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poÉsie
詩詞
Boris Vian, de l’écume des jours à l’éternité du style Texte 文: Matthieu Motte
La Poésie est une manière d’être au monde et certainement la façon la plus légère de s’en détacher. Profondeur et légèreté chevillées au cœur, c’est souvent ce qui émane des grands artistes et de leur œuvre. Sauvé par la poésie et Paroles ont choisi de convoquer l’un d’entre eux en 2020, un déserteur présent à l’appel en la personne de Boris Vian. Nulle peur de déplaire quand la provocation sert la littérature, nulle envie de perdre son temps quand on est un homme pressé ; Vian savait qu’il mourrait avant 40 ans et l’œuvre iconoclaste qu’il laisse demeure fulgurante. Un « trompinettiste » jazz, un parolier, un satrape pataphysicien, un usurpateur de génie, un enchanteur, un grand poète et tout cela à la fois. L’auteur du roman culte L’Écume des jours est également la plume furibonde du scandaleux J’irai cracher sur vos tombes sous le pseudo de Vernon Sullivan ; une personnalité protéiforme qui a su projeter sur papier et trompeter en musique de truculents opus, rictus appuyé en guise de clé de sol, que la littérature et le jazz n’oublieront jamais. L’encre bleue des mers du Sud La légende dit vrai. Le manuscrit original de L’Écume des jours fut rédigé à l’encre bleue des mers du Sud, une nuance de turquoise et de mystère qui serait la couleur de l’inspiration. Et ce n’est pas un écueil d’affirmer que dans la prose céruléenne de ce conte moderne paru en 1947 vogue une poésie tant ingénue qu’ingénieuse. « Il y a seulement deux choses : c’est l’amour, de toutes les façons, avec des jolies filles, et la musique de la Nouvelle-Orléans ou de Duke Ellington. Le reste devrait disparaître, car le reste est laid » prévient l’auteur dans l’avantpropos avant d’ajouter plus tard : « Les personnages sont peints avec un sens très vif de la couleur, ce qui s'explique par ce que l'auteur est un musicien ». L’Écume se lit comme un nectar dont les mots sont des notes arrachées à un microsillon. Pourtant vendu à perte par un Gallimard ronchon (2000 exemplaires à peine, écoulés en 15 ans), le bouquin s’offre une nouvelle vie en poche dans les années 60-70 et séduit une jeunesse d’alors qui s’entiche de Colin et Chloé. Les premiers chapitres sont fantasques, empreints d’une joie be-bop et d’une frénésie surréaliste. Colin est un Candide du XXe siècle qui tombe amoureux de Chloé lors
d'une fête d’anniversaire en l’honneur du caniche Dupont... Afin de combler Chloé, il va devoir travailler pour la première fois de sa vie : faire pousser des fusils, surveiller une réserve d'or, enfin annoncer les malheurs la veille de leur arrivée. C'est d’ailleurs ainsi qu'il apprendra la mort de sa fiancée. Le livre vire au noir dans une série d’événements plus dramatiques les uns que les autres. Des nénuphars croissent en cœur comme d’inéluctables cancers et la romance poétique s’attelle alors à traiter des sujets romanesques sérieux comme la maladie, la folie, l’abandon et une mort rappelant étrangement la vie de l’auteur qui souffrait d’une insuffisance cardiaque : « l’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre » écrivait Boris Vian. Prose en jazz Le Saint-Germain-des-Prés de l’aprèsguerre est un « centre de folie organisée » avide de Big Bands, de be-bop et de liberté où se croisent zazous et existentialistes. L’Écume des jours s’inscrit dans l’air du temps d’alors et apparaît comme un roman jazz qui pratique l’art du contretemps. L’intelligentsia germanopratine regarde du coin de l’œil, rictus en coin. Le livre est aujourd’hui un classique et c’est son style
unique qui caractérise aussi l’ensemble de l’œuvre de Vian, aujourd’hui éditée en Pléiade. Il sera toujours là où on ne l’attend pas, provoquant la surprise et l’admiration. C’est syncopé en diable, les mots dansent sous les yeux comme dans un caveau du Quartier Latin. À coup sûr il écrit ses romans comme des chansons, lui qui possède en plus de sa trompinette une guitare-lyre des plus orphiques. Vian c’est un style littéraire qui ne confond jamais vitesse et précipitation mais qui a des élans dignes d’une partition au tempo vivacissimo. Le personnage de Chloé est d’ailleurs inspiré du morceau de Duke Ellington, standard de 1927 appelé Chloe (Song of the Swamp) — soit « Chloé — la chanson du marais », elle qui mourra dans le roman d'un nénuphar dans les poumons et dans une atmosphère marécageuse ô combien glauque : « Chloe! Chloe! / Someone's calling, no reply / Nightshade's falling, hear him sigh. Chloe! Chloe! / Empty spaces in his eyes / Empty arms outstretched, he's crying ». On pourrait trouver des comparatifs à ce tempo scripturaire avec la petite musique célinienne du Voyage au Bout de la Nuit ou encore l’écriture beatnik d’un Kerouac sous benzédrine. C’est une façon de coucher la prose qui entre en résonance avec la jeunesse d’après-guerre pressée de vivre et de rattraper le temps perdu mais aussi avec