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1. L’état du marché unique européen aujourd’hui
1.1 Les forces du marché unique
1.2 Les défis du marché unique
2. Les propositions clés du rapport Letta
2.1 Compléter le marché unique afin de permettre l’établissement de champions européens.
2.2 Introduire une cinquième liberté : la circulation de la connaissance
2.3 Favoriser les projets stratégiques communs
2.4 Renforcer la politique de cohésion et garantir la « liberté de rester »
2.5 Établir un marché commun pour l’industrie de la défense et de l’espace
2.6 Moderniser les infrastructures de transport européennes
2.7
2.8
2.9
2.10 Accélérer l’intégration européenne : vers une harmonisation ambitieuse des politiques de l’UE 8
3. Impact et implications pour les citoyens et les entreprises, en particulier en Belgique 9
4. Conclusion : L’Europe doit convaincre
Biographie des auteurs
- Deniz Demiral et Loris Matarelli sont tous deux conseillers aux affaires européennes auprès du vice-premier ministre Pierre-Yves Dermagne. Dans ce cadre, ils ont suivi de près l’élaboration du rapport Letta, depuis ses premières étapes jusqu'à sa publication.
- Éric Van den Abeele est conseiller à la Représentation permanente de la Belgique auprès de l’Union européenne, maître de conférences à l’Université de Mons-Hainaut et professeur invité à l’IHECS. Il est également chercheur associé à l’Institut syndical européen (ETUI). Conseiller général au SPF Économie, il a joué un rôle clé dans l'élaboration du rapport Letta.
Introduction : Réinventer le marché unique européen
Le marché unique européen, initié en 1993 par feu Jacques Delors, a longtemps été considéré comme l'un des grands succès de l'Union européenne. En facilitant la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes, il a permis de renforcer la coopération économique entre les États membres et d'améliorer la prospérité collective. Cependant, face aux défis du XXIᵉ siècle - transition écologique et numérique, tensions géopolitiques et inégalités sociales persistantes - le marché unique montre aujourd'hui certaines limites.
C’est dans ce contexte que la présidence belge de l’Union européenne lors du premier semestre 2024, a joué un rôle clé, sous l’impulsion du ministre de l’Économie Pierre-Yves Dermagne. Soucieuse de renforcer l’efficacité et la résilience du projet européen, la Belgique a pris l’initiative de commander un rapport ambitieux à l’ancien Premier ministre italien Enrico Letta, une figure respectée pour sa vision européenne et son approche pragmatique. Ce rapport, intitulé « Bien plus qu’un marché » (Much More Than a Market), propose des solutions concrètes pour moderniser le marché unique et en faire un levier de l’Europe sociale.
Fruit de six mois de travail, ponctué par des consultations dans 65 villes européennes et plus de 400 réunions, le rapport Letta est un exercice collaboratif qui offre une feuille de route ambitieuse pour une Union européenne plus intégrée et plus solidaire. En plaçant la cohésion sociale, la durabilité et l’innovation au cœur des réformes proposées, il reflète une vision qui résonne particulièrement avec les valeurs portées par la Belgique et son attachement à une Europe au service de ses citoyens.
Cette analyse se propose de synthétiser les constats et les recommandations du rapport Letta, en éclairant leurs implications pour l’avenir de l’Europe et en mettant en perspective les enjeux pour la Belgique, et plus particulièrement pour la Fédération Wallonie-Bruxelles, acteur clé dans le renforcement des politiques européennes en matière d’éducation, de culture et d’innovation sociale.
1 L’état du marché unique européen aujourd’hui
Le marché unique européen, conçu comme un levier d'intégration et de prospérité économique, repose sur quatre libertés fondamentales : la circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes. Il a, depuis sa création en 1993, contribué à façonner l'Europe telle que nous la connaissons aujourd'hui. Cependant, dans un monde marqué par des transformations rapides et des crises répétées, ses forces traditionnelles se heurtent à des défis structurels.
1.1 Les forces du marché unique
Le marché unique européen a permis de transformer l'Union européenne en un espace économique intégré comptant plus de 450 millions de consommateurs. Il a facilité les échanges entre les États membres en supprimant de nombreuses barrières commerciales et réglementaires, créant ainsi un cadre favorable à la croissance économique et à l'emploi. Les entreprises européennes, petites ou grandes, bénéficient d'un accès simplifié à ce marché immense, leur permettant de s'étendre au-delà des frontières nationales.
Le marché unique a significativement contribué à la convergence économique entre les États membres, en particulier pour les pays d’Europe centrale et orientale ayant rejoint l’Union après 2004. Grâce aux fonds structurels tels que le Fonds européen de développement régional (FEDER) et le Fonds de cohésion, ces nations ont pu moderniser leurs infrastructures, soutenir l’innovation et renforcer leur économie locale. Par exemple, la Pologne est passée d’un PIB par habitant équivalent à 49 % de la moyenne européenne en 2004 à près de 77 % en 2020, tandis que la Slovaquie a atteint 79 %, contre 57 % lors de son adhésion. La Roumanie, entrée en 2007, a vu une progression remarquable de 34 % à 72 %.
En outre, le marché unique a servi de réponse coordonnée aux crises majeures, notamment la crise financière de 2008 et la pandémie de Covid-19. Grâce à des initiatives comme le plan de relance NextGenerationEU, doté de 800 milliards d’euros, l’Union a montré sa capacité à mobiliser des ressources collectives pour relancer l’économie tout en favorisant les transitions écologique et numérique.
Le marché unique a joué un rôle déterminant dans la production et la distribution rapide des vaccins contre le Covid-19 grâce à une approche collective. L’Union européenne a négocié des accords d’achat anticipé, permettant de sécuriser plus de 4,2 milliards de doses auprès de fabricants tels que BioNTech-Pfizer et Moderna. La production transfrontalière, facilitée par l’absence de barrières douanières, a permis d’assembler les vaccins à partir de composants produits en Allemagne, Belgique et Autriche. Cette coordination a également assuré une distribution équitable, même dans des pays ayant des capacités logistiques limitées, renforçant l’efficacité de la réponse européenne à la pandémie.
Le marché unique donne à l’Europe une voix puissante sur la scène mondiale. En harmonisant ses règles, comme avec le Règlement général pour la protection des données (RGPD) ou ses normes environnementales ambitieuses, l’UE impose des standards qui influencent au-delà de ses frontières. Cet « effet Bruxelles » pousse les entreprises internationales à adapter leurs pratiques pour accéder au marché européen, renforçant ainsi l’influence et la compétitivité de l’Europe tout en fixant des standards élevés pour le reste du monde.
1.2 Les défis du marché unique
Malgré ces réussites, le marché unique reste inachevé et se heurte à des défis structurels majeurs qui freinent son plein potentiel. L'un des principaux problèmes réside dans la fragmentation persistante de certains secteurs stratégiques tels que l'énergie, les télécommunications et les marchés financiers. Cette fragmentation limite la capacité des entreprises européennes à croître et à rivaliser avec leurs homologues américaines ou chinoises. Par exemple, l’absence d’un marché intégré de l’énergie a exacerbé la crise énergétique récente, durant laquelle les États membres ont dû négocier individuellement leurs approvisionnements, entraînant des disparités importantes dans les prix de l’électricité.
La fragmentation des marchés financiers est également préoccupante. Ce sont près de 300 milliards d’euros qui quittent chaque année les carnets de dépôt des épargnants pour être investis ailleurs, principalement aux États-Unis, en raison de la fragmentation des marchés financiers européens. Cette fuite de capitaux prive l'UE de ressources essentielles pour financer des projets stratégiques dans les domaines de la transition verte et numérique.
Enfin, la persistance de barrières réglementaires, techniques et administratives, ainsi que l’application imparfaite du principe de reconnaissance mutuelle, freine la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Autant d’obstacles qui limitent la pleine puissance du marché intérieur.
Les disparités régionales et sociales restent un autre défi majeur. Certaines régions, notamment dans les pays du Sud et de l'Est de l'Union, peinent à bénéficier des avantages du marché unique. Par exemple, dans les régions faiblement peuplées de Roumanie, 13% des ménages étaient équipés pour le haut débit en 2009, contre 77% dans les régions faiblement peuplées de Finlande. Ce déséquilibre aggrave les inégalités territoriales et alimente un sentiment de scepticisme à l'égard du projet européen. La fuite des cerveaux constitue également une préoccupation importante. De nombreux jeunes talents quittent les régions moins prospères pour chercher des opportunités dans des centres économiques plus dynamiques.
Le marché unique européen fait face à une concurrence internationale de plus en plus féroce, particulièrement en matière de technologies de pointe et d'infrastructures stratégiques. Alors que l’Union européenne peine à rattraper son retard en matière d’intelligence artificielle, les États-Unis passent à la vitesse supérieure. Le 21 janvier 2025, le président Donald Trump a annoncé un projet ambitieux baptisé « Stargate ». Ce programme prévoit des investissements gigantesques, atteignant au moins 500 milliards de dollars sur quatre ans. L’objectif est clair : construire des centres de données ultramodernes au Texas pour soutenir le développement de l’IA générative et des technologies liées au cloud. Ce projet réunit des géants comme OpenAI, SoftBank et Oracle.
A titre de comparaison, entre 2010 et 2020, les États-Unis ont déjà investi 330 milliards d’euros dans l’IA, contre seulement 20 milliards pour l’Europe. Ces chiffres montrent à quel point l’Union européenne doit relever d’énormes défis pour rester compétitive tout en développant ses propres innovations technologiques et industrielles
Enfin, la transition écologique et numérique, bien qu'essentielle, pose des défis financiers et organisationnels considérables. La Commission européenne estime qu'elle devra investir environ 1.000 milliards d'euros par an au cours de la prochaine décennie pour atteindre ses objectifs de neutralité carbone et de transformation numérique. Ces coûts ne peuvent être supportés uniquement par les
budgets nationaux, et le marché unique, tel qu’il fonctionne actuellement, peine à canaliser les ressources publiques et privées nécessaires pour relever ce défi.
Le marché unique est donc à la croisée des chemins. Ses forces initiales restent un atout majeur pour l'Union européenne, mais sans réformes structurelles ambitieuses, il risque de devenir un frein à la compétitivité européenne et à la cohésion sociale. Le rapport Letta met en lumière ces enjeux et offre des pistes concrètes pour moderniser cet outil fondamental et le rendre apte à relever les défis du XXIᵉ siècle.
2 Les propositions clés du rapport Letta
En positionnant le marché unique comme un moteur de croissance durable et de progrès social, le rapport appelle à des réformes structurantes et à des investissements stratégiques. Voici un panorama détaillé des propositions.
2.1 Compléter le marché unique afin de permettre l’établissement
de champions européens.
Bien qu'il soit l'un des piliers de l'intégration européenne, le marché unique demeure fragmenté dans des secteurs stratégiques comme l'énergie, les télécommunications et les marchés financiers. Ces lacunes freinent le potentiel compétitif des entreprises européennes à passer à l’échelle supérieure et à rivaliser pleinement avec leurs concurrentes mondiales.
Dans le domaine de l’énergie, 90 % des gazoducs européens sont encore gérés par des entités nationales, limitant ainsi les échanges transfrontaliers d’énergie propre. En 2021, la Russie représentait encore 40 % des importations de gaz de l’Union, une dépendance que le rapport juge impératif de réduire. Le renforcement des infrastructures transfrontalières, notamment pour l’électricité et l’hydrogène, est essentiel pour accélérer la transition vers les énergies renouvelables et garantir la sécurité énergétique.
Les télécommunications souffrent également d’une fragmentation réglementaire entre les 27 États membres, ce qui freine le déploiement de technologies comme la 5G. Aujourd’hui, seuls 63 % des Européens ont accès à cette technologie, contre plus de 80 % aux États-Unis. Une intégration accrue permettrait d’accélérer les déploiements et de réduire les coûts pour les consommateurs. Le rapport souligne la nécessité d’un cadre réglementaire unifié pour les services numériques, ainsi qu’une harmonisation accrue des politiques de gestion des fréquences spectrales, cruciales pour le développement des réseaux 5G et au-delà. La mise en place d’une infrastructure commune pour les technologies émergentes pourrait également renforcer la compétitivité de l’Union dans l’économie numérique.
Dans le domaine des marchés financiers, Letta souligne que l’absence d’une Union des marchés des capitaux coûte cher à l’UE : « Plus de 300 milliards d’euros d’épargne quittent chaque année l’Europe pour le marché américain en raison de la fragmentation et du manque d’attractivité du marché européen ». Transformer l’Union des marchés des capitaux en une véritable Union de l’Épargne et de l’Investissement permettrait de canaliser ces ressources vers des priorités stratégiques comme la transition énergétique et la transformation numérique. En développant des produits d’épargne
sécurisés, tels que les obligations vertes, cette initiative pourrait non seulement mobiliser efficacement les capitaux, mais aussi réduire les déséquilibres économiques au sein de l’UE.
2.2 Introduire une cinquième liberté : la circulation de la connaissance
Le rapport Letta propose d’ajouter une nouvelle liberté au marché unique européen : la circulation de la connaissance. En plus des biens, services, capitaux et personnes, cette cinquième liberté viserait à renforcer la recherche, l’innovation et l’éducation en Europe.
Cela inclut des idées concrètes comme la création d’une plateforme numérique pour partager les recherches financées par l’argent public, ou encore un diplôme européen unique pour faciliter la reconnaissance des études entre pays. Le rapport propose aussi de supprimer les obstacles à la mobilité des chercheurs, en créant par exemple un passeport de mobilité européenne.
Si l'idée peut sembler provocatrice, puisqu’elle impliquerait de rouvrir les traités, son objectif est clair : permettre aux talents, aux idées et aux technologies de circuler librement afin de mieux relever les grands défis mondiaux, tels que la transition énergétique et la transformation numérique. En intensifiant ses investissements dans ces domaines, l’UE pourrait s’imposer comme un leader des technologies de demain.
2.3 Favoriser les projets stratégiques communs
Les crises récentes ont montré que tous les pays de l’Union européenne n’ont pas les mêmes moyens pour soutenir leur économie. Par exemple, en 2022, l’Allemagne a pu mobiliser 356 milliards d’euros en aides publiques, contre seulement 51 milliards pour la France et 20 milliards pour l’Italie. Cela crée des inégalités qui désavantagent les pays les moins riches et faussent la compétition entre entreprises européennes.
Pour résoudre ce problème, le rapport propose de créer un fonds européen de solidarité. Chaque pays contribuerait à ce fonds avec une petite partie de ses aides nationales. L’argent serait ensuite utilisé pour financer des projets communs importants, comme des innovations dans les énergies vertes ou le numérique, qui profiteraient à tous les pays européens.
Cette approche favoriserait une coopération renforcée sur des priorités communes tout en réduisant les écarts entre pays. En s’appuyant sur des leviers efficaces, comme les Projets Importants d’Intérêt Européen Commun (IPCEI), qui mobilisent les fleurons industriels de plusieurs États membres, l’Europe pourrait mieux coordonner ses efforts pour innover, créer des emplois et bâtir un avenir plus équitable et compétitif.
2.4 Renforcer la politique de cohésion et garantir la « liberté de rester »
Les disparités régionales en Europe demeurent un défi majeur : le PIB par habitant en Europe de l’Est est en moyenne 40 % inférieur à celui des pays de l’Ouest. Ces écarts exacerbent la dépopulation et la fuite des talents, menaçant la cohésion sociale et économique de l’Union.
Pour y remédier, le rapport met en avant l’importance des Services d’Intérêt Général (SIG1), essentiels pour garantir l’inclusion sociale et une meilleure égalité entre les régions. Letta souligne la nécessité d’investir dans des infrastructures essentielles – transport, logement, connectivité numérique – tout en renforçant l’accès aux services universels tels que l’énergie et le logement social, en particulier dans les zones rurales et les régions ultrapériphériques.
Le rapport insiste sur la nécessité de faire de la politique de cohésion un outil central pour réduire ces inégalités. Cela implique un soutien accru aux régions en retard de développement, une allocation plus ciblée des fonds européens et une coordination renforcée pour garantir que les investissements atteignent les territoires les plus vulnérables.
En outre, le rapport propose un plan d’action pour des SIG de qualité, visant à assurer leur accessibilité à des prix abordables, avec un cadre juridique harmonisé au niveau européen. Ces mesures, intégrées dans une politique de cohésion ambitieuse, contribueraient à offrir aux citoyens les moyens de prospérer localement, sans être contraints de quitter leurs régions. Cela permettrait à l’Europe de réduire les inégalités territoriales tout en renforçant son modèle social et économique.
2.5 Établir un marché commun pour l’industrie de la défense et de l’espace
L’Europe dépense chaque année près de 240 milliards d’euros en défense, un montant similaire à celui de la Chine. Pourtant, 80 % de cet argent va à des fournisseurs étrangers, ce qui fragilise l’autonomie de l’Union. Le rapport propose de créer un marché commun de la défense, où les pays européens travailleraient ensemble pour développer et acheter des équipements. Cela permettrait de soutenir les entreprises européennes, de réduire la dépendance à l’étranger et de renforcer la sécurité de l’Union.
Pour y parvenir, il est essentiel de simplifier les règles, de mieux coordonner les achats entre les pays et de financer des projets communs grâce à des fonds européens. Par exemple, des prêts à taux avantageux ou des financements directs pourraient aider à développer des innovations dans l’industrie de la défense.
Dans l’industrie spatiale, le problème est similaire : la fragmentation affaiblit l’Europe face à des acteurs comme les États-Unis. Le rapport propose une meilleure coopération entre les agences spatiales européennes et des règles communes pour encourager les investissements. Des garanties d’achats pour les projets spatiaux et des financements ciblés permettraient aussi de soutenir des technologies clés, comme celles utilisées pour la défense et les communications.
1 Les services d’intérêt général (SIG) représentent une approche européenne des services publics. Ils englobent des activités essentielles visant à satisfaire un besoin d’intérêt général, qui doivent être accessibles à tous, de manière équitable et à un coût abordable, voire gratuitement. Ils englobent des domaines clés tels que le logement, l’eau, l’énergie, les transports, la santé, les services sociaux, l’éducation, la culture et les communications.
En travaillant ensemble, l’Europe pourrait renforcer ses industries stratégiques, garantir son autonomie et rester compétitive sur la scène mondiale.
2.6 Moderniser les infrastructures de transport européennes
Les infrastructures de transport en Europe sont en retard. Aujourd’hui, un trajet en train entre Lisbonne et Varsovie prend plus de 36 heures, alors que des distances similaires sont parcourues beaucoup plus rapidement en Asie ou aux États-Unis. Cette situation freine l’économie, la connectivité entre les régions et la transition écologique.
Le rapport propose d’investir massivement pour finaliser le réseau de transport trans-européen (TEN-T) d’ici 2030, avec des trains à grande vitesse reliant toutes les grandes villes européennes. Il recommande aussi de déployer massivement des bornes de recharge pour voitures électriques en Europe et de développer des solutions utilisant l’hydrogène pour les poids lourds.
Pour simplifier les déplacements, il appelle à harmoniser les règles entre pays, à créer un système unique de billetterie multimodale pour les trains, bus et avions, et à améliorer la coordination des réseaux de transport. Ces mesures rendraient les voyages plus rapides, plus accessibles et plus respectueux de l’environnement, tout en renforçant les liens entre les citoyens européens.
2.7 Dynamiser le rôle des PME dans le marché unique
Les petites et moyennes entreprises (PME) sont le cœur de l’économie européenne, contribuant à une grande part de la richesse créée et employant près des deux tiers de la main-d'œuvre de l’Union. Elles sont également essentielles à l’innovation et à la vitalité des régions. Pourtant, leur intégration au marché unique reste limitée : seulement 17 % des PME manufacturières exportent vers d’autres États membres, ce qui montre un potentiel sous-exploité.
Le rapport met en avant la nécessité de leur fournir des outils adaptés pour les aider à prospérer. Par exemple, un Code européen du droit des affaires pourrait leur offrir un cadre plus simple et davantage cohérent pour développer leurs activités à l’échelle européenne. Les marchés publics, qui représentent 14 % du PIB européen, doivent être plus accessibles grâce à des démarches simplifiées et des opportunités ciblées pour les PME.
En outre, le rapport propose de mieux mobiliser l’épargne européenne – estimée à 33.000 milliards d’euros – en la dirigeant vers des fonds d’investissement dédiés, pour soutenir les PME innovantes dans des secteurs clés comme la transition écologique et numérique.
2.8 Mieux intégrer la résilience sanitaire dans le marché unique
La pandémie de COVID-19 a montré que l’Europe dépend trop des importations pour ses besoins en matière de santé. Par exemple, plus de 60 % de certains ingrédients nécessaires à la fabrication de médicaments viennent d’Asie, ce qui rend l’Union vulnérable en cas de crise. En plus de cette dépendance, l’accès aux soins reste très inégal d’un pays à l’autre.
Pour remédier à ces faiblesses, le rapport propose de produire davantage de médicaments et de vaccins en Europe afin de réduire cette dépendance. Il recommande aussi de mieux connecter les systèmes de santé des pays européens, notamment en partageant les données de santé de manière sécurisée à travers un Espace européen des données de santé (EHDS). Cela permettrait de développer plus rapidement de nouveaux traitements et de mieux les distribuer.
Le rapport suggère également de créer un Fonds européen de santé, qui aiderait les petits pays à acheter ensemble des médicaments innovants ou des vaccins, comme cela a été fait avec succès pendant la pandémie. Enfin, investir dans des infrastructures de santé locales, surtout dans les régions moins riches, et attirer davantage de professionnels de santé sont des étapes essentielles pour garantir des soins de qualité partout en Europe.
2.9 Favoriser une fiscalité européenne plus harmonisée
Le rapport met en lumière les conséquences négatives de la fragmentation fiscale en Europe, qui complique les activités transfrontalières des entreprises, crée des inégalités entre les États membres et freine le développement du marché unique. Par exemple, les retenues fiscales sur les dividendes et intérêts augmentent les coûts pour les investisseurs, tandis que la fraude à la TVA représente une perte estimée à 140 milliards d’euros chaque année.
Pour y remédier, le rapport propose plusieurs mesures. Il recommande de finaliser le cadre pour l’imposition des revenus des entreprises en Europe (BEFIT), qui harmoniserait la façon dont les entreprises sont imposées à l’échelle européenne. Ce système simplifierait les démarches fiscales et limiterait les abus, tout en prenant en compte les besoins spécifiques des PME et des grandes entreprises. Il souligne également la nécessité de moderniser le système de TVA pour mieux répondre aux défis de l’économie numérique et réduire les pertes liées à la fraude.
Le rapport insiste sur l’importance d’éliminer les barrières fiscales qui freinent les investissements transfrontaliers, notamment en supprimant la double imposition. Par ailleurs, il soutient l’adoption rapide d’un impôt minimum mondial de 15 % pour les multinationales, conformément aux accords de l’OCDE, afin de garantir une concurrence fiscale plus équitable entre les États membres.
2.10 Accélérer l’intégration européenne : vers une harmonisation ambitieuse des politiques de l’UE
Tout au long de ses 147 pages, le rapport Letta martèle une conviction claire : l’Union européenne ne peut plus se contenter d’une coordination molle entre États membres. Il plaide pour une convergence renforcée et une harmonisation ciblée des politiques, condition essentielle pour bâtir un marché unique plus efficace et plus juste. Enrico Letta insiste notamment sur la nécessité d’une approche dynamique de l’analyse d’impact qui ne se limite plus aux seules considérations économiques, mais place sur un pied d’égalité la protection sociale, la cohésion territoriale et l’urgence climatique. Loin d’être un simple raffinement technocratique, cette vision engage une refonte profonde du logiciel européen, avec pour ambition une Union plus intégrée et résiliante face aux défis du XXIe siècle.
3 Impact et implications pour les citoyens et les entreprises, en particulier en Belgique
L'impact du marché unique européen sur la Belgique ne peut être surestimé. Une étude récente de l’Institut allemand IFO révèle qu’en cas de démantèlement de l’Union européenne, la Belgique subirait une perte de PIB par habitant de 10,2 %, plaçant le pays parmi les plus impactés, juste derrière le Luxembourg (-18,1 %). A titre de comparaison, les grandes économies européennes, comme la France (-4,1 %) ou l’Allemagne (-5,2 %), seraient relativement moins affectées. Ce constat illustre la dépendance d’une économie ouverte comme celle de la Belgique à l’égard des échanges commerciaux et des opportunités offertes par le marché unique.
La dissolution du marché unique seul entraînerait une perte de 7 % du PIB par habitant pour la Belgique, un chiffre nettement supérieur à celui observé dans d’autres pays européens (3,6 % pour l’Allemagne et 2,5 % pour l’Espagne). Ces données soulignent l'importance stratégique du maintien de ce marché intégré pour protéger la compétitivité des entreprises belges et préserver le bien-être de ses citoyens.
Cette question est particulièrement pertinente dans un contexte où la Belgique fait face à une vague de fermetures d’entreprises et d’usines, comme celle annoncée récemment pour Audi Brussels. Ces fermetures mettent en lumière la fragilité de certains secteurs industriels belges, déjà sous pression face à la concurrence internationale. Le marché unique, en facilitant l’accès aux financements, en stimulant les échanges et en réduisant les coûts des barrières commerciales, offre des opportunités vitales pour réindustrialiser le pays et renforcer sa compétitivité sur des marchés mondiaux.
Une étude du Parlement européen (Mapping the Cost of Non-Europe, 2022-2032) confirme également les bénéfices significatifs d'une intégration européenne renforcée. Selon ce rapport, une action collective ambitieuse à l’échelle européenne pourrait générer jusqu’à 2,8 trillions d’euros de gains annuels supplémentaires d’ici 2032. Ces bénéfices s’appuient sur des économies d’échelle, des synergies accrues et une meilleure coordination dans des domaines clés tels que les infrastructures, l’énergie, la transition verte et le numérique. En Belgique, cela se traduirait par un accès simplifié aux financements européens pour les PME et les start-ups, permettant d’encourager l’innovation et la croissance des entreprises. De plus, une meilleure coordination des réseaux énergétiques européens contribuerait à réduire la dépendance énergétique tout en accélérant l’adoption des énergies renouvelables.
Le marché unique représente également un outil crucial pour répondre aux défis globaux actuels. L’étude du Parlement européen souligne comment des initiatives collectives ont permis de renforcer la résilience face à la pandémie de COVID-19, notamment par des mesures comme le programme SURE, qui a protégé des milliers d’emplois en Belgique, ou encore le programme Next Generation EU, qui permet des investissements massifs dans des projets verts et numériques.
Sans l’intégration européenne, les effets combinés des crises climatiques, géopolitiques et économiques pourraient considérablement affaiblir les économies nationales, avec un coût particulièrement élevé pour des pays comme la Belgique. À l’inverse, une action stratégique collective offre une feuille de route pour maximiser la prospérité économique tout en répondant aux défis sociaux et environnementaux.
4 Conclusion : L’Europe doit convaincre par l’action
Face aux défis sans précédent de notre époque – crises géopolitiques, transition écologique et numérique, montée des extrêmes – l’Europe doit démontrer qu’elle peut transformer ses ambitions en résultats concrets. Bien que des initiatives passées, telles que le rapport Monti, aient représenté des avancées significatives, elles ont parfois laissé certaines attentes insatisfaites. Aujourd’hui, le temps n’est plus aux promesses, mais à l’action.
Des succès tels que la fin des frais d’itinérance ou le programme Erasmus montrent que l’Europe peut avoir un impact direct et positif sur le quotidien des citoyens. Pour renforcer la confiance, elle doit aller plus loin : favoriser le développement des entreprises européennes afin de relever le défi de la double transition écologique et numérique, garantir l’accès à une énergie propre et abordable, soutenir des infrastructures modernes et accessibles, et répondre aux besoins des régions les plus vulnérables en promouvant notre modèle social européen.
Le rapport Much more than a market d’Enrico Letta a indéniablement créé une dynamique positive, mais encore faut-il transformer l’essai. Il appartient désormais à la Commission de prouver qu’elle en a réellement pris la mesure lors de la publication, en juin 2025, de son rapport stratégique sur le marché intérieur.
Pourtant, éclipsé par le rapport Draghi, dont l’approche est radicalement différente, le rapport Letta semble s’effacer peu à peu. Là où Letta insiste avec force sur le fait que le marché intérieur est bien plus qu’un simple espace économique, Draghi recentre le débat sur le rattrapage des États-Unis et sur le supposé retard de compétitivité de l’UE.
Deux visions quasi irréconciliables s’affrontent, et l’Union européenne se trouve à un carrefour décisif : poursuivra-t-elle une compétitivité à tout prix, quitte à sacrifier ses acquis sociaux et environnementaux, ou osera-t-elle enfin bâtir un modèle fondé sur une compétitivité durable et équitable ? L’enjeu dépasse de simples ajustements techniques : il s’agit d’assumer une rupture avec le productivisme aveugle et l’obsession du « rattrapage » du modèle américain, qui ont trop longtemps dicté le tempo en Europe. La vision portée par Enrico Letta ne peut rester un exercice intellectuel de plus : elle doit être reconnue comme un changement de cap nécessaire. Il est temps d’affirmer que la régulation n’est pas un frein, mais un moteur de prospérité ; non pas une contrainte, mais un levier d’émancipation. L’heure n’est plus aux demi-mesures : aux progressistes d’assumer leurs responsabilités et d’imposer ce changement de paradigme.
Bibliographie
- Rapport Letta – L'avenir du marché unique européen (2024).
Disponible sur : https://single-market-economy.ec.europa.eu/news/enrico-lettas-report-future-single-market2024-04-10_en
- Enrico Letta – Des idées nouvelles pour l'Europe avec les femmes et les hommes qui la font. Éditions O. Jacob, 2024, 230 pages.
- Article Reuters – "Emirati billionaire to invest $20 bln in US data centers, Trump says" (2024).
Disponible sur : Emirati billionaire to invest $20 bln in US data centers, Trump says | Reuters
- L'Echo – "Sans l'Europe, la Belgique serait bien démunie" (2024).
Disponible sur : Sans l'Europe, la Belgique serait bien démunie | L'Echo
- Étude du Parlement européen – "Mapping the Cost of Non-Europe, 2022-2032" (2023).
Disponible sur :
https://www.europarl.europa.eu/thinktank/en/document/EPRS_STU(2023)734690
- Conclusions du Conseil de l’UE sur l’avenir du marché unique (2024)
Disponible sur : https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/05/24/council-adoptsconclusions-on-the-future-of-the-single-market/
- L'Echo – "Selon Enrico Letta, si l'Europe veut atteindre ses objectifs, elle doit revoir le marché unique".
Disponible sur : https://www.lecho.be/economie-politique/europe/economie/selon-enrico-letta-si-l-europe-veutatteindre-ses-objectifs-elle-doit-revoir-le-marche-unique/10539968.html
- Discours de Pierre Wunsch – Allocution du Gouverneur de la Banque nationale de Belgique (6 septembre 2024).
Disponible sur : https://www.google.com/url?sa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://www.nbb.be/ doc/ts/enterprise/speeches/20240906_speech_wunsch.pdf&ved=2ahUKEwiCs9fXpOaKAxVlV qQEHdJGB0gQFnoECBQQAQ&usg=AOvVaw0M0OKU255bf87AHVM9p_Fo
- L'Echo – "Enrico Letta : Donald Trump aidera l'Europe à passer à l'âge adulte".
Disponible sur :
https://www.lecho.be/economie-politique/europe/economie/enrico-letta-donald-trump-aidera-leurope-a-passer-a-l-age-adulte/10573185.html