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LA MESSAGÈRE
MULTITALENT
Eileen Gu lors du photoshooting à Saas Fee: elle est l’une des meilleures skieuses freestyle dans trois disciplines.
Le meilleur
Un pied en Chine, et l’autre aux États-Unis : championne de ski acrobatique, étudiante, mannequin… Nul doute, EILEEN GU, 18 ans, est une étoile montante planétaire.
Texte EVELYN SPENCE Photos CHRISTIAN ANWANDER
des deux mondes

D
ix-huit ans à peine et que de chemin parcouru déjà! Grand espoir olympique en ski acrobatique, Eileen Gu est deux fois médaillée d’or aux X-Games et joue dans la cour des grandes dans trois disciplines – freestyle-halfpipe, slopestyle et big air – en plus d’être douée en cross-country. Mais ce n’est pas tout. C’est aussi un mannequin très sollicité, une féministe et une diplomate en herbe.
Nous sommes fn octobre, Gu achève un mois d’entraînement en halfpipe à Saas-Fee, en Suisse, et s’apprête à rejoindre un autre camp d’entraînement, cette fois en Autriche sur le glacier de Stubai, dans le Tyrol. Après quoi, elle consacrera le reste de l’automne à étudier la micro et la macroéconomie.
On serait tenté de résumer Eileen Gu à un cas exceptionnel, douée de talents multiples, mais ce serait lui faire injustice. Ce qui rend Gu vraiment unique, c’est sa soif d’apprendre, une soif impossible à étancher. Elle incarne l’apprenant modèle aussi bien dans le domaine sportif qu’intellectuel. «Elle aborde chaque fgure avec un soin minutieux, en la visualisant dans les moindres détails, tout en évaluant ses capacités avec une extrême précision», souligne son entraîneur Misra Noto. Kaya Turski, huit titres slopestyle aux X-Games, qualife le style de Gu de «pratique calculée» due à une approche circonspecte et précise qui n’enlève rien à sa passion.
Il en va de même à l’entraînement. «En répétition d’exercices, Eileen s’attache toujours à ce qu’une série soit meilleure que la précédente, explique Alex Bunt, préparateur physique chez Red Bull. La plupart d’entre nous effectuent les exercices d’étirement à contrecœur. Pas Eileen. Elle s’évertue à rendre chaque étirement meilleur que le précédent.» À Saas Fee, Gu a travaillé une nouvelle séquence de halfpipe incluant trois fgures inédites et une nouvelle combinaison. Elle s’y attelait chaque jour de 10 à 15 heures, concentrée et effcace, sans temps mort. Noto, ex-pro et entraîneur aguerri – il a notamment entraîné l’équipe suisse de slopestyle – est catégorique: «De toutes les skieuses que je connais, Eileen est celle qui travaille le plus dur.»
Gu est parfois perçue comme quelqu’un de compliqué. Mais c’est plutôt sa vie qui est compliquée. Parfois, elle doit mener deux vies en parallèle (athlète professionnelle, étudiante), voire quatre (course à pied et mannequinat). Elle se dit par ailleurs porteuse d’une double identité, américaine et chinoise.
Eileen naît à San Francisco et découvre le ski sur les pistes de la station Northstar près du lac Tahoe. Malgré tout, elle décide à 15 ans de représenter la Chine aux Jeux olympiques de 2022. Originaire de Pékin, Yan, la mère d’Eileen, l’y emmène chaque été depuis ses deux ans. À Pékin, Gu apprend le mandarin qu’elle parle sans accent, fréquente l’école, a des amis et même une maison. Elle répète souvent tel un mantra: «Quand je suis en Amérique, je suis Américaine. Quand je suis en Chine, je suis Chinoise.»
À l’âge de dix ans, Gu persuade un exploitant d’une station de ski chinoise d’organiser la première compétition de ski acrobatique du pays. «La communauté était minuscule à l’époque, nous avons grandi ensemble», confe-t-elle. Plus de deux ans se sont écoulées depuis que Gu a choisi de représenter la
«Quand j’entreprends quelque chose, je m’applique, sinon c’est une perte de temps.»

AIR CHINA
En entraînement dans le halfpipe de Copper Mountain (Colorado). À Pékin, elle concourra pour la Chine.

Chine aux Jeux olympiques. Aujourd’hui, Gu ne passe plus inaperçue dans les rues de Pékin. La petite flle est devenue la plus célèbre skieuse du pays le plus peuplé au monde; les Chinois la surnomment «la princesse des neiges» ou le «génie du ski».
«Eileen combine parfaitement âge, talent et charisme, analyse Kaya Turski, autre habituée des pistes. Elle a tout ce qu’il faut pour devenir la prochaine Lindsey Vonn ou Chloe Kim.» À 100 jours de la cérémonie d’ouverture, le CO à Pékin sort un court-métrage de haut vol, Go On A Date With Snow And Ice, dans lequel un jeune homme, incarné par Jackson Yee, superstar de la chanson en Chine, rencontre une jeune flle, interprétée par Gu. Ensemble, ils traversent le pays dans une mise en scène alliant sport et culture populaire. Dans la dernière scène, flmée au ralenti sur fond de musique dramatique, Gu court le long de la Grande Muraille de Chine, la torche olympique à la main.
Diffcile de situer avec précision le moment où Gu s’est imposée. Mais un événement se démarque: sa participation aux X-Games en janvier 2021. En 36 heures, elle rafe trois médailles, deux en or et une en bronze, devenant la première à remporter trois épreuves différentes à une première participation, et la première Chinoise à décrocher l’or. Cependant, elle est déjà connue à l’époque; son palmarès aligne des victoires en Coupe du monde à Calgary, au Canada en 2020, et sur l’Alpe di Siusi, en Italie en 2019, ainsi que deux médailles d’or et une en argent aux Jeux d’Hiver de la Jeunesse de 2020 à Lausanne.
Son parcours est tout sauf banal. La mère de Gu immigre aux États-Unis à l’âge de vingt ans, étudie la biochimie à l’université Rockefeller de New York et s’initie au ski pour la première fois à Hunter Mountain, à l’est des États-Unis. Elle s’installe ensuite dans la baie de San Francisco et obtient un MBA à l’université de Stanford. Quand Eileen a trois ans, Yan l’inscrit à un cours de ski à Tahoe.
À huit ans, elle intègre l’équipe de ski acrobatique à Northstar dont elle est l’unique flle – sa mère Yan jugeant le ski de descente bien trop dangereux. Très vite, Eileen domine les compétitions de l’USASA (United States of America Snowboard and Freeski Association), y compris au niveau national en catégorie 9 ans. Sa mère l’accompagne partout. Kaya Turski se souvient de sa première rencontre avec Gu en Nouvelle-Zélande: «Une petite femme s’approche de moi et me déclare: “Je vous présente ma flle.” Il s’agissait d’Eileen, un concentré d’énergie de 1,20 mètre.»
Quand elle est à San Francisco, Gu vit avec sa grand-mère, Guo Zhenseng, 86 ans. «Ma grand-mère est une passionnée, c’est la personne la plus compétitive que je connaisse. Et c’est moi qui le dis», ajoutet-elle. À quatre ans, sa grand-mère lui apprend à faire des multiplications à trois chiffres.
«Ma mère n’est pas aussi ambitieuse que ma grand-mère, explique-t-elle, l’important pour elle
À LA UNE
La jeune athlète a fait la couverture de nombreux magazines, dont Vogue, InStyle, Elle…
était de me donner accès aux possibilités, d’élargir mon horizon: piano, ballet, football, basket-ball, équitation, tir à l’arc, escalade, volley-ball, tennis, j’ai tout fait.» Mais de pression à réussir, il n’en a jamais été question. «Ce n’était pas une mère obsédée par la réussite de son rejeton, précise Gu. Mon ambition vient plutôt de mon inaptitude à l’échec. Quand j’entreprends quelque chose, je m’applique, je le dois, sans quoi c’est une perte de temps. C’est ainsi que ma grand-mère voit les choses. J’ai hérité indirectement de cette vision.»
La performance de Gu aux X-Games est impressionnante à plus d’un titre. La saison 2020/21 est la première où elle ne suit pas ses cours à plein temps. Avant son diplôme de fn de scolarité en 2020 bouclé en trois ans au lieu de quatre, une première historique, son nombre de jours de ski se limite à 65 par an. Chaque week-end, sa mère Yan la conduit à Tahoe, un trajet de quatre heures que Gu met à proft pour travailler ses cours. Au même âge, les athlètes de son acabit skiaient jusqu’à 250 jours par an.
Les circonstances la poussent à travailler dur, sur et en dehors des pistes. Mais elle s’attache cependant à mener une vie d’ado normale. «Beaucoup de mes collègues skieuses étaient marginalisées parce qu’elles n’étaient pas autorisées à participer au bal de promo ou à d’autres soirées. Ce n’était pas mon cas. Nul ne savait que je skiais.»
Àl’époque, Gu est si rapide en cross-country qu’elle pense un temps à opter pour ce sport qui aurait eu l’avantage de lui ouvrir les portes de certaines universités. Mais confrontée au choix de participer aux championnats nationaux de cross ou à une compétition de ski en Autriche, elle fnit par acheter un billet de dernière minute pour l’Europe.
À la question de ce qui distingue Gu des autres, les réponses sont souvent similaires. L’Américain Bobby Brown, skieur acrobatique huit fois médaillé aux X-Games, déclare: «Je la connais depuis ses dix ans avec son casque violet. À l’époque, elle réalisait déjà des choses hallucinantes.» Pour l’entraîneur Noto, c’est la hauteur de ses sauts en halfpipe – aux X-Games, ils étaient de 3,35 m en moyenne. Pour Turski, c’est tout simplement sa polyvalence. Quels que soient les avis, tous s’accordent à dire qu’Eileen Gu dispose déjà d’une énorme palette de qualités avec une marge de progression très importante. «Je ne peux pas encore affrmer qu’elle sera la skieuse la plus titrée de tous les temps, conclut Noto, mais elle a tout pour le devenir.»
En 2015, la Chine est désignée hôte des Jeux d’hiver 2022, le pays annonce dans la foulée des projets pharaoniques: la construction de 800 nouvelles stations de ski d’ici les Jeux, et 50 millions de skieurs qui feront de la Chine le plus grand marché de sports d’hiver au monde.
«Je me souviens des premiers temps. Je connaissais chaque personne du snowpark, nous étions seulement dix ou vingt dans tout le pays, se souvient Gu. Maintenant, les parcs sont des lieux très prisés en Chine.» L’énorme progression du ski chinois fait écho à celle de Gu, son ambassadrice. Cependant, sa décision de représenter la Chine et non les ÉtatsUnis aux Jeux a été diffcile à prendre.
Alors, pourquoi la Chine? «J’ai grandi en Amérique, inspirée par tant de héros. Je souhaite à mon tour être un modèle pour d’autres», explique-t-elle. Représenter la Chine constitue une occasion de promouvoir le ski acrobatique à l’échelle nationale et d’inspirer une nouvelle génération de flles. Gu s’adapte aux différentes situations avec une étonnante facilité. Lorsqu’elle pénètre dans un lieu, elle en saisit intuitivement l’ambiance et passe naturellement d’une langue à l’autre. «Le fait de parler anglais et mandarin couramment m’a permis, dès mon plus jeune âge, d’intérioriser les subtilités des deux cultures, poursuit-elle. Non seulement je maîtrise les deux langues, mais je peux aussi m’y fondre totalement.»
Bien sûr, cela refète aussi «l’esprit olympique», surtout lorsqu’il s’agit de créer du lien entre les deux grands rivaux planétaires que sont la Chine et les États-Unis. «Je mesure l’impact que le sport peut avoir sur la diplomatie, poursuit-elle, le sport parle à tous, quelle que soit la langue, la culture, ou l’orientation politique.»
L’été dernier, Gu s’est rendue en Chine pour une tournée promotionnelle. La tournée a débuté par une quarantaine, pandémie oblige: seule dans une chambre d’hôtel durant cinq semaines avec pour tout équipement sportif un tapis de course, une natte de yoga et quelques haltères. Gu y a vu l’occasion de se consacrer exclusivement à sa condition physique. Avec son préparateur Alex Bunt, les séances quotidiennes de trois à quatre heures par Zoom se focalisaient sur l’explosivité, la détente, l’agilité et la souplesse, ainsi que sur la résistance aux blessures. Même à des milliers de kilomètres, les capacités motrices et athlétiques de Gu impressionnaient Bunt. «Je pouvais demander à Eileen de corriger la position de son petit orteil gauche et elle y parvenait, se souvient-il. C’est un génie du mouvement.»
Selon Bunt, l’arme secrète de Gu est son endurance innée. «Sa réserve physique est immense. Elle lui permet avant tout de supporter la douleur et le fardeau liés à un volume d’entraînement élevé physiquement, mais mentalement aussi, explique-t-il. Cinq semaines d’isolement dans une chambre d’hôtel, vous imaginez? C’est insensé. Cela dénote d’un caractère hors norme.»
La quarantaine terminée, Gu a repris la route, changeant de ville tous les deux jours. Le temps où elle enchaînait, dans une même journée, ski, école, piano et course à pied était un jeu d’enfant en comparaison. «Ces deux dernières années ont été aux antipodes d’une vie d’ado», concède-t-elle.
Si le ski a rendu Gu célèbre dans son sport, le mannequinat lui a conféré un statut de star. À 15 ans, une marque chinoise l’a sollicitée pour défler à Paris lors de la Fashion Week. Elle a fait l’objet de
«Le fait de parler anglais et mandarin m’a permis d’intérioriser les subtilités des deux cultures.»

HAUT VOL
Une des forces de Gu: l’altitude qu’elle atteint, ici aux USA, lors de ses sauts: plus de trois mètres en moyenne.
plusieurs articles dans les éditions chinoises des magasines Elle et Vogue, les marques de luxe telles que Tiffany et Louis Vuitton se la sont arrachée, et Victoria’s Secret l’a engagé aux côtés de Megan Rapinoe, Valentina Sampaio et Priyanka Chopra Jonas pour sa campagne de relookage. «Rapprocher deux groupes ethniques différents, associer le sport à l’art et sensibiliser sur le rapport au corps font partie de mes engagements», souligne-t-elle.
FORCE MENTALE
Eileen Gu vérifie son équipement. Et du haut de ses 18 ans, elle gère la pression avec beaucoup d’aplomb.
Pour Gu, le mannequinat enrichit son ski tout en étant une respiration. «La mode est un moyen créatif de se présenter au monde. Elle vous laisse exprimer votre originalité d’une manière que la vie quotidienne ne permet pas, poursuit-elle, c’est comme avec les tricks en ski. Ils deviennent uniques lorsque vous y mettez votre être.»
Le parallèle entre mode et compétition ne se résume pas à ce seul aspect: une séance de photos procure autant d’adrénaline qu’une descente en halfpipe – la concentration, le fait d’être au centre de l’attention, le souci du détail, le déf extrême (parfois au sens propre, lorsque Gu pose en débardeur,

cheveux gelés, allongée à l’envers sur un vrai bloc de glace pendant une heure et demie alors qu’il neige).
«La mode permet de révéler d’autres facettes de soi, surtout quand vous êtes jeune et en quête de votre identité», confe-t-elle. Mais Gu a aussi d’autres passions parmi lesquelles fgure le journalisme. Elle écrit et réalise actuellement un court-métrage pour l’édition chinoise de Vogue dont elle sera la rédactrice en chef invitée d’un numéro à venir. Elle y sélectionnera les photos, prendra les décisions artistiques et choisira les mannequins.
Avec toute cette activité, Gu est soumise à une forte pression de la part de ses sponsors, de son pays et d’elle-même. Cependant, l’aplomb, le calme et la sérénité avec lesquels elle fait face à ses obligations témoigne de ses compétences. Elle sait que nul ne peut lui enlever ce qu’elle a déjà accompli. Sa personnalité et son image ne dépendent plus de ses seules performances. Elle a compris qu’exiger de quelqu’un de gagner chaque compétition n’était pas sain. «Depuis un an et demi, je vois la pression de manière très positive, explique-t-elle, la pression nourrit plus ma confance que le sentiment de devoir prouver quelque chose.» L’essentiel pour elle est de montrer qu’elle travaille d’arrache-pied. Elle sait qu’elle est scrutée, notamment en Chine, et que d’ici à février, les observateurs seront encore plus nombreux. «Cela n’a pas d’incidence sur ma façon de skier, affrme-telle, si ce n’est que cela me rend meilleure.»
Au fond, ce sont peut-être ses capacités mentales qui distinguent Eileen Gu des autres. Quand on lui demande si sa concentration, sa clarté et son assurance sont dues à un psychologue du sport ou à la méditation, elle répond qu’elles sont plutôt liées à sa mère, à sa grand-mère, et à l’habitude de tenir un journal intime. Parfois, elle y mentionne un plat apprécié, d’autres fois une «analyse sur ce que représente la jeunesse. Cela me permet de me retourner pour voir le chemin parcouru. Cela me recentre, me motive. Ce journal m’aide à comprendre la façon dont je fonctionne».
Elle espère publier son journal dans le futur. Le monde pourrait ainsi découvrir la genèse d’une superstar depuis l’intérieur, dans son intimité. «Eileen est intelligente, elle travaille dur, elle est incroyablement disciplinée. Elle est belle et gère parfaitement la pression et les attentes, conclut Kaya Turski. J’ai très envie de voir ce qu’elle fera en ski, mais aussi pour le ski. Un succès aux Jeux en Chine enverra la fusée dans les étoiles.»