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Chapitre 1 : Corps stéréotypés
from "Une cuisine à soi" : Quand le discours architectural se confronte aux codes de représentation.
by Salila Sihou
En cherchant des plans et des dimensions de cuisines aux normes dans Les éléments de projets de construction – le Neufert français – on tombe sur des pages dédiées aux Cuisines quasiment inchangées depuis la publication originale de 1936 en Allemagne. Parmi les ouvrages qu’un·e étudiant·e en architecture peut croiser lors de ses études, le Bauentwurfslehre de Ernst Neufert a connu 42 éditions allemandes et continue d’être édité régulièrement dans 18 langues différentes. À chaque nouvelle édition, la qualité d’adaptation de l’ouvrage à son contexte est particulièrement mise en avant par les maisons d’édition, sous-entendant son caractère quasi intemporel et universel [12].
Si les éditions dites internationales étaient adaptées aux normes de construction des pays anglophones [13], un changement spécifique les distinguent des éditions françaises à partir de 2012 :l’apparition d’un personnage masculin qui cuisine [14]. Cette modification, qui parait pourtant anodine, révèle l’enjeu actuel de la représentation des scénarios qui se déroulent dans cette pièce : on ne pourrait plus représenter exclusivement des femmes dans des cuisines. C’est pourquoi, le personnage féminin qui figurait dans tous les scénarios de cette page, a laissé place à un personnage masculin – dans 2 scénarios sur 16. Les traits effacés sont encore visibles, témoins du corps spécifique qui interprétait originellement cet acte avant ce « collage », et laissant insinuer un certain regret. Dans les autres scénarios illustrés, c’est bien un personnage féminin qui range, qui sort un plat du four et qui fait la vaisselle – les mêmes dessins que la toute première publication. Au-delà du chapitre Cuisines, et de quelques scénarios des Pièces de service [15], ce corps reste inexistant dans la majorité des éditions, car il ne correspond pas au corps standard qu’introduit Ernst Neufert.
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Dans un article consacré à l’anthropomorphisme [16], l’historien de l’art Frank Zöllner revient de façon pertinente sur l’ensemble des travaux publiés par l’architecte. L’auteur propose de les appréhender depuis un postulat plus large : il y aurait continuité entre les théories de mesures du corps humain de l’Antiquité et l’idéologie fasciste émergeante au début du XXème siècle en Europe. Consistant à attribuer des « caractéristiques humaines à un non-humain » [17], l’anthropomorphisme aurait à de nombreuses reprises joué un rôle considérable en architecture, particulièrement dans les réflexions théoriques. Telle une métaphore, le corps humain était considéré comme un modèle symbolique immédiat de l’architecture ou de ses éléments. Par exemple, l’architecture grecque antique aurait établi les dimensions des colonnes selon des proportions morphologiques humaines et des assignations de genre – la colonne dorique était plus simple et plus trapue, elle serait donc masculine, la colonne ionique étant plus élancée et plus ornée, elle serait féminine [18]. Si l’on considère qu’il y a eu une sorte de renoncement à l’anthropomorphisme au XIXème siècle lors de l’introduction du système métrique en Europe [19], ces principes seraient, d’après l’historien, réapparus au XXème siècle à travers les systèmes modulaires de certains architectes Modernes. Cependant, en définissant et intégrant les dimensions d’un corps humain théorique dans la standardisation architecturale, c’est une vision fasciste des corps et de la société que leur travail serait venu alimenter.
Dès lors, en s’inscrivant dans cette démarche, le travail de Ernst Neufert dépasserait la publication originale du Bauentwurfslehre. Alors qu’une trilogie de corps – le dessin d’un artiste, le dessin d’un ingénieur, et le dessin d’un architecte – venait, dès le début, illustrer « L’étrange désir d’uniformisation, qui canalise l’aspiration des hommes à un même moment dans une même direction [et qui] trouve dans le style d’une époque son expression apparente et durable » [20], les éditions récentes ont progressivement modifié et éloigné cette partie de l’avant-propos, affaiblissant sa signification fondamentale [21] ; elle constitue aujourd’hui les chapitres « oubliés » de la consultation.
La première page, traduite dans l’édition française par L’homme, base de toute mesure [22], venait faire écho au sous-titre de l’ouvrage – L’homme, mesure de toutes choses – ; mais, à nouveau, ce sous-titre n’apparaît plus dans les dernières éditions. Le corps de l’homme n’est-il plus la mesure de toutes choses ?

« Rooms. Kitchens », Ernst Neufert, Architect’s Data. Fourth Edition. Wiley-Blackwell, 2012, p. 153.
Totaliser la guerre par un ouvrage de construction
Quelques auteurs abordent, dans Deux essais sur la construction [23] , le discours architectural des théories modernes en analysant l’évolution de la relation entre la pratique et la construction. Ils accusent le passage du dimensionnement heuristique, employé par les architectes les trois siècles précédents, au dimensionnement nominal, émergeant au début du XXème siècle, d’avoir changé la nature même du travail de l’architecte. Selon eux, le dimensionnement heuristique ne demandait pas aux architectes d’établir de valeurs précises, il s’agissait d’un compromis entre les exigences diverses du programme, qui pourrait s’incarner par ce qu’on appelle « l’esquisse ». En revanche, le dimensionnement nominal demanderait désormais une réponse dimensionnelle précise aux problèmes posés par le programme. Bien que théoriques, les valeurs exactes des côtes deviendraient alors nécessaires pour donner la base à tout document de construction. Ainsi, en passant à ce type de dimensionnement, les architectes se retrouveraient au service des entreprises, les obligeant à donner de manière précise, sur leurs dessins, les dimensions techniques sans qu’ils en aient véritablement la maîtrise.
Lorsque Walter Gropius fonde l’école du Bauhaus en 1919 à Weimar, il était question par ce nouvel enseignement d’effacer la distinction entre l’artiste et l’artisan afin d’intégrer l’artiste à l'univers économique contemporain, et plus précisément, d'intégrer les élèves du Bauhaus dans les cycles de la production [24]. Parmi ses élèves, Ernst Neufert publiera quinze ans après, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, son tout premier ouvrage à Berlin, intitulé « Traité du projet de construction. Manuel pour les bâtisseurs, les propriétaires, les enseignants et les étudiants » [25]. Il ne s’agissait pas du premier ouvrage de normes en Allemagne, en revanche, il venait rassembler et compléter les centaines de normes DIN définies entre 1918 et 1931, qui n’étaient pas encore obligatoires. En effet, l’effort de standardisation dans les constructions avait déjà été marqué en Allemagne par la Première Guerre mondiale, car étroitement lié à la première normalisation organisée : celle de l’armement [26]. Même si les premières feuilles de normes nationales (DIN) sont publiées en 1923[27], certaines régions ne les adoptaient pas jusqu’à la fin des années 1920, craignant d’effacer leurs caractéristiques régionales. Souhaitant au départ limiter la variété de types, la Commission nationale fut contrainte en 1929 de réviser ses feuilles de normes pour y introduire des standards supplémentaires, menant à la publication d’un recueil général de normes DIN pour la construction. Quelques années plus tard, Ernst Neufert publie son Traité, qui s’écoule en seulement 3 mois, l’incitant à préparer les prochaines éditions. Alors qu’il avait déjà publié 6 éditions, un décret donne, en 1939, tout pouvoir aux autorités pour faire respecter des normes DIN : la normalisation, née de la première guerre, aurait alors été imposée par la seconde.
Dans l’avant-propos original de l’auteur, on peut lire que Ernst Neufert semblait conscient de l’impact qu’allait avoir son ouvrage, et plus généralement de l’enjeu de la normalisation. Si ses écrits figuraient dans toutes les éditions françaises du XXème siècle, les avant-propos qui ont été choisis depuis 2002 ne citent plus que son fils et l’éditeur [28]. Celui-ci souligne la contribution de l’auteur pour le Bauhaus, mais évoque également une symbolique des nombres entre son année de naissance et les publications de son livre : le travail de Ernst Neufert est clairement érigé comme l’aboutissement d’un destin prophétique. Sur la même page, Peter Neufert introduit l’ouvrage hérité de son père en affirmant qu’il contiendrait « Tout ce qu’on doit savoir, mais dans l’esprit d’Ernst Neufert : pas plus ». Dans les éditions qui suivent, l’avant-propos ne cite personne spécifiquement ; en fait, d’édition en édition, la pensée de Ernst Neufert serait de moins en moins lisible et semble occulter ce « plus » qu’il ne faudrait pas savoir.
En mettant en relation l’entièreté de son oeuvre, Zöllner parvient à offrir une autre lecture de son travail, qui, en effet, ne s’est pas réduit au Neufert. Trois ans après sa première publication, Ernst Neufert développera un système modulaire, nommé Oktameter. Contrairement au système décimal commun, il se baserait sur le huitième d’un mètre, ce qui correspond à la dimension d’une brique ; celle-ci étant le standard industriel de cette période, le système reposerait sur sa compatibilité avec les dimensions du corps de l’homme, un corps qui serait ainsi composé de modules de 12.5 cm. Ainsi, à partir de ce système, il publie un autre livre en 1943, le Bau-Ordnungs-Lehre (BOL), sous la direction du Ministre de l’Armement et de la Guerre – Albert Speer. Devenu commissaire du 3ème Reich pour la normalisation des bâtiments, Ernst Neufert est intégré l’année d’après dans l’équipe de Speer pour la reconstruction des villes allemandes, mais aussi, dans la liste d’artistes d’exception établie par Hitler [29]. Ce second ouvrage permet, finalement, d’accéder à un autre avant-propos, écrit, cette fois-ci, par Albert Speer lui-même. En affirmant la collaboration de l’architecte avec le régime nazi, il assure que leur motivation à publier un tel ouvrage serait basée sur l’absence de relation « superordonnée » [30] entre les mesures de notre vie quotidienne, d’où l’importance stratégique et politique de l’Oktameter. Les mots « guerre totale » sont évoqués, des mots qui avaient déjà été employés par Neufert pour décrire l’essence de la standardisation, mais aussi par Joseph Goebbels, la même année, dans son discours au Sportpalas [31]. Comme l’annonce le titre de l’ouvrage, il ne s’agissait plus seulement de rassembler des « éléments pour le projet de construction », mais d’imposer désormais une « réglementation de la construction » (traduction littérale de « Bauordnungslehre »). À partir du BOL, Neufert déployait ouvertement une vision totalitaire pour le pays, et plus globalement, pour l’Est [32] : légitimer la standardisation, non seulement des armes et des bâtiments, mais aussi, des corps. D’ailleurs, face à l’enjeu que représentait l’Oktameter dans l’élaboration de son discours, il aurait modifié le dessin du corps de l’homme qui figure au début du Bauentwurfslehre afin de rendre les mesures de ce corps adaptées à ses modules [33]. Ainsi, sans être évoquées, les modifications apportées au fil des éditions du Neufert, selon son système modulaire, seraient parvenues à nourrir cette illusion de compatibilité « naturelle » entre les proportions de ses dessins.
De normes esthétiques occidentales à raisonnement scientifique
En affirmant, dès le sous-titre de son ouvrage, que l’homme est « la mesure de toute chose », Ernst Neufert émet d’emblée une référence à des propos déjà reconnus chez certains philosophes grecs [34]. Dans les chapitres « oubliés » qui suivent, c’est un véritable condensé des récits occidentaux englobant les théories de proportions qu’il offre au lecteur, ponctué par des représentations de corps minutieusement sélectionnées.
Le tout premier dessin de corps qui apparaît est L’homme de Vitruve dessiné par Léonard de Vinci et publié dans le livre de Luca Pacioli en 1509. À la Renaissance, les systèmes de proportions étaient couramment adoptés pour définir des normes esthétiques dans le domaine de l’art en Occident. Ils témoignaient d’une certaine « mathématisation de la représentation du corps humain dans les arts » [35]. En 1492, Léonard de Vinci représente un homme, jambes et bras écartés, inscrit dans un cercle et un carré : L’homme de Vitruve. Fondé sur des rapports de proportions, ce dessin géométrique réinterprétait le texte du De architectura de Vitruve écrit vers 25 av. J. C.. Considérés comme les premiers éléments d’une esthétique architecturale, les livres de Vitruve plaçaient l’architecture comme une science qui permettrait d’embrasser quasiment tous les domaines [36]. Dans la continuité de ses écrits, l’architecte L. B. Alberti reprenait dans L’art d’édifier, la « règle vitruvienne de proportionnalité » en affirmant l’idée d’une parenté fondamentale entre la peinture et l’architecture qui serait incarnée par les « traités d’harmonie » [37]. L’influence du Traité de Vitruve s’est étendue au-delà de l’architecture, faisant émerger, à travers les oeuvres des artistes de la Renaissance, des normes esthétiques appliquées aux corps – des « canons ». Albrecht Dürer se serait imprégné des principes de Vitruve pour réaliser la gravure Adam et Eve en 1504, en tant que « véritable manifeste du canon germanique des proportions » [38]. En revanche, dans ses recherches suivantes, Dürer affirmait une distinction entre beauté « idéale » et beauté « caractéristique », élargissant la vision hégémonique de Vitruve à une vision plus multiple et catégorisante. Publié après sa mort, en 1528, son Traité des proportions rassemble une quantité de mesures proportionnelles qu’il aurait défini pour les « différents types humain que l’on peut observer dans la nature ». Son travail annonce une certaine codification qui s’est développée dans l’enseignement des arts à partir du 17ème, demandant aux artistes de porter un intérêt à la singularité des traits du visage [39]. Ainsi, la figuration de l’homme vitruvien en tant que première représentation de corps humain est avant tout utilisée par Ernst Neufert pour laissait entendre son sentiment d’admiration – voire de regret [40] – pour les mesures anthropomorphiques. Dans le texte qui l’accompagne, il n’évoque pas l’ancrage esthétique de ces caractéristiques ni leur variabilité temporelle et culturelle. En fait, il s’agit essentiellement d’affirmer que, si le passage au système métrique serait la cause du « manque de proportion fréquent dans les éléments de construction » [41], le Neufert en serait la solution car ce serait le seul ouvrage de construction à se baser sur une échelle de départ « correcte » : l’homme.
Suivant cette logique, le second dessin de corps introduit par l’auteur est intitulé Les proportions de l’homme. Toujours sans dimensions métriques, mais cette fois-ci accompagné de traits de subdivisions, ce modèle de proportions est basé sur les calculs d’Adolf Zeising. Si les théories de proportions semblent moins manifestes après la période charnière de La Renaissance, elles avaient, néanmoins, repris de l’importance au-delà du domaine artistique, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, soit, à l’émergence du taylorisme. Dans ce sens, lorsque Adolf Zeising, psychologue et philosophe allemand, publie Nouvelle théorie des proportions du corps humain en 1854, il y définit le rapport de proportion comme « une loi universelle […] dans laquelle est contenu le principe fondamental de tout effort de formation de beauté et de complétude, dans le royaume de la nature comme dans le domaine de l'art, et qui imprègne depuis les origines, comme un idéal spirituel suprême, toutes les formes et les proportions, cosmiques ou individuelles, organiques ou inorganiques, acoustiques ou optiques, mais qui a trouvé sa plus parfaite réalisationdans la forme humaine ». Ce qui était désigné auparavant comme Divine proportion [42], devenait LaSection d’or [43] – et plus tard, Le nombre d’or [44]. En effet, issue de La Renaissance, cette vision qui considérait les proportions comme « l'incarnationvisible de l'harmonie musicale, arithmétique, géométrique ou architecturale » [45] aurait été réintroduite au XIXème siècle par Zeising. Dès lors, dans un contexte d’industrialisation qui voyait émerger le taylorisme, ses calculs érigeant la Section d'or comme un rapport mathématique ancré dans la nature venaient donner toute légitimité aux théories de proportions à être placées au rang de vérité scientifique. Liées à une conception optico-physiologique, les justifications imprécises de la Section d’or n’ont pourtant pas empêché aux travaux de Zeising d’être repris jusqu’au XXème siècle comme un appui mathématique rationnel, notamment dans le mouvement Moderne. En quête de mesures exactes depuis la demande de dimensionnement nominal dans la construction, certains architectes auraient vu, au début du siècle, une justification presque magique dans les systèmes de proportions [46].
Même s’il n’est pas mentionné, le nombre d’or est pourtant à la base des calculs d’Adolf Zeising, qui, malgré leur justifications purement esthétiques, sont utilisées dans le livre de Neufert pour appuyer un raisonnement scientifique. Dans l’édition française, il est simplement indiqué que les subdivisions sont obtenues à partir de la hauteur du corps de « l’homme moyen », pour servir à leur tour d’unité (pieds, pouces etc), tandis que dans la première édition anglophone, ce dessin est appuyé par un graphique – plus précisément, une courbe de Bell, déterminant la hauteur moyenne des « hommes adultes debout aux États-Unis » [47]. Il y est précisé que les proportions moyennes du corps des femmes adultes représentent 5% de moins que celles des hommes et 10% de moins pour celles des femmes âgées, mais aussi, que « les dimensions moyennes sont un critère nécessaire pour des questions de design, bien que seule la moitié de la population considérée puisse être pleinement satisfaite » [48]. Soigneusement posée dans cette composition, la fameuse citation philosophique grecque – L’homme, mesure de toute chose – devient l’élément clé de la charge significative de cet ensemble qui se veut encyclopédique.
D’autre part, il est mentionné dans les premières éditions que les théories de Ernst Moessel, également basées sur le nombre d’or, auraient aussi contribué au dessin du corps de l’homme de Neufert. Or, n’étant pas jugé assez tangible par les éditeurs, son travail n’a plus été cité dans les éditions suivantes. Bien que fondamentale dans son dessin, toute référence au nombre d’or pour son élaboration semble avoir été occultée. Sans le mentionner, quelques travaux de Moessel ont été conservés dans le chapitre Proportions [49], mais accompagnés, dès 1948, par le travail de Le Corbusier. Disposé bien après le dessin du corps de l’homme, son travail sur la Section d’or est incarné par ce modèle de corps reconnu : Le Modulor. Ce corps dessiné semble être le premier accompagné de mesures métriques dans l’ouvrage. Il vient achever cette trilogie de dessins de corps : L’homme de Vitruve, les canons de proportions de Adolf Zeising, et Le Modulor de Le Corbusier.



Ernst Neufert, Les éléments de projets de construction. Le Moniteur. 8ème édition française. Dunod, 2002, p. 40-56.
En fait, de l’Antiquité à La Renaissance, Ernst Neufert tente de placer son travail dans la continuité de cette culture savante occidentale – « se rattacher à la grande tradition » [50] ; le prolongement de ces raisonnements savants – quasi-philosophiques – par un raisonnement mathématique, lui permet de définir des normes esthétiques en tant que « neutralité » scientifique. Cette nécessité de passer par le dimensionnement précis du corps humain pour introduire un ouvrage de construction – ou du moins, ce qu’il affirme comme tel – inscrit la quête d’exactitude de certains architectes européens de cette époque dans une continuité de justifications approximatives. Par exemple, si on peut remarquer la volonté de Le Corbusier d’affirmer une certaine exactitude au sein de son travail – la maison « à air exacte », l’habitation de « grandeur conforme » –, l’évolution du dessin et de la disposition du Modulor [51] dans les éditions du Neufert laisse pourtant apparaître des incohérences. Dans les récentes éditions de l’ouvrage, il ne possède plus les dimensions initialement déterminées ; une modification que Le Corbusier expliquerait par une meilleure compatibilité avec le système anglo-saxon : un homme de 1m83 (6 feet), comme dans les romans policiers britanniques [52]. Au-delà du dimensionnement d’éléments constructifs, les systèmes de proportions seraient venus légitimer une certaine vision « harmonieuse » du corps, qui serait basée sur des normes esthétiques occidentales et se rapprocherait étroitement de théories eugénistes [53]. Dans une des éditions du BOL [54], Ernst Neufert justifie ouvertement, aux côtés de Albert Speer, l’enjeu industriel et politiquede l’Oktameter par des lois naturelles de beauté (« loi générale de la germination de la nature » [55]). Bien que ce récit eugéniste ait été modifié à partir des éditions de 1965, l’orientation politique ouvertement affirmée de cet ouvrage ne lui permettait pas de s'assurer une place à long terme dans l’enseignement après la Seconde Guerre mondiale, contrairement au premier ouvrage de l’auteur – le Neufert.
« L’étrange désir d’uniformisation » ou l'eugénisme
D’un point de vue historique, le travail de Neufert peut être abordé par l’oeuvre de Michel Foucault [56]. En établissant une généalogie de la prison, le philosophe aborde la soumission des corps en partant des dispositifs disciplinaires qui les fabriquent. D’après lui, le besoin d’intégrer la population dans un dispositif de production aurait rendu, depuis le XVIIIème siècle, le corps individuel et social apte à l’usage profitable. Il aurait été alors nécessaire d’organiser un dispositif d’état qui assurerait la « subjectivation » des individus, en relation à la productivité optimale de la population [57]. À la fin du XIXème siècle en Europe, les discours hygiénistes affirmaient que les corps sains devraient être protégés et définis contre les autres, afin de distinguer les « bons citoyens ». Les données collectées permettaient de déterminer cette otherness [58] en définissant et fixant la norme. La Courbe de Bell, que l’on retrouve dans les premières éditions du Neufert était déjà utilisée par Adolphe Quetelet pour révéler toute déviation du « normal » et valider sa théorie de « l’homme moyen » : « un idéal, non seulement de santé, mais de stabilité sociale et de beauté » [59]. L’anthropométrie et les statistiques sociales sont nées du besoin de détecter des motifs différents et, ainsi, de les identifier comme criminels, raciaux et pathologiques [60]. S’il s’agissait dans les premiers procédés de catégoriser des corps pour les exclure, la relation entre théories eugénistes et théories Modernes au début du XXème siècle laisse apparaitre une démarche inverse : contraindre à l’homogénéité par le pouvoir de la normalisation. À la fois répressif et productif, celui-ci « individualise en permettant de mesurer les écarts, de déterminer les niveaux, de fixer les spécialités et de rendre les différences utiles en les ajustant les unes aux autres. On comprend que le pouvoir de la norme fonctionne facilement à l'intérieur d'un système de l'égalité formelle, puisque à l'intérieur d'une homogénéité qui est la règle, il introduit, comme un impératif utile et le résultat d'une mesure, tout le dégradé des différences individuelles. » [61].
Ainsi, « L’étrange désir d’uniformisation » qu’évoque Ernst Neufert dans les Prolégomènes ne serait qu’une façon d’ériger un corps théorique en tant que modèle de perfection vers lequel tendre. En revendiquant une universalité de l’homme, il définit, en réalité, un modèle de corps « neutre » depuis des idéaux occidentaux. Pour comprendre l’élaboration du Neufert, en tant qu’objet politique, il faut alors s’intéresser à ce que Roland Barthes appelle le discours mythique : « En passant de l’histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de signifier toutes seules. » [62]. Dans son livre Mythologies publié en 1956, Barthes rassemble une cinquantaine de petits essais dans lesquels il décrypte subtilement des représentations collectives courantes et constituantes de la culture française. En montrant qu’elles sont produites par notre société et par notre histoire, il déconstruit une certaine imagerie culturelle : selon lui, l’idéologie bourgeoise survivrait par les mythes. Dans une seconde partie, il propose une méthode de lecture et de déchiffrement de la parole mythique, et pose les enjeux du récit historique dans sa construction. D’un côté, en devenant une parole dépolitisée, le mythe ferait perdre la qualité historique des choses ; de l’autre, il « ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat » [63]. En effet, les chapitres « oubliés » du Neufert n’ont jamais disparu au fil des éditions, cependant, ils ont subi quelques modifications et réductions occultant progressivement la parole de l’auteur. De plus, en ouvrant cet ouvrage, les architectes sont à la recherche de données instantanées, sous forme de nombres ou d’illustrations. Il s’agit d’une consultation quasi-encyclopédique, qui ne demande pas de s’intéresser à la pensée de l’auteur et encore moins à son autre ouvrage – on désigne, d’ailleurs, le Neufert ou un Neufert, comme un objet sans auteur.
Finalement, les deux ouvrages de Ernst Neufert établissent deux approches différentes mais complémentaires. En ne faisant aucune référence directe à ses intentions, seul le Neufert a assuré sa reconnaissance dans le temps : ce serait un objet intemporel et apolitique. Au fil des nombreuses éditions, sa fabrication n’est plus interrogée et une certaine représentation du corps humain s’est naturalisée : on ne lit pas Ernst Neufert, on consulte le Neufert ; on ne voit plus le corps de l’homme, on utilise les dimensions du corps. Si les mesures du corps de l’homme sont utilisées comme outil de dimensionnement pour la majorité des éléments architecturaux dans son livre, ce ne sont pas celles qui sont utilisées pour dimensionner les Cuisines, ou toute autre Pièce de service. Coller aujourd’hui un personnage masculin, réduit à 5% pour rentrer dans l’illustration, permet de ne pas qualifier cette représentation comme un stéréotype de genre, alors même que tous les codes de représentation de cet ouvrage se déploient selon une vision masculine et occidentale du corps : une vision entièrement basée sur le stéréotype.
[12] Tel que l’on peut le lire au dos de l’ouvrage, la 11ème édition « transpose systématiquement la problématique dans le contexte français et introduit des développements originaux abordant les sujets les plus actuels de la conceptions architecturale : l’architecture écologique, la qualité environnementale ou les énergies renouvelables ». voir Ernst Neufert, Les éléments de projets de construction. Le Moniteur. 11ème édition française. Dunod, 2010.
[13] Depuis 1951, on compte 11 éditions françaises. Depuis 1970, on compte 5 éditions internationales (en anglais).
[14] Chapitre « Rooms. Kitchens », Ernst Neufert, Architect’s Data. Fourth Edition. Wiley-Blackwell, 2012, p. 153.
[15] La distinction entre Pièces de service et Pièces principales est maintenue jusqu’à la 8ème édition française (2002). Les éditions plus récentes regroupent toutes ces pièces dans une même partie : Pièces d’habitation. (Cf. supra chapitre 6)
[16] Frank Zöllner, « Anthropomorphism : From Vitruvius to Neufert, from Human Measurement to the Module of Fascism ». Images of the body in Architecture : Anthropology and built space, 2014, p. 47-75.
[17] Nicolas Spatola, « L’interaction Homme-Robot, de l’anthropomorphisme à l’humanisation », L’Année psychologique, vol. 119, no. 4, 2019.
[18] Yves Pauwels, « L’ordre des femmes à la renaissance », Livraisons de l'histoire de l'architecture, 35, 2018. Selon l’auteur, les discours de certains architectes antiques laissent apparaître « une dualité masculin/féminin concernant les principaux “genres” de l’architecture ». D’ailleurs, « le terme utilisé par Vitruve pour désigner les différentes manières de bâtir un temple est bien genera. ». En revanche, à partir de l’intégration de l’ordre corinthien en tant que symbole « virginal », les ordres n’auraient plus été répartis en fonction du genre des dieux, mais du caractère des saints: « le Toscan Gigantesque, le Dorique Herculéen, l’Ionique Matronal, le Composé Héroïque, et le Corinthien Virginal ».
[19] Lors de la Convention du Mètre en 1875, les unités de mesures basées sur le corps humain ont laissé place à un système géomorphique : le mètre (obtenue par la circonférence de la Terre).
[20] « Prolégomènes », Ernst Neufert, op. cit., 8ème édition française, p. 13.
[21] Frank Zöllner, op. cit., p. 61.
[22] Phrase originale : Der Mensch ils Maß und Ziel (traduction littérale : « L’homme comme mesure et objectif »).
[23] Alain Dupire, Bernard Hamburger, Jean-Claude Paul, Jean-Michel Savignat, et Alain Thiebaut. Deux essais sur la construction. Architecture / Pierre Mardaga, 1981.
[24] Ibid. p. 101.
[25] Ernst Neufert, Bauentwurfslehre. Handbuch für den Baufachmann, Bauherrn, Lehrenden und Lernenden, 1936.
[26] Chapitre VI : « Wohnungskultur de l’employé et définition des normes de confort et de distribution de l’habitat moderne », Christine Mengin, Guerre du toit et modernité architecturale. Editions de la Sorbonne, 2007, p. 273-339. Initialement, la standardisation était un domaine qui relevait de l’administratif où les architectes n’intervenaient pas, jusqu’à ce que l’Office de Guerre organise en 1917 une réunion rassemblant plusieurs architectes, dont les représentants officiels du Deutscher Werkbund, aboutissant à la création du Comité d’experts pout la normalisation du bâtiment.
[27] Ibid. La DIN a été établie en 1917, suivie de l’édition de premières feuilles de description de normes. Chargée d’harmoniser les normes locales, la Commission nationale pour la normalisation de la construction aboutit en 1919 à un accord sur la standardisation et, dès 1923, des feuilles de normes d’éléments de construction DIN sont publiées. Dans son ouvrage, Christine Mengin expose notamment la feuille sur « les fenêtres en bois pour petits logements ».
[28] Peter Neufert : « Né en 1900, les années de sa vie ont été celles du siècle. En 1936 parut la première édition de cet ouvrage, en 2000 la trente sixième ». voir « Avant-propos », Ernst Neufert, op. cit., 8ème édition française, p. 12.
[29] Constituée par Goebbels en 1944, la liste des Gottbegnadeten répertoriait sur 36 pages des artistes désignés par Hitler comme des « dons de Dieu ». Il y aurait eu au total 1 041 noms d’artistes, d'architectes, de chefs d'orchestre, de chanteurs, d'écrivains et de cinéastes, dont 24 considérés comme indispensables. voir Oliver Rathkolb, Führertreu und Gottbegnadet, 1991, p. 173.
[30] Albert Speer et Ernst Neufert, Bau-Ordnungs-Lehre, Berlin: Volk und Reich Verlag, 1943, p. 10. « daily experience of lacking a super-ordinated relation of measure of parts to each other, which would have made their understanding and assembly easier. ». [cité par Anna-Maria Meister, « Formatting Modern Man on Paper: Ernst Neufert’s “Lehren” », History of Knowledge, 2018.]
[31] Frank Zöllner, op. cit., p. 63.
[32] Frank Zöllner, op. cit., p. 64. Dans un texte qu’Ernst Neufert publie en 1942, « Systematische Baunormung im Aufbruch », il affirme que l’objectif de l’Oktameter serait « l’accomplissement de grandes tâches dans l’Est ».
[33] Frank Zöllner, op. cit., p. 62. « Man’s body height remained the same as that of the proportional figure of 1936 at 175 cm, however, the height of the shoulders increases from 143 to 150cm. In this way, man as ‘the measure of all things’ becomes more compatible with the module of the Oktameter of 12.5 or 125cm ».
[34] On retrouve cette phrase dans La Vérité ou Discours destructifs de Protagoras : « L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui existent et de leur nature ; de celles qui ne sont pas et de l’explication de leur non-existence » ; et dans Théétète de Platon : « Il dit en effet, n'est-ce pas, que l'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont, au sens où elles, sont, de celles qui ne sont pas au sens où elles ne sont pas ». voir Paloma Mansilla Martín, « Le pouvoir du langage chez Protagoras et Gorgias : logos, pouvoir, vérité ». Philosophie. 2015, (dumas-01203308) p. 10. et s.
[35] Lætitia Marcucci, « L’ “homme vitruvien” et les enjeux de la représentation du corps dans les arts à la Renaissance », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 17, no. 1, 2016, p. 105-112.
[36] Ibid.
[37] Muriel Cunin, ““Reliques of that barbarous Age” : Nouveauté et architecture à l'époque élisabéthaine”. Lessay, Franck, et François Laroque. Esthétiques de la nouveauté à la Renaissance. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2001. p. 99-120.
[38] Anne-Sophie Pellé, « Mesurer l’excès : Albrecht Dürer et la figure obèse », Histoire de l’art, n° 70, 201, p. 2.21
[39] D’ailleurs, les études de Dürer sur « les modèles noirs » se distinguaient des représentations des personnes noires à cette époque,jusque là placées en périphérie des tableaux et illustrées sans aucune individualisation. voir Julie Beauzac, « Représenter les noir·es : le regard blanc ». Vénus s’épilait-elle la chatte ?, 2020. Whitewashing, racisme et regard dominant : dans cet épisode Julie Beauzac et Naïl Ver-Ndoye analysent la place des personnes noires dans l'histoire de l'art.
[40] Frank Zöllner, op. cit., p. 52.
[41] « L’homme, base de toute mesure », Ernst Neufert, op. cit., 8ème édition française, p. 40.
[42] Luca Pacioli, De Divina Proportione, 1509.
[43] Traduction de « Der goldene Schnitt » (Adolf Zeising, Nouvelle théorie des proportions du corps humain, 1854).
[44] Matila Ghyka, prince de Valachie et ambassadeur de Roumanie, serait le premier a avoir évoqué les termes « nombre d’or » dans son livre publié en 1931 « le Nombre d’Or – Rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale ». Il place le « nombre d’or » comme une justification scientifique de l’eugénisme : « Ce sont la géométrie grecque et le sens géométrique qui donnèrent à la Race Blanche sa suprématie technique et politique ». voir Jean-François Guillot. « Les idées de temps et de vivant chez les urbanistes du Musée social aux villes nouvelles ». Université de Picardie – Jules Verne, 2020, p. 107.
[45] Ewin Panofsky, L’oeuvre d'art et ses significations, Essais sur les arts "visuels", Gallimard, 1969, p. 84.22
[46] Alain Dupire, Bernard Hamburger, Jean-Claude Paul, Jean-Michel Savignat, et Alain Thiebaut. op. cit., p. 141. « Le modulor ouvre la porte-du-miracle-des-nombres ».
[47] Traduction de « Frequency distribution curve for standing h USA males ». Ernst Neufert, op. cit., 2nd English Edition. p. 9.
[48] Ibid.
[49] Frank Zöllner, op. cit., p. 61. « diagrams of a broad range of obscure measurement procedures such as the pentagram are presented without in each case an explanation being added ».
[50] Alain Dupire, Bernard Hamburger, Jean-Claude Paul, Jean-Michel Savignat, et Alain Thiebaut. op. cit., p. 142.
[51] Ibid., p. 116. Pour les auteurs, Le Modulor est un système qui permet à Le Corbusier de « donner des dimensions aux éléments du projet et du bâtiment lui-même, sans qu’il faille faire référence aux matériaux, à leur mise en oeuvre ou à l’image prévue de l’architecture » ; l’architecte « vise à constituer le dimensionnement en opération autonome ».
[52] Frank Zöllner, op. cit., p. 59. « well-built policemen in English novels were six feet tall ».
[53] Chapitre 4 : « Picturing Evolution : Le Corbusier and the Remaking of Man », Fabiola Lòpez-Duràn, Eugenics in the Garden : Transatlantic Architecture and the Crafting of Modernity. University of Texas Press., 2018.
[54] Ernst Neufert, Bau-Ordnungs-Lehre. 3ème édition, 1965.
[55] Ibid. p. 41. « Through the natural selection derived continuously over millions of years from his own sense of beauty, man forms himself into an ideal of the beauty that dwells in him […]. Beyond this, this proportion series seems, in the sens of Greek thought, to represent the general law of nature’s germination [allgemeine Sprossungsgesetz der Natur] independent of man and his feelings. »
[56] Michel Foucault, Surveiller et punir : Naissance de la prison. Gallimard, 1975.
[57] Chapitre 3 : « Machines for Modern life : The Apparatuses of Health and Reproduction », Fabiola Lòpez-Duràn, op. cit.
[58] Blanca Pujals, « Bodily Cartographies: Pathologizing The Body and The City ». The Funambulist Health Struggles, n o 7 (1 janvier 2017).
[59] Fabiola Lòpez-Duràn, op. cit. Adolphe Quételet publie Sur l'homme et le développement de ses facultés, essai d'une physique sociale, en 1835. De nombreux travaux eugénistes sont publiés à partir de son ouvrage, tels que ceux de Francis Galton, considéré comme un des fondateurs de l’eugénisme. Proche de Quételet, il s’appuie sur son travail pour développer une nouvelle théorie de l’hérédité: pour lui, les qualités intellectuelles et physiques seraient transmissibles, démontrant l’appartenance à une « race douée » .
[60] Blanca Pujals, op. cit.
[61] Michel Foucault, op. cit., p. 186.
[62] « Le mythe, aujourd’hui », Roland Barthes, Mythologies, 1956.
[63] Ibid.