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LE RIDE SANS FIN
JAKE BURTON CARPENTER est le fondateur de la marque qui porte son nom. Il a démocratisé le snowboard et inspiré, par son style, des légions d’athlètes. Sa vie s’est arrêtée en 2019, mais le documentaire Dear Rider la prolonge, en restant fidèle à celui que ses proches ont connu.
Texte BILL DONAHUE
Tout a commencé avec une planche: Jake sur une Burton Backhill — un snowboard que son entreprise lance en 1979.
Timi Carpenter
Jake Burton est le père du snowboard, le cerveau d’une marque d’envergure mondiale et l’homme qui a imposé les snowboardeurs sur les pistes de ski. Durant ses quarante années à la tête de Burton Snowboards, il a développé une pratique du sport inédite : rugueuse et chaleureuse, respectueuse mais intrépide.
Aujourd’hui encore, cette vision influence le sport dans toute sa diversité. Deux ans après sa disparition à la suite d’un cancer, Jake Burton est le héros de Dear Rider, un documentaire que sortent aujourd’hui HBO Max et Red Bull Media House, retraçant son rôle pionner dans le sport. Nous avons rencontré les personnages clés du film pour évoquer avec eux la vie de Jake.
Les premières années: 1954 à 1970
Fils d’une famille de la classe moyenne de Long Island, Jake Burton Carpenter est le benjamin des quatre enfants. Timi Carpenter (l’un de ses trois fils):
Jake était espiègle et l’est resté tout au long de sa vie. Prendre du bon temps comptait beaucoup pour lui. Donna Carpenter (son épouse): Jake adorait se déguiser, pour Halloween ou autre. Petit, ses sœurs passaient des heures à l’habiller, à le maquiller, à l’affubler de perruques et de robes. Il a gardé ce côté espiègle très longtemps. Dans le pensionnat du Massachusetts qu’il fréquentait ado, les élèves avaient mis la main sur un jeu de clés qui ouvrait toutes les serrures de l’école, y compris l’armoire à fusils du directeur. En un an, Jake en est devenu le dépositaire, une marque de respect de ses pairs – jusqu’à ce que le gardien les découvre dans sa poche. Furieuse, la direction de l’école l’a renvoyé et a sommé ses parents de venir le chercher. Timi Carpenter: L’ambiance en voiture a dû être pesante durant le retour. Jake était désemparé et en voulait au monde entier. Il me confia plus tard que c’est ce jour-là qu’il a décidé de donner toujours le meilleur de lui-même, quel que soit son destin. Timi Carpenter, 25 ans
Fils cadet de Jake et directeur artistique de Mine77, une marque Burton.
«Quand son frère aîné est mort au Vietnam, Jake était alors âgé de 12 ans. George était un chic type, vice-capitaine de l’équipe de foot et délégué de sa classe. Il a rejoint les Marines après des études à Yale. C’était le fils prodige. Sa mort a perturbé l’équilibre familial. Jake s’est soudainement senti très seul, une solitude dont il a beaucoup souffert.»
Jake Burton en 2001: «Mon père était très charismatique, explique Timi. Enfant déjà, j’ai réalisé qu’il était une sorte de pôle d’attraction.»



Jake dans les années 80. Ci-contre: descente de nuit en 2001 à Whistler (Canada). «Il avait la cinquantaine bien tassée, mais carburait toujours autant», se souvient son fils Timi.

Donna Carpenter, 58 ans
Veuve de Jake et propriétaire de Burton Snowboards (la photo ci-dessus date des années 80).
«Jake a mis longtemps avant de me parler de la mort de son frère. Ou de celle de sa mère, décédée alors qu’il avait 17 ans. Ces deux expériences l’ont beaucoup affecté, mais l’ont façonné aussi. Elles lui ont appris l’importance de vivre l’instant présent, de profiter de la vie.»

Mark Heingartner, 58 ans
Double champion du monde de snowboard et l’un des premiers employés de Burton.
«Il a acheté très tôt une planche de Snurfer (ancêtre du snowboard sans fixations, ndlr) et s’y essayait sur les terrains de golf.»
Les débuts de Burton: 1970-1982
En 1970, Jake Burton boucle ses études. Ses déboires au pensionnat lui ont servi de leçon. Il finit meilleur de sa classe dans le suivant au Connecticut, et est élu capitaine de l’équipe de natation à l’université de New York. Son diplôme en poche, il décroche un emploi dans une banque d’investissement. Mais rapidement, il s’y ennuie. En 1977, son souvenir du snurf lui inspire une idée, son «plan pour faire vite fortune». Première étape: il s’installe dans une ferme isolée du Vermont et y fonde Burton Snowboards. Mark Heingartner (l’un des premiers à
rejoindre l’équipe Burton): J’étais encore lycéen quand j’ai commencé à travailler pour Jake avec trois autres jeunes – Jake était comme un grand frère. À la ferme, la salle à manger faisait office de showroom, le sous-sol de salle d’expédition, et la grange d’atelier. Chaque planche était découpée à la main et Jake était fier de chacune d’elles. Donna Carpenter: Il travaillait 14 heures par jour et carburait à la cigarette et au café noir. Les snowboards étaient son obsession, pourtant au départ, il n’avait rien d’un bricolo. Il était nul en techno à l’école et incapable de changer une ampoule. J’ai rencontré Jake en 1982, le soir du Nouvel An. Il était assis dans un
Mark Heingartner
bar à Londonberry, dans le Vermont, et sirotait un Jack Daniels au lait. «Pour mon estomac non encore ulcéré, m’avait-il alors expliqué avant d’ajouter, je m’appelle Jake et je fabrique des snowboards.» Je me suis dit: «Ça ne va pas le faire.»
Pourtant, j’ai commencé à venir de New York pour l’aider les week-ends. Il trempait des morceaux de bois stratifiés dans du polyuréthane puis les suspendait pour les faire sécher. L’air était toxique. Nous portions des masques de protection connectés à un tuyau, lui-même relié à l’extérieur par un trou dans le mur. Parfois, quelqu’un y soufflait de la marie-jeanne pour me faire planer ce qui faisait beaucoup rire Jake. Mark Heingartner: Jake avait le don de diffuser la bonne humeur. Quand il neigeait, il nous libérait pour aller surfer. Donna Carpenter: Mais il se sentait seul au fin fond du Vermont. Il travaillait sans relâche pour mettre son entreprise sur les rails. Ses amis new-yorkais ne comprenaient pas à quoi tout cela rimait, de plus, les stations de ski ne voulaient pas de snowboardeurs sur leurs pistes sous prétexte que «les assurances ne couvraient pas cette pratique». Lors de notre première participation au salon SIA (Ski Industries of America, ndlr) en 1982, les principaux syndicats de la branche ont tenté de nous dégager en nous lançant: «Il n’y a pas de place pour vous dans notre industrie.» Mais on a tenu bon.
La croissance et le son punk: 1982 - 1996
Les premiers championnats américains de snowboard ont lieu dans le Vermont en 1982 dans la petite station de ski Suicide Six. Des snurfers originaires du Michigan mettent le cap à l’est pour l’épreuve et dorment par terre chez Jake. En 1985, l’événement est déplacé à Stratton Mountain, un domaine skiable plus important, avec Jake pour organisateur et animateur — dès lors la course devient officiellement l’U.S. Open de Snowboard.
Donna Carpenter: Dès le début, l’U.S. Open comprenait une catégorie femme. Je me souviens avoir interpellé Jake: «Hey, quel prix donne-t-on aux femmes? Le même qu’aux hommes, m’avait-il alors rétorqué.» Mark Heingartner: Jake voulait avant tout promouvoir ce sport. Accompagnés de quelques riders Burton, nous nous sommes aventurés sur nos planches dans des stations de ski, décidés à prouver aux agents de pistes et aux fédérations de sport de montagne que le snowboard était sûr, que nous savions slalomer et nous arrêter aussi bien que les skieurs. Et que snowboardeurs et skieurs pouvaient cohabiter. Donna Carpenter: Nous avons engagé une personne pour travailler avec les compagnies d’assurance sur les questions juridiques liées aux stations de ski. Mais nos clients étaient des jeunes de 15 et 16 ans ne connaissant ni ne s’intéressant aux règlements. Nous avons bien essayé un temps de les sensibiliser à ces règles, mais c’était peine perdue…
Mike Cox (ambassadeur Burton):
Durant les salons de sports d’hiver des années 90, l’un des participants exposait ses snowboards non pas dans un stand conventionnel, mais dans un bus scolaire avec des strip-teaseuses, des show-girls de Las Vegas et même des stars de films X qui dédicaçaient des posters. Une joyeuse folie régnait autour des stands de snowboards contrairement à ceux de skis où l’on s’ennuyait mortellement. Chaque jour à 17 heures, nous servions de la bière, des groupes de punk jouaient live, c’était tellement bruyant qu’on ne pouvait plus tenir de réunions. Un jour, Jake et moi étions à l’écart et observions le stand Burton, l’incessant va-et-vient lui donnait des airs de ruche. À un moment, nos regards se sont croisés, on pensait clairement la même chose: « Bon sang ! C’est parti ! »

Le stand Burton dans les années 80: les snowboards ont bataillé pour se faire une place.
Mike Cox, 56 ans
Ambassadeur de la marque Burton
«C’était un vrai farceur. Un jour, nous étions en randonnée sur le mont Mansfield, dans le Vermont. Nous avons croisé un jeune couple. Jake leur a proposé de prendre une photo. Il m’a tendu l’appareil, s’est placé derrière le couple puis a baissé son pantalon. Le couple est resté sans voix.»
Kelly Clark, 38 ans
Championne olympique en halfpipe
«Burton a fait plus pour la place des femmes dans le snowboard que toute autre entreprise. Ils nous ont traitées de la même manière que les hommes et nous ont intégrées dès le début.»
Mark McMorris, 27 ans

Nonuple médaillé d’or aux X-Games
«Nous étions potes et une source d’inspiration l’un pour l’autre. En 2017, je me suis écrasé contre un arbre à Whistler. Jake, fondateur de la plus grande marque de snowboard au monde, s’est précipité à mon chevet à l’hôpital. Aucun autre responsable d’une aussi grande entreprise ne l’aurait fait. Pour trouver de nouvelles idées, Jake et moi chinions des vêtements et différents produits dans le monde entier. Nul ne s’intéressait au matériel de snowboard autant que Jake. Les plus petits détails l’obsédaient. Il pouvait parler pendant une heure et demie d’une bretelle de sac à dos qui, selon lui, posait problème. Par ailleurs, il me consultait régulièrement sur les tendances du moment ou émergentes. Il s’était même mis à écouter du hip-hop juste parce qu’avec les garçons, nous en étions fans.»
«Des groupes punk jouaient dans nos stands sur les salons. C’était si fort que personne ne pouvait tenir de réunions.»
Mike Cox, Ambassadeur Burton

Président du conseil d’administration: Jake Burton en 2016. Fondée en 1977, son entreprise de snowboards est aujourd’hui une marque leader dans le monde.

Souvenir des tout premiers jours: l’équipe Burton lors des championnats américains de 1985 à Stratton Mountain.


Fabrication d’une planche Burton dans les années 80.
La conquête du monde: 1996-2011
En 1996, Jake et Donna sont parents de trois jeunes garçons et à la tête d’une entreprise de plusieurs millions de dollars avec une croissance annuelle de 25 à 30 %. En 1998, le snowboard devient une disciple olympique aux Jeux d’hiver de Nagano. Quatre ans plus tard, deux riders du team Burton décrochent l’or aux Jeux de Park City. En 2006, Shaun White, star de l’équipe Burton, fait la couverture de Rolling Stone: torse nu, sa médaille d’or obtenue à Turin autour du cou et le drapeau américain sur les épaules.
Mike Cox: Chaque année, Jake et Donna donnaient une fête chez eux, la «Fall Bash». Nous étions 25 à la première, par la suite, la fête a réuni jusqu’à 1200 personnes. Les invités avaient accès à la totalité de la maison.
Kelly Clark (championne olympique
de halfpipe): Jake savait comment prendre du bon temps. Une fois, il a organisé un énorme feu d’artifice chez lui, juste pour le plaisir. Donna Carpenter: Jake savait que s’amuser était un besoin pour tous, jeunes et adultes. Quand nos enfants étaient petits, nous avions un panier de basket au milieu du salon. Jake y jouait avec les garçons et le perdant devait sortir les poubelles. Timi Carpenter: Le ballon était petit, mais le panier de trois mètres était aux normes. Il y a eu pas mal de casse, des cadres, des lampes et j’en passe. On ne se faisait pas de cadeau. Un jour, Jake a pris un coup alors qu’il était contré par un camarade. Résultat: deux yeux au beurre noir. Le lendemain, il s’est présenté à une interview télévisée en portant d’énormes lunettes de soleil.
Jake était aussi mon entraîneur de base-ball. Un jour, alors qu’il pleuvait à verse, il décida de nous montrer comment glisser sur l’herbe. Il s’est élancé et s’est jeté par terre, salissant tous ses vêtements. Puis, il s’est relevé en déclarant: «C’est comme ça qu’il faut s’y prendre.»
Quand la neige était bonne, mon père nous laissait sécher l’école pour aller faire du snowboard. À cinquante ans passés, il avait encore du jus. J’ai en mémoire son dernier passage sur une box. Il est devenu fébrile au dernier moment et en essayant d’éviter la box il l’a heurtée lourdement avec son dos. Il s’est alors redressé et a déclaré: «C’est terminé, à partir de maintenant, je me contenterai du hors-piste.»

En 2014, Burton était constamment sur la route. «Je fais mon tour d’honneur.»
Le long combat: 2011-2019
En 2011, Jake envoie un mémo à ses 800 salariés: «Je suis atteint d’un cancer, ça, c’est la mauvaise nouvelle. La bonne, c’est est qu’il est tout à fait curable.» Il subit avec succès une chimiothérapie pour soigner un séminome, un cancer des testicules. Mais quatre ans plus tard, on lui diagnostique le syndrome de Miller Fisher, une maladie rare qui paralyse temporairement le système nerveux.
Donna Carpenter: Le médecin lui a expliqué ceci: «Si c’est ce que nous soupçonnons, il se peut que vous ne puissiez plus ouvrir les yeux demain, que vous ne soyez plus capable de déglutir après-demain ou de respirer le jour suivant.» Timi Carpenter: C’était la personne la plus dynamique que j’aie jamais rencontrée. Et soudain, il était cloué à un lit d’hôpital, prisonnier dans son propre corps. Donna Carpenter: Au bout de trois semaines, il désespérait. Son pouls est passé de 52 à 160, et il ne voyait plus. Il parvenait cependant à écrire des messages sur du papier. Une nuit, il a écrit : « Je veux en finir. » Le lendemain matin, il m’a tendu une nouvelle note : « Je sais que la partie est perdue. J’abandonne. » Mais quand les infirmières l’ont sorti pour prendre l’air, il a écrit en voyant la montagne : « Je veux vivre désormais. » Timi Carpenter: À peine remis sur pied, il était à nouveau intenable. Nous avons participé à des événements de snowboard en Europe en traînant la nuit avec les riders. Pour mes 21 ans, il m’a emmené au festival Burning Man. Il dansait et parlait à tout le monde. Une fille avec laquelle je discutais l’a observé et m’a dit : « Waouh, ce type est super cool. » Oui, c’est mon père, lui ai-je répondu. J’étais inquiet pour Jake. Je lui ai dit : « Écoute, la virée a assez duré. Il est temps de reprendre une vie plus normale et de te soigner. » Mais il ne voulait rien entendre. « C’est mon baroud d’honneur », me lançait-il alors. Puis un jour, il m’a appelé, sa voix était différente. J’ai tout de suite compris. « Le cancer est de retour, m’a-t-il annoncé, mais je le combattrai jusqu’au bout. Je l’ai déjà vaincu et je le vaincrai encore. » Il donnait le change, mais au fond de lui il était totalement abattu. Donna Carpenter: Je pense qu’il aurait vaincu le cancer une seconde fois s’il n’y avait pas eu le syndrome de Miller Fisher. Mais il avait aussi conscience d’être allé au bout du combat. Il voyait les effets de la chimiothérapie sur lui. Il refusait de dépérir et de mourir de cette façon. Puis, le jour où il a cessé de faire de l’humour, j’ai compris que la fin était proche.
Ce qu’il laisse derrière lui
Jake Burton meurt le 20 novembre 2019.
Mike Cox: Peu après la mort de Jake, un ancien représentant de Burton m’appelait et me confiait : « Jake a fait bien plus que nous initier au snowboard. Son rapport à la vie nous a inspirés, il nous a communiqué son enthousiasme. Le regarder nous donnait envie d’imiter son rapport à la vie, de vivre comme lui. » Donna Carpenter: La meilleure façon d’honorer l’héritage de Jake est de pratiquer le snowboard, de vivre le moment présent en communion avec la nature et de rester une communauté unie et soudée! Kelly Clark: Le snowboard a toujours été la chose la plus importante pour Jake, il était à l’écoute des riders. Il serait fier de savoir que nous perpétuons cet état d’esprit.
Mark McMorris (vainqueur des
X-Games): Nous devons rester fidèles à nous-mêmes. Partez à la montagne avec vos proches, prenez du plaisir, repoussez vos limites. Et surtout, ne devenez pas skieur, restez rebelle. Il n’y a pas de plus belle satisfaction que de se tenir sur une planche.