The Red Bulletin CF 01/22

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Aventure

Giles Duley Le photojournaliste de guerre anglais rĂ©vĂšle comment la perte de trois membres suite Ă  l’explosion d’une mine lui a permis de dĂ©couvrir une nouvelle passion. Texte MIKE GIBSON  Photo ALICE DENNY

L’histoire de Giles Duley est celle d’une rĂ©invention. Durant les annĂ©es 90, dans la vingtaine, le Londonien capture l’esprit de la Britpop, photographiant Oasis, Pulp et The Charlatans pour des magazines. En 2000, il ressent un appel irrĂ©sistible qui le mĂšne vers de nouvelles voies et devient photographe de guerre. Un changement d’orientation qui lui vaut un beau succĂšs critique. Mais en 2011, alors qu’il patrouille en Afghanistan, il marche sur un explosif artisanal, et perd ses jambes et un bras. Sa vie ne sera plus la mĂȘme. Ce qui a permis Ă  Duley de tenir le coup durant sa longue rééducation, c’est sa passion pour la cuisine, qu’il a commencĂ© Ă  partager en 2017 sur Instagram sous le nom de « The One Armed Chef » (trad. Le chef manchot). Dans un documentaire, « The One Armed Chef » se rend dans les rĂ©gions les plus dĂ©chirĂ©es au monde pour y rencontrer les habitants, se mettre Ă  table avec eux, cuisiner des plats locaux et Ă©couter leurs rĂ©cits. Duley explique ici pourquoi ses deux passions sont animĂ©es par le mĂȘme dĂ©sir : celui de crĂ©er des liens avec des rĂ©cits ignorĂ©s du monde. the red bulletin : À quel moment votre talent pour la photographie s’est-il rĂ©vĂ©lé ? giles duley : Je suis dyslexique, j’avais du mal Ă  l’école. À 18 ans, on m’a donnĂ© un appareil photo. C’était comme si je recouvrais la vue aprĂšs avoir Ă©tĂ© aveugle toute ma vie. Cet

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appareil me donnait l’impression que le monde s’intĂ©ressait dĂ©sormais Ă  ce que j’avais Ă  dire. Ça a tout changĂ©. Comment ĂȘtes-vous devenu photographe de guerre ? Plus jeune, j’avais Ă©tĂ© influencĂ© par le photojournaliste Don McCullin et les photographes de l’époque de la guerre du Vietnam. Je cherchais un nouveau souffle dans ma carriĂšre, alors je me suis lancĂ© dans cette voie. J’avais 31 ans lorsque je me suis installĂ© en Angola et ai commencĂ© Ă  raconter ces histoires d’un autre genre. Certains de ces rĂ©cits figurent dans votre projet Legacy of War
 Nous avons tendance Ă  aborder la guerre en tant que conflit isolĂ©. Je voulais trouver les thĂšmes qui traversent toutes les guerres. C’est vraiment l’objectif de Legacy of War : la guerre ne se termine pas Ă  la signature d’un traitĂ© de paix. Qu’il s’agisse de blessures physiques ou Ă©motionnelles, ou de dĂ©racinements, son ­hĂ©ritage se fait sentir au sein d’une gĂ©nĂ©ration au moins, souvent davantage. La guerre laisse des cicatrices, ces rĂ©cits sont liĂ©s entre eux. Comment le projet One ­Armed Chef a-t-il vu le jour ? Lorsque je me rends dans une zone de guerre, les rĂ©cits des personnes que je photographie sont Ă©mouvants et puissants, mais ne constituent qu’une partie de ce que l’on partage : vous ne nous voyez pas boire, rire ni danser. À l’écran, en plus des images fortes, on voit des gens qui ­cĂ©lĂšbrent la vie.

OĂč nous emmĂšne-t-il ? Nous sommes allĂ©s au Congo, en Ukraine, Ă  Beyrouth, et il s’agit en fait de s’asseoir avec les gens de lĂ bas et de discuter autour d’un repas. Trop de documentaires donne au spectateur l’impression d’ĂȘtre giflĂ© par la misĂšre du monde. Je consacre ma vie Ă  r­ aconter ces histoires, et ce que j’y trouve aussi, c’est une ­incroyable joie de vivre. Il faut pouvoir s’identifier Ă  ces gens. Ceux qui ont tout perdu cĂ©lĂšbrent la vie plus que quiconque. À la tĂ©lĂ©vision, la nourriture est prĂ©sentĂ©e comme une source ­d’inspiration. Et pour vous ? Dans un camp de rĂ©fugiĂ©s en Ouganda, j’ai observĂ© une femme qui comptait des haricots, rationnant la quantitĂ© que sa famille aurait ce jour-lĂ , pour en Ă©changer une partie contre du poisson parce qu’elle voulait ajouter du goĂ»t. Les distributions de l’ONU sont toujours des aliments de base. Pour les rĂ©fugiĂ©s qui en bĂ©nĂ©ficient, prĂ©parer un repas, et faire en sorte que chaque ingrĂ©dient soit le meilleur possible, est une façon de garder sa dignitĂ© et de s’élever. Avez-vous l’impression d’ĂȘtre vousmĂȘme une source d’inspiration ? Les Ă©missions qu’on m’a proposĂ©es traitaient toutes du handicap. La mienne est diffĂ©rente. Je suis un animateur manchot et sans jambe, oui, mais c’est ma vie. Mon job, c’est la cuisine que je prĂ©sente. J’espĂšre que les spectateurs comprennent que j’ai plus de ressources que ce qui me limite et qu’ils se disent : « Ce type a un handicap terrible, mais il vit la vie dont je rĂȘve. » Ce serait une vraie rĂ©ussite. VoilĂ  l’exemple que j’aimerais donner. legacyofwar.com ; Instagram : @one_armed_chef

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