d’une proposition de recommandations au gouvernement9
2. La définition du harcèlement moral au travail
Si la proposition de loi du sénateur Philippe Mahoux n’abordait le harcèlement moral que sous l’angle intentionnel, il n’empêche que la définition qu’il donne du harcèlement moral constitue la base de la définition légale actuelle : « Il faut entendre par harcèlement moral, toute conduite abusive et répétée se manifestant notamment par des comportements, des paroles, des actes, des gestes,desécritsunilatéraux,quiportentatteinte,demanièreintentionnelle, à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité psychique d’une personne, qui mettent en péril son emploi ou qui dégradent le climat de travail. »
En son article 32ter, 2°, la loi du 4 août 1996 relative au bien-être définit actuellement le harcèlement moral au travail comme un « ensemble abusif de plusieurs conduites similaires ou différentes, externes ou internes à l’entrepriseoul’institution,quiseproduisentpendantuncertaintemps, quiontpour objet ou pour effet de porter atteinte à la personnalité, la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’un travailleur ou d’une autre personne à laquelle la présente section est d’application, lors de l’exécution de son travail, de mettre en péril son emploi ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant et qui se manifestent notamment par des paroles, des intimidations, des actes, des gestes ou des écrits unilatéraux. Ces conduites peuvent notamment être liées à l’âge, à l’état civil, à la naissance, à la fortune, à la conviction religieuse ou philosophique, à la conviction politique, à la conviction syndicale, à la langue, à l’état de santé actuel ou futur, à un handicap, à une caractéristique physique ou génétique, à l’origine sociale, à la nationalité, à une prétendue race, à la couleur de peau, l’ascendance, à l’origine nationale ou ethnique, au sexe, à l’orientation sexuelle, à l’identité et à l’expression de genre »
De cette définition, quatre éléments sont fondamentaux pour que le harcèlement moral soit constitué en droit.
2.1. Le processus harcelant
Il doit s’agir d’un « ensemble abusif de plusieurs conduites similaires ou différentes, (…), qui se produisent pendant un certain temps ».
L’ancienne définition mentionnait « plusieurs conduites abusives (…) », ce qui écartait des comportements qui ne pouvaient pas être qualifiés d’abusifs en soi mais qui participaient pourtant à un processus de harcèlement intention-
9 Recommandations - Le harcèlement sur le lieu de travail (Doc. Chambre, 2010-2011 - 53-1671/003). Texte adopté à l’unanimité le 20 juillet 2011.
Une syndicalisation forte contre l’augmentation des inégalités 5
nel ou non (l’intentionnalité ou la non intentionnalité est examinée au point 1.3.). Ainsi, un « ensemble abusif » peut très bien se limiter à une simple accumulation de faits dits « bénins » (manque de courtoisie, blagues douteuses, moqueries, etc.) mais dont la répétition est de nature à porter atteinte, d’une manière ou d’une autre, à la personne qui en est la cible. Comme le souligne Marie-France Hirigoyen, « chaque attaque prise séparément n’est pas vraiment grave, c’est l’effet cumulatif des micro-traumatismes fréquents et répétés qui constitue l’agression »10.
L’exigence de prendre en compte le « processus harcelant » induit que les conduites doivent être répétées dans le temps (« qui se produisent pendant un certain temps »). Le terme « harceler » signifie d’ailleurs « soumettre sans répit à de petites attaques réitérées, à de rapides assauts incessants ».
La définition n’aborde pas le facteur de la fréquence qui devra s’apprécier au cas par cas. Etablir une norme en la matière serait contraire à la prévention qui constitue toute la pierre angulaire de la loi sur le bien-être.
Qu’en est-il du conflit interpersonnel ?
Dans un processus harcelant, du moins intentionnel, il y a une large part de « non-dit ». Les motifs sont inavoués ou inavouables. Il y a aussi la régularité et la fréquence des agressions.
Au contraire, dans un conflit, le motif du grief et l’origine du différend sont connus. De plus, un conflit se règle en principe de lui-même (éventuellement par l’intervention d’un tiers) ou alors il reste « figé » mais sans plus. Cependant, on ne peut pas affirmer d’emblée qu’il ne mène pas au harcèlement. Le mobbing peut être le stade extrême d’un conflit qui n’a été résolu ni par la parole ni par le temps.
Dans une optique de prévention des risques psychosociaux au travail, une relation conflictuelle ne sera donc pas traitée en tant que telle par les dispositions spécifiques concernant le harcèlement, sauf dans l’hypothèse où une demande d’intervention fait apparaître que l’on se situe dans un processus avancé de dégradation d’un conflit, qui comporte les éléments objectifs du harcèlement.
2.2. L’inégalité des ressources
En droit, la précaution du législateur a été de ne pas céder à la condition d’un lien de subordination pour conclure à du harcèlement.
ETAT DE LA QUESTION - Mai 2016 - Institut Emile Vandervelde - www.iev.be - iev@iev.be 6
10 Malaise dans le travail : harcèlement moral - Démêler le vrai du faux, Dr Marie-France Hirigoyen, Ed. La Découverte & Syros, Paris, 2001.
Le harcèlement moral au travail peut s’appliquer aussi bien dans une relation dite « verticale » (liée à la position hiérarchique) que dans une relation dite « horizontale » (entre collègues). On parlera d’ « inégalité des ressources » dans le processus de victimisation au travail. Cette notion met en évidence que, dans tout harcèlement, il y a forcément une inégalité de forces. L’inégalité peut être liée au statut hiérarchique11, à la maîtrise d’éléments particuliers nécessaires au travail ou à la vulnérabilité psychologique (même conjoncturelle) de la personne ciblée. Par exemple, dans une relation dite « horizontale », l’inégalité pourra se manifester par la détention d’une compétence particulière (dont la victime a besoin pour son travail), par la maîtrise de l’information (due à la proximité avec un supérieur hiérarchique) et/ou par le droit à certains petits privilèges décisionnels ou matériels, autant de « petites choses » qui donneront des ressources à l’agresseur. Même dans une parfaite relation horizontale - si du moins elle existe -, la seule emprise psychologique de l’agresseur sur sa victime peut suffire.
2.3. L’objectif
La nécessité d’une intention de nuire n’est pas requise pour conclure au harcèlement. Ce qui importe ce sont les faits et les conséquences sur les personnes. C’est la raison pour laquelle la définition précise « l’ensemble abusif deplusieursconduites(…),quiontpourobjetoupoureffet de (…) ». Se limiter à une intentionnalité (« pour objet de ») peut se heurter au problème de la preuve. Surtout, il peut y avoir harcèlement sans intentionnalité.
Les termes « pour effet de » font en fait référence à deux cas de figure.
Le premier est celui d’un processus harcelant intentionnel mais particulièrement insidieux dans les faits et donc très difficile voire impossible à prouver. Le deuxième cas de figure est l’absence ou la quasi-absence d’intentionnalité. Les conséquences sont tout aussi graves pour la victime mais sans que l’on puisse conclure à une volonté délibérée d’agresser. Par exemple, une personnalité immature12, paranoïde, obsessionnelle ou mégalomaniaque va d’abord agir par rapport à sa propre structure mentale, sans nécessairement avoir conscience des conséquences de ses actes. Le cas classique est l’interprétation erronée de la réalité qui conduit une personne à adopter des comportements de harcèlement mais qu’elle qualifiera de « défensifs » parce
11 Il ne s’agit pas nécessairement d’un abus de pouvoir. Dans une relation verticale, même si le cas est plutôt rare, un supérieur hiérarchique peut très bien être harcelé par un ou par plusieurs de ses subordonnés. Le plus souvent, la situation découle d’une personnalité atypique qui reçoit (ou qui croit recevoir) l’appui - tacite ou explicite - d’un autre membre de la hiérarchie.
12 Un individu immature peut être harceleur par des conduites qu’il va en toute bonne foi considérer comme inoffensives. Ce n’est pas le cas du pervers narcissique qui, s’il se caractérise aussi par l’immaturité, n’en demeure pas moins un prédateur conscient. Pour lui, l’autre n’est que l’objet de ses besoins pour combler un vide, celui de ce « Moi » qui n’a jamais pu devenir adulte et qui ne peut se maintenir qu’au prix de l’avilissement/asservissement (mais pas la destruction) de l’autre. Le pervers narcissique joue sur un échiquier dont lui seul connait les règles.
Une syndicalisation forte contre l’augmentation des inégalités 7
qu’elle s’estime menacée (personnalité paranoïde13). Un autre cas est la psychorigidité extrême par rapport à la norme (personnalité obsessionnelle) qui peut conduire une personne - généralement un supérieur hiérarchique - à adopter des actes intempestifs et irrationnels de contrôle du rendement et de la qualité du travail, à refuser toute communication « ouverte », à imposer des restrictions absurdes et à développer des techniques de surveillance du travailleur.
2.4. Les conséquences
Les effets collatéraux
Il n’est pas difficile de comprendre que les personnes victimes de harcèlement perdent certaines fonctionnalités, non seulement par rapport à leur travail, mais aussi par rapport à leurs relations familiales et sociales. Le partenaire de vie est la première victime dite « collatérale » d’un processus de harcèlement14. Mais il n’y a pas que les effets sur le partenaire, il y a aussi ceux qui touchent les enfants. Souvent, ceux-ci ne comprennent pas ce qui se passe. Mais ils ressentent le mal-être de leur parent et éprouvent un sentiment de culpabilité par rapport à ces « petites choses » qui changent au quotidien (« est-ce que je n’ai pas contribué à la souffrance de mon père et/ou de ma mère ? »). Que dire aussi de ces adolescents qui sont confrontés à une étape de leur vie où le besoin de repères est fondamental ? Enfin, il y a tout le réseau social de la personne et de ses proches. Les attentes sont fréquemment ambivalentes. Le besoin d’être soutenu existe toujours mais il y a aussi la peur d’être incompris, le sentiment de honte, la baisse d’estime de soi.
Au niveau légal
Au regard de la définition légale du harcèlement, l’objet ou l’effet d’un ensemble abusif de conduites a trois conséquences possibles (qui peuvent se cumuler ou se confondre) dont deux sont des conséquences sur la victime et une sur l’environnement de travail:
- soit porter atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité physique ou psychique d’un travailleur ou d’une autre personne, lors de l’exécution de son travail ;
- soit mettre en péril son emploi ;
- soit créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant.
13 Il faut cependant nuancer l’absence d’intentionnalité dans ce cas de figure. Généralement, une personnalité paranoïde est entièrement confrontée à sa propre problématique interne (interprétation auto-persécutrice), mais parfois elle peut aussi développer un harcèlement stratégique. Dans ce cas, il y a intentionnalité.
14 Dans sa collaboration à l’ouvrage Stress, burn-out, harcèlement moral, de la souffrance au travail au management qualitatif (op.cit.), le Dr Jocelyn Aubut (Montréal) décrit les différentes phases que traversera le plus souvent un couple confronté, par exemple, au harcèlement au travail et qui peuvent mener à l’implosion de la cellule familiale (Chapitre 15 - Souffrance au travail : Les familles, ces grandes oubliées).
ETAT DE LA QUESTION - Mai 2016 - Institut Emile Vandervelde - www.iev.be - iev@iev.be 8
A première vue, la deuxième conséquence semble superfétatoire par rapport à la première. Il est évident qu’un travailleur qui fait l’objet de harcèlement ne va plus pouvoir exécuter normalement son travail et qu’il s’expose dès lors à un licenciement ou à une démission forcée. Mais la mise en péril de l’emploi peut également être autonome, sans véritable impact au niveau de l’exécution du travail. Il en est ainsi, par exemple, de propos malveillants ou mensongers colportés auprès de la direction dans l’unique but de faire licencier un travailleur.
La troisième conséquence possible fait d’abord référence à des situations de nature à déstabiliser la personne dans son environnement de travail. On pense, par exemple, à des techniques visant à isoler le travailleur (le discréditer auprès de ses collègues, interdire de lui parler, le couper de l’information, l’exclure des réunions professionnelles, ne pas l’inviter à des évènements festifs ou lui faire comprendre qu’il n’est pas le bienvenu, etc.), lui retirer progressivement ses fonctions, le priver de tout travail ou encore lui imposer des tâches inutiles ou impossibles à réaliser.
Cette conséquence soulève aussi la question du harcèlement comme technique de gestion des ressources humaines.
3. Le harcèlement managérial
La base du harcèlement peut être liée à des facteurs organisationnels plutôt que personnels.
Ce type de harcèlement - parfois appelé « harcèlement moral institutionnel » - repose généralement sur des techniques managériales extrêmes de mise en concurrence des salariés, de manipulation, de pression sur la charge de travail et même parfois de menaces directes ou indirectes. Ces techniques peuvent aboutir à désorganiser le lien social touchant l’ensemble ou une partie du personnel (management par le stress et par la terreur)15
L’évaluation de la législation avait fait apparaître une tendance chez les travailleurs à utiliser les procédures prévues pour des faits de harcèlement moral dans des situations étrangères au harcèlement. Le parlement et les partenaires sociaux ont souhaité que ces plaintes soient d’abord traitées par le biais d’une concertation au niveau de l’entreprise, afin d’éviter un amoncellement de plaintes individuelles impossibles à gérer.
Ainsi, dans son avis sur le projet de loi, le CNT précisait que « les sensibilités d’un individu en ce qui concerne une matière de nature essentiellement collective et organisationnelle, comme les conditions de travail ou les conditions de vie au travail, doivent toujours être examinées en fonction de ce que l’on peut raisonnablement attendre de la collectivité en termes de capacité
Une syndicalisation forte contre l’augmentation des inégalités 9
15 On se rappellera de la trentaine de suicides chez France Télécom (2008-2009).
de support. De plus, la philosophie de base de la réglementation belge en matière de bien-être au travail est que les représentants des travailleurs et l’employeur en discutent de manière participative et collective au sein des organesdeconcertationcompétents,s’ilyenadansl’entreprise.Onpeutdifficilement accepter qu’un travailleur individuel demande l’avis du conseiller en prévention aspects psychosociaux pour des plaintes de nature collective, sans aucun filtrage ni aucune discussion préalables, notamment sans en informer les organes de concertation présents dans l’entreprise (…). »16
La transposition juridique de cet objectif est une réelle avancée car elle signifie que les organisations patronales ne considèrent plus le management d’entreprise comme un tabou.
Pourtant, une ambiguïté subsiste quant à la qualification des faits.
Certains estiment que le caractère collectif et l’objectif de la « maltraitance managériale » (adopter un mode de gestion jugé plus « efficace ») ne constituent pas du harcèlement moral, sauf lorsqu’ils s’écartent de la linéarité pour s’attaquer individuellement à plusieurs membres d’un groupe de travailleurs en fonction de leurs caractéristiques propres. C’est ainsi que, dans un jugement rendu le 11 mars 2008, le tribunal du travail de Bruxelles reconnaît qu’un directeur a adopté un comportement tyrannique mais le tribunal n’accepte pas la thèse du harcèlement moral car ce comportement visait tous les employés17.
Cette interprétation n’est pas convaincante au regard de la définition légale. Les critères qui se trouvent à la fin de la définition (âge, handicap, nationalité, origine ethnique, sexe, orientation sexuelle, etc.) ne sont qu’illustratifs de ce qui peut être lié au harcèlement : « ces conduites peuvent notamment être liées à (…) ». Ils correspondent aux critères repris par les diverses lois visant à lutter contre les discriminations. Mais le harcèlement peut n’avoir aucun lien avec une caractéristique de la personne.
Certains jugements vont d’ailleurs en ce sens. Pour le tribunal du travail de Verviers, il n’est pas requis par l’article 32ter de la loi du 4 août 1996 que le comportement incriminé soit discriminatoire. Il importe peu que le demandeur en justice soit traité différemment des autres dès lors qu’il est victime d’un comportement abusif, fût-ce au même titre que d’autres qui n’auraient pas déposé plainte18. De même, le tribunal du travail de Bruxelles décide, dans un autre jugement19, qu’il écarte le rapport du conseiller en prévention en ce qu’il ne conclut pas à la présence de harcèlement étant donné que le style de comportements est identique pour différentes situations. Le tribunal considère que l’employeur abuse d’un comportement illégitime et récurrent 16 Avis n°1.851 du 28 mai 2013 du CNT. 17 Tribunal du travail de Bruxelles - 11 mars 2008 - RG 62.548/03. 18 Tribunal du travail de Verviers - 21 février 2007 - RG 154/2006. 19 Tribunal du travail de Bruxelles - 4 décembre 2007 - RG 8237/05.
ETAT DE LA QUESTION - Mai 2016 - Institut Emile Vandervelde - www.iev.be - iev@iev.be 10
au sein de l’entreprise. Il y règne une ambiance de terreur et de crainte.
Ce sont les faits et les conséquences du harcèlement qui importent (appréciation in abstracto20). La formulation de la fin de la définition légale peut induire - à tort - l’idée que l’appréciation des éléments constitutifs du harcèlement doit se faire in concreto par rapport à une (ou plusieurs) caractéristique(s) individuelle(s). Avec le danger de mettre en balance les forces et les faiblesses de chacun (approche « psychologisante »21, appréciation en fonction de la position de pouvoir au sein de l’entreprise, etc.).
Il est donc difficile d’admettre que certaines techniques managériales ne puissent pas avoir pour objet ou pour effet « de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant » lorsqu’elles sont appliquées indifféremment à un groupe de travailleurs. De surcroît, un tel environnement fragilise évidemment les travailleurs au niveau individuel. La troisième conséquence de la définition du harcèlement tend ainsi à rejoindre les deux autres.
Toujours est-il que dans les faits, une demande d’intervention formelle pour harcèlement moral de type managérial sera le plus souvent « requalifiée » dans les risques psychosociaux en général22, avec une prise en compte de la dimension collective23 (concertation avec le CPPT ou la délégation syndicale).
Protection contre le licenciement
Sauf exceptions, la demande ne sera donc pas traitée comme des faits de harcèlement moral et le travailleur ne bénéficiera d’aucune protection contre le licenciement. On peut évidemment comprendre que la protection contre le licenciement ne s’applique pas pendant la période où l’employeur est tenu de traiter une demande d’intervention psychosociale formelle à caractère principalement collectif (le délai est de 3 mois maximum ou de 6 mois maximum lorsque l’employeur réalise une analyse de risques spécifiques). Par contre, pen-
20 L’appréciation in abstracto est une question d’égalité devant la loi. On peut se référer à Fabian Hincker, avocat français et spécialiste du droit social, qui dans Le harcèlement moral au sein de l’entreprise : aspects juridiques et législatifs au sein de l’entreprise (contribution à l’ouvrage Stress, burn-out, harcèlement moral, de la souffrance au travail au management qualitatif , Dunod, Paris, 2016, Chapitre 5) conclut : « Il ne faut en effet jamais perdre de vue que l’imagination humaine, étant ce qu’elle est, la liste des actes pervers susceptibles de provoquer des sentiments de persécution chez une personne ne saurait être établie. »
21 Exemple : la victime est nécessairement « complice » du bourreau (« complémentarité inconsciente » selon une certaine psychanalyse).
22 Lorsque le travailleur exprime sa volonté d’introduire une demande d’intervention psychosociale formelle, donc y compris pour des faits que le travailleur qualifie de harcèlement moral, un entretien personnel avec le conseiller en prévention est obligatoire avant d’introduire la demande (article 16, §2, de l’arrêté royal du 10 avril 2014 relatif à la prévention des risques psychosociaux au travail). C’est lors de cette phase préalable que la « requalification » de la demande va évidemment s’opérer, ceci d’autant plus que la formulation de la loi sur le pouvoir de refus du conseiller quant à une demande d’intervention formelle (article 32/2, §3, alinéa 1er, de la loi sur le bien-être) ne porte que sur la situation décrite par le travailleur qui ne contient manifestement pas de risques psychosociaux au travail. Autrement dit, le refus est circonscrit aux cas manifestement fantaisistes.
23 Le « collectif » signifie que plus d’une personne dans l’entreprise risquent de subir un dommage. La demande d’intervention concerne davantage un problème organisationnel qu’individuel (l’aspect individuel doit être secondaire).
Une syndicalisation forte contre l’augmentation des inégalités 11
dant cette période, lorsque des mesures conservatoires ont été proposées par le conseiller en prévention afin de limiter les dommages à l’intégrité du travailleur qui a introduit la demande, une protection contre le licenciement devrait s’imposer (peu importe que l’employeur donne suite ou non aux propositions). Il en va de même en cas d’échec du traitement collectif, soit parce que l’employeur ne donne aucune suite à la demande, bafoue les règles de la concertation sociale, décide qu’aucune mesure ne doit être prise ou même ne respecte pas à temps le délai qui lui est imparti, soit parce que le travailleur considère que les mesures prises ne sont pas appropriées à sa situation individuelle. En effet, dans tous ces cas de figure et sous réserve de l’accord du travailleur, le conseiller en prévention est tenu d’activer la demande relative à la situation personnelle du demandeur qui était suspendue pendant l’examen des aspects collectifs.
4. La nécessité de dépasser une approche défensive du harcèlement au travail
L’employeur doit déterminer les mesures qui doivent être prises pour prévenir la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail.
Les mesures minimales sont énumérées dans la loi24
Une mesure que l’employeur doit prendre porte sur les « obligations de la ligne hiérarchique »25. La « ligne hiérarchique » n’étant pas un concept défini en droit, on risque - si le rôle de chacun est mal défini - d’assister à une dilution des responsabilités (le supérieur hiérarchique qui se retranche derrière un autre). La notion de « ligne hiérarchique » est nécessairement plus large que celle de « personnel de direction »26.
Lorsque des faits de harcèlement sont avérés, on doit bien constater qu’il y a eu échec dans la stratégie mise en place. Cet échec est imputable avant tout à une faille dans le management d’entreprise. Ceci est d’autant plus interpellant que, lorsque des faits de harcèlement se produisent, ils sont généralement connus, ne fût-ce que par les « bruits de couloir » au sein de l’entreprise. Par exemple, une certaine publicité existe de facto lorsque la personne sollicite la voie informelle et qu’une tentative de conciliation/médiation s’est soldée par un échec ou qu’elle a été refusée par la personne mise en cause.
Mais il ne s’agit pas que d’un dysfonctionnement dans la simple fonction régulatrice du manager. Plus fondamentalement, on doit se poser la question
24 Article 32quater, alinéa 3, de la loi sur le bien-être.
25 Article 32quater, alinéa 3, 4°, de la loi.
26 Le personnel de direction est défini à l’article 32sexies, §2/3, de la loi. Il s’agit des personnes habilitées à représenter et à engager l’employeur. La définition s’inspire de l’article 4, 4° de la loi du 4 décembre 2007 relative aux élections sociales.
ETAT DE LA QUESTION - Mai 2016 - Institut Emile Vandervelde - www.iev.be - iev@iev.be 12
de savoir si la stratégie n’était pas exclusivement centrée sur le « défensif » (prévenir les risques) alors qu’une véritable politique de bien-être se doit d’être dynamique, prospective et (en cas d’échec) curative.
Une responsabilité collective
Le thème de la responsabilité tend néanmoins à devenir un « passe-partout » dans nos sociétés actuelles, un peu comme si tous les problèmes pouvaient se résoudre en faisant l’apologie de la responsabilité sans se poser la question de savoir si ceux qui sont investis de cette responsabilité ont bien toutes les commandes en main. Même une politique managériale de qualité est vouée à l’échec si elle manque de support collectif car, en définitive, la responsabilité est l’affaire de tous et pas uniquement celle des managers, des responsables des ressources humaines, des CPPT, des médecins du travail, des services de prévention ou encore des syndicats. Le soutien social est un facteur transversal de protection de tous les travailleurs.
Ainsi, dans le harcèlement moral, il y a nécessairement ceux qui observent et désapprouvent, ceux qui se taisent par peur de représailles ou qui sont ancrés dans le schéma classique du « s’il y a un problème, cela ne me concerne pas, c’est l’affaire de la hiérarchie ». D’un point de vue socio-anthropologique, « tout se passe comme si les personnes qui entourent la relation liant particulièrement un bourreau à sa victime méconnaissaient leur rôle dans le phénomène. »27
Les réactions individualistes ou individuelles28 par rapport à la souffrance de l’autre au travail participent ainsi à déstabiliser le mécanisme global de régulation qui doit (ou devrait) exister au sein de chaque entreprise.
Lorsque la demande d’intervention psychosociale formelle a trait à des faits de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail, le conseiller en prévention doit examiner la demande dans tous ses aspects - collectifs et individuels - et remettre un avis à son sujet.
27 Intervention du sociologue Christian Guinchard lors d’un colloque de l’Atelier européen du 26 janvier 2008 à Paris (Sénat) consacré au harcèlement moral dans l’entreprise et le milieu familial.
28 Les réactions individualistes sont guidées par des considérations économiques ou utilitaires (la peur, le « chacun pour soi » ou, plus grave encore, le harcèlement qui peut profiter directement ou indirectement à un collègue). Les réactions individuelles sont celles qui consistent soit à prendre parti de manière intempestive pour l’un des deux protagonistes, soit à adopter - de bonne foi - des comportements qui risquent d’aggraver la détresse de la victime (rechercher les causes à tout prix, se croire capable de régler la situation sans faire appel à la loi, minimiser les faits car « le temps arrange bien les choses », penser que la victime doit rester seule pour se « ressourcer », etc.). Dans tous les cas, les réactions contribuent à déstabiliser au quotidien une équipe au travail. Des comportements individuels réellement soutenants (considérer la personne dans sa globalité et pas seulement comme une victime, s’attacher à mettre en valeur ses compétences au travail, connaître les recours de la loi, ne pas refuser d’être témoin ou d’être auditionné, etc.) existent bien évidemment mais elles font rarement l’objet d’un consensus au sein de toute une équipe.
Une syndicalisation forte contre l’augmentation des inégalités 13
D’autre part, la loi ne permet pas que des mesures collectives éventuelles soient prises avant que l’avis du conseiller ne soit rendu29. Il faut donc admettre que le traitement collectif se fait a posteriori dans un cas de harcèlement moral tandis qu’il se fait a priori dans une demande d’intervention psychosociale qui ne concerne pas des faits de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail.
Si on comprend bien l’importance de la confidentialité de l’examen d’une situation aussi grave que le harcèlement moral, le délai pour rendre l’avis reste trop long (3 mois maximum, délai qui peut être prolongé une fois) même s’il a été considérablement réduit. En effet, auparavant, il pouvait s’étendre jusqu’à 12 mois30, ce qui rendait totalement intenable la position de la victime.
L’employeur a l’obligation d’informer et de former les travailleurs31. Mais cette obligation, même si elle peut dissuader un harceleur potentiel et sensibiliser l’ensemble des salariés, s’inscrit dans une optique de prévention trop souvent « passive ». Quand des faits de harcèlement individuel sont avérés, un travail spécifique avec l’ensemble des travailleurs est indispensable. Ce travail « en groupe » ne doit évidemment pas occulter celui des intervenants professionnels qui doivent aussi se remettre en question. Mais l’implication de toute une équipe spectatrice (et parfois complice) de conduites inacceptables est fondamentale pour que l’on puisse rompre le mécanisme social qui a permis le harcèlement.
Une démarche collective
Pour éviter un vide entre le moment où une demande d’intervention psychosociale formelle pour harcèlement est introduite et le moment où l’avis est rendu par le conseiller en prévention, celui-ci devrait avoir la possibilité de proposer à l’employeur des mesures collectives lorsque la gravité des faits32 est établie en première analyse.
En effet, les mesures conservatoires que la loi lui permet déjà de proposer (et que l’employeur doit prendre33 sous peine d’une intervention de l’inspection du contrôle du bien-être) ne concernent que la protection individuelle de la personne qui a introduit la demande. Si elles sont bien sûr nécessaires, on peut craindre qu’elles restent insuffisantes, entre autres au regard de ce qui
29 « Lorsqu’une demande d’intervention psychosociale formelle qui ne concerne pas des faits de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail a principalement trait à des risques qui présentent un caractère collectif, le conseiller en prévention en informe l’employeur après concertation avec le travailleur afin que l’employeur prenne les mesures collectives nécessaires. Chez les employeurs où sont présents un Comité ou une délégation syndicale, ces mesures collectives sont prises après concertation avec lesdits organes. » (article 32/2, §3, alinéas 2 et 3, de la loi sur le bien-être).
30 Prolongation par période de 3 mois avec motivation (arrêté royal de 2007).
31 Article 32quater, alinéa 3, 5°, de la loi.
32 La situation doit présenter un danger objectif pour le travailleur. La responsabilité du conseiller en prévention est donc très importante.
33 Il n’est pas obligé de suivre les propositions du conseiller en prévention mais il est tenu d’agir.
ETAT DE LA QUESTION - Mai 2016 - Institut Emile Vandervelde - www.iev.be - iev@iev.be 14
est « faisable » (matériellement) pour l’employeur. Exemple : il n’est pas toujours possible d’affecter la personne à un autre poste de travail, de l’intégrer dans une autre équipe, d’adapter ses horaires ou encore de lui permettre de faire du télétravail.
Il est important de bien comprendre que des mesures provisoires de nature collective ne sauraient se confondre avec des sanctions contre un (ou des) présumé(s) harceleur(s). De même, il n’y a pas de contradiction entre une telle approche et le secret professionnel auquel est tenu le conseiller en prévention.
5. La question de la personne de confiance
La fonction d’une personne de confiance au sein de l’entreprise est importante parce que cette personne est, en théorie du moins, la plus accessible et parce qu’elle peut jouer le rôle d’intermédiaire entre le travailleur et le conseiller en prévention, lequel est un acteur plus formel, soumis à une réglementation stricte.
L’opportunité de rendre obligatoire la désignation d’une personne de confiance est débattue depuis de nombreuses années.
La loi de 2014 a finalement renoncé à cette obligation en s’appuyant sur le rapport d’évaluation de 2011 qui précisait qu’une fonction de personne de confiance mal assumée, même lorsque cette personne est de bonne foi, peut parfois être préjudiciable aux relations de travail.
De plus, le même rapport et les nombreuses auditions qui ont eu lieu en commission des Affaires sociales à la Chambre des représentants ont épinglé plusieurs problèmes qui renvoient directement à ce qu’on pourrait appelé le « statut de la personne de confiance », que ce soit en termes de formation adéquate, de connaissance de la loi, de valorisation de la fonction ou encore de protection (éventuelle) contre le licenciement. Tant que ce statut n’est pas clairement défini, il est illogique de vouloir instaurer une obligation de désignation d’une personne de confiance.
Enfin, imposer la désignation d’une personne de confiance se heurte à un problème de procédure que la loi de 2014 n’a pas entièrement résolu. Ainsi, si la possibilité d’activer la désignation et l’écartement d’une personne de confiance a été élargie aux membres représentant les travailleurs au sein du CPPT34, cette possibilité n’existe pas en l’absence de comité. En effet, la délégation syndicale35 n’est pas habilitée à s’y substituer car il ne s’agit pas d’une
Une syndicalisation forte contre l’augmentation des inégalités 15
34 Il doit y avoir bien entendu unanimité des membres représentant les travailleurs au sein du CPPT.
35 Et, à défaut de délégation syndicale, les travailleurs de l’entreprise (procédure de participation directe).
mission du comité mais uniquement d’une possibilité offerte à une partie de ses membres36.
Il faut aussi signaler qu’en cas de désaccord entre l’employeur et les représentants des travailleurs au sein du CPPT, c’est le service d’inspection qui intervient. Si son objectif de médiation se solde par un échec, l’employeur reste maître du jeu. Dans ce cas, il serait absurde de désigner une personne de confiance puisque l’objectif n’est pas atteint (la confiance de toutes les parties).
Ces problèmes sont toutefois atténués par les incompatibilités de fonctions (cf. infra).
Pour terminer, signalons que la proposition de loi du sénateur Philippe Mahoux, déposée en 2008, avait notamment l’ambition de limiter les fonctions de la personne de confiance et du conseiller en prévention à une législature sociale37. On soulignera la pertinence de cette proposition. En effet, il est parfaitement logique que le renouvellement de fonctions aussi sensibles que celles qui ont trait aux risques psychosociaux soit automatiquement réexaminé à l’issue des élections sociales.
La loi de 2014 circonscrit désormais la fonction de la personne de confiance au seul cadre informel, car le législateur a estimé que les garanties d’impartialité et de formalisation d’une « plainte motivée » n’étaient pas toujours réunies dans le chef d’une personne de confiance. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le législateur a aussi abandonné la terminologie de « plainte » (issue du droit judiciaire) - qui induisait des attentes souvent erronées dans le chef de la victime - au profit de celle de « demande d’intervention psychosociale formelle pour faits de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail » qui doit être introduite auprès du seul conseiller en prévention38.
En d’autres points, le législateur s’est encore attaché à construire le « statut » de la personne de confiance :
1. Dans le cadre de sa fonction, elle fait partie fonctionnellement du service interne de prévention et de protection au travail. Cela signifie que lorsqu’elle exerce cette fonction elle n’est plus sous l’autorité des membres de la ligne hiérarchique et elle a un accès direct au personnel de direction.
36 Cette lacune est d’autant plus incompréhensible que le CNT avait attiré l’attention du gouvernement sur ce problème et avait suggéré une disposition permettant d’y remédier (Avis n° 1.851, op.cit.)
37 Proposition de loi modifiant la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail, pour ce qui concerne la prévention contre la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail (proposition déposée le 15 avril 2008 par M. Philippe Mahoux - Doc. 4-696/1).
38 Il n’appartient pas au conseiller en prévention de « qualifier les faits » dans le sens où cette qualification aurait pour but d’induire des sanctions disciplinaires ou même pénales. Ceci n’empêche toutefois pas le conseiller de qualifier des faits qui ont un préjudice ou qui présentent un risque de préjudice pour le bien-être ou la santé du travailleur.
ETAT DE LA QUESTION - Mai 2016 - Institut Emile Vandervelde - www.iev.be - iev@iev.be 16
2. Elle participe dans une certaine mesure à l’évaluation des mesures de prévention et au rapport annuel du service de prévention interne.
3. Elle ne peut subir de préjudices en raison de ses activés de personne de confiance. On ne peut exercer de pressions sur elle. Elle est tenue au secret professionnel.
4. Elle a le droit de solliciter l’aide du conseiller en prévention pour l’accomplissement de ses missions et en tout cas lorsque la demande d’intervention concerne l’employeur ou un membre de la ligne hiérarchique.
5. De nouvelles incompatibilités de fonctions ont été introduites.
La première incompatibilité est identique à celle qui est applicable à tous les conseillers en prévention. Désormais, afin de préserver son impartialité et la confiance de tous les travailleurs de l’entreprise, la personne de confiance ne peut pas être déléguée de l’employeur ou déléguée du personnel dans le conseil d’entreprise ou dans le CPPT, ni a fortiori être candidate aux élections sociales.
La seconde incompatibilité porte sur le fait que la personne de confiance et le conseiller en prévention ne peuvent pas faire partie du personnel de direction, même si ces personnes ne siègent pas dans les organes de concertation. En première analyse, on pourrait objecter qu’une personne qui dispose du pouvoir de représenter et d’engager l’employeur aura plus de poids dans le traitement d’une demande. Il n’empêche que lorsque ces fonctions sont exercées par une telle personne, un manque de neutralité est ressenti - à tort ou à raison - par le travailleur.
Il est évident que la loi ne peut épuiser toutes les incompatibilités de fonctions. Toute question relative à une éventuelle incompatibilité avec d’autres fonctions que celles mentionnées dans la loi relève de la concertation sociale au sein de l’entreprise (procédure de désignation). Par exemple, il peut être décidé que la fonction de personne de confiance ou de conseiller en prévention ne peut pas être exercée par un membre de la ligne hiérarchique qui ne fait pas partie du personnel de direction.
6. La personne de confiance a des objectifs à atteindre en termes de connaissances et de compétences dans les deux ans de sa désignation (avec supervision au moins une fois par an). Il n’est plus question d’être dispensé de formation parce la personne détient un diplôme ad hoc. Lorsqu’elle a été désignée avant l’entrée en vigueur de la loi
Une syndicalisation forte contre l’augmentation des inégalités 17
de 2014 et qu’elle n’a pas suivi de formation, elle dispose de deux ans pour acquérir le nouveau savoir-faire et les nouvelles connaissances requises sauf si elle justifie d’une expérience utile de personne de confiance pendant 5 ans au moins.
6. Le contentieux judiciaire
Contrairement à une idée très répandue, il n’est pas question d’un renversement de la charge de la preuve lorsque des faits de harcèlement sont portés devant les juridictions du travail.
En suivant l’idée contenue dans la proposition de loi du sénateur Philippe Mahoux39, le législateur a instauré explicitement le partage de la charge de la preuve puisque « lorsqu’une personne qui justifie d’un intérêt établit devant la juridiction compétente des faits qui permettent de présumer l’existence de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail, la charge de la preuve qu’il n’y a pas eu de violence ou de harcèlement incombe à la partie défenderesse. »40
Il existe une double exigence dans le chef du demandeur.
Tout d’abord, il doit établir les faits. Etablir des faits implique qu’ils soient suffisamment décrits (moment, lieu, etc.) et que le demandeur apporte un commencement de preuve (indice des faits) ou - mieux encore - la preuve des faits qu’il allègue. Le demandeur porte ainsi une partie de la charge de la preuve.
Ensuite, les faits doivent permettre de présumer l’existence de harcèlement. Une fois que le demandeur a établi des faits qui permettent de présumer l’existence de harcèlement, il appartient à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu harcèlement.
Un relevé de jurisprudence porté à la connaissance du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale par les greffes des cours et tribunaux du travail41 nous enseigne que, dans beaucoup de cas, le demandeur n’arrive pas à apporter un commencement de preuve. Les tribunaux ne peuvent donc pas prendre les faits en considération. Ainsi, entre 2003 et 2010, sur 325 jugements et arrêts définitifs concernant des faits de harcèlement moral au sens strict42, seulement 10 décisions reconnaissent l’existence de faits permettant de présumer l’existence de harcèlement moral et 18 retiennent quant à elles l’existence de harcèlement moral.
39 Proposition déposée le 28 avril 2000, op.cit.
40 Article 32undecies de la loi.
41 Violence et harcèlement moral ou sexuel au travail - Jurisprudence.
42 Donc hors le harcèlement sexuel ou les affaires « mixtes » (violence et harcèlement, par exemple).
ETAT DE LA QUESTION - Mai 2016 - Institut Emile Vandervelde - www.iev.be - iev@iev.be 18
On est donc très loin du « laxisme » que dénonçaient - et dénoncent toujours - certains partis politiques.
7. Conclusion
Un texte législatif n’épuisera jamais une matière aussi délicate que celle des risques psychosociaux au travail, mais le mérite de la loi de 2014 est d’apporter une plus-value incontestable dans la prévention et/ou dans le traitement d’un phénomène, certes large et multidimensionnel, mais que notre société a tout intérêt à prendre en considération et, pour ce qui concerne des faits de harcèlement, qu’elle ne peut tout simplement pas tolérer.
On ne soulignera jamais assez l’importance du management parce que celui-ci participe à maintenir, à améliorer ou, au contraire, à dégrader l’équilibre psychosocial d’une entreprise. Ce sont des modes de management, mais aussi du support social, que dépendra directement le degré de bien-être au travail.
Des indicateurs existent sur les risques qui peuvent générer notamment des situations de harcèlement et menacer ainsi l’équilibre psychosocial. Ainsi, par exemple, la pression sur le facteur travail, les dysfonctionnements organisationnels, l’indifférence affichée par la hiérarchie vis-à-vis de ses salariés, les conflits non résolus, les conduites individualistes, le manque de solidarité, etc.
Plus ces situations sont détectées de façon précoce, plus une régulation interne a des chances d’aboutir. Bien sûr, dans certaines situations extrêmes (par exemple, lorsqu’un harceleur présente une personnalité problématique), la régulation peut s’avérer impossible.
La voie judiciaire est la plus mauvaise solution même si, dans certains cas, on ne peut l’éviter. Elle marque en tout cas l’échec de la régulation institutionnelle. Elle sera source de difficultés car il n’y a pas de renversement de la charge de la preuve mais bien un partage de la charge de la preuve. La personne qui se prétend victime devra donc objectiver à suffisance les éléments qu’elle allègue sous peine de voir sa demande déclarée non fondée.
Une syndicalisation forte contre l’augmentation des inégalités 19