départementalisés au sein de la nation française. Dès lors, certains produits issus des anciennes colonies intégraient la consommation française sans qu’il n’y ait besoin de parler explicitement de leur origine. La place de ses produits dans les campagnes publicitaires et les livres de recette 394 395 témoignent de ce tournant : si à l’entre-deux guerres, il s’agissait plutôt de mettre en avant leur aspect « exotique » et la distance géographique de leur production, la démocratisation de leur consommation en a fait, d’une part, des produits français comme les autres, et d’autre part, des produits de consommation de masse.
D’après le chercheur et politologue Malcolm Ferdinand, le mode de consommation métropolitain ne peut être compris sans prendre en compte la manière dont les colons européens ont décidé d’habiter les premiers territoires qu’ils ont « découvert » à partir du XVème siècle. Dans son ouvrage Une écologie Décoloniale, il propose d’approcher les problématiques environnementales et climatiques actuelles à partir du rapport d’exploitation intensive des terres, d’êtres humains et d’êtres nonhumains que la logique coloniale a implanté dans le monde caribéen. Ce rapport se serait concrétisé par la Plantation coloniale, en tant que modèle économique : « La Plantation n’est pas limité aux frontières de la propriété terrienne ou de l’usine. Elle désigne les injustices spatiales globales, les rapports de pouvoir et de dépendance entre des lieux situés à différents emplacements de la Terre. La violence de la Plantation est ainsi confinée dans un lointain là-bas, tandis que les produits finis sont consommés dans un paisible ici » . En dépeignant une économie plantationnaire, le Jeu des 396 échanges France-colonies révèle-t-il le caractère métropolitain de toute cuisine moderne ?
393 pédagogiques du Grand Palais 7. RmnGP, 2020, p. 13.
Caroline Dubail, « Un Grand Palais pour les Arts Ménagers (1926-1960) : Hommage à Jules-Louis Breton ». Les Dossiers
On peut penser par exemple à la marque Banania créée en 1914 pendant la Grande Guerre, qui s’est banalisée le long du XXème 394 siècle dans l’hexagone. Cet aliment, composé uniquement de produits d’importation coloniale (cacao, banane, sucre), visait à incarner une image patriotique et stéréotypée du « brave tirailleur sénégalais amateur de chocolat et balbutiant le français » qui se battait fièrement pour la France. voir Emmanuelle Sibeud, « “Y’a bon” Banania ». Histoire par l’image [en ligne], 2016.
« Les régimes alimentaires des non-Occidentaux étaient décrits dans les articles de curiosité gastronomique comme désagréables
395 et dégoûtants, preuves de l’infériorité culturelle et de la différence biologique des autres races. Le dégoût est une émotion puissante qui entretient les frontières sociales. En décrivant les non-Occidentaux comme des consommateurs d’aliments repoussants, voire non comestibles, les auteurs d’articles de curiosité gastronomique définissaient les limites de l’exotisme culinaire et de son exploration. Les desserts français composés des fruits tropicaux et les plats, également français, relevés de curry étaient acceptables parce qu’ils évoquaient l’exotisme sans jamais laisser penser aux convives qu’ils mangeaient comme des Africains, des Antillais ou des Indiens. voir Lauren Janes, « Curiosité gastronomique et cuisine exotique dans l’entre-deux-guerres. Une histoire de goût et de dégoût ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire 123, no 3, 2014, p. 69-84.
396
Malcolm Ferdinand, Une écologie décoloniale : Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Seuil, 2019, p. 84-85.

L’habitation coloniale : l’imposition d’un nouveau mode d'habiter
En 1982, le Centre Pompidou s’intéresse à « l’habitat créole » . Cachée dans la salle de 397 documentation du C.C.I , une petite exposition met à l’honneur l’oeuvre de l’architecte 398 guadeloupéen Jack Berthelot, écrite aux côtés de Martine Gaumé et publiée plus tôt cette même année : Kaz Antiyé jan moun ka rété – en français « L’Habitat populaire aux Antilles » . Dans Le 399 Monde, l’intérêt de cette exposition est résumé ainsi : il s’agissait de « revaloriser un patrimoine déprécié, de démontrer que la petite case est une architecture liée à un mode de vie » ; une 400 véritable « découverte » que l’on doit à Berthelot. 401 Effectivement, le long de son ouvrage, l’architecte présente une évolution typologique et architecturale de la case rurale, en tant que symbole du mode d’habiter antillais, tout en prenant en compte ses multiples variations et ses caractéristiques communes selon les îles. En revanche, l’approche qu’il choisit d’adopter ne se restreint pas à un constat de spécificités architecturales : pour comprendre pourquoi la case persiste à être le modèle d’habitat populaire aux Antilles, c’est depuis l’histoire économique, sociale et culturelle de ces territoires qu’il analyse cette architecture ; une histoire inéluctablement liée à celle de la métropole. Dans un sens, comprendre l’histoire de la case, c’est également comprendre ce qui caractérise l’habitation métropolitaine.
Indéniablement, l’abolition de l’esclavage a marqué un tournant dans l’histoire de la case . Pour 402 Berthelot, ce n’est qu’à partir de 1848 que son rôle s’est enfin (ré)affirmé : une forme d’habitat inscrite dans un ensemble productif tournée vers l’auto-subsistance et basé essentiellement sur les cultures vivrières. En effet, l’architecte soulève l’ancrage antérieur de ce statut, déjà visible dans les manières d’habiter des peuples caribéens à l’époque pré-colombienne. Bien que les seules sources qui puissent en témoigner sont les récits des chroniqueurs européens, leurs descriptions générales confirmaient qu’il y avait déjà des formes d’habitats comparables à des cases quand ils ont débarqué aux Caraïbes. Parmi les premiers colons arrivés en Guadeloupe en 1635, le Père Breton décrivait des cases « faites de fourches d’arbres, plantées en terre, jointes avec d’autres pièces de bois qui tiennent l’une à l’autre » . Le grand bâtiment autour duquel elles s’organisaient mesurait 403 environ « 60, 80 et cent pieds de long » et était à usage commun : le Carbet. En arrivant, les 404 colons ont utilisé les mêmes techniques pour construire – ou faire construire – leurs maisons ; 405 celles des plus pauvres étant relativement similaires aux cases des populations natives.
397
Frédéric Edelmann « L’habitat créole au Centre Pompidou - Permanences ». Le Monde, 17 décembre 1982.
398 janvier 1983)
« Kaz Gwadloup, Habiter créole. ». Exposition au Centre Pompidou, Salle de documentation du CCI (24 novembre 1982 - 24
399
400
401
402
Jack Berthelot et Martine Gaumé, Kaz Antiyé jan moun ka rété. Perspectives créoles, 1982.
Catherine Humblot, « Jack Berthelot, architecte et révolutionnaire ». Le Monde, 27 juillet 1984.
Frédéric Edelmann, op. cit.
Jack Berthelot et Martine Gaumé, op. cit., p. 99.
403 Jack Berthelot, op. cit., p. 48.]
Père Breton, Relations de l’île de la Guadeloupe, Basse-Terre, Société d’Histoire de la Guadeloupe, 1978, Tome 1, p. 68. [cité par
404
Ibid.
405 In Situ 5, 2004.
Christophe Charlery, « Maisons de maître et habitations coloniales dans les anciens territoires français de l’Amérique tropicale ».
Pour autant, ces dernières conservaient quand même des caractéristiques d’origine européenne, listées par Berthelot au sein d’un tableau : l’accès principal qui se fait dans la longueur par une 406 façade orientée vers la route, décorée et axée sur la porte (souvent entourée de deux fenêtres), l’introduction des jalousies et la technique du vide sanitaire utilisée pour isoler le sol de l’humidité. Ces éléments venaient alors se croiser aux techniques de construction locales déjà employées par les populations natives pour s’adapter au climat et au régime des vents antillais. Parmi les éléments que les européens se sont appropriés, on note essentiellement « la façon d’utiliser les matériaux du pays, feuilles de latanier, de balisier, de palmiste et de roseaux qu’on fixait avec des lianes souples sur des gaulettes, pour obtenir de grandes tuiles végétales couvrant la toiture et fermant les deux extrémités de la hutte » –, et le principe de « vie à l’extérieur » – une séparation rigoureuse entre l’espace- 407 foyer, en tant que lieu communs, et les cases, en tant qu’espaces intimes utilisés uniquement pour dormir . Les colons ont repris ce dernier principe particulièrement avec la cuisine : « La cuisine 408 est toujours séparée de la case. Elle est composée d’un petit appentis de cinq ou six pas au-dessous du vent. On pend la marmite avec un gros bâton posé sur deux fourches, et on fait cuire en commun chez les habitants de très moyenne condition toutes les viandes : mais chez les plus riches la cuisine est murée comme une case particulière »409
Si pendant les vingt premières années de colonisation aux Antilles les différences architecturales entre les habitats des européens et des populations caribéennes ne dépassaient pas vraiment l’échelle de la case et ses éléments constructifs, le dernier quart du XVIIème siècle voyait émerger un tout autre mode d’habiter fondé sur l’économie de plantation et l’institution de l’esclavage. Selon Berthelot, l’habitation en est l’unité de base. En tant que micro-société, elle comprend autant l’ensemble des bâtiments domestiques et industriels, les terres, les cultures, le bétail, que le maître, sa famille, ses employés et ses dizaines – voire plusieurs centaines – d’esclaves. Dès le début, le rôle de domination conféré à la maison de maître au sein de l’habitation s’ancrait plus symboliquement que matériellement. Cette dernière n’était pas particulièrement luxueuse telle qu’on pourrait l’imaginer car, comme les premiers colons projetaient de repartir en France après s’être enrichis, ils investissaient plutôt dans les outils utiles à leur production agricole410 À partir de la fin du 17ème, il y avait un plan type de la maison de maître dans l’ensemble des colonies françaises d’Amérique : « des salles basses, séparées intérieurement en deux ou trois pièces, dont l’une sert de salle, l’autre de chambre à coucher, la troisième de garde-manger » . En 411 bref : un lieu de réception, un lieu de stockage et un lieu de repos. Comme au début de la colonisation, la cuisine était construite à distance de la maison pour les risques d’incendies. Cette séparation faisant alors partie de l’habitation, elle devenait autant sociale qu’architecturale : la cuisine était utilisée uniquement par les esclaves domestiques pour préparer à manger pour les maîtres – d’ailleurs, « une chambre à nègre lui est parfois adjointe » . Au XVIIIème siècle, 412
406 Antillaise, Berthelot distingue 4 types de de caractéristiques architecturales : celles apportées par la population européenne, celles qui ont émergé depuis le rapport de colonisation, celles qui sont issues culturellement de la population noire esclavagisée et celles qui sont issues culturellement de la population française. Au sein de ces types, les éléments cités définissent les caractéristiques architecturales des cases propres à chaque île antillaise : St Barthélémy, Martinique, Haïti, Guadeloupe, Puerto Rico, Barbade, SteLucie, Bonis.
407
408
Jack Berthelot et Martine Gaumé, op. cit., p. 16. Dans un tableau regroupant les caractéristiques architecturales de La Case
Jean-Baptiste Delawarde, La vie paysanne à la Martinique, 1937, p. 56.
Jack Berthelot et Martine Gaumé, op. cit., p. 48.
409 Horizons Caraïbe, 1973, Tome II, p. 424. [cité par Jack Berthelot, op. cit., p. 50].
Jean-Baptiste Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, Paris, Jully, 1667-1671, réé. Fort-de-France,
410
Christophe Charlery, op. cit.
Le décor : une mise à distance Cuisine métropolitaine
beaucoup de maisons de maîtres en Guadeloupe et en Martinique se construisaient en maçonnerie, et la cuisine, en tant que dépendance, était incarnée par un bâtiment à part, souvent en plan carré, accolée au potager.
En s’inscrivant dans cet ensemble nommé l’habitation – ou « bitation » en créole –, la case 413 devenait alors la case-nègre, une appellation qui venait affirmer sa place dans un système esclavagiste raciste. Les cases étaient désormais regroupées dans un quartier à part et disposées

Le décor : une mise à distance
Cuisine métropolitaine
géométriquement en files séparées par des ruelles – « rue cases-nègres » . Souvent située en 414 415 hauteur, la maison du maître permettait au propriétaire de surveiller ce village servile . 416
Au sein de ce système, la case se normalisait, autant dans ses matériaux que dans ses dimensions. Comme le démontre Berthelot, qu’il s’agisse de l’agrandissement de la case (par ajout d’autres modules), de sa subdivision (la deux-pièces case) ou encore de sa mobilité, ces caractères architecturaux n’apparaissaient pas avant la colonisation européenne . Cette période de 417 colonisation a fait évoluer la case architecturalement, mais aussi, socio-économiquement, car sa fonction première d’auto-subsistance se voyait réduite par le système asservissant de l’habitation. L’opposition sémantique « case-maison » reflète d’ailleurs la domination de ce nouveau mode 418 d’habiter : dans l'unité de production qu'est l'espace de l’habitation, la maison s’érige comme l’opposé du mode d’habiter caribéen qu’incarne la kaz antiyé
L’exploitation humaine : condition préalable de la Plantation
Lorsque Berthelot publie cet ouvrage dans les années 1980, la colonisation de ces territoires était abolie depuis environ 40 ans mais la case traditionnelle était toujours l’habitat commun des îles antillaises. Dans un article consacré à l’oeuvre de Berthelot, le professeur en histoire contemporaine Roméo Terral explique que les recherches de l’architecte venaient combler un manque, voire un vide, dans la recherche universitaire à propos de l’habitat populaire antillais, et plus particulièrement, de son évolution architecturale . Certaines recherches ethnologiques s’y étaient 419 intéressées au début du siècle, notamment avec l’essor des études dites américanistes. En revanche, leur approche avait tendance à figer les sociétés caribéennes dans un contexte précolombien –écartant l’évolution du continent avec la colonisation, les phénomènes d’acculturation qui en découlent, mais aussi, l’émergence d’une population Afro-américaine . D’ailleurs, il a fallut 420 attendre 1969 pour qu’un numéro spécial du Journal de la Société des Américanistes soulève ces « particularités » de l’américanisme français.
En fait, quand Berthelot sort son livre, les représentations des territoires anciennement colonisés s’étaient déjà polarisées le long du siècle entre, d’un côté, des démarches plus scientifiques instituées par l’ethnologie et l’anthropologie – qui étudiaient les sociétés des Autres sans nécessairement aborder les dynamiques coloniales –, et d’un autre côté, des démarches publicitaires et pédagogiques qui tenaient à valoriser les « échanges » avec ces territoires et la consommation qui en découlaient . L’approche adoptée par son oeuvre à la fin du siècle vient judicieusement faire un 421 lien entre la façon d’habiter qui s’est implantée aux Antilles et le modèle économique de production et de consommation qui s’est constitué dans les métropoles. Dans ce sens, le symbole des sociétés esclavagiste est, pour lui, un modèle d’habitation spécifique : l’habitation-sucrerie.
414
415
Jean-Baptiste Labat, Voyage aux Isles: chronique aventureuse des Caraïbes, 1693-1705. Libretto, 2011.
Ce nom de rue, désignant la voie centrale dans les villages des esclaves, s’est popularisé à travers le roman autobiographique de
Joseph Zobel publié en 1950 intitulé « La Rue Cases-Nègres » et de son adaptation au cinéma par Euzhan Palcy en 1983.
416
417
418
Jack Berthelot et Martine Gaumé, op. cit., p. 124-125.
Ibid. p. 99-109.
Ibid. p. 54.
« Le fait qu’aucune photo du livre ne soit accompagnée du nom de son auteur prouve que l'auteur s’est, lui-même, improvisé
419 photographe pour combler le manque de représentations iconographiques dans les sources historiques . Son œuvre justifiant ainsi les termes « investigations » et « observation directe » que l'auteur emploie. » Roméo Terral, « Kaz Antiyé jan moun ka rété ».
Université des Antilles Guyane, s. d.
420 Société des américanistes 95, no 2 (2009), p. 93-115.
Christine Laurière, « La Société des Américanistes de Paris : une société savante au service de l’américanisme ». Journal de la
421
Elizabeth Heath, op. cit.
Bien que dans le Jeu des échanges France-colonies le sucre ait intégré comme une denrée parmi les autres, c’est, en effet, à travers la culture de canne à sucre que le mode d’habiter des colons s’est développé ; l’habitation-sucrerie en serait sa concrétisation architecturale.

422
Comme l’explique Malcolm Ferdinand, c’est après avoir tenté une politique extractiviste dans les premières îles caribéennes que les européens se sont dirigés, le long du XVIème siècle, sur l’agriculture intensive et la vente de peaux de vache . En s’inspirant du modèle agricole effectif à 423 Madère, ils colonisaient d’autres îles caribéennes directement avec des plantations de tabac, d’indigo et de coton. Cette première phase d’agriculture intensive a laissé place, face à la production concurrentielle de la colonie de Virginie au XVIIème siècle, a une seconde phase consacrée presque exclusivement à la culture de la canne à sucre.
Que ce soit dans les Caraïbes ou dans l’Océan Indien, l’économie de certaines îles s’est fondée sur l’industrie sucrière, les
422 transformant en « isles à sucre ». Originaire de Nouvelle-Guinée, la culture de la canne à sucre était connue dans le Sud de l’Inde depuis le 1er millénaire avant J.C. Après s’être répandue vers l’Orient, elle a finalement été introduite en Occident par des marchands arabes . Les premiers modèles de cette culture à grande échelle avaient étaient introduits sur l’île de Madère, l’île de Sao Thomé et les îles Canaries par les colons espagnols et portugais. voir Charlotte Radt, « Aperçu sur l'Histoire de la Canne à sucre », Journal d'agriculture tropicale et de botanique appliquée, vol. 17, n°1-4, Janvier-février-mars-avril 1970, p. 141-147.
Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 74. 423
Le décor : une mise à distance Cuisine métropolitaine
Ainsi, c’est dans ce contexte que la Compagnie des îles d’Amérique était chargée de coloniser activement d’autres îles des petites Antilles, faisant de La Martinique et de La Guadeloupe, en 1635, des possessions françaises destinées à la production de sucre pour la métropole. De la fin du XVIIème siècle jusqu’au début du XIXème siècle, les bateaux négriers rapportaient du sucre de canne des colonies après avoir effectué le fameux circuit triangulaire (France-Afrique-Amérique).
Si l’histoire du sucre de canne ne se réduit pas au commerce triangulaire, la démocratisation de sa consommation dans l’hexagone reste liée au système économique de la Plantation ; un modèle qui a toujours impliqué un mode d’organisation hiérarchique de la production et une exploitation massive d’êtres humains. En effet, au début de la colonisation, les premières personnes qui cultivaient étaient des « engagés » – des travailleurs blancs pauvres – venus de l’hexagone pour travailler 36 mois avec un salaire à la fin. Or, comme une grande majorité d’entre eux mourraient avant la durée de leur contrat et que la traite négrière transatlantique commençait à se développer, il paraissait plus « rentable » pour les propriétaires de réduire en esclavage des personnes africaines à vie et de le légitimer par des principes racistes . 424
De plus, bien plus tard, après l’abolition définitive de l’esclavage dans les colonies en 1848, l’ « engagement » de populations venues principalement d’Inde, de Chine et de l’Afrique de l’Est était organisée pour remplacer l’ancienne main-d’oeuvre esclavagisée dans l’industrie sucrière, notamment à l’île de La Réunion et à l’île Maurice. Bien que leur statut ait été différent de celui des esclaves, de nombreuses recherches démontrent une proximité flagrante entre leur condition de travail et l’esclavage, et également, entre leurs conditions d’emploi et la traite négrière . Les outils 425 de production avaient évolués, ils s’étaient industrialisés, mais les dynamiques de pouvoir implantées par l’habitation-sucrerie restaient manifestes socialement et spatialement : jusqu’à la fin de la colonisation française, le système de production de sucre de canne reposaient sur ce rapport d’asservissement.
De l’auto-subsistance à la monoculture intensive : la rupture écologique
À travers l’analyse de Berthelot, on comprend que, pour réaffirmer son mode d’habiter originel après l’abolition de l’esclavage, le modèle de la case caribéenne a due composer avec l’héritage du système esclavagiste. Tout comme l’habitation, la case post-abolition ne se réduit pas à un bâtiment de résidence ; elle comprend les espaces environnants : « espaces d’utilisation (cuisine, sanitaires, coin lessive), espaces de production et de consommation (vergers/jardins caraïbe), espace d’occupation (élevage, basse cour) » . En revanche, contrairement à l’habitation, elle s’articule 426 sur une même unité de production/consommation : il s’agit de « la transcription spatiale d’une économie d’autosubsistance qui s’est constituée en marge de l’économie de plantation » . D’autre 427 part, les cases peuvent être implantées en groupement familial, multipliant ainsi ces unités. Celles-ci sont séparées par un espace tampon, tout en étant intégrées dans un système de solidarité communautaire. Ibid. p. 65-66.
Reflétant l’héritage de pratiques amérindiennes, africaines, mais aussi, asiatiques – particulièrement dans le cas des territoires colonisés dans l’Océan Indien –, le « Jardin créole » – ou « Jardin Caraïbe » pour les Antilles – s’est implanté comme élément clé de la case post-abolition.
D'une certaine façon, il représente parfaitement le concept de la « créolisation » introduit par l'écrivain et poète Edouard Glissant en 1997 : « la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. » . Cependant, tel que l’auteur le précise « la créolisation ne suppose pas une hiérarchie 428 des valeurs […] ne se limite pas à un métissage, dont les synthèses pourraient être prévues. »429 Ce serait donc après que son évolution architecturale et son organisation socio-économique ait été en quelque sorte « écartelée entre deux cultures d’origine » , que la case traditionnelle se serait 430 affirmée à travers la créolisation ; laissant apparaître des composantes imprévues, telles que le Jardin créole, en tant que véritables formes de résilience.
S’éloignant de la composition régulière et géométrique du Jardin à la française, l’organisation spatiale minutieusement réfléchie du Jardin créole permet d’assurer principalement une autarcie alimentaire et une auto-médication . Ces deux fonctions révèlent l’autre fondement majeur qui 431 distingue le mode d’habiter caribéen originel du mode d’habiter de l’habitation : la diversité des espèces végétales. En effet, la mise en place du modèle de la Plantation dans les Caraïbes impliquait, tout d’abord, la parcellisation et le dimensionnement des terres – la bande des « 50 pas
428
429
430
Édouard Glissant, Traité du Tout-monde. Poétique IV, Paris, éd. Gallimard, 1997, p. 37.
Ibid. p. 194.
Ibid. p. 58.
« Les travaux de Catherine Benoît (2005) sur les jardins de case guadeloupéens ont mis en évidence l’organisation spatiale selon

431 les usages des plantes qui les composent : “ […] les plantes ornementales et des plantes dites « magiques », dont les usages sont rarement précisés, se trouvent en façade de jardin ; plus proches de la case et protégées du soleil, sont disposées les médicinales ; à l’écart, les épices et les maraîchères ; enfin, derrière la case, les plantes vivrières et les arbres”. ». voir Jean-Valéry Marc et Denis Martouzet, « Les jardins créoles et ornementaux comme indicateurs socio-spatiaux : analyse du cas de Fort-de-France ». VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement [en ligne], Hors-série, no 14 (septembre 2012).
127
Le décor : une mise à distance
Cuisine métropolitaine géométriques » est, d’ailleurs, toujours en place dans les départements d’outre-mers –, puis, le 432 défrichage intensif et la monoculture des espèces. Pour Ferdinand, l’abattage du bois était une condition de cet habiter colonial ; alors que les Amérindiens coupaient quelques arbres pour faire leur agriculture vivrière, les colons considéraient que « habiter c’est défricher, habiter c’est abattre l’arbre » . Dans ce sens, la monoculture a rompu avec les équilibres biologiques des écosystèmes 433 qui, jusque-là, assuraient un maintien global des ensembles d’espèces animales et végétales. En quadrillant les paysages, elle venait simultanément homogénéiser les cultures et perturber les effectifs des espèces présentes sur une parcelle. Cette démarche impliquait de couper la plante au ras du sol pour que tous les nutriments extraits du sol soient transformés sous forme de sucre et soient exportés en Europe le plus rapidement. Or, du XVIème au XVIIème siècle, la culture de la canne s’est faite sans fumure. C’est pourquoi, la méthode des « planteurs », diffusée par les multiples livres sur l’agronomie tropicale publiés à cette période , a entretenue une asymétrie dans les échanges écologiques : la redistribution des 434 nutriments ne garantissait plus une fertilité du sol et le modifiait d’une façon métabolique . 435
« Cette zone est une bande de littoral, selon une ancienne mesure créée au XVIIe siècle par Colbert (en tout 81,2 mètres) : elle est

432 zone militaire interdite, à une époque de conflits fréquents dans les Antilles entre colonisateurs européens et à une époque de tentatives de fuite d’esclaves vers ce qu’ils appelaient l’« Autre Bord » : idéalement l’Afrique perdue. Avant la Révolution française, on dénommait cette bande de littoral les « 50 pas du Roi ». voir Yves Bergeret « La case, ancrage symbolique du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire ». Histoire par l’image, octobre 2007 [en ligne].
433
Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 60.
Du XVIIIème siècle jusqu’au milieu du XIXème siècle, de multiples livres sur l’agronomie, et notamment des monographies sur
434 la cannes à sucre, étaient publiés. Érigés comme de véritables sources d’information sur l’agronomie tropicale, ces ouvrages étaient écrits par des propriétaires eux-mêmes selon leur « expérience coloniale ». Celle-ci laissait, en réalité, transparaître la dimension théorique des techniques décrites. Appuyés par des illustrations et des citations, leurs propos (proches des récits de voyages) tournaient autour des variantes de pratiques agricoles et des recommandations de traitement de la main-d’oeuvre servile. voir Muriel Hoareau, « De l’art de cultiver et de fabriquer des produits coloniaux : livres techniques francophones et anglophones aux XVIIIe et XIXe siècles », dans Le livre technique avant le XXème siècle, à l’échelle du monde. CNRS Editions. Histoire, 2017, p. 425-436.
435
Malcolm Ferdinand, op. cit., p.80-81.
Agriculture, sucrerie et affinage des sucres, 1762. © Ministère de la Culture - Médiathèque du Patrimoine, Dist. RMN-Grand Palais / image RMN-GPLe décor : une mise à distance Cuisine
Érigée comme la façon de planter, cette logique de redistribution inégale agissait à toutes les échelles. Les préfaces de ces ouvrages laissaient explicitement comprendre que ces territoires n’étaient que des « matières à exploiter » pour les intérêts économiques de l’Europe et que la condition de cette agriculture intensive est bel et bien le travail forcé . 436 Néanmoins, on peut remarquer que ce discours changeait à partir du moment où les mouvements d’abolition de l’esclavage agitaient la société française ; laissant place à une alliance entre abolitionnisme et colonialisme. Effectivement, la fin de l’esclavage ne signifiait pas la fin de la Plantation mais une application différente du système colonial : les planteurs allaient être indemnisés pour leur « perte » et les travailleurs euses, désormais affranchi e s, allaient continuer à travailler pour leur propriétaire dans un cadre salarial437

Ce contexte post-abolition est notamment dépeint à travers un roman de Raphael Confiant publié en 1994. Le narrateur est le
437 commandeur de l’habitation Bel-Event en Martinique, c’est-à-dire qu’il surveille les travail des coupeurs et des amarreuses. En décrivant les conditions quotidiennes de leur travail dans la plantation dans les années 30, l’auteur met en lumière les dynamiques raciales et coloniales qui subsistent dans l’économie martiniquaise après l’abolition. voir Raphael Confiant, Commandeur du sucre, 1994.
Le décor : une mise à distance
Cuisine métropolitaine
On constate finalement un ensemble de littérature pédagogique qui s’est diffusée du XVIIIème au XXème siècle pour promouvoir les bénéfices de la colonisation à plusieurs niveaux et mettre à distance le rapport asymétrique d’exploitation intensive et massive que cela impliquait. Les manuels agronomiques visaient explicitement les hommes – car propriétaires –, pour qu’ils puissent donnaient les directives agricoles depuis l’hexagone ; les recueils de recettes, adressées explicitement aux femmes, intégraient ces denrées dans les pratiques culinaires françaises pour affirmer une certaine légitimité métropolitaine de consommation ; et enfin, les ouvrages et illustrations qui vulgarisaient le parcours des denrées coloniales proclamaient aux enfants que le système colonial serait une forme d’échange . 438
Même si tous ces enjeux ne ressortent pas particulièrement de la lecture proposée par l’exposition du Centre Pompidou, le livre de Berthelot serait aussi architectural que politique car il remet en 439 question ce qui fait histoire dans l’architecture – l’histoire considérée comme « naturelle ».
Au final, l’auteur rejoint globalement le constat de Ferdinand : pour eux, la rupture qu’a institué le système colonial se situerait, dès le début, dans l’usage de la terre. La récurrence de chroniques écrites par des Pères – désignés comme missionnaires –, soulève d’ailleurs l’enjeu du sacre dans cette de « prise de la terre » . Les peuples autochtones, qui n’avaient pas de notion de propriété 440 privée, n’étaient, en fait, pas considérés comme des habitants, tels que les européens le concevaient. Ces derniers proclamaient une nécessité de « faire habiter » ces îles : considérant qu’elles 441 n’étaient « possédées par des princes chrétiens », ils en seraient les premiers habitants.
Alors que ces peuples avaient des conceptions protectrices et sacrées de ce milieu de vie, composées de nombreux esprits et d’êtres non-humains, les européens venaient recouvrir ces terres d’un nouveau sacre, aussi impérialiste que patriarcal – les deux étant fondamentalement liés (Cf 442 supra chapitre 9). À travers une (re)bâptisation des terres – avec des noms souvent liés aux leurs –et de multiples cérémonies, la nouvelle sacralisation se basait, non plus sur une préservation des terres, mais sur une propriété absolue qui légitimait son exploitation. Ainsi, l’acte d’habiter s’affirmait en tant que geste principiel de la colonisation. La notion de l’habiter colonial qu’introduit Ferdinand propose finalement de lire la fracture qui s’est opérée à partir de la colonisation européenne des Amériques comme les fondements d’une modernité. Dans ce sens, en révélant que le mode d'habiter métropolitain engage la mise à distance d’« une manière singulière, violente et destructrice d’habiter la Terre » , l’économie plantationnaire dessinée par le 443 « Jeu des échanges France-colonies » admet que les cuisines modernes en sont un parfait aboutissement.
Elizabeth Heath, op. cit. Parmi les objets éphémères pour enfants que l’autrice aborde, elle analyse l’affiche ci-avant produite par
438 le Ministère des colonies : il s’agissait de montrer aux enfants, à l’aide textes et d’images, « le processus par lequel les “indigènes” extraient les fèves des cabosses, fèves qui sont ensuite transformées – grâce à la technologie européenne – en délices pour le palais ».
439 indépendantiste. voir « 23-24 juillet 1984 - France. Mort de quatre militants indépendantistes en Guadeloupe », Encyclopædia Universalis [en ligne].
440
Jack Berthelot était d’ailleurs militant à l’Union Populaire pour la libération de la Guadeloupe (U.P.L.G.), un mouvement
Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 59-60.
441 habiter et peupler les îles de Saint-Christophe et de Barbade, et autres situées à l’entrée du Pérou, depuis le onzième jusqu’au dixhuitième degré de la ligne équinoxiale qui ne sont point possédées par des princes chrétiens, et ce tant afin de faire instruire les habitants desdites îles dans la religion catholique, apostolique et romaine, que pour y trafiquer et négocier des deniers et des marchandises qui se pourront recueillir et tirer desdites îles et de celles des lieux avoisinants, les amener amener au Havre à l’exclusion de tout autre […]. ». Jean-Baptiste Du Tertre Histoire générale des Antilles habitées par les Français, tome I, Paris, Editions Thomas Lolly, 1667, p. 8-9 (langage modifié par l’auteur). [cité par Malcolm Ferdinand, op. cit.]
442
443
« Nous soussignés, reconnaissons et confession avoir fait et faire par ces présentes fidèle association entre Nous […] pour faire
Elizabeth Heath, op. cit.
Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 67.
Chapitre 9 : Cuisine terrienne
Dans un ouvrage qu’elle publie en 1992, l’historienne des sciences Lily Kay s’intéresse à la façon dont les recherches de la California Institute of Technology – dite « Caltech » – et de la Fondation Rockfeller, deux institutions prestigieuses des États-unis, ont contribué au développement de la biologie moléculaire le long du XXème siècle, et plus particulièrement, entre 1920 et 1950. Appuyée par l’analyse de leurs archives, elle démontre que c’est à partir d’éléments idéologiques communs qu’une « vision moléculaire de la vie » s’est construite dans les sciences. En 444 considérant le gène comme un outil physiologique pour mettre en place le contrôle social , cette 445 discipline – à l’origine, nommée « psychologie sociale » – rejoignait les principaux aspects du programme de façonnage du gène dirigé par la Fondation Rockfeller à cette époque : l’eugénisme . 446
En 2019, à travers un manifeste contre le pouvoir économique des entreprises multinationales, la philosophe et physicienne Vandana Shiva affirme que cette relation avec l’eugénisme est fondamentale pour comprendre la vision du gène qui s’est implantée dans les institutions scientifiques, mais aussi, les processus de modification génétiques qui en ont découlé le long du siècle. Pour elle, les organismes génétiquement modifiés (OGM) ont pu se déployer en tant que perpétuels progrès scientifiques car le rôle d’autonomie qui a été conféré au gène – le désignant comme la composante de la vie – se fonde dans l’idée d’auto-reproduction et de perfection qui obsédait le mouvement eugéniste. Or, comme elle l’explique, ce rôle attribué au gène nie leur dépendance constante avec les interactions cellulaires de l’organisme : ils ne sont pas des entités autonomes, ils font partie « d’un tout qui leur confère leur fonction » . 447
Selon elle, ce raisonnement scientifique hégémonique révèle, à une échelle globale, la vision anthropocentrée du monde qui s’est articulée depuis des siècles dans les sociétés occidentales ; comme le gène, l’Homme aurait une place distincte, voire supérieure, aux autres organismes terriens – rassemblés dans un grand tout appelé Nature. Si on retrouve cette dualité Homme/Nature dans le cinéma grand public, un genre l’aborde en particulier depuis les années 2000 : les films
Lily Kay, The Molecular Vision of life : Caltech, The Rockefeller Foundation, and the Rise of the New Biology, 1992.
Ibid. p. 27-34 445
Vandana Shiva, Un pour cent : Reprendre la pouvoir face à la tout-puissance des riches. Rue de l’échiquier, 2019, p. 131-132.
Le décor : une mise à distance
Cuisine terrienne catastrophes, et plus précisément, le « catastrophisme climatique » . Telle une fatalité, ces 448 représentations alertent le public sur la possibilité – ou, plus récemment, la certitude – que la Nature viendrait se venger des dégâts causés par l’Homme sur Terre. Dans un article qu’elle consacre à ce genre cinématographique , l’ethnologue Nathalie Magne constate que c’est à partir du XXIème 449 siècle que tous ces films se sont multipliés et que, finalement, il n’y en a qu’un seul qui a marqué le siècle précédent : Soleil Vert, réalisé par Richard Fleischer en 1974. Dans cette oeuvre de science-fiction, inspirée du roman de Harry Harrison , l’intrigue se déroule 450 en 2022 dans un New York peuplé par plus de 40 millions de personnes et étouffé par la pollution et la chaleur constante – plus de 40°C. Le héros est Frank Thorn, un policier qui enquête sur la mort mystérieuse de plusieurs personnes reliées à l’unique compagnie de distribution alimentaire du pays nommée Soylent. Après qu’une catastrophe nucléaire ait contaminé les sols et rendu l’agriculture impossible, la production d’aliments synthétiques serait devenait la seule source de subsistance de la population – excepté pour le petit groupe de personnes très riches qui contrôle cette entreprise et qui vit dans des quartiers surprotégés. Le long du film, le policier réalise que ces personnes sont tuées une à une car elles prennent connaissance de la vérité qui se cache derrière cette usine ; une vérité qu’il finit par découvrir à la fin : les aliments synthétiques avec lesquels ils se nourrissent sont faits à bases de chair humaine car toutes les ressources possibles de la planète ont été épuisées.
Contrairement aux films des années 2000, ce film de 1974 n’intègre pas la question des ressources en tant que manque consécutif au changement climatique. Il l’intègre plutôt dans le cadre d’un recyclage perpétuel de matières terrestres. Donna Haraway déploie justement cette idée dans un de ses ouvrages : Staying with the Trouble . D’après elle, n’y aurait pas de création ex nihilo car nous 451 vivons de connexions partielles-partiales : « le monde a toujours été pris dans un processus d’entredigestion et d’indigestion, comme si nous étions conviés à un dîner où il s’avère que nous nous mangeons les uns les autres, mais où nous nous assimilons et nous digérons toujours seulement partiellement » . La cuisine industrielle de Soylent est-elle une métaphore de la mondialisation ?
448
Nathalie Magne, « Le catastrophisme climatique dans le cinéma grand public ». Ethnologie française 39, no 4 (2009), p. 687-95.
Ibid. 449
450
451
Harry Harrison Make Room! Make Room! Doubleday, 1966.
Donna Haraway, Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene. Duke University Press, 2016.
Florence Caeymex, Vinciane Despret, et Julia Pieron. « Le rire de Méduse. Entretien avec Donna Haraway ». Dans Habiter le 452 trouble avec Donna Haraway, Editions Dehors, 2019, p. 71-72. 133

Catastrophe climatique ou démographique ?
Dans son article « Le catastrophisme climatique dans le cinéma grand public », Nathalie Magne définit le film catastrophe comme « un genre cinématographique où le centre de l’intrigue est un événement, d’origine naturelle ou non, provoquant des dommages matériels et humains considérables » . À partir du XXIème siècle, la plupart des films sur les catastrophes climatiques 453 montrent explicitement que le ou les évènements qui viennent perturber la vie des protagonistes sont causés par le dérèglement climatique ; un facteur qui les relèguerait « logiquement » au rang d’évènements d’origine naturelle.
Or, dans Soleil Vert, le climat n’est pas au centre de l’intrigue. Il n’est même pas vraiment évoqué –on voit surtout que les personnages s’essuient le front constamment . En fait, la chaleur fait partie 454 de cet ensemble d'éléments qui constituent une atmosphère pesante et dystopique. Le film ne nous plonge pas dans un bouleversement spécifique mais plutôt dans un « monde d’après » en 2022 qui s’est façonné progressivement à travers une série de facteurs, dont le réchauffement climatique et le manque de ressources. Dans un sens, la véritable catastrophe du film semble être la surpopulation : c’est elle qui aurait conduit à la pénurie alimentaire et au monopole de la production alimentaire par l’industrie Soylent.
Cette idée de surpopulation était justement une préoccupation grandissante dans les sociétés occidentales à partir des années 1960 . On note, d’ailleurs, que si le film est sorti aux États Unis 455 en 1974, l’intrigue a été écrite en 1966. Elle est donc particulièrement imprégnée du contexte des Trente Glorieuses, pendant lesquelles, dans beaucoup de pays occidentaux, la production alimentaire prenait un tournant industriel, la consommation de masse se banalisait et la natalité augmentait – créant une génération de baby boomers. Le manque de ressources a progressivement était abordé, notamment par les premiers mouvements environnementalistes, et la surpopulation a rapidement été perçue comme une menace pour ces sociétés déjà modernes. Dès lors, le « monde d’avant », qui est dépeint avec beaucoup de nostalgie dans Soleil Vert, serait, en réalité, le contexte américain de la sortie du film. En tant que seul témoin de ce monde, le vieux professeur Sol Roth, qui vit avec Thorn, lui fait régulièrement part de son manque vis-à-vis de « la vraie bouffe » – des oeufs, du lait, de la viande tous les jours. L’abondance de nourriture, d’eau chaude et d’électricité fantasmée par les personnages vient radicalement contraster avec la pénurie qui caractérise ce monde dystopique, et surtout, avec la seule forme d’aliments qu’il leur reste désormais : une matière uniforme, monochrome et sans goût – s’apparentant presque à des matières plastiques – exclusivement
456 produite par l’industrie Soylent . 457
453
Nathalie Magne, op. cit.
454 un four, on crève à force de transpirer. », extrait de Richard Fleischer, Soleil Vert, 1974.
« Est-ce que quelqu’un peut vivre dans un climat comme celui-là ? La canicule d’un bout de l’année à l’autre, on se croirait dans
Thomas Snégaroff, « Histoires d’Info. En 1967, la surpopulation mondiale suscite des questions : “Doit-on choisir ceux qu’on va 455 laisser mourir” ? » franceinfo, 2017.
Clamant une « énergie concentrée tirée d’authentique germe de soja », les stands sur le marché vendent quotidiennement du
456 « Soleil Jaune » et uniquement le mardi, le fameux « Soleil Vert », ce nouvel aliment dont les mérites sont vantés continuellement à travers des spots publicitaires mais qui est justement fait de chaire humain. Ces aliments peuvent être vendus sous forme de plaquette carrée, mais aussi, sous forme de « Miettes de Soleil » – le moins cher – ou de « Pain de Soleil ».
457
D’après les propos de Thorne, ce monopole ne s’exerce pas uniquement sur les États-Unis : « Soylent contrôle
l’approvisionnement de la moitié du monde ».
En s’intéressant à la relation entre les entreprises multinationales actuelles et le développement de l’agro-industrie, le manifeste de Vandana Shiva démontre que l’introduction des processus de modifications génétiques dans l’agriculture dans les années 1970 s’appuyait sur cette peur montante de pénurie alimentaire. C’est pourquoi, les OGM étaient présentés comme des « produits miracles qui permettent de nourrir toute la planète » . À travers l’exemple de l’agriculture indienne, elle 458 met en lumière la polarisation qui s’est créée entre une « agriculture paysanne », basée sur un savoir traditionnel qui permet de sélectionner des semences à planter en fonction des conditions climatiques, et, une agriculture moderne qui déclare créer des variétés résistantes au climat et aux « nuisibles » en déplaçant des gènes d’une espèce à l’autre. L’expansion mondiale de cette agriculture moderne dans de nombreux pays – ou « révolution verte » – a remplacé peu à peu 459 l’agriculture traditionnelle – perçue, dès lors, comme archaïque – en brevetant les semences à planter – une sorte de « propriété intellectuelle » . 460
Cependant, d’après l’autrice, les manipulations génétiques s’étant concrétisées à travers une vision héritée de l’eugénisme, elles ne prendraient pas en compte le caractère multigénique de la résistance d’une espèce. Les variétés génétiquement modifiées pourraient donc faire apparaître des marqueurs de résistances à d’autres niveaux, mais aussi, provoquer une adaptation des insectes, devenant alors des « supernuisibles » et nécessitant encore plus de pesticides – ceux-ci étant souvent vendus par la même firme qui introduit en premier lieu les OGM . 461
D’ailleurs, vers la fin du XXème siècle, la frontière entre industrie chimique et industrie alimentaire a progressivement disparue ; faisant fusionner les sociétés productrices d’OGM qui détiennent le monopole des semences et les sociétés productrices de pesticides et d’herbicides – certaines étant connues pour avoir conçues des armes chimiques pour exterminer massivement des individus pendant les guerres . 462

458
Vandana Shiva, op. cit., p. 152.
459 en Inde, dans les années 1940 et suivantes, enfin d’augmenter la production agricole ». Ibid. annotation p. 8.
460
461
« ensemble de techniques agricoles modernes et de mesures économiques qui ont été prises dans de nombreux pays, en particulier
Ibid. p. 69.
Ibid. p. 144.
En tant que « véritable bras économique d’Hitler », l’entreprise IG Farben s’alliait à Bayer et Monsanto pour produire un pesticide
462 à base cyanure qui a été utilisé dans les chambres à gaz pendant l’holocauste. Après la guerre, Bayer et Monsato ont formé une entreprise commune appelée MORAY. Celle-ci fournira les ingrédients de l’agent orange, puissant herbicide et défoliant dont 75 millions de litres ont été déversés sur le Sud du Vietnam entre 1961 et 1971. Ibid. p. 116-120.
136
Le décor : une mise à distance Cuisine terrienne
Dès lors, ces nouvelles techniques agricoles modernes ont progressivement banalisé, à l’échelle mondiale, la production d’aliments contaminés par des substances toxiques, mais aussi, altérés nutritionnellement . Le chercheur et politologue Malcolm Ferdinand l’évoquait justement avec les 463 plantations coloniales : la monoculture réduit l’échange de substances nutritives avec les sols – elle ne suit pas la « loi du retour » . Avec l’introduction de pesticides et d’herbicides, les sols 464 deviennent à la fois appauvris organiquement et contaminés pour un temps relativement long – le cas du chlordécone aux Antilles montre que la contamination aux organochlorés peut s’étendre à plusieurs siècles . 465
La disparition de la « vraie bouffe », la contamination des terres et le monopole du marché alimentaire mondial sont des enjeux abordés dans Soleil Vert en 1974 en tant que vision dystopique d’un monde surpeuplé. Paradoxalement, cette crainte du manque est venue légitimer un modèle de consommation et de production alimentaire hégémonique qui, au final, s’affirme au XXIème siècle avec ces mêmes enjeux dystopiques.
Le fantasme comme technique de mise à distance
Si la représentation du « monde d’avant » dans Soleil Vert se fait dans un premier temps à travers les descriptions de Sol Roth, elle se concrétise vers la fin du film avec une projection d’images. En tant que moment clé du scénario, cette scène se passe dans « Le foyer » : un lieu où les personnes qui le souhaitent viennent se faire euthanasier face à des images de la « nature perdue » – des champs, des forets, des rivières, un coucher de soleil, etc. Cette panoplie de paysages champêtres contraste largement avec l’image de la Nature représentée dans les films de catastrophes climatiques des années 2000. Ces derniers font plutôt appel à l’imaginaire d’une nature « sauvage » – dite « vierge » – qui serait moins liée au monde occidental. D’après Nathalie Magne, c’est spécifiquement depuis les années 1970 que la Nature a commencé à être sanctuarisée dans les représentations, laissant comprendre que les êtres humains n’y auraient plus leur place. Cette idée d’une « wilderness » s’est implantée dans les sociétés occidentales avec les mouvements 466 environnementalistes qui ont émergé après la Seconde Guerre mondiale et qui ont conduit à la naissance d’institutions internationales très reconnues, telles que l’Unesco, créée en 1945 par les Nations unis, ou WWF fondée en 1961.
L’historien de l’environnement Guillaume Blanc a consacré un livre au tournant qui s’est opéré dans l’imaginaire occidental pendant cette période vis-à-vis du continent africain, et aux politiques de préservation qui en ont découlé . Il explique que, depuis la fin du XIXème siècle, les colons 467 européens ont façonné une image édénique de l’Afrique, tel un grand continent naturel et homogène, en dissonance avec les politiques extractivistes qu’ils y appliquaient. En résumé, après avoir appauvris les sols et exploité les ressources, ils soutenaient l’idée ce sont les africains qui n’ont pas su protéger leur environnement. Bien que cette vision, empreinte de paternalisme et de racisme, émergeait dans le cadre de la colonisation, elle aurait pourtant guidé les directives de la
Cette conséquence encourage justement ces mêmes entreprise à la « biofortification » : « une technologie génétique
463 « d’augmentation » de valeur nutritive des cultures. Exemples : le riz doré « enrichi » en vitamine A ou la banane en fer. ». Ibid. p. 183.
« La loi du retour consiste à rendre à la nature et à la société ce que nous recevons d’elles. Albert Howard s’est servi de sa 464 formation de scientifique pour comprendre l’écologie du sol et, s’appuyant sur cette loi, il a développé sa célèbre méthode de compostage appelée ”procédé Indore”. ». Ibid. p. 38.
465
466
Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 182-192.
Ibid. p. 207.
Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert : Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain. Flammarion, 2020. 467
Le décor : une mise à distance
plupart des ONG – des « agences conservationnnistes », selon les termes de l’auteur – qui clament, depuis les années 1960, protéger l’environnement.
Il y aurait d’un côté, des « textes-réseaux » – des rapports et programmes conçus en contexte colonial circulant toujours – qui perpétuent l’idée de l’Afrique Pléistocène, c’est-à-dire, le continent tel qu’il aurait été « avant l’homo sapiens et son agriculture » ; et de l’autre, l’instauration de sites 468 protégés qui viennent façonner ce fantasme – d’ailleurs, dans certains états africains, les gardes des parcs sont restés les mêmes après leur indépendance. Pour rendre ces parcs « naturels », les populations natives sont soit expulsées soit pénalisées pour leur agriculture, leur pastoralisme, leurs habitations et leur chasse , car ces actes menaceraient la biodiversité de la planète : « quitter nos 469 ressources au nom de la ressource » . Les arguments employés n’étant plus ouvertement 470 colonialistes et racistes, cette procédure d’expulsion paraîtrait presque apolitique. Dans un sens, le personnage qui incarne parfaitement le rôle de l’expert environnemental est Tarzan : il comprendrait mieux la nature africaine que les personnes qui y vivent depuis toujours et il se croit investi du devoir de la sauver de leurs mains (Cf infra chapitre 3).
Ainsi, la crainte de la surpopulation apparue après l’essor économique et démographique des Trente Glorieuses s’est inscrite dans cet ensemble d’enjeux environnementalistes et a été, elle aussi, progressivement dirigée dans les inconscients collectifs vers les pays non-occidentaux, ou plus précisément, vers les communautés non-occidentales. En France, par exemple, le « problème de la surpopulation » était évoqué dès les années 1960 mais ne visait que les départements d’outre-mer –au moment où une politique nataliste faisait tout pour limiter le recours à la contraception et à l’avortement dans l’hexagone, une politique anti-nataliste encourageait ces interventions à La Réunion, certaines ayant été opérées de force . Cette polarisation se serait articulée à l’échelle du 471 globe à travers la notion de « développement », laissant entendre que la surpopulation concernerait surtout les pays « en développement » et les pays « sous-développés » ; ces derniers ont d’ailleurs été rassemblés dans une seule catégorie, introduite en 1952 par un démographe français : le « TiersMonde ». Vingt ans après, le Sommet de la Terre à Stockholm aboutit alors à « un lien inéluctable entre la surpopulation du Tiers-Monde, la raréfaction des ressources et le risque de futurs conflits » . 472
La menace de la surpopulation, qui est au coeur du film Soleil Vert, laisse apparaître la façon dont les représentations cinématographiques ont participé à une sanctuarisation de la Nature dans l’imaginaire occidental. Les images véhiculées par les films de catastrophes climatiques des années 2000 s’inscrivent dans une sorte de complémentarité avec les représentations idylliques qui sont apparus le long du XXème siècle dans les médias, le cinéma, la télévision, les romans et les magazines naturalistes.
Ibid. p. 79. 468
469 espèces animales reste alors ambivalent : les populations natives n’ont pas le droit de chasser pour se nourrir, tandis que les élites occidentales peuvent abattre des animaux par loisir ou pour alimenter un marché international, comme par exemple, le commerce de l’ivoire. Ibid. p. 111-112.
Dans certains parcs habités la chasse n’est pas bannie, elle est réglementée par l’achat d’un permis. L’enjeu de protection des
Extrait de la conversation de l’auteur avec un habitant du Simien en Ethiopie. Son ouvrage se base spécifiquement sur l’analyse
470 des politiques de préservation qui ont été appliquées à ce Parc national et de leurs conséquences sur le mode de vie des habitant e s : « Concrètement, ils leur demandent d’empêcher des agro-pasteurs d’éroder les parcelles qu’ils cultivent et de dénuder les plateaux où ils envoient paître leur bétail. […] ils produisent eux-mêmes leur nourriture. Comme tous les expulsés des parcs africains, ils se déplacent d’abord à pied. Ils consomment très peu de viande et de poisson. Ils achètent rarement de nouveaux vêtements. Et contrairement à deux milliards d’individus, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone. Bref, pour sauver la planète, il faudrait vivre comme eux. » Ibid. p. 29-30.
Françoise Vergès, Le ventre des femmes : Capitalisme, racialisation, féminisme. Albin Michel, 2017.
En outre, les films d’animation soulèvent plus particulièrement un phénomène déjà à l’œuvre à l’époque colonial : « l’anthropomorphisation de la grande faune » . En effet, les écrivains 473 européens, à travers leurs récits de voyage et leurs romans exotiques – comme les Tarzan de Rice Burroughs – étaient les premiers à attribuer plus d’humanité aux animaux africains qu’aux populations africaines. Le long-métrage de Disney, Le Roi Lion, sorti à l’aube du XXIème siècle, s’intègre alors parfaitement dans la constitution du « mythe de l’Eden africain » : « L’Histoire de 474 la vie » se raconte sur une terre lointaine qui aurait été préservée de la technologie, de l’industrie 475 et de la pollution, mais surtout, sur une terre sans humain. En réalité, il n’y aurait plus d’espace qui soit parfaitement « vierge » et totalement intact aujourd’hui. Cette image rassurante semble surtout venir conforter les sociétés occidentales vis-à-vis des dommages planétaires engendrés par leur « développement » : « Plus nous détruisons la nature ici, et plus nous essayons de la sauver làbas »476
L’Anthropocène et le Neufert
Les premières images qui apparaissent dans Soleil Vert exposent une rétrospective du développement urbain des États-Unis depuis un paysage rural pré-industriel jusqu’au monde dystopique de 2022. Comme un générique, les images se succèdent en rythme avec l’accélération graduelle de la musique. Toutefois, trois parties se distinguent au sein flux d’images. Dans un premier temps, on comprend que les machines industrielles sont introduites dans le quotidien de la population américaine, avec un accent mis particulièrement sur la voiture (on voit des parkings interminables qui ne cessent de se remplir). Dans un second temps, c’est la croissance démographique qui est mise en lumière, notamment avec la multiplication des logements et l’expansion du tissu urbain (on voit des façades d’immeubles toujours plus grandes et des rangées de maisons identiques). Enfin, dans l’accélération finale, le chaos urbain est illustré par des émeutes, des montagnes de déchets, mais surtout, par la toxicité de l’air – les masques de protection respiratoire laissent entendre qu’il y a eu un accident chimique ou nucléaire. Si Soleil Vert se différencie à plusieurs niveaux des films de catastrophes climatiques qui l’ont succédé, le point de vue occidentalocentré de l’intrigue reste systématique. Dans ce sens, le générique constitueraient une sorte de « résumé » universel du développement des sociétés humaines, ce que l’on désignerait rapidement aujourd’hui par l’Anthropocène.
Théorisé dès 1922, ce terme a été défini et popularisé par le météorologue Paul Crutzen en 2000 pour caractériser l’époque géologique actuelle , succédant à l’Holocène. Selon cette approche, ce 477 sont les activités de l’Homme – « anthropos » – qui ont considérablement influencé la Terre et l’atmosphère à toutes les échelles et de façon indélébile et irréversible . Néanmoins, comme on le 478 voit dès le début de ce mémoire avec le Neufert, cette idée de l’Homme en tant que représentation universelle des êtres humains se fonde dans une idéologie occidentale. Ainsi, parler d’Anthropocène, telle une rupture entre l’Homme et la Nature, serait une sorte de continuité
Ibid. p. 72. 473
474
475
476
Ibid. p. 224.
Titre de la chanson finale du film de Roger Allers et Rob Minkoff. Le Roi lion, 1994.
Guillaume Blanc, op. cit., p. 16.
« Considering these and many other major and still growing impacts of human activities on earth and atmosphere, and at all,
477 including global, scales, it seems to us more than appropriate to emphasize the central role of mankind in geology and ecology by proposing to use the term “anthropocene” for the current geological epoch. ». voir Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The “Anthropocene” ». IGBP Global Change News, no 41 (mai 2000), p.17-18.
« Géologie : qu’est-ce que l’anthropocène ? » GEO, 27 novembre 2018. 478
Le décor : une mise à distance Cuisine terrienne
universaliste qui ne prend pas en compte la façon dont l’histoire coloniale et les dynamiques de genre, de race et de classe ont participé à la transformation de l’environnement . 479
Le point de vue des films de catastrophes climatiques du XXIème siècle témoignent particulièrement de ce phénomène : l’évènement qui est considéré comme catastrophique au niveau global est celui qui menace la reproduction sociale du foyer des protagonistes – une famille blanche de classe moyenne, souvent biparentale et hétérosexuelle, vivant dans un pays occidental. Or, on constate aujourd’hui que les conséquences du dérèglement climatique affectent en premier lieu une majorité de pays « du Sud » . 480
De plus, comme le souligne Vanda Shiva avec l’exemple de l’Inde, certains de ces pays sont aussi particulièrement pollués et contaminés par les industries occidentales qui délocalisent leur lieu de production . Au final, le fait que le sentiment d’étouffement et de toxicité qui ressort du film de 481 Richard Fleischer n’apparaisse plus dans les films du XXIème siècle montre que la mise à distance de la pollution planétaire dans les représentations serait aussi liée à une mise à distance géographique. L’isolement du « septième continent » dans l’Océan Pacifique incarne parfaitement cette distanciation – découvert dès 1997, l’immensitude de déchets plastiques qui le constituent s’étendrait aujourd’hui sur une surface qui fait six fois la France . En délocalisant les 482 conséquences visibles de la toxicité, la dystopie occidentale ne s’incarne plus par le monde toxique de Soleil Vert mais par ses conséquences indirectes, visibles et violentes : les « catastrophes climatiques ».
De la notion de propriété à l’eugénisme : une vision idéologique du vivant
Ce déplacement des effets environnementaux de l’industrie vers d’autres territoires lointains renvoie à une vision du monde héritée de l’économie des plantations coloniales, c’est-à-dire, une vision qui rend certains territoires exploitables et polluables au nom du profit commercial. À une échelle nationale, la contamination des terres antillaises par l’utilisation du chlordécone est un cas particulièrement représentatif de ce phénomène. Utilisé contre le charançon du bananier en tant qu’insecticide, cette molécule est reconnue aujourd’hui comme perturbateur endocrinien et cancérigène pour les êtres humains . Tel que le démontre l’enquête complète et détaillée de 483 l’autrice de bande dessinée Jessica Oublié , la gestion de ce scandale sanitaire soulève également 484 des dynamiques coloniales et raciales ; celles-ci étant liées, d’une part, à la domination économique
479
Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 25-26.
480 du sud et l’Amérique latine ». D’après Alice Baillat, chercheuse spécialiste des migrations climatiques à l’IRIS, ce constat serait le « résultat d’une vulnérabilité environnementale accrue due à leur proximité géographique à l’Équateur (ce qui les expose aux cyclones et aux ouragans) ». voir Alexandra Yeh, « 7 idées reçues sur les migrations climatiques ». france culture, Actualités, 14 décembre 2018.
481
482
483
Actuellement, « les trois régions du monde les plus touchées par les migrations climatiques sont l’Afrique subsaharienne, l’Asie
Vandana Shiva, op. cit., p. 294-295.
Laure de Matos et Antoine Fonteneau. « Le 7ème continent : un monstre de plastique ». TV5 Monde, Info, 18 novembre 2020.
Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 186.
La BD de Jessica Oublié retrace le parcours mondial de commercialisation du chlordécone, les conséquences que cela a engendré
484 à plusieurs niveaux, mais surtout, les démarches administratives qui ont conduit à son utilisation dans les DOM jusqu’en 1993 alors que les autorités américaines l’avaient interdit depuis 1976. voir Jessica Oublié, Tropiques toxiques : le scandale du chlordécone Témoins du Monde. Les Escales, 2020.
Le décor : une mise à distance Cuisine terrienne
d’une minorité , et d’autre part, à la consommation hexagonale – si plus de 90% des banane 485 produites avec du chlordécone sont consommées dans l’hexagone, la banane en elle-même n’est pas contaminée . 486
L’utilisation massive de produits toxiques, redoutée par la représentation de Soleil Vert, se ferait alors dans la continuité de la logique productiviste de la Plantation : la monoculture intensive privilégie nécessairement le profit économique au détriment de certains êtres vivants.
Dans ce sens, les conséquences néfastes de l’extermination des insectes est aussi liée à la place qui est accordée à leur existence. Bien que faisant partie des équilibres écosystémiques terriens, ils sont devenus, dans le cadre de la monoculture intensive, des obstacles à la rentabilité agricole. Leur désignation en tant que « nuisibles » rend, d’ailleurs, complètement légitime, voire nécessaire, leur mort. Cette hiérarchisation des êtres vivants soulève le rapport de domination constant et total qui constitue la vision plantationnaire des territoires. Les premiers colons européens l’exprimaient explicitement avec la notion de « terres habituées » . Finalement, il s’agit de voir un espace 487 uniquement en fonction de la maîtrise que des êtres humains peuvent exercer sur les organismes vivants au sein de celui-ci ; lorsque celle-ci n’est pas (encore) exercée, on parle alors d’espaces « sauvages ».
Depuis le concept de l’habiter colonial de Ferdinand à la notion de « propriété du vivant » qu’explique Vandana Shiva, ces lectures laissent comprendre qu’en se déployant à travers la modernité, la mondialisation – ou plutôt la globalisation – aurait instauré la logique 488 plantationnaire à toutes les échelles du vivant. C’est pourquoi, tel que le théorisent les chercheuses écoféministes Donna Haraway et Anna Tsing, cette ère serait, en réalité, celle du Plantationocène489
Alors que le terme de Capitalocène permet d’affirmer une relation entre exploitation, productivité et globalisation, le concept de Plantacionène approche ces problématiques vis-à-vis de la culture occidentale, mais aussi, vis-à-vis du genre. En effet, les théories écoféministes proposent de penser toutes les formes de domination opérées sur le vivant depuis un système patriarcal global constant. Cette lecture interroge l’ancrage de la notion de « propriété » et de la relation qu’elle engage entre possession spatiale et possession du vivant.
Dans la continuité de l’enquête de Jessica Oublié, un reportage récent s’intéresse plus spécifiquement aux enjeux économiques
issus du colonialisme qui sont remis en scène avec la contamination au chlordécone aux Antilles. Celui-ci prend en compte le fait que la production des bananes d’exportation est assurée exclusivement par la communauté des Békés – des personnes se reconnaissant une filiation avec les premiers colons esclavagistes des Antilles – et que le pouvoir économique que cette communauté exerce aux Antilles est directement hérité du profit économique des plantations et de l’indemnisation qui a suivie l’abolition de l’esclavage. voir Cannelle Fourdrinier, Annabelle et Jérémy, « Décolonisons l’écologie - Reportage au cœur des luttes décoloniales & écologistes », 2021.
Jessica Oublié, op. cit. Le chlordécone s’intègre particulièrement dans les sols mais a une faible migration dans les tiges des
plantes. C’est pourquoi, on retrouve cette molécule principalement dans sols, les aquifères, les mangroves, les eaux côtières, mais aussi, dans les denrées agricoles, animales, et les produits de pêche. Les rapports institutionnels récents confirment que plus de la 90% de la population adulte en Guadeloupe et en Martinique est contaminée par cette molécule et qu’il y aurait effectivement un lien avec le fait que le taux d’incidence du cancer de la prostate aux Antilles est parmi les plus élevés au monde.
487
Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 186.
Nous choisissons ici de prendre en compte la distinction qui est faite par Malcolm Ferdinand entre le « monde » et la « Terre »/
488 « globe » . Ainsi, le processus de globalisation serait « l’extension totalisante, la répétition standardisée à l’échelle du globe d’une économie inégalitaire destructrice des cultures, des mondes sociaux et de l’environnement », tandis que le processus de mondialisation serait « l’ouverture par l’agir politique d’un vivre-ensemble, l’horizon infini de rencontres et de partage ». Ibid.
489
Donna Haraway, Anna Tsing, et al., « Anthropologists Are Talking : About the Anthropocene ». Ethnos, Journal of Anthropology
81, no 3 (2015), p. 535-564.
Dans le cadre d'un studio en école d’architecture, les architectes Pier Vittorio Aureli et Maria Sheherazade Giudici tentent d’appréhender le concept de propriété en tant que noyau de l’urbain. Pour cela, les deux professeur e s reviennent de façon pertinente sur la genèse des formes d’occupation humaine.
Étant donné le temps long et graduel qui a mené à la sédentarité des sociétés humaines, il y a eu beaucoup de variations et d’expérimentations dans les formes d’occupation à travers les régions du monde, mais le principe de la propriété est une condition qui a été conçue en Occident durant l’Empire Romain, et donc, sous un régime ouvertement patriarcal . 490
Le passage qui s’est opéré entre l’occupation, en tant que simple forme de coexistence, et l’occupation en tant que système pour contrôler et/ou posséder des êtres vivants et en extraire une plus-value s’est développé avec l’émergence de la villa Romaine : un domaine productif, basé principalement sur le travail servile, et qui, au fil du temps, devenait un espace auto-suffisant comparable à un village ou une petite ville.
Après que l’Empire Romain se soit effondré et que les premières communautés monastiques en Europe se soient réappropriées les villas de campagnes, la volonté de planifier des villes comme manière de contrôler les territoires a été relancée en Europe, notamment depuis un système de villes auto-suffisantes positionnées à des endroits stratégiques (bastides et villes coloniales). Ainsi, lorsque la villa Romaine renaissait au XVème siècle, il s’agissait pour les élites européennes de gentrifier les territoires ruraux ; un phénomène qui a fait émerger l’idée de campagne en tant que lieu de répit de la ville, mais aussi, d’exploitation des communautés rurales.
Nourrissant les idéaux impérialistes, cette forme d’occupation visait à inscrire sur tous les territoires « la physicalité de la terre dans l’abstraction d’une raison de calculs » ; réduisant finalement la 491 terre à une « ressource organisée par des lignes limites » . En fait, en combinant idéalisation et 492 application brutale de la propriété privée, le modèle de la villa Romaine a été depuis le début un véritable archétype de la logique coloniale. C’est pourquoi, en établissant une hiérarchie sociospatiale uniquement déterminée par le Ratio à l’échelle du globe, l’économie plantationnaire moderne en serait une extension totalisante et globale.
Au final, en tant que concept purement occidental, la façon dite rationnelle de voir/faire/occuper des espaces serait conditionnée par un rapport idéologique patriarcal : la propriété ; autant à l’échelle du gène qu’à l’échelle de la Terre – voire de l’Univers (le projet de la colonisation de Mars493).
La cuisine de Soylent serait alors plus qu’une métaphore : en élevant la rationalité à son paroxysme, ce « grand festin des terriens » replace au premier plan les processus de faire-vivre et de faire- 494 mourir sur lesquelles toute la modernité repose, c’est-à-dire, « des manières de tuer de façon plus ou moins indirectes » . 495
Tel l’Empereur qui siégeait son Empire, la maison Romaine était dominée par le Paterfamilias (Patriarches) – d’où le mot domus 490 vient du Grec domo (construire ou aligner des briques) et qui a évolué vers des termes tels que dominance et domination, ce qui place le dominus en propriétaire absolue. voir Pier Vittorio Aureli et Maria Sheherazade Giudici. « Rethinking the Settlement Form from Property to Care ». Architectural Association School of Architecture, 2019. p. 5.
Ibid. p.7 491
Ibid. 492
Pierre-Louis Caron, « Mars : les huit obstacles à franchir avant de pouvoir coloniser la planète rouge ». franceinfo, 3 mars 2021. 493
Florence Caeymex,, Vinciane Despret, et Julia Pieron. « Le rire de Méduse. Entretien avec Donna Haraway ». Dans Habiter le 494 trouble avec Donna Haraway, Editions Dehors, 2019, p. 72.
Ibid. p. 67. 495
Dès le début de ce mémoire, nous avons admis la difficulté de « prouver » que les dynamiques de genre s’exercent dans le domaine de l’architecture, autant dans la pratique que dans la pensée du projet, face à une dite neutralité du regard d’architecte. Étant donné que les discours féministes des années 1970 ont révélé la fabrication et catégorisation socio-culturelle du genre, le discours architectural consensuel semble désormais considérer qu’il ne s’agit plus réellement d’un enjeu, et affirmerait ne plus « voir » le genre. En se penchant sur l’évolution du stéréotype femme-cuisine au sein de l’architecture depuis les paramètres historiques, sociologiques, spatiaux et culturels qu’il invoque, on comprend que cette démarche de superposition « rapide » n’est, toutefois, pas anodine ; elle est caractéristique du traitement des enjeux politiques par le discours architectural depuis le début du XXème siècle.
Les oeuvres et représentations que l’on a croisé successivement nous ont systématiquement ramené à des contextes touchant, d’une manière ou d’une autre, à l’essor industriel des pays occidentaux et à l’émergence du Mouvement Moderne qui s’en est suivi. De par son socle, le discours architectural que l’on connaît aujourd’hui s’inscrit dans la continuité du discours Moderne depuis son émergence : ce sont des récits qui reposent sur la rationalité comme gage de neutralité architecturale. Or, en pensant les cuisines depuis différentes perspectives et différentes échelles, l’analyse des codes de représentation que nous avons déployé le long de ce mémoire nous a montré que ce socle de la rationalité est toujours empreint de mythes.
On en revient alors à la citation de Siegfried Kracaeur par laquelle s’ouvrait ce mémoire : la rationalité serait, en réalité, une démystification partielle. Quand bien même elle a été érigée par la modernité en tant que véritable désenchantement des idéaux bourgeois et de la superficialité, la mort de l’ornement serait illusoire : en en faisant les éléments d’un ornement de masse, une 496 société fondée sur le Ratio maintiendrait de façon sous-jacente l’aliénation des individus.
Ainsi, en s’emparant des enjeux politiques de son époque depuis une condition toujours mythique, le discours architectural constitue un tremplin idéal pour certains idéaux totalitaires. Depuis le cas du stéréotype femme-cuisine, on constate que la volonté de se défaire du stéréotype de genre amène tout droit un processus de démystification, déjà entamé de façons différentes par les mouvements féministes des siècles précédents, mais qu’il a été, et est toujours, constamment détourné par le discours architectural. En ne prenant en compte l’enjeu politique que partiellement, c’est-à-dire en montrant ce qu’on a envie de voir – un « collage » par exemple –, il crée à la fois une stagnation et une résistance. Analogiquement au greenwashing, on parle alors de pinkwashing
« Nous avons vaincu l’ornement : nous avons appris à nous en passer. ». voir
Alors qu’ils sont facilement considérés comme des dérives marketing de la pratique architecturale, ces deux procédés semblent finalement être une conséquence incontournable de la mise à distance qu’engage la pensée rationnelle du projet, transmise depuis les études de par le culte de l’Architecture Moderne qui y est enseigné. En d’autres termes, ils traduisent le fait que face à des codifications socio-spatiales et esthétiques à la fois indétrônables et impalpables, il serait plus opportun de satisfaire « en surface » les attentes écologiques et féministes actuelles
Le « collage » du personnage masculin dans le Neufert, qui a justement ouvert les réflexions de ce mémoire, incarne parfaitement ce mécanisme. Il expose une dissonance dans le discours architectural contemporain, entre une tentative d’« effacement » superficielle du stéréotype et des codes de représentations immuables. Pourtant, le stéréotype est l’essence même de la rationalisation : prenant part dans un ensemble de normes, il fige les dynamiques de pouvoir dans la codification rationnelle ; faisant en sorte que toute perception empirique ne rivalise pas avec la dite neutralité, dont l’enseignement en est son temple
Agissant comme une ellipse temporelle, l’ouvrage de normes en est un témoin matériel. C’est pourquoi, lorsqu’il n’est pas lu, mais simplement consulté, tout élément constitutif du socle de la rationalité parvient à être utilisé sans être pensé
D’ailleurs, la vision du corps humain qui est retranscrite dans le Neufert, et que l’on a longuement décortiqué, est déjà hégémonique dans le monde occidental. L’idéalisation de l’Homme prétendument universel reste être associée à une forme d’humanisme, alors qu’il s’agit plutôt d’une manière de promouvoir d’une part, l’exceptionnalisme de l’espèce humaine qui ne ferait pas parti de la Nature, l’élevant au dessus de tous les sujets non-humains, et d’autre part, un idéal masculin occidental depuis lequel est défini la condition humaine, liant la place des corps dans la société à son degré de conformité à cet idéal.
Alors que notre contexte sociétal tend à réévaluer les constructions socio-culturelles liées aux corps, telles que le genre, la race ou encore l’handicap, cette perception hiérarchique des êtres vivants a déjà conditionné une grande partie des formes d’occupation humaines. Dès lors, l’intégration de toute notion contemporaine issue de cette réévaluation dans le processus de projet se pense difficilement hors de ce socle. Et, finalement, c’est certainement le fait de ne pas vouloir l’admettre qui le rend d’autant plus inébranlable.
De fait, quelques articles s’insurgent aujourd’hui contre l’écart « étrange » entre le nombre majoritaire de femmes dans les études d’architecture, fièrement exposé, et le nombre si bas d’agences dirigées par des femmes – 8% . Au-delà d’une catégorisation binaire d’hommes et de 497 femmes, la réalité est que toute personne qui intègre la profession tend à se plier, d’une façon ou d’une autre, aux contours du moule masculin qui l’enveloppe ; mais là où des personnes socialisées en tant que femmes y sont constamment confrontées, les personnes socialisées en tant qu’hommes y sont plus facilement confortées
Au final, en tant que véritable système de représentation, l’architecture est prise dans une grande toile tissée de liens idéologiques, et la neutralité proclamée par le regard d’architecte est un refus de composer avec elle. En ce sens, ne pas « voir » le genre c’est, en fait, faire fi d’une grande partie des dynamiques de pouvoir qui se jouent au sein de ce système.
De par sa dimension presque cathartique, l’écriture de ce mémoire traduit, en mon sens, la posture complexe que j’ai adopté durant ces études. Étant originaire de l’île de La Réunion, ouvrir ma réflexion par ma découverte du Neufert incarne symboliquement une confrontation personnelle entre mon rapport culturel à l’architecture, et le regard d’architecte que je tend(ai)s à assimiler depuis mon entrée en école. Pourtant, on pourrait croire dès le début que mon sujet se résume aux questions de genre. En vérité, je ne peux nier le fait que la façon dont j’ai abordé ces questions a été aussi déterminée par certaines bases consensuelles à un milieu intellectuel métropolitain.
Il est évident que je ne pense pas les cuisines uniquement en terme d’oppression patriarcale. Comme beaucoup d’autres, les cuisines sont pour moi des lieux de transmission des savoirs de nos grands-mères et nos mères. En particulier, en tant que réunionnaise, j’ai toujours lié les cuisines à la communauté, à la solidarité, à la transmission culturelle et générationnelle.
J’ai donc bien conscience que les questions de genre sont à aborder avec précautions, et c’est d’ailleurs ce que m’a fait réaliser la longue élaboration de ce mémoire : il s’agit toujours d’un déplacement de regard. Par exemple, s’attaquer frontalement aux questions de genre à La Réunion peut s’apparenter à une nouvelle forme d’assimilation culturelle empreinte de paternalisme colonial, car elle conduit facilement à jauger depuis une morale occidentalocentrée quelle culture serait la plus « évoluée » en matière de féminisme.
Ainsi, je ne peux prétendre avoir un regard non-occidental sur le sujet, comme je ne peux prétendre être détachée de ce fameux regard d’architecte que j’ai tant fantasmé. En soi, le Neufert n’est qu’un bouquin que je suis éventuellement amenée à ouvrir. Je n’ai pas réellement découvert les normes qu’il retranscrit, j’ai simplement réalisé que, d’une certaine façon, je les connaissais déjà avant de le consulter. Néanmoins, la rationalité nettement affirmée par ses codes de représentations est venue se confronter à l’image des cuisines qui me sont familières. Des cuisines dont les usages sont déterminés par des facteurs climatiques. Des cuisines qui transgressent une spatialité définie, dont la propriété. Des cuisines qui font appel à des rites de l’ordre du culte et de la spiritualité. En bref, des cuisines qui, selon un Neufert, ne paraissent pas très rationnelles.
“ Adossées à l’océan
Nous répétons des gestes anciens
Au matin de la saison forte
La lumière déjà fortifie son voile
C’est l’heure où l’île est au plus clair
Il nous arrive souvent de cuisiner dehors
Comme autrefois ma grand-mère dans la cour
Des braises entre les parpaings
Une marmite en fonte noircie
Un grand bidon de plastique à hauteur de buste
De la taille de deux bouteilles de gaz empilées
Gorgé des eaux de pluie où vient boire la casserole du riz
L’ail est pilé et le combava
Les pousses de brèdes sont lavées
Tandis que je casse un piment près de la clôture
Une voisine passe la tête par-dessus un lambeau de tôle
Zot néna pwin margoz po prété ?
Vous auriez des margoses à dépanner ?
Je tends le fruit demandé
Passation d’amertume
D’un terrain à l’autre
Minute après minute
Les épluchures s’amoncellent
Vertes orange ou jaunes
Pareilles aux parures du soleil Dont nous protège l’ombre heureuse du pied de pamplemousse Qu’avait planté le vieux Michel […]
Sont-ce les vagues ou bien les vents
À présent les vents ou les vagues
Écoute le chant la montagne Écoute bien Le mouvement de la mémoire
A cette courbure qui monte
Non loin de là midi sonne à l’église Inutile de nous hâter nous y sommes
Bien souvent nous avons cuisiné dehors Au seuil de la maison
Comme autrefois sans doute celles qui nous précédèrent Adossées à leur océan ”498
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Ce mémoire examine les codes de représentations en architecture depuis la genèse et l’évolution du stéréotype femme-cuisine. Considéré presque comme dépassé, ce stéréotype fait intervenir des enjeux sociaux, spatiaux et culturels liés aux questions de genre. De par leur charge politique, ils témoignent, plus largement, d’un changement de discours qui est en train de s’opérer, permetant la démocratisation de notions liées aux études de genre, mais aussi, à l’écologie, aux études postcoloniales, etc. Sur le papier, ce discours a l’air de faire consensus chez les architectes – tout le monde serait “pour l’égalité hommes-femmes” et “pour la préservation de la planète” . Or, la banalisation d’un discours dit progressiste est-elle réellement signe de changement dans la pratique ? Ces notions contemporaines semblent s’écraser fatalement face à une neutralité proclamée du regard d’architecte. Il s’agit alors, en s’ataquant à des espaces aussi codifés que des cuisines depuis diférentes échelles et diférentes perspectives, d’identifer les processus d’imbrcation et de co-constrction des diférents rapports de pouvoir qui traversent nos codes de représentation quasiment immuables. De la cuisine de Francfort à la cuisine de Jeanne Dielman, du lieu à soi de Virginia Woolf aux Pièces de service du Neufert, la vértable stratégie de démystifcation des oeuvres du XXème déployée le long de ce mémoire vise, fnalement, à interroger le rapport entre l’évolution du discours architectural et sa désincarnation.
École Nationale Supéreure d’Architecture de Versailles, 2022.