10 minute read

L’AVENIR DE LA MODE

Next Article
INTOUCHABLES

INTOUCHABLES

AVANT-GARDE

La créatrice Flora Miranda, 31 ans, porte l’un de ses modèles: Avatar. Le motif grillagé de cette création en laine mérinos est entièrement personnalisable.

L’AVENIR

DE LA MODE

Codage informatique, conception de vêtements en silicone et peinture sur filet : la créatrice autrichienne FLORA MIRANDA a plus d’une corde à son arc. Visionnaire, elle nous explique pourquoi la science-fiction s’invitera bientôt dans nos armoires.

Texte WOLFGANG WIESER Photos NORMAN KONRAD

SOUVENIR SOUVENIR

Sur cette photo, Flora porte la robe Memory. Elle est confectionnée en satin de coton noir. La matière filet enduite de silicone fait office de voile.

RÉSEAU

Flora Miranda peint des filets avec de la peinture au silicone, une technique qu’elle a développée elle-même.

P

Prologue Flora Miranda fait un pas en arrière. Puis un autre. Elle a besoin d’être à bonne distance pour y voir plus clair. Elle observe le flet à mailles fnes suspendu dans son atelier. Il mesure deux mètres et demi de haut et un mètre et demi de large. Maintenant, elle penche légèrement la tête à gauche et se rapproche à nouveau. Avec un couteau à peindre, elle enduit la surface d’un mélange de silicone et de peinture. «C’est une technique que j’ai développée moi-même», explique-t-elle.

Flora Miranda est créatrice de mode, mais c’est aussi une visionnaire qui navigue à mi-chemin entre la mode et l’art. Née en 1990 à Salzbourg dans une famille d’artistes, elle vit aujourd’hui à Anvers, en Belgique. En 2016, un jury international lui a décerné l’Outstanding Artist Award lors des Austrian Fashion Awards: selon le jury, «elle a créé une utopie de mode entièrement nouvelle, inspirée par l’expérimentation avec divers matériaux, processus et techniques de production».

Sa démarche se perçoit comme une recherche artistique fondamentale interdisciplinaire pour l’avenir de la mode: «Elle a fait émerger une esthétique totalement inédite au fort impact visuel, avec une place à part dans le monde de la mode, où l’imitation règne en maître.»

Le silicone s’égoutte pendant plusieurs heures. Il coule, glisse vers le sol sur quelques centimètres, se fraie un chemin sur le flet, «de manière assez incontrôlée», admet l’artiste. Elle dessine maintenant son autoportrait au couteau à peindre. Elle a l’air sérieuse. Mais elle n’a pas encore terminé. «J’ai dû recommencer la bouche trois fois. Comme la matière coule, la première fois, elle s’était retrouvé dix centimètres plus bas que prévu.»

Flora diffuse la création de cette œuvre en direct sur Instagram. «C’est l’expression de notre époque où nous sommes plus que jamais confrontés à nous-mêmes. On ne voit que soi, et en même temps c’est un rappel du monde extérieur.» Quelques semaines plus tard, Flora poste une photo de l’édition arabe du magazine de mode Harper’s Bazaar. Sur fond de coucher de soleil aux teintes orangées, son autoportrait la fait apparaître telle une fée puissante issue d’un conte futuriste. Cette photo réunit tous les éléments qui comptent dans le travail de l’artiste de 31 ans: la mode et l’art, le passé et l’avenir, la continuité et le changement… surtout le changement, et plus précisément la métamorphose. Chacune de ces notions ne peut exister sans son pendant car elles font toutes partie de l’univers de Flora. Ou comme elle le dit elle-même: «Mes créations sont la somme de mes pensées.»

Aujourd’hui, Flora nous raconte elle-même son histoire. Elle nous explique pourquoi elle passe tant de temps à coder et partage avec nous une vision de la mode qui semble tellement relever de la science-fction qu’on commence par l’écouter avec un sourire incrédule, avant de se retrouver fasciné par son univers fantasmagorique.

Chapitre 1: Tous des extraterrestres «À quatre ans, j’aidais déjà à assembler des châssis à clés pour des expositions. Plus tard, je me suis souvent rendue avec mon père dans des résidences d’artistes (lieux de travail créatif, ndlr). Nous y avons passé beaucoup de temps ensemble. J’ai grandi à Salzbourg – dans une famille où tout tournait autour de l’art. Je suis très heureuse de cet héritage. Mon père (le musicien autrichien Wolfgang Seierl, ndlr) a étudié la guitare et la peinture et s’occupe depuis des années du Forum des compositeurs de Mittersill – un festival dédié au compositeur Anton Webern. Je participais en portant des câbles étant petite, puis en faisant le service à l’adolescence. Ce n’est que plus tard que je me suis rendu compte de tous les grands artistes qui étaient présents. C’est probablement pour cela qu’aujourd’hui encore,

«Mes créations sont la somme de mes pensées.»

«Je mets tout mon argent dans mes créations.»

PRESS RESET

C’est le nom de la première collection de Flora Miranda en 2016, dont on voit ici deux modèles en silicone: tailleurpantalon Delete Yourself et robe Spectral.

je n’ai aucun mal à travailler avec des personnes issues du monde de l’art. À cette époque, j’allais déjà au collège, dans un établissement spécialisé dans les arts. Certains fréquentaient le Mozarteum. Je peignais, j’étais douée, et on m’encourageait beaucoup. Moi et les autres élèves, nous étions uniques chacun dans notre genre. La créativité nous a peut-être rassemblés, mais elle ne nous a pas rapprochés. On se sent comme un extraterrestre quand on ne fait pas les choses qu’un enfant de douze ans fait normalement.

Aujourd’hui, je suis encore très dans le contrôle, mais je me soigne. On nous forme à l’individualisme dans ce milieu artistique. J’ai réalisé que ce n’était pas forcément une bonne chose dans certaines situations. Pour travailler avec les autres, il est nécessaire de s’intégrer. Ce sont deux aspects importants pour moi. Mais il n’est pas évident d’admettre qu’on n’a pas toujours besoin de se démarquer. Désormais, mon quotidien consiste à travailler avec des gens, donc c’est une compétence essentielle pour moi. L’individualisme est important pour développer son propre style et pour faire la différence parmi les créateurs du monde entier. Mais en même temps, c’est aussi important d’être conscient que ce qui compte le plus au fnal, c’est le fait d’être ensemble. J’aime être à part dans mon art. Mais j’aime aussi beaucoup passer du temps avec les gens.»

Flora Miranda a fait ses études à Anvers, en Belgique. L’Académie royale des beaux-arts est considérée comme un haut-lieu de l’avant-garde. Ses diplômés les plus célèbres sont les Six d’Anvers, tous des créateurs de mode de renommée internationale: Dries van Noten, Ann Demeulemeester, Walter van Beirendonck, Marina Yee, Dirk Bikkembergs et Dirk van Saene. Mais Martin Margiela, Haider Ackermann et Kris Van Assche y ont également fait leurs classes. Après son diplôme, Flora travaille pour la créatrice néerlandaise Iris van Herpen, avant de fonder sa propre marque.

Chapitre 2: Aller dans les extrêmes «Pour moi, l’art a un rôle essentiel dans notre société: celui de créer des espaces libres où se refète notre réalité. Où l’on a le temps de regarder, de réféchir et de se

ESPRIT CRÉATIF

Autoportrait Memories: à mi-chemin entre la mode et l’art.

«Je suis encore très dans le contrôle, mais je me soigne.»

MATIÈRE À RÉFLEXION

Flora expérimente pour donner un côté sensuel à ses créations (ici une robe en silicone).

faire ses propres opinions. C’est dans ce but que les artistes vont dans les extrêmes et bousculent les habitudes, afn de donner aux gens l’occasion de remettre leur vie en question. J’aimerais créer un espace de ce genre dans la mode. Pas toujours, bien sûr. La mode peut aussi être purement pratique, en offrant une protection à la peau, tout simplement. En fait, tout dépend de ce à quoi on la destine. Je ne vais pas dans une seule direction.

D’un côté, je veux créer des espaces libres, et je pense que mes créations qui entrent dans ce cadre se rapprochent vraiment de l’art. Mais de l’autre, je crée aussi des vêtements qui sont tout à fait portables. Il m’arrive de porter de la haute couture pour les occasions spéciales, mais pas mes pièces sculpturales, je ne suis pas une artiste de performance après tout.

En fait, je porte beaucoup de vêtements que l’on me donne. Quand les vêtements des autres ne leur vont plus, je trouve cela bien de leur donner une seconde vie. Ce n’est pas quelque chose qui m’intéresse vraiment. Je mets tout mon argent dans mes créations. J’ai créé ma marque parce que je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas grand monde à l’avant-garde de la mode. Et c’est aussi pour cela que j’ai fait mes études à Anvers, parce qu’il me fallait un certain bagage artistique pour garder un niveau de créativité élevé en matière de mode. Je suis très éclectique dans ma manière de travailler, j’ai plusieurs façons de procéder. Pour mes créations, je pars toujours d’un thème, d’un concept. Cela a toujours un rapport avec la part numérique de l’être humain, associée à des études de matières. J’ai toujours des idées autour desquelles viennent s’agglutiner des gens, des livres, de la musique et des formes visuelles, jusqu’à former une sorte de grappe – et c’est comme cela que mon thème est fnalement prêt à être mis en œuvre.»

Le résultat, ce sont des vêtements qui ressemblent souvent à des sculptures. Des créations qui passent par un long processus de réfexion, des considérations mathématiques, et leur traduction en code informatique. Mais ces œuvres sont loin d’être purement intellectuelles, bien au contraire: nombre d’entre elles témoignent d’une troublante sensualité. Flora Miranda les présente aux déflés de haute couture parisiens depuis 2018, certaines sont exposées dans des musées, et des artistes internationales telles que Lady Gaga, Miley Cyrus, Sita Abellán ou M.I.A. sont séduites par ses pièces fascinantes.

Chapitre 3: Le codage est la clé de la liberté «Je suis assez chaotique dans l’ensemble, donc j’essaie de rester structurée dans mon travail. Je commence tous les jours au plus tard à neuf heures. Je passe la majeure partie de mon temps à travailler. Il aura fallu le confnement pour que je me rende compte que je pouvais faire autre chose que travailler. Avant, c’était la seule possibilité dans mon cerveau. Depuis de nombreuses années, je me demande où va notre société avec tous ces processus de production, d’analyse et d’utilisation des données. Pour pouvoir réagir à cela de manière créative, il me semble indispensable de maîtriser le langage avec lequel ces données sont gérées. Je me sentirais impuissante si je ne pouvais pas programmer. Quand on programme, on gagne sa liberté.

Et c’est pour cela que je m’intéresse aussi à la visualisation des données, parce que j’aime m’imaginer le corps comme un ensemble de données. Cela stimule

«L’art incite à remettre sa vie en question.»

«MUSÉABLE»

Flora porte sa création Memory et tient un buste avec la robe Radiation. En arrière-plan: les pièces d’autres créateurs au musée de la mode de Hasselt (Belgique).

«Je suis fascinée par la notion de fluidité et le fait de pouvoir métamorphoser un vêtement.»

l’imagination. L’immatériel est quelque chose qui fascine les gens à bien des égards. On aspire à laisser le poids de notre corps derrière nous.

Cette idée n’est pas nouvelle, ce n’est pas une question de spiritualité, mais de science. Je m’intéresse à tout ce qu’il est possible de faire à partir des données.

Mes “IT pieces” sont une première grosse étape. Ça n’a rien à voir avec les It-girls, IT signife “Information Technology” (trad. informatique). Il s’agit de vêtements modifables qui réagissent aux données personnelles. Un exemple concret: je pourrais analyser ce texte, partir des émotions qui s’en dégagent pour générer des milliers de chansons et en tirer une phrase pour un tee-shirt.

Ma création Avatar, qui se décline en pull-over, en robe et robe du soir, s’inspire des avatars de Second Life (un monde virtuel dans lequel des personnes réelles apparaissent sous forme d’avatars, ndlr). Dans ma boutique en ligne, il est possible d’en modifer le design. En faisant évoluer la structure en grille du vêtement, on donne au corps une apparence différente, avec plus ou moins de courbes, selon les envies.

J’ai une idée très précise de l’avenir de la mode. Ce que j’imagine, ce sont des vêtements basés sur des données qui évoluent en fonction de la personne qui les porte et dont l’apparence change également pour la personne qui les regarde. Je suis fascinée par la fuidité des choses – par le fait de pouvoir métamorphoser un vêtement, le transformer de manière imperceptible. Je pense que le monde numérique peut nous aider à concrétiser ce rêve.»

Épilogue Question: serez-vous là pour y assister? «Si je travaille suffsamment dur, oui.»

This article is from: