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Chapitre 3 : Corps domestiqués

En 2009, « Tarzan s’invite au Musée du Quai Branly ! » [123]. Dans le cadre d’une intrigante exposition, l’histoire du célèbre personnage est mise à l’honneur devant un public de tout âge. En effet, Tarzan est désigné comme l’unes des mythologies les plus fortes de notre siècle, depuis son apparition dans les livres de Rice Burroughs en 1912 jusqu’à ses dernières adaptations dans les bandes dessinées, le cinéma, les séries TV, la musique, les jeux, etc. Érigé comme un personnage mythique, mais aussi, intemporel, ses réinterprétations s’adapteraient aux préoccupations et aux contextes de chaque époque [124]. Pour autant, au cours du XXème siècle, le personnage a connu un rapport complexe avec la censure, notamment dans la période englobant la Seconde Guerre mondiale. À l’écran ou dans les dessins, les représentations américaines ont été accusées d’érotiser les corps des personnages, et particulièrement celui de Jane, alors qu’en Europe, c’est l’intrigue et lecomportement de Tarzan qui ont été remis en question [125]. Récemment, son rôle semble avoir un écho différent, laissant apparaitre un lien entre son mode devie et une conscience écologique émergeante dans le monde occidental : tel un justicier qui défend la nature, Tarzan serait devenu un héros écologiste des temps modernes – ou néo-écologiste [126].

Dans les films de la saga Tarzan, sortis de 1932 à 1947 [127], Jane et Tarzan habitent dans leur « résidence principale » 128 dans les arbres, surplombant le royaume de Tarzan : la jungle africaine.

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Elle est composée de deux cabanes, l’une offrant une salle à manger et une cuisine, tandis que la deuxième possède plusieurs chambres. Pour y accéder, l’éléphant tire le monte-charge avec sa trompe sous les ordres du couple. Derrière la cuisine il y a un moulin, que Tarzan a construit pour Jane, qui permet de « tirer de l’eau » venant de la rivière pour la conduire dans la cuisine. Afin que Jane puisse nettoyer la vaisselle, Cheeta [129] – le chimpanzé qui a grandit aux côtés de Tarzan dans la jungle –, est à l’arrière en train de tourner le levier ; pendant ce temps, Tarzan taille une lance pour son fils, Boy, dans la salle à manger. Malgré ce tableau étrangement familier, les personnages occidentaux qui débarquent dans la jungle tout le long de la saga sont perçus par la famille comme des intrus venus du monde extérieur : la civilisation.

« - La civilisation est-elle très éloignée d’ici maman ? - Maintenant chérie, oublie la civilisation. Notre monde ici est bien plus excitant et plus beau que le monde extérieur, je te le promets. Maintenant, cours chercher le caviar dans le réfrigérateur. » [130]

Proches des codes de représentation des contes merveilleux, les films Tarzan dépeignent une famille qui se serait retirée de la civilisation pour vivre en parfaite harmonie avec la nature. Or, leur « résidence principale très confortable » est fondée sur des normes de confort spécifiques : « Tarzan l’a construite et j’ai dessiné la cuisine moi-même. Avec de l’eau chaude de l’eau froide et tout le confort dernier cri. » [131]. Séparée de la salle à manger, leur cuisine est une pièce à part avec une arrivée d’eau, composée d’un plan de travail, de rangements, d’un lave-vaisselle et d’un réfrigérateur. En bref, il s’agit d’une cuisine moderne, mais intégrée dans un décor sauvage hollywoodien. Telle une Blanche Neige qui nettoie sa maison avec l’aide des animaux de la forêt, les scènes où Jane s’attelle aux tâches ménagères dans la cuisine, aux côtés de Cheeta, sont présentées comme un symbole de cohésion avec les êtres vivants. En utilisant des codes fantaisistes, la cuisine mise en scène dans Tarzan laisserait supposer qu’une cuisine « sauvage » serait exemptée de tout rapport de domestication. En réalité, une cuisine peut-elle être sauvage ?

Image extraite du film Les Aventures de Tarzan à New York, réalisé par Richard Thorpe, 1942.

Quand le rapport de domination devient source d’émerveillement

Dans un livre publié en 2018, plusieurs auteurs·rices s’intéressent à l’influence de la politique et de la religion vis-à-vis de la censure au cinéma. Un chapitre conséquent est dédié à la période précode de Hollywood [132], c’est-à-dire, de 1930 à 1934. Durant celle-ci, le Motion Production Code – communément appelé Code Hays –, n’était pas encore appliqué rigoureusement, bien qu’il était déjà en place depuis 1930. Ce code d’autocensure rassemblait une série de principes généraux inspirés de préceptes défendus par le christianisme – en bref, il interdisait de produire des films susceptibles d’ « abaisser la moralité » de l’audience. S’il porte le nom de William Hays, ce sont plusieurs hommes d’Église qui étaient chargés de concevoir sa rédaction [133]. Cette « période transitoire de mise à l’épreuve du code » [134] aurait vu naître des films plus libres, plus engagés, qui, face au contexte de faillite du cinéma pendant de la Grande Dépression, tentaient de vendre du rêve et de l’extraordinaire. D’après l’auteur, le premier film Tarzan feraient partie de ces films pré-code fondateurs d’un cinéma de genre – les films de monstres, de gangsters, de prisonniers, d’aventuriers, etc. Pour lui, ces thèmes ont pris de l’ampleur dans le cinéma grand public depuis cette période car ce sont des mythes qui « se sont construits sur un laps de temps très court, comme si la pression de la censure avait produit un puissant appel d’air dans lequel s’étaient engouffrées tous les grands enfants d’Hollywood » [135]. Or, ce constat laisse aussi comprendre que cet imaginaire enfantin reposait sur ce qui était désigné spectaculaire à cette époque dans les pays occidentaux : des corps considérés anormaux, monstrueux, étranges, sauvages…

Classé dans les films de monstres, le film King Kong, sorti en 1933 [136], incarne cette archétype du monstre ; un corps impressionnant, une animalité menaçante, mais aussi, un corps sauvage qui devrait être contrôlé. L’intrigue du film témoigne du contexte américain : les scénaristes et réalisateurs partent en expédition à Skull Island pour obtenir des images « extraordinaires ». Sur cette île, une atmosphère mystique règne et des personnes noires jouent un peuple autochtone qui danse, crie et chante dans une autre langue. Cette représentation vient illustrer tout un imaginaire qui entourait les cultures non-occidentales. Le peuple est montré comme agressif et menaçant, jusqu’à ce que les hommes occidentaux sortent leurs armes à feu. Symbole d’ingéniosité et de virilité, c’est leur parfaite maîtrise des armes qui leur a permis de détrôner Kong, alors qu’aucun autre être vivant n’y était parvenu sur l’île. Capturé, Kong est emmené à New York pour être enchaîné face à un public.

Bien que l’exhibition d’animaux se faisait déjà depuis l’Antiquité en Europe, ce type de spectacle s’est mêlé à l’histoire coloniale à partir du XVème siècle. Un attrait pour l’extraordinaire est apparu vers le XVIIIème siècle où des « monstres » sont exhibés [137] : des personnes naines, des enfants couverts de poils, des enfants siamois, des chevaux à trois pattes, mais aussi, des corps esclavagisés qui étaient ramenés en Europe pour être exposés et mesurés, des corps auxquels étaient attribuée une race. Ces spectacles anthropozoologiques ont permis le passage du racisme scientifique à un racisme colonial vulgarisé [138]. Le cas de Saartje Baartman, connue sous le nom de « Vénus hottentote » – exhibée, mesurée et caricaturée toute sa vie –, en témoigne : elle était décrite par les anatomistes comme « un monstre déclassé à mimiques simiesques » et les études de son corps servaient à appuyer les théories prétendument savantes sur l’infériorité de la « race noire » [139]. Frantz Fanon, psychiatre qui a abordé dans ses ouvrages les conséquences psychologiques de la colonisation et du racisme, parlait justement d’un « langage zoologique » [140] employé pour déshumaniser et spectaculariser les corps colonisés. Au final, comme dans le cadre d’un de ces spectacles, les films de monstres visaient à montrer que des corps incarnent l’anormal, le sauvage, afin de mettre en avant la maîtrise que peut exercer sur eux une culture qui serait, à l’inverse, rationnelle et civilisée ; il s’agissait d’une démonstration de domination pour le plaisir du public.

La fabrication du décor sauvage ou l’invention de l’exotisme

Lorsque Edgar Rice Burroughs publie le toute premier récit de Tarzan en 1912, il n’était jamais allé en Afrique. Occultant manifestement le contexte de colonisation européenne, le continent fictif qu’il décrit peut être appréhendé par l’imaginaire occidental que traduisaient les exhibitions ethniques. En retraçant l’histoire des spectacles et des expositions coloniales, le docteur en philosophie Olivier Razac, dans son essai publié en 2002, aborde justement la construction de cet imaginaire autour de l’Afrique marqué par l’émergence de photos, de cartes postales, de récits de voyages et de « romans exotiques » depuis la fin du XIXème siècle. Si l’Afrique était le continent de l’étrangeté et de l’exubérance, les objets et images qui étaient exposés dans les musées occidentaux – notamment à partir du voyage de Roosevelt sur le continent [141] –, commençaient à fabriquer un imaginaire plus stéréotypé de l’exotisme, dans lequel les peuples natifs étaient présentés « sous l’angle de la plus grande altérité. Ils sont soit sauvages, dangereux, cannibales, soit faibles, paresseux, soumis » [142]. L’Exposition Universelle de 1893 à Chicago marquerait ce tournant aux États Unis. Il y avait un panorama des races humaines, des plus « évoluées » aux plus « primitives », mais aussi, tout un environnement qui était créé et aménagé. Dans ces villages reconstitués, prétendant la plus grande authenticité, figuraient des groupes de personnes censés représenter des ethnies « primitives ».

En France, après une vingtaine d’expositions ethnographiques au Jardin d’Acclimatation jusqu’en 1921, une forme de spectacle plus pédagogique serait apparue, mêlant architecture, textes et images : il s’agissait de mettre en valeur l’empire colonial français. L’exposition coloniale internationale la plus aboutie et la plus vaste est L’Exposition Coloniale Internationale et des pays d’Outre-Mer qui a pris place au bois de Vincennes en 1931. Venant vanter le progrès économique que chaque colonie aurait accomplie grâce à la métropole, les pavillons s’étendaient sur une centaine d’hectares, présentés comme des reconstitutions grandeur nature et authentiques [143].

Toutefois, tel que le fait remarquer Razac, « simultanément à l’affirmation d’authenticité, les architectes ont souvent pris des libertés en vue de l’amélioration d’une architecture indigène jugée archaïque ou décadente » [144]. En plus de ce discours ambivalent, les décorations lumineuses venaient articuler cet ensemble dans un atmosphère étrange, voire fantastique. En devenant des « décors authentiques », les stéréotypes culturels se sont matérialisés pour constituer de véritables décors de cinéma.

Image extraite du film Tarzan s’évade, réalisé par Richard Thorpe, 1936.

Au final, alors que le Tarzan de Rice Burroughs renvoie à l’imaginaire des premières exhibitions ethniques, le personnage de Tarzan adapté en 1932 au cinéma traduit plutôt une vision « civilisatrice » venue de l’Europe, notamment dans la composition du décor. D’une part, on y retrouve une ambiance presque féérique dégagée par une jungle à la fois dangereuse et familière. D’autre part, on découvre que certains animaux – supposés sauvages – seraient domestiqués (tels que le personnage de Cheeta), mais aussi, qu’un peuple africain vivrait déjà dans la jungle. Pour autant, celle-ci reste considérée comme vierge et inexplorée ; en fait, ce peuple, intégré au décor par des images superposées en fond, n’est tout simplement pas reconnu comme une présence humaine [145]. Par ailleurs, on retrouve les mêmes codes culturels, dits « primitifs », attribués au peuple autochtone de Skull Island dans le film King Kong sorti l’année d’après – qui est, pourtant, une île fictive. Après les spectacles exhibant des corps, les expositions ethnographiques et coloniales auraient étendu cet imaginaire pour construire des décors de toute pièce. Assignés à toute culture non-occidentale, les décors exotiques semble avoir constitué une ressource considérable pour les films pré-code qui tentaient d’émerveiller le grand public.

Du zoo humain aux films d’aventures : rôles types et stéréotypes

La double dichotomie qui se dégage de la représentation de tous les personnages de la saga Tarzan établit des rôles types, d’une part, entre les « gentils » et les « méchants », et d’autre part, entre les personnages occidentaux et les personnages noirs. Globalement, les personnages noirs « méchants » seraient ceux qui chassent les autres êtres humains et font des sacrifices ; ils sont donc montrés comme des individus dangereux. Les personnages noirs « gentils » seraient serviables, simplets, mais aussi peureux, accentuant l’idée d’un individu domestiqué, soumis, qui ne représente pas une menace [146]. Les personnages occidentaux « méchants » seraient les colons qui ne pensent qu’à faire du profit économique et qui maltraiteraient tous les animaux – d’ailleurs, dans le 7ème volet de la saga [147], des nazis sont intégrés à l’intrigue en tant qu’ennemis à combattre. Les personnages occidentaux « gentils » seraient naturellement riches – c’est-à-dire, par héritage –, et fascinés par le mode de vie de Tarzan et Jane ; il auraient de la compassion pour la plupart des animaux – bien plus que pour les personnages noirs [148].

Ces rôle attribués semblent résulter de ces multiples décennies de mise en scène d’individus dans le cadre des « Zoos humains ». Directement conçues depuis les modèles de cirques d’animaux [149], les exhibitions ethnographiques se sont perpétués pendant près de 40 ans dans le monde occidental. Des tournées européennes étaient organisées, entrainant un succès considérable, mais aussi, attirant des « hommes de science » [150]. Les personnes exposées tenaient des rôles types, appuyés par des costumes, des postures et des modes de vies prétendument reconnus scientifiquement. Des séances de mesures étaient organisées par les anthropologues après les spectacles pour rendre légitime cette distance entre « le sauvage » et « l’homme éclairé » – une distance qu’ils auraient, d’ailleurs, rendue mesurable par un index numérique définissant « le coefficient de civilisation d’un individu » [151]. Dans un contexte colonial, ce degré de civilisation aurait permis aux pays de contrôler l’image qu’ils souhaitaient donner aux peuples en fonction du rapport instauré à une certaine période : les peuples conquis devaient avoir l’air plus « civilisés » pour vanter les bienfaits de la colonisation, tandis que les peuples à conquérir devaient avoir l’air « sauvages » pour montrer la nécessité de la colonisation.

Ainsi, contrairement aux cirques, les Zoos humains utilisaient la mise en scène comme forme d’authenticité ; il ne s’agissait plus de montrer des corps spectaculaires, mais plutôt, de confirmer des stéréotypes en jouant avec la réalité [152]. Tels qu’en témoignent les films Tarzan, cette évolution serait d’autant plus visible parmi les stéréotypes assignés aux personnes noires au début du XXème siècle. Les trois rôles types qui leurs sont attribuées dans l’ensemble des films de la saga semblent correspondre aux stéréotypes qui se sont succédés au fil des décennies dans les expositions ethnographiques [153]. En coexistant hors des expositions, ces stéréotypes auraient influencé de nombreuses représentations, qu’il s’agisse de la caricature, du cirque, du théâtre [154], et évidemment, du cinéma. D’après cette lecture, on comprend que c’est en utilisant tous les codes du stéréotype du sauvage pour représenter les personnages noirs « méchants » – montrés comme des ennemis sanguinaires et non « domestiquables » – que toute action offensive des personnages occidentaux envers eux paraît légitime pour le public ; telle une fatalité : ils étaient une menace, il fallait les tuer. Dans King Kong, les personnages composant le peuple autochtone incarnent également ce stéréotype, mais ils sont rapidement montrés comme apeurés face aux armes des occidentaux ; ce qui permet de distinguer le véritable ennemi du film : Kong. D’ailleurs, ces personnages sont utilisés à la fin pour combattre Kong pour que les occidentaux puissent fuir, comme si leur mort faisait naturellement partie du décor exotique. À l'inverse, Kong est montré menaçant et incontrôlable presque durant tout le film, légitimant ainsi leur combat jusqu’à sa mort. Bien que les exhibitions ethnographiques aient pris fin en 1931, la manière dont les stéréotypes sont appliqués aux personnages non-occidentaux dans le cinéma pré-code d’Hollywood retranscrit l’esprit civilisateur qu’avait initié l’Europe. Au-delà du décor sauvage par excellence, la représentation cinématographique aurait permis de naturaliser cette vision et de la prolonger dans tout le monde occidental.

La Cabane dans les arbres ou le Pavillon de banlieue américain

Dans le premier volet de la saga Tarzan sorti en 1932, un des anglais qui a essayé de sauver Jane au début du film réalise qu’elle n’est finalement pas en danger aux côtés de Tarzan car « Tarzan est aussi blanc que nous ». Si « blanc » semble ici s’apparenter à « civilisé », cet anglais constate quemalgré avoir grandit dans la jungle entouré d’êtres sauvages, sa « nature de blanc » [155] distingue Tarzan des autres. Toutes les caractéristiques qui sont considérées effrayantes chez les sauvages semblent avoir été tournées en une image positive chez Tarzan, et plus précisément, en une image héroïque. Outre le cinéma, ce sentiment se dégage particulièrement des premières bandesdessinées – l’auteur, Harold Foster, dit justement s’être inspiré des super-héros Marvel pour dessiner Tarzan [156].

Alors qu’aux États-Unis les illustrations de Foster ont été accusées d’érotiser les corps des personnages, en France, la bande dessinée a été rattrapée par la censure après la Seconde Guerre mondiale car les dessins étaient considérés comme une menace pour la jeunesse. La Commission de surveillance française a demandé à ce que le magazine Tarzan s’arrête en 1950 afin que les enfants ne s’identifient pas à « son idéal à l’apothéose de la force physique et de l’animalité ». Un document a été envoyé aux éditeurs pour leur dire ce qu’il faut qu’ils publient et qu’ils ne publient pas. Dès lors, Tarzan a été banni pour « atteinte à la dignité humaine » [157]. Ces critiques relèvent le paradoxe qu’incarne le personnage : il est à la fois sauvage et occidental. Le sauvage étant supposé être celui qui est menaçant, le « méchant » que l’on doit tuer, le personnage de Tarzan ne correspond pas entièrement à ce stéréotype. Si la force physique et l’« animalité » sont des caractéristiques qu’il possède, elles ne permettent quand même pas de l’assimiler aux autres sauvages. D’ailleurs, le personnage que Rice Burroughs décrit dans ses romans ferait preuve de force physique, mais aussi, d’une intelligence innée. Au cinema, sans pour autant mettre en avant ses capacités intellectuelles, il reste montré comme le seul humain qui sache comprendre les animaux ; réduisant totalement les capacités des peuples natifs, et plus spécifiquement, de tous les personnages noirs à l’écran qui semblent incapables de parler anglais [158]. Au final, comme dans les premières BD de Foster, l’enjeu qui prédomine à Hollywood semble être la valorisation de sa musculature. Dépassant les dimensions de « L’homme moyen » utilisées par Neufert, Johnny Weissmuller, champion de natation allemand, interprète Tarzan tel un idéal physique qui paraît presque irréel. En accélérant la vitesse de certaines scènes, c’est un corps surhumain qui est dépeint. Le corps de Tarzan serait extraordinaire, mais pas comme les corps extraordinaires des « monstres » dans les exhibitions, ni comme les corps « étranges » des peuples autochtones [159] : il est érigé comme un demi-Dieu. En lui attribuant certaines caractéristiques des sauvages, mais également, certaines caractéristiques des « occidentaux », Tarzan incarnerait un véritable fantasme de perfection.

« Qu’est ce que Tarzan ne sait pas faire ? - Et bien justement je crois qu’il sait à peu près tout faire, n’est-ce pas Tarzan ? » [160]

Tarzan est le super-héros qui rétablirait la justice dans la jungle. Ainsi, comme dans la majorité des intrigues de super-héros, la scène de sauvetage – souvent d’une femme – permet de distinguer les « gentils » des « méchants ». Tel qu’on le voit notamment dans King Kong, la passivité du rôle des femmes est, en fait, utilisée pour mettre en valeur les qualités héroïques des hommes : face à son ennemi ultime Kong, le héros Jack est l’homme occidental qui doit sauver la femme des mains du sauvage. Évoqué au début et à la fin du film, le conte La Belle et la Bête [161] retranscrit l’image de cette relation interdite entre la femme – « la Belle » – et le sauvage – « la Bête ». Ces scènes de sauvetage reposeraient, encore aujourd’hui, sur une certaine idée de la pureté incarnée par les femmes à Hollywood, et plus précisément, par les femmes blanches [162]. En parvenant à « préserver la femme blanche de l’enfer africain » [163], Tarzan serait « la Bête » qui redeviendrait le Prince – ou plutôt le Lord – à la rencontre de Jane. Tarzan incarne, finalement, un modèle hégémonique de virilité qui vient parfaitement conformer leur couple aux principes moraux définis par le Code Hays. D’ailleurs, dans ce dernier il était écrit que « toute relation sexuelle ou amoureuse entre Blancs et Noirs » était formellement interdite dans les représentations cinématographiques [164].

Image extraite du film Tarzan s’évade, réalisé par Richard Thorpe, 1936.

Si cette règle, ouvertement basée sur une discrimination raciale, ne semble pas avoir été remise en question dans la production de Tarzan, les scènes de nudité de Jane auraient, en revanche, tenté de déjouer les codes de la censure. La scène de ballet aquatique, effectuée par une nageuse professionnelle en tant que doublure de Maureen O’Sullivan, exposait initialement les mouvements voluptueux du corps nu de Jane dans le lac. Cette scène étant perçue comme un véritable affront et une provocation pour les censeurs de l’époque, deux scènes alternatives auraient été tournées – une montrant Jane seins nus et l’autre montrant Jane vêtue d’une pagne. Même si la dernière, désignée comme moins érotique, a été choisie pour la sortie nationale, l’entreprise de production aurait laissé fuité des copies de la version non censurée – étrangement, dès le film suivant, Jane décline toute invitation de Tarzan pour aller dans l’eau. Cette restriction, empreinte de principes idéologiques, laisserait insinuer que dans la jungle, ou ailleurs, la femme blanche se doit d’être une femme respectable ; ainsi, elle préserverait l’idée de la pureté qui lui a été assignée.

Au final, il est certain que, dans l’impulsion cinématographique qu’ont été les films pré-code à cette époque, la saga Tarzan et le film King Kong ont défié certains codes et pris ouvertement des positions politiques. Toutefois, comme on a pu le voir, certains éléments laissent déjà apparaître les contours de la vision morale définie par le Code Hays. Dans ce sens, le troisième volet de Tarzan en est une parfaite manifestation. Le couple adopte un bébé retrouvé dans la jungle, ayant survécu à un crash d’avion. Lorsqu’il tient son doigt pour la première fois, Tarzan est surpris par sa force et décide de l’appeler Boy. C’est donc à partir de ce film que « le Roi a un fils! » [165]. Tel un conte merveilleux, la représentation de leur mode de vie dévoile le fantasme d’une vie sauvage ; elle laisse entendre que leur famille serait intégrée dans la jungle en s’affranchissant de tous les codes capitalistes et colonisateurs du monde occidental [166]. Pourtant, le personnage de Tarzan est montré comme supérieur en tous points à tous les êtres vivants de la jungle, légitimant sa position de Seigneur qui règne sur son royaume. Proche du paternalisme, une position de protecteur lui est attribuée envers les animaux, mais aussi, envers Jane : face au modèle de virilité hégémonique qu’il incarne, la préservation de la pureté de sa femme serait assurée. Dans leur « résidence principale » placée en hauteur, Jane prend rapidement la position d’une femme au foyer, et plus tard, d’une mère au foyer – « Jane maison, Tarzan revient maison » [167]. À leurs côtés, les animaux domestiqués prennent le rôle de domestiques au service de la famille, comme s’il s’agissait de leur fonction naturelle vis-à-vis d’une famille occidentale. Sous les codes esthétiques du conte merveilleux, la représentation des personnages s’inscrit à la fois dans des stéréotypes de genre et des stéréotypes culturels. Ainsi, la vision hétéronormative du foyer qui est dépeinte révèle l’ancrage occidental de l’intrigue.

Considérant que la dimension fantasmatique des films Tarzan se fonde dans un imaginaire stéréotypé caractéristique de son époque, la cuisine moderne placée dans un décor sauvage hollywoodien devient, ironiquement, le paroxysme de l’espace domestique – ce qui révèle, par ailleurs, la vision écologique occidentalocentrée qu’on attribue à la saga (Cf supra chapitre 9). En tant qu’incarnation de la civilisation, cette cuisine vient distinguer quels sont les corps domestiqués – ou à domestiquer – ; une distinction qui se fait explicitement à partir des rapports de domination mis en scène. Dès lors, l’émerveillement ne se situe pas dans l’exotisme du décor mais dans la romantisation du modèle familier, qui serait, ici, assimilable au Pavillon de banlieue américain. Cette correspondance vient rappeler la place « naturelle » des corps : une femme dans la cuisine, les (animaux) domestiques qui l’aident et l’homme qui protège le foyer.

[123] « Tarzan s’invite au Musée du Quai Branly ! », 2 août 2009. Entretien réalisé par Julie Devaux. L’invitée est Marine Degli, la coordinatrice de l’exposition « Tarzan! ou Rousseau chez les Waziri » qui s’est tenue au Musée du Quai Branly Jacques Chirac du 16 Juin au 13 Septembre 2009.

[124] « Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017.

[125] Ibid. En Allemagne, le premier film de la saga, sorti en 1933, est interdit l’année d’après pour « cruauté envers les animaux » et « mise en danger des intérêts de l’Etat », et les livres de Rice Borrough qui été publiés depuis 1924 ont aussi été bannis pour « tendance anti-allemande ». En France, la Commission de surveillance française demande à ce que le journal Tarzan s’arrête en 1950 car il serait dangereux pour la jeunesse et une loi est mise en place contre « les illustrés », accusés d’être « l’école du vice de la violence et du crime ».

[126] Roger Boulay. « Tarzan ou Rousseau chez les Waziri : Interview de Roger Boulay ». Amis du quai Branly. 2009. Rouger Boulay est commissaire de l'exposition, ethnologue, chargé de mission par la direction des musées de France pour la valorisation des collections océaniennes en France.

[127] On parle ici des films parlants. Il y avait déjà eu plusieurs films muets interprétants Tarzan de 1918 à 1929. À partir de 1932, différentes réalisateurs se sont succédés pour réaliser la saga (W. S. Van Dyke, Cedric Gibbons, Richard Thorpe, Willhelm Thiele, Kurt Neumann, Robert Florey) dans laquelle Johnny Weissmuller est l’acteur principal, aux côtés de Jane, jouée par Maureen O’Sullivan jusqu’en 1942.

[128] Richard Thorpe, Tarzan s’évade, 1936.

[129] Inventé au cinéma, le personnage de Cheeta (ou Cheetah) est genré au féminin dans cette saga, même si dans d’autres adaptations il est genré au masculin, voire non genré.

[130] Richard Thorpe, Le Trésor de Tarzan, 1941.

[131] Richard Thorpe, Tarzan s’évade, 1936.43

132 Benjamin Campion, Chapitre « Pré-code : le miroir aux alouettes », Politique & Religion. Vol. 3. Darkness, censure et cinéma. Lett Motif, 2018.

[133] Ibid. Père Daniel Lord, prêtre jésuite et consultant à Hollywood, et Martin Quigley, rédacteur en chef très catholique d’une revue de cinéma, ont rédigé le Motion Production Code sous la direction de William Hays. Il a été appliqué rigoureusement lorsque Joseph Breen, un ultra-conservateur catholique, a pris la tête de l’administration.

[134] Ibid.

[135] Ibid.

[136] Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack, King Kong, 1933.

[137] Olivier Razac, L’écran et le zoo: spectacle et domestication, des expositions coloniales à Loft story. Denoël. Essais, 2002.

[138] Claude Blanckaert, « Spectacles ethniques et culture de masse au temps des colonies », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2, n o 7, 2002, p. 223-232.

[139] Ibid. Née en Afrique du Sud, elle a été exhibée dans une cage à travers plusieurs pays européens de 1810 jusqu’à sa mort cinq années plus tard. Même après sa mort, son corps a été disséqué et moulé pour être exposé au pied du Musée de l’Homme à Paris.

[140] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961, p. 89.

[141] « Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017. Lors de son voyage, Roosevelt a ramené plein de photographes, naturalistes et taxidermistes en lien avec le Smithsonian Museum à Washington. Plus tard, il publie un livre intitulé « Mes chasses en Afrique », dans lequel il se place comme un cowboy américain dans une Afrique « sauvage ».

[142] Olivier Razac, op. cit.

[143] Paul Reynaud, Le Livre d'or de l'Exposition coloniale internationale de Paris, 1931.46

[144] Olivier Razac, op. cit.

[145] Jane est désignée comme le premier humain que Tarzan rencontre, alors qu’il avait déjà eu des interactions avec les peuples autochtones.

[146] S’ils aident volontairement les occidentaux lors des expéditions, ces derniers n’hésitent pas à les fouetter pour avancer. voir W. S. Van Dyke, Tarzan, l’homme singe, 1932.

[147] Wilhelm Thiele, Le Triomphe de Tarzan, 1943.

[148] Dans la majorité des films de la saga, les personnages noirs sont placés devant lors des expéditions afin de protéger les personnages occidentaux en cas de danger frontal. Leur mort provoque des réactions très minimes chez les personnages occidentaux (« - Qu’est-ce qu'il portait ? -Les médicaments. - Ah Pauvre type, va… »).

[149] D’ailleurs, l’homme qui a mis en place la toute première exposition ethnique en Europe en 1874, mais aussi, celle qui était organisée dans le cadre de l’Exposition Universelle à Chicago, était à l’origine un marchand d’animaux reconverti en directeur de cirque aux États Unis. Connu à l’époque comme le « Roi des zoos », Carl Hagenbeck a fondé en 1907 le célèbre Zoo de Hamburg. C’est également à partir de ce modèle qu’a été conçu le Zoo de Vincennes. Après avoir fait 33 millions d’entrées en six mois, les nombreux animaux qui avaient été ramenés initialement pour composer ce « décor sauvage » ont intégrés le parc pour une durée permanente, devenant ainsi le Zoo de Vincennes, ou Parc zoologique de Paris. voir Gaëtan Rivière, « Carl Hagenbeck et les animaux : Von Tieren und Menschen (1908), entre mémoires et publicité d’un homme », Allemagne d'aujourd'hui, vol. 230, no. 4, 2019, p. 103-115.

[150] Olivier Razac, op. cit.

[151] Ibid. « À chaque exposition, les anthropologues se déplacent et effectuent des mesures anthropométriques avec comme objectif principal d’établir une hiérarchie entre les races dont l’homme blanc doit être le sommet ». Il y avait des mesures d’acuité visuelle, de délicatesse de l’ouïe, de sensibilité au toucher et à la température, de rapidité de réponse aux impressions sensorielles, etc.

[152] Olivier Razac, op. cit. « En 1883, on juge que les “Peaux-Rouges” exhibés au Jardin d’Acclimatation ne font pas suffisamment “sauvages” ».

[153] Ibid. Olivier Razac les résume ainsi : le « sauvage » serait un individu primitif qui n’a pas été en contact avec la civilisation et qui serait donc naturellement barbare ; le « grand enfant » serait un individu sauvage qui, après avoir été mis en contact avec la culture, serait en voie d’éducation ; le « bon noir » serait l’individu colonisé qui montre une capacité à être utile et productif, et justifierait donc la poursuite de l’action coloniale.

[154] « Chocolat » est le premier artiste noir de la scène française, il est désigné comme « clown nègre ». Selon Gérard Noiriel, « Dans son duo avec Foottit, le clown blanc, Chocolat a incarné le stéréotype du nègre battu mais content, dont la République avait besoin pour justifier la colonisation ». voir Gérard Noiriel, Chocolat clown nègre. L'histoire oubliée du premier artiste noir de la scène française, Paris, Bayard, 2012.

[155] D’après les romains de Rice Burroughs, Tarzan est né en Angleterre en tant que John Clayton III, Lord Greystoke. C’est arrivant dans la jungle qu’on l’aurait nommé Tarzan, qui signifie « peau blanche » en mangani (le langage inventé par l’auteur).

[156] « Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017.

[157] Ibid.

[158] Les personnages occidentaux parlent en anglais à Tarzan et il leur répond dans un anglais approximatif, qui s’améliore au fil des films. En revanche, les personnages occidentaux parlent en « petit-nègre » aux personnages noirs, qui répondent toujours dans une autre langue.

[159] Dans le premier volet de la saga, Jane est enlevée par un peuple autochtone composé d’acteurs nains grimés en noir. Les personnes naines étaient déjà exhibées dans les spectacles, au cours du XVIIIème et XIXème siècle, en tant que corps anormaux. En leur appliquant un « blackface », le film tente d’appuyer l’ « anormalité » des corps non-occidentaux.

[160] Richard Thorpe, Tarzan s’évade, 1936. Après avoir préparé et apporté le repas à table, Jane demande à Tarzan de découper la viande, ce qui impressionne les invités.

[161] Il s’agit du conte féérique de Gabrielle de Villeneuve publié en 1740. Il fut simplifié en 1757 par Jeanne-Marie Leprince de Beaumont à l’intention d’un jeune public. Par la suite, il y a eu de nombreuses adaptations du conte dans le monde occidental, dont le long-métrage de Jean Cocteau en 1946, mais aussi, les films d’animation Disney.

[162] Les docteures Ninochka McTaggart, Vaness Cox et Caroline Heldman ont étudié les représentations des femmes et des filles noires dans les médias de divertissement en 2019, et plus spécifiquement dans le cinéma hollywoodien. Outres les données majeures qu’elles ont récolté, elles montrent que la plupart des stéréotypes attribués aux femmes noires viennent alimenter, en négatif, les stéréotypes attribués aux femmes blanches. « Representations of black women in Hollywood ». Geena Davis Institute on Gender in Media, 202.

[163] « Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017.

[164] Chapitre « Pré-code : le miroir aux alouettes. ». op. cit. Cette règle apparaissait déjà en 1927 dans la liste de Don’t & Be Carefuls, une liste publiée par Hays qui défini les sujets interdits et ceux à éviter. Elle succède à la liste des treize points publiée en 1921. Le Code Hays a été établi en 1930 dans la continuité de ses deux listes.

[165] Richard Thorpe, Tarzan trouve un fils, 1939. « le Roi a un fils! » s’exclame Jane lorsqu’elle confie le bébé à Tarzan pour la première fois.

[166] « Tarzan, aux sources du mythe ». ARTE France, 2017. « Quand à son amour pour Jane dans un Jardin d’Eden réinventé, il nous rappelle que l’argent et les possessions matérielles ne nous amèneront jamais au bonheur absolu ».

[167] Richard Thorpe, op. cit.

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