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Chapitre 9 : Cuisine terrienne

Dans un ouvrage qu’elle publie en 1992, l’historienne des sciences Lily Kay s’intéresse à la façon dont les recherches de la California Institute of Technology – dite « Caltech » – et de la Fondation Rockfeller, deux institutions prestigieuses des États-unis, ont contribué au développement de la biologie moléculaire le long du XXème siècle, et plus particulièrement, entre 1920 et 1950. Appuyée par l’analyse de leurs archives, elle démontre que c’est à partir d’éléments idéologiques communs qu’une « vision moléculaire de la vie » [444] s’est construite dans les sciences. En considérant le gène comme un outil physiologique pour mettre en place le contrôle social [445], cette discipline – à l’origine, nommée « psychologie sociale » – rejoignait les principaux aspects du programme de façonnage du gène dirigé par la Fondation Rockfeller à cette époque : l’eugénisme [446].

En 2019, à travers un manifeste contre le pouvoir économique des entreprises multinationales, la philosophe et physicienne Vandana Shiva affirme que cette relation avec l’eugénisme est fondamentale pour comprendre la vision du gène qui s’est implantée dans les institutions scientifiques, mais aussi, les processus de modification génétiques qui en ont découlé le long du siècle. Pour elle, les organismes génétiquement modifiés (OGM) ont pu se déployer en tant que perpétuels progrès scientifiques car le rôle d’autonomie qui a été conféré au gène – le désignant comme la composante de la vie – se fonde dans l’idée d’auto-reproduction et de perfection qui obsédait le mouvement eugéniste. Or, comme elle l’explique, ce rôle attribué au gène nie leur dépendance constante avec les interactions cellulaires de l’organisme : ils ne sont pas des entités autonomes, ils font partie « d’un tout qui leur confère leur fonction » [447].

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Selon elle, ce raisonnement scientifique hégémonique révèle, à une échelle globale, la vision anthropocentrée du monde qui s’est articulée depuis des siècles dans les sociétés occidentales ; comme le gène, l’Homme aurait une place distincte, voire supérieure, aux autres organismes terriens – rassemblés dans un grand tout appelé Nature. Si on retrouve cette dualité Homme/Nature dans le cinéma grand public, un genre l’aborde en particulier depuis les années 2000 : les films catastrophes, et plus précisément, le « catastrophisme climatique » [448]. Telle une fatalité, ces représentations alertent le public sur la possibilité – ou, plus récemment, la certitude – que la Nature viendrait se venger des dégâts causés par l’Homme sur Terre. Dans un article qu’elle consacre à ce genre cinématographique [449], l’ethnologue Nathalie Magne constate que c’est à partir du XXIème siècle que tous ces films se sont multipliés et que, finalement, il n’y en a qu’un seul qui a marqué le siècle précédent : Soleil Vert, réalisé par Richard Fleischer en 1974. Dans cette oeuvre de science-fiction, inspirée du roman de Harry Harrison [450], l’intrigue se déroule en 2022 dans un New York peuplé par plus de 40 millions de personnes et étouffé par la pollution et la chaleur constante – plus de 40°C. Le héros est Frank Thorn, un policier qui enquête sur la mort mystérieuse de plusieurs personnes reliées à l’unique compagnie de distribution alimentaire du pays nommée Soylent. Après qu’une catastrophe nucléaire ait contaminé les sols et rendu l’agriculture impossible, la production d’aliments synthétiques serait devenait la seule source de subsistance de la population – excepté pour le petit groupe de personnes très riches qui contrôle cette entreprise et qui vit dans des quartiers surprotégés. Le long du film, le policier réalise que ces personnes sont tuées une à une car elles prennent connaissance de la vérité qui se cache derrière cette usine ; une vérité qu’il finit par découvrir à la fin : les aliments synthétiques avec lesquels ils se nourrissent sont faits à bases de chair humaine car toutes les ressources possibles de la planète ont été épuisées.

Contrairement aux films des années 2000, ce film de 1974 n’intègre pas la question des ressources en tant que manque consécutif au changement climatique. Il l’intègre plutôt dans le cadre d’un recyclage perpétuel de matières terrestres. Donna Haraway déploie justement cette idée dans un de ses ouvrages : Staying with the Trouble [451]. D’après elle, n’y aurait pas de création ex nihilo car nous vivons de connexions partielles-partiales : « le monde a toujours été pris dans un processus d’entredigestion et d’indigestion, comme si nous étions conviés à un dîner où il s’avère que nous nous mangeons les uns les autres, mais où nous nous assimilons et nous digérons toujours seulement partiellement » [452]. La cuisine industrielle de Soylent est-elle une métaphore de la mondialisation ?

Image extraite du film Soleil Vert (titre original : Soylent Green), réalisé par Richard Fleischer, 1974. Scène de la découverte de « la vérité ».

Catastrophe climatique ou démographique ?

Dans son article « Le catastrophisme climatique dans le cinéma grand public », Nathalie Magne définit le film catastrophe comme « un genre cinématographique où le centre de l’intrigue est un événement, d’origine naturelle ou non, provoquant des dommages matériels et humains considérables » [453]. À partir du XXIème siècle, la plupart des films sur les catastrophes climatiques montrent explicitement que le ou les évènements qui viennent perturber la vie des protagonistes sont causés par le dérèglement climatique ; un facteur qui les relèguerait « logiquement » au rang d’évènements d’origine naturelle. Or, dans Soleil Vert, le climat n’est pas au centre de l’intrigue. Il n’est même pas vraiment évoqué – on voit surtout que les personnages s’essuient le front constamment [454]. En fait, la chaleur fait partie de cet ensemble d'éléments qui constituent une atmosphère pesante et dystopique. Le film ne nous plonge pas dans un bouleversement spécifique mais plutôt dans un « monde d’après » en 2022 qui s’est façonné progressivement à travers une série de facteurs, dont le réchauffement climatique et le manque de ressources. Dans un sens, la véritable catastrophe du film semble être la surpopulation : c’est elle qui aurait conduit à la pénurie alimentaire et au monopole de la production alimentaire par l’industrie Soylent.

Cette idée de surpopulation était justement une préoccupation grandissante dans les sociétés occidentales à partir des années 1960 [455]. On note, d’ailleurs, que si le film est sorti aux États Unis en 1974, l’intrigue a été écrite en 1966. Elle est donc particulièrement imprégnée du contexte des Trente Glorieuses, pendant lesquelles, dans beaucoup de pays occidentaux, la production alimentaire prenait un tournant industriel, la consommation de masse se banalisait et la natalité augmentait – créant une génération de baby boomers. Le manque de ressources a progressivement était abordé, notamment par les premiers mouvements environnementalistes, et la surpopulation a rapidement été perçue comme une menace pour ces sociétés déjà modernes. Dès lors, le « monde d’avant », qui est dépeint avec beaucoup de nostalgie dans Soleil Vert, serait, en réalité, le contexte américain de la sortie du film. En tant que seul témoin de ce monde, le vieux professeur Sol Roth, qui vit avec Thorn, lui fait régulièrement part de son manque vis-à-vis de « la vraie bouffe » – des oeufs, du lait, de la viande tous les jours. L’abondance de nourriture, d’eau chaude et d’électricité fantasmée par les personnages vient radicalement contraster avec la pénurie qui caractérise ce monde dystopique, et surtout, avec la seule forme d’aliments qu’il leur reste désormais : une matière uniforme, monochrome et sans goût [456] – s’apparentant presque à des matières plastiques – exclusivement produite par l’industrie Soylent [457].

Image extraite du film Soleil Vert (titre original : Soylent Green), réalisé par Richard Fleischer, 1974. Scène du marché quotidien.

En s’intéressant à la relation entre les entreprises multinationales actuelles et le développement de l’agro-industrie, le manifeste de Vandana Shiva démontre que l’introduction des processus de modifications génétiques dans l’agriculture dans les années 1970 s’appuyait sur cette peur montante de pénurie alimentaire. C’est pourquoi, les OGM étaient présentés comme des « produits miracles qui permettent de nourrir toute la planète » [458]. À travers l’exemple de l’agriculture indienne, elle met en lumière la polarisation qui s’est créée entre une « agriculture paysanne », basée sur un savoir traditionnel qui permet de sélectionner des semences à planter en fonction des conditions climatiques, et, une agriculture moderne qui déclare créer des variétés résistantes au climat et aux « nuisibles » en déplaçant des gènes d’une espèce à l’autre. L’expansion mondiale de cette agriculture moderne dans de nombreux pays – ou « révolution verte » [459] – a remplacé peu à peu l’agriculture traditionnelle – perçue, dès lors, comme archaïque – en brevetant les semences à planter – une sorte de « propriété intellectuelle » [460]. Cependant, d’après l’autrice, les manipulations génétiques s’étant concrétisées à travers une vision héritée de l’eugénisme, elles ne prendraient pas en compte le caractère multigénique de la résistance d’une espèce. Les variétés génétiquement modifiées pourraient donc faire apparaître des marqueurs de résistances à d’autres niveaux, mais aussi, provoquer une adaptation des insectes, devenant alors des « supernuisibles » et nécessitant encore plus de pesticides – ceux-ci étant souvent vendus par la même firme qui introduit en premier lieu les OGM [461]. D’ailleurs, vers la fin du XXème siècle, la frontière entre industrie chimique et industrie alimentaire a progressivement disparue ; faisant fusionner les sociétés productrices d’OGM qui détiennent le monopole des semences et les sociétés productrices de pesticides et d’herbicides – certaines étantconnues pour avoir conçues des armes chimiques pour exterminer massivement des individus pendant les guerres [462].

Dès lors, ces nouvelles techniques agricoles modernes ont progressivement banalisé, à l’échelle mondiale, la production d’aliments contaminés par des substances toxiques, mais aussi, altérés nutritionnellement [463]. Le chercheur et politologue Malcolm Ferdinand l’évoquait justement avec les plantations coloniales : la monoculture réduit l’échange de substances nutritives avec les sols – elle ne suit pas la « loi du retour » [464]. Avec l’introduction de pesticides et d’herbicides, les sols deviennent à la fois appauvris organiquement et contaminés pour un temps relativement long – le cas du chlordécone aux Antilles montre que la contamination aux organochlorés peut s’étendre à plusieurs siècles [465]. La disparition de la « vraie bouffe », la contamination des terres et le monopole du marché alimentaire mondial sont des enjeux abordés dans Soleil Vert en 1974 en tant que vision dystopique d’un monde surpeuplé. Paradoxalement, cette crainte du manque est venue légitimer un modèle de consommation et de production alimentaire hégémonique qui, au final, s’affirme au XXIème siècle avec ces mêmes enjeux dystopiques.

Le fantasme comme technique de mise à distance

Si la représentation du « monde d’avant » dans Soleil Vert se fait dans un premier temps à travers les descriptions de Sol Roth, elle se concrétise vers la fin du film avec une projection d’images. En tant que moment clé du scénario, cette scène se passe dans « Le foyer » : un lieu où les personnes qui le souhaitent viennent se faire euthanasier face à des images de la « nature perdue » – des champs, des forets, des rivières, un coucher de soleil, etc. Cette panoplie de paysages champêtres contraste largement avec l’image de la Nature représentée dans les films de catastrophes climatiques des années 2000. Ces derniers font plutôt appel à l’imaginaire d’une nature « sauvage » – dite « vierge » – qui serait moins liée au monde occidental. D’après Nathalie Magne, c’est spécifiquement depuis les années 1970 que la Nature a commencé à être sanctuarisée dans les représentations, laissant comprendre que les êtres humains n’y auraient plus leur place. Cette idée d’une « wilderness » [466] s’est implantée dans les sociétés occidentales avec les mouvements environnementalistes qui ont émergé après la Seconde Guerre mondiale et qui ont conduit à la naissance d’institutions internationales très reconnues, telles que l’Unesco, créée en 1945 par les Nations unis, ou WWF fondée en 1961.

L’historien de l’environnement Guillaume Blanc a consacré un livre au tournant qui s’est opéré dans l’imaginaire occidental pendant cette période vis-à-vis du continent africain, et aux politiques de préservation qui en ont découlé [467]. Il explique que, depuis la fin du XIXème siècle, les colons européens ont façonné une image édénique de l’Afrique, tel un grand continent naturel et homogène, en dissonance avec les politiques extractivistes qu’ils y appliquaient. En résumé, après avoir appauvris les sols et exploité les ressources, ils soutenaient l’idée ce sont les africains qui n’ont pas su protéger leur environnement. Bien que cette vision, empreinte de paternalisme et de racisme, émergeait dans le cadre de la colonisation, elle aurait pourtant guidé les directives de la plupart des ONG – des « agences conservationnnistes », selon les termes de l’auteur – qui clament, depuis les années 1960, protéger l’environnement. Il y aurait d’un côté, des « textes-réseaux » – des rapports et programmes conçus en contexte colonial circulant toujours – qui perpétuent l’idée de l’Afrique Pléistocène, c’est-à-dire, le continent tel qu’il aurait été « avant l’homo sapiens et son agriculture » [468] ; et de l’autre, l’instauration de sites protégés qui viennent façonner ce fantasme – d’ailleurs, dans certains états africains, les gardes des parcs sont restés les mêmes après leur indépendance. Pour rendre ces parcs « naturels », les populations natives sont soit expulsées soit pénalisées pour leur agriculture, leur pastoralisme, leurs habitations et leur chasse [469], car ces actes menaceraient la biodiversité de la planète : « quitter nos ressources au nom de la ressource » [470]. Les arguments employés n’étant plus ouvertement colonialistes et racistes, cette procédure d’expulsion paraîtrait presque apolitique. Dans un sens, le personnage qui incarne parfaitement le rôle de l’expert environnemental est Tarzan : il comprendrait mieux la nature africaine que les personnes qui y vivent depuis toujours et il se croit investi du devoir de la sauver de leurs mains (Cf infra chapitre 3).

Ainsi, la crainte de la surpopulation apparue après l’essor économique et démographique des Trente Glorieuses s’est inscrite dans cet ensemble d’enjeux environnementalistes et a été, elle aussi, progressivement dirigée dans les inconscients collectifs vers les pays non-occidentaux, ou plus précisément, vers les communautés non-occidentales. En France, par exemple, le « problème de la surpopulation » était évoqué dès les années 1960 mais ne visait que les départements d’outre-mer – au moment où une politique nataliste faisait tout pour limiter le recours à la contraception et à l’avortement dans l’hexagone, une politique anti-nataliste encourageait ces interventions à La Réunion, certaines ayant été opérées de force [471]. Cette polarisation se serait articulée à l’échelle du globe à travers la notion de « développement », laissant entendre que la surpopulation concernerait surtout les pays « en développement » et les pays « sous-développés » ; ces derniers ont d’ailleurs été rassemblés dans une seule catégorie, introduite en 1952 par un démographe français : le « Tiers- Monde ». Vingt ans après, le Sommet de la Terre à Stockholm aboutit alors à « un lien inéluctable entre la surpopulation du Tiers-Monde, la raréfaction des ressources et le risque de futurs conflits » [472]. La menace de la surpopulation, qui est au coeur du film Soleil Vert, laisse apparaître la façon dont les représentations cinématographiques ont participé à une sanctuarisation de la Nature dans l’imaginaire occidental. Les images véhiculées par les films de catastrophes climatiques des années 2000 s’inscrivent dans une sorte de complémentarité avec les représentations idylliques qui sont apparus le long du XXème siècle dans les médias, le cinéma, la télévision, les romans et les magazines naturalistes.

En outre, les films d’animation soulèvent plus particulièrement un phénomène déjà à l’œuvre à l’époque colonial : « l’anthropomorphisation de la grande faune » [473]. En effet, les écrivains européens, à travers leurs récits de voyage et leurs romans exotiques – comme les Tarzan de Rice Burroughs – étaient les premiers à attribuer plus d’humanité aux animaux africains qu’aux populations africaines. Le long-métrage de Disney, Le Roi Lion, sorti à l’aube du XXIème siècle, s’intègre alors parfaitement dans la constitution du « mythe de l’Eden africain » [474] : « L’Histoire de la vie » [475] se raconte sur une terre lointaine qui aurait été préservée de la technologie, de l’industrie et de la pollution, mais surtout, sur une terre sans humain. En réalité, il n’y aurait plus d’espace qui soit parfaitement « vierge » et totalement intact aujourd’hui. Cette image rassurante semble surtout venir conforter les sociétés occidentales vis-à-vis des dommages planétaires engendrés par leur« développement » : « Plus nous détruisons la nature ici, et plus nous essayons de la sauver là-bas » [476].

L’Anthropocène et le Neufert

Les premières images qui apparaissent dans Soleil Vert exposent une rétrospective du développement urbain des États-Unis depuis un paysage rural pré-industriel jusqu’au monde dystopique de 2022. Comme un générique, les images se succèdent en rythme avec l’accélération graduelle de la musique. Toutefois, trois parties se distinguent au sein flux d’images. Dans un premier temps, on comprend que les machines industrielles sont introduites dans le quotidien de la population américaine, avec un accent mis particulièrement sur la voiture (on voit des parkings interminables qui ne cessent de se remplir). Dans un second temps, c’est la croissance démographique qui est mise en lumière, notamment avec la multiplication des logements et l’expansion du tissu urbain (on voit des façades d’immeubles toujours plus grandes et des rangées de maisons identiques). Enfin, dans l’accélération finale, le chaos urbain est illustré par des émeutes, des montagnes de déchets, mais surtout, par la toxicité de l’air – les masques de protection respiratoire laissent entendre qu’il y a eu un accident chimique ou nucléaire. Si Soleil Vert se différencie à plusieurs niveaux des films de catastrophes climatiques qui l’ont succédé, le point de vue occidentalocentré de l’intrigue reste systématique. Dans ce sens, le générique constitueraient une sorte de « résumé » universel du développement des sociétés humaines, ce que l’on désignerait rapidement aujourd’hui par l’Anthropocène.

Théorisé dès 1922, ce terme a été défini et popularisé par le météorologue Paul Crutzen en 2000 pour caractériser l’époque géologique actuelle 477, succédant à l’Holocène. Selon cette approche, ce sont les activités de l’Homme – « anthropos » – qui ont considérablement influencé la Terre et l’atmosphère à toutes les échelles et de façon indélébile et irréversible [478]. Néanmoins, comme on le voit dès le début de ce mémoire avec le Neufert, cette idée de l’Homme en tant que représentation universelle des êtres humains se fonde dans une idéologie occidentale. Ainsi, parler d’Anthropocène, telle une rupture entre l’Homme et la Nature, serait une sorte de continuité universaliste qui ne prend pas en compte la façon dont l’histoire coloniale et les dynamiques de genre, de race et de classe ont participé à la transformation de l’environnement [479]. Le point de vue des films de catastrophes climatiques du XXIème siècle témoignent particulièrement de ce phénomène : l’évènement qui est considéré comme catastrophique au niveau global est celui qui menace la reproduction sociale du foyer des protagonistes – une famille blanche de classe moyenne, souvent biparentale et hétérosexuelle, vivant dans un pays occidental. Or, on constate aujourd’hui que les conséquences du dérèglement climatique affectent en premier lieu une majorité de pays « du Sud » [480]. De plus, comme le souligne Vanda Shiva avec l’exemple de l’Inde, certains de ces pays sont aussi particulièrement pollués et contaminés par les industries occidentales qui délocalisent leur lieu de production [481]. Au final, le fait que le sentiment d’étouffement et de toxicité qui ressort du film de Richard Fleischer n’apparaisse plus dans les films du XXIème siècle montre que la mise à distance de la pollution planétaire dans les représentations serait aussi liée à une mise à distance géographique. L’isolement du « septième continent » dans l’Océan Pacifique incarne parfaitement cette distanciation – découvert dès 1997, l’immensitude de déchets plastiques qui le constituent s’étendrait aujourd’hui sur une surface qui fait six fois la France [482]. En délocalisant les conséquences visibles de la toxicité, la dystopie occidentale ne s’incarne plus par le monde toxique de Soleil Vert mais par ses conséquences indirectes, visibles et violentes : les « catastrophes climatiques ».

De la notion de propriété à l’eugénisme : une vision idéologique du vivant

Ce déplacement des effets environnementaux de l’industrie vers d’autres territoires lointains renvoie à une vision du monde héritée de l’économie des plantations coloniales, c’est-à-dire, une vision qui rend certains territoires exploitables et polluables au nom du profit commercial. À une échelle nationale, la contamination des terres antillaises par l’utilisation du chlordécone est un cas particulièrement représentatif de ce phénomène. Utilisé contre le charançon du bananier en tant qu’insecticide, cette molécule est reconnue aujourd’hui comme perturbateur endocrinien et cancérigène pour les êtres humains [483]. Tel que le démontre l’enquête complète et détaillée de l’autrice de bande dessinée Jessica Oublié [484], la gestion de ce scandale sanitaire soulève également des dynamiques coloniales et raciales ; celles-ci étant liées, d’une part, à la domination économique d’une minorité [485], et d’autre part, à la consommation hexagonale – si plus de 90% des banane produites avec du chlordécone sont consommées dans l’hexagone, la banane en elle-même n’est pas contaminée [486].

L’utilisation massive de produits toxiques, redoutée par la représentation de Soleil Vert, se ferait alors dans la continuité de la logique productiviste de la Plantation : la monoculture intensive privilégie nécessairement le profit économique au détriment de certains êtres vivants.

Dans ce sens, les conséquences néfastes de l’extermination des insectes est aussi liée à la place qui est accordée à leur existence. Bien que faisant partie des équilibres écosystémiques terriens, ils sont devenus, dans le cadre de la monoculture intensive, des obstacles à la rentabilité agricole. Leur désignation en tant que « nuisibles » rend, d’ailleurs, complètement légitime, voire nécessaire, leur mort. Cette hiérarchisation des êtres vivants soulève le rapport de domination constant et total qui constitue la vision plantationnaire des territoires. Les premiers colons européens l’exprimaient explicitement avec la notion de « terres habituées » [487]. Finalement, il s’agit de voir un espace uniquement en fonction de la maîtrise que des êtres humains peuvent exercer sur les organismes vivants au sein de celui-ci ; lorsque celle-ci n’est pas (encore) exercée, on parle alors d’espaces « sauvages ». Depuis le concept de l’habiter colonial de Ferdinand à la notion de « propriété du vivant » qu’explique Vandana Shiva, ces lectures laissent comprendre qu’en se déployant à travers la modernité, la mondialisation – ou plutôt la globalisation [488] – aurait instauré la logique plantationnaire à toutes les échelles du vivant. C’est pourquoi, tel que le théorisent les chercheuses écoféministes Donna Haraway et Anna Tsing, cette ère serait, en réalité, celle du Plantationocène [489].

Alors que le terme de Capitalocène permet d’affirmer une relation entre exploitation, productivité et globalisation, le concept de Plantacionène approche ces problématiques vis-à-vis de la culture occidentale, mais aussi, vis-à-vis du genre. En effet, les théories écoféministes proposent de penser toutes les formes de domination opérées sur le vivant depuis un système patriarcal global constant. Cette lecture interroge l’ancrage de la notion de « propriété » et de la relation qu’elle engage entre possession spatiale et possession du vivant.

Dans le cadre d'un studio en école d’architecture, les architectes Pier Vittorio Aureli et Maria Sheherazade Giudici tentent d’appréhender le concept de propriété en tant que noyau de l’urbain. Pour cela, les deux professeur·e·s reviennent de façon pertinente sur la genèse des formes d’occupation humaine. Étant donné le temps long et graduel qui a mené à la sédentarité des sociétés humaines, il y a eu beaucoup de variations et d’expérimentations dans les formes d’occupation à travers les régions du monde, mais le principe de la propriété est une condition qui a été conçue en Occident durant l’Empire Romain, et donc, sous un régime ouvertement patriarcal [490]. Le passage qui s’est opéré entre l’occupation, en tant que simple forme de coexistence, et l’occupation en tant que système pour contrôler et/ou posséder des êtres vivants et en extraire une plus-value s’est développé avec l’émergence de la villa Romaine : un domaine productif, basé principalement sur le travail servile, et qui, au fil du temps, devenait un espace auto-suffisant comparable à un village ou une petite ville. Après que l’Empire Romain se soit effondré et que les premières communautés monastiques en Europe se soient réappropriées les villas de campagnes, la volonté de planifier des villes comme manière de contrôler les territoires a été relancée en Europe, notamment depuis un système de villes auto-suffisantes positionnées à des endroits stratégiques (bastides et villes coloniales). Ainsi, lorsque la villa Romaine renaissait au XVème siècle, il s’agissait pour les élites européennes de gentrifier les territoires ruraux ; un phénomène qui a fait émerger l’idée de campagne en tant que lieu de répit de la ville, mais aussi, d’exploitation des communautés rurales. Nourrissant les idéaux impérialistes, cette forme d’occupation visait à inscrire sur tous les territoires « la physicalité de la terre dans l’abstraction d’une raison de calculs » [491] ; réduisant finalement la terre à une « ressource organisée par des lignes limites » [492]. En fait, en combinant idéalisation et application brutale de la propriété privée, le modèle de la villa Romaine a été depuis le début un véritable archétype de la logique coloniale. C’est pourquoi, en établissant une hiérarchie socio-spatiale uniquement déterminée par le Ratio à l’échelle du globe, l’économie plantationnaire moderne en serait une extension totalisante et globale.

Au final, en tant que concept purement occidental, la façon dite rationnelle de voir/faire/occuper des espaces serait conditionnée par un rapport idéologique patriarcal : la propriété ; autant à l’échelle du gène qu’à l’échelle de la Terre – voire de l’Univers (le projet de la colonisation de Mars [493]). La cuisine de Soylent serait alors plus qu’une métaphore : en élevant la rationalité à son paroxysme, ce « grand festin des terriens » [494] replace au premier plan les processus de faire-vivre et de fairemourir sur lesquelles toute la modernité repose, c’est-à-dire, « des manières de tuer de façon plus ou moins indirectes » [495].

[444] Lily Kay, The Molecular Vision of life : Caltech, The Rockefeller Foundation, and the Rise of the New Biology, 1992.

[445] Ibid. p. 27-34

[446] Vandana Shiva, Un pour cent : Reprendre la pouvoir face à la tout-puissance des riches. Rue de l’échiquier, 2019, p. 131-132.

[447] Ibid. p. 134.

[448] Nathalie Magne, « Le catastrophisme climatique dans le cinéma grand public ». Ethnologie française 39, n o 4 (2009), p. 687-95.

[449] Ibid.

[450] Harry Harrison Make Room! Make Room! Doubleday, 1966.

[451] Donna Haraway, Staying with the Trouble : Making Kin in the Chthulucene. Duke University Press, 2016.

[452] Florence Caeymex, Vinciane Despret, et Julia Pieron. « Le rire de Méduse. Entretien avec Donna Haraway ». Dans Habiter le trouble avec Donna Haraway, Editions Dehors, 2019, p. 71-72.

[453] Nathalie Magne, op. cit.

[454] « Est-ce que quelqu’un peut vivre dans un climat comme celui-là ? La canicule d’un bout de l’année à l’autre, on se croirait dans un four, on crève à force de transpirer. », extrait de Richard Fleischer, Soleil Vert, 1974.

[455] Thomas Snégaroff, « Histoires d’Info. En 1967, la surpopulation mondiale suscite des questions : “Doit-on choisir ceux qu’on va laisser mourir” ? » franceinfo, 2017.

[456] Clamant une « énergie concentrée tirée d’authentique germe de soja », les stands sur le marché vendent quotidiennement du « Soleil Jaune » et uniquement le mardi, le fameux « Soleil Vert », ce nouvel aliment dont les mérites sont vantés continuellement à travers des spots publicitaires mais qui est justement fait de chaire humain. Ces aliments peuvent être vendus sous forme de plaquette carrée, mais aussi, sous forme de « Miettes de Soleil » – le moins cher – ou de « Pain de Soleil ».

[457] D’après les propos de Thorne, ce monopole ne s’exerce pas uniquement sur les États-Unis : « Soylent contrôle l’approvisionnement de la moitié du monde ».

[458] Vandana Shiva, op. cit., p. 152.

[459] « ensemble de techniques agricoles modernes et de mesures économiques qui ont été prises dans de nombreux pays, en particulier en Inde, dans les années 1940 et suivantes, enfin d’augmenter la production agricole ». Ibid. annotation p. 8.

[460] Ibid. p. 69.

[461] Ibid. p. 144.

[462] En tant que « véritable bras économique d’Hitler », l’entreprise IG Farben s’alliait à Bayer et Monsanto pour produire un pesticide à base cyanure qui a été utilisé dans les chambres à gaz pendant l’holocauste. Après la guerre, Bayer et Monsato ont formé une entreprise commune appelée MORAY. Celle-ci fournira les ingrédients de l’agent orange, puissant herbicide et défoliant dont 75 millions de litres ont été déversés sur le Sud du Vietnam entre 1961 et 1971. Ibid. p. 116-120.

[463] Cette conséquence encourage justement ces mêmes entreprise à la « biofortification » : « une technologie génétique « d’augmentation » de valeur nutritive des cultures. Exemples : le riz doré « enrichi » en vitamine A ou la banane en fer. ». Ibid. p. 183.

[464] « La loi du retour consiste à rendre à la nature et à la société ce que nous recevons d’elles. Albert Howard s’est servi de sa formation de scientifique pour comprendre l’écologie du sol et, s’appuyant sur cette loi, il a développé sa célèbre méthode de compostage appelée ”procédé Indore”. ». Ibid. p. 38.

[465] Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 182-192.

[466] Ibid. p. 207.

[467] Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert : Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain. Flammarion, 2020.

[468] Ibid. p. 79.

[469] Dans certains parcs habités la chasse n’est pas bannie, elle est réglementée par l’achat d’un permis. L’enjeu de protection des espèces animales reste alors ambivalent : les populations natives n’ont pas le droit de chasser pour se nourrir, tandis que les élites occidentales peuvent abattre des animaux par loisir ou pour alimenter un marché international, comme par exemple, le commerce de l’ivoire. Ibid. p. 111-112.

[470] Extrait de la conversation de l’auteur avec un habitant du Simien en Ethiopie. Son ouvrage se base spécifiquement sur l’analyse des politiques de préservation qui ont été appliquées à ce Parc national et de leurs conséquences sur le mode de vie des habitant·e·s : « Concrètement, ils leur demandent d’empêcher des agro-pasteurs d’éroder les parcelles qu’ils cultivent et de dénuder les plateaux où ils envoient paître leur bétail. […] ils produisent eux-mêmes leur nourriture. Comme tous les expulsés des parcs africains, ils se déplacent d’abord à pied. Ils consomment très peu de viande et de poisson. Ils achètent rarement de nouveaux vêtements. Et contrairement à deux milliards d’individus, ils n’ont ni ordinateur ni smartphone. Bref, pour sauver la planète, il faudrait vivre comme eux. » Ibid. p. 29-30.

[471] Françoise Vergès, Le ventre des femmes : Capitalisme, racialisation, féminisme. Albin Michel, 2017.

[472] Guillaume Blanc, op. cit., p. 152.

[473] Ibid. p. 72.

[474] Ibid. p. 224.

[475] Titre de la chanson finale du film de Roger Allers et Rob Minkoff. Le Roi lion, 1994.

[476] Guillaume Blanc, op. cit., p. 16.

[477] « Considering these and many other major and still growing impacts of human activities on earth and atmosphere, and at all, including global, scales, it seems to us more than appropriate to emphasize the central role of mankind in geology and ecology by proposing to use the term “anthropocene” for the current geological epoch. ». voir Paul J. Crutzen et Eugene F. Stoermer, « The “Anthropocene” ». IGBP Global Change News, n o 41 (mai 2000), p.17-18.

[478] « Géologie : qu’est-ce que l’anthropocène ? » GEO, 27 novembre 2018.

[479] Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 25-26.

[480] Actuellement, « les trois régions du monde les plus touchées par les migrations climatiques sont l’Afrique subsaharienne, l’Asie du sud et l’Amérique latine ». D’après Alice Baillat, chercheuse spécialiste des migrations climatiques à l’IRIS, ce constat serait le « résultat d’une vulnérabilité environnementale accrue due à leur proximité géographique à l’Équateur (ce qui les expose aux cyclones et aux ouragans) ». voir Alexandra Yeh, « 7 idées reçues sur les migrations climatiques ». france culture, Actualités, 14 décembre 2018.

[481] Vandana Shiva, op. cit., p. 294-295.

[482] Laure de Matos et Antoine Fonteneau. « Le 7ème continent : un monstre de plastique ». TV5 Monde, Info, 18 novembre 2020.

[483] Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 186.

[484] La BD de Jessica Oublié retrace le parcours mondial de commercialisation du chlordécone, les conséquences que cela a engendré à plusieurs niveaux, mais surtout, les démarches administratives qui ont conduit à son utilisation dans les DOM jusqu’en 1993 alors que les autorités américaines l’avaient interdit depuis 1976. voir Jessica Oublié, Tropiques toxiques : le scandale du chlordécone. Témoins du Monde. Les Escales, 2020.

[485] Dans la continuité de l’enquête de Jessica Oublié, un reportage récent s’intéresse plus spécifiquement aux enjeux économiques issus du colonialisme qui sont remis en scène avec la contamination au chlordécone aux Antilles. Celui-ci prend en compte le fait que la production des bananes d’exportation est assurée exclusivement par la communauté des Békés – des personnes se reconnaissant une filiation avec les premiers colons esclavagistes des Antilles – et que le pouvoir économique que cette communauté exerce aux Antilles est directement hérité du profit économique des plantations et de l’indemnisation qui a suivie l’abolition de l’esclavage. voir Cannelle Fourdrinier, Annabelle et Jérémy, « Décolonisons l’écologie - Reportage au cœur des luttes décoloniales & écologistes », 2021.

[486] Jessica Oublié, op. cit. Le chlordécone s’intègre particulièrement dans les sols mais a une faible migration dans les tiges des plantes. C’est pourquoi, on retrouve cette molécule principalement dans sols, les aquifères, les mangroves, les eaux côtières, mais aussi, dans les denrées agricoles, animales, et les produits de pêche. Les rapports institutionnels récents confirment que plus de la 90% de la population adulte en Guadeloupe et en Martinique est contaminée par cette molécule et qu’il y aurait effectivement un lien avec le fait que le taux d’incidence du cancer de la prostate aux Antilles est parmi les plus élevés au monde.

[487] Malcolm Ferdinand, op. cit., p. 186.

[488] Nous choisissons ici de prendre en compte la distinction qui est faite par Malcolm Ferdinand entre le « monde » et la « Terre »/ « globe » . Ainsi, le processus de globalisation serait « l’extension totalisante, la répétition standardisée à l’échelle du globe d’une économie inégalitaire destructrice des cultures, des mondes sociaux et de l’environnement », tandis que le processus de mondialisation serait « l’ouverture par l’agir politique d’un vivre-ensemble, l’horizon infini de rencontres et de partage ». Ibid.

[489] Donna Haraway, Anna Tsing, et al., « Anthropologists Are Talking : About the Anthropocene ». Ethnos, Journal of Anthropology 81, n o 3 (2015), p. 535-564.

[490] Tel l’Empereur qui siégeait son Empire, la maison Romaine était dominée par le Paterfamilias (Patriarches) – d’où le mot domus vient du Grec domo (construire ou aligner des briques) et qui a évolué vers des termes tels que dominance et domination, ce qui place le dominus en propriétaire absolue. voir Pier Vittorio Aureli et Maria Sheherazade Giudici. « Rethinking the Settlement Form from Property to Care ». Architectural Association School of Architecture, 2019. p. 5.

[491] Ibid. p.7

[492] Ibid.

[493] Pierre-Louis Caron, « Mars : les huit obstacles à franchir avant de pouvoir coloniser la planète rouge ». franceinfo, 3 mars 2021.

[494] Florence Caeymex,, Vinciane Despret, et Julia Pieron. « Le rire de Méduse. Entretien avec Donna Haraway ». Dans Habiter le trouble avec Donna Haraway, Editions Dehors, 2019, p. 72.

[495] Ibid. p. 67.

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