La liberté d'expression entre protection et manipulation

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SOMMAIRE

1 États-Unis et Europe : une histoire différente des garanties liées à la liberté d’expression 2

2 Liberté d’expression et discours de haine 4

2.1 Vus par la Cour suprême des États-Unis 4

2.2 Vus par la Cour européenne des droits de l’homme 6

3 L’utilisation de la liberté d’expression : un enjeu démocratique 8

3.1 La liberté d’expression comme fondement de la démocratie 9

3.2 Le renversement de l’utilisation de la liberté d’expression 10

3.3 Les balises dégagées au niveau européen par le Conseil de l’Europe 12

3.4 Le contrôle des réseaux sociaux face à la désinformation et au discours de haine 13 4 Conclusion 17

Biographie de l’auteur

Letizia De Lauri est juriste expert, notamment des questions constitutionnelles et des réformes institutionnelles auprès de l’Institut Emile Vandervelde.

Introduction

La liberté d'expression est considérée comme un pilier de toute démocratie. Elle permet aux citoyens de participer activement au débat public, de critiquer les actions du gouvernement et de promouvoir des idées diverses et variées.

Une étude de l’Unesco de 20231 analysant différents pays montre une forte corrélation entre la liberté d’expression et les autres libertés fondamentales. La liberté d'expression est étroitement liée à la protection des droits civils et politiques. Les pays où la liberté d’expression est la mieux garantie offrent aussi de meilleures protections des droits fondamentaux tels que le droit à la vie, l’égalité devant la loi ou le droit à un procès équitable. Cette étude établit un lien entre la liberté d'expression et la liberté de la presse, soulignant que cette dernière joue un rôle crucial dans la défense des droits humains

Cette étude explore les différentes approches de la liberté d’expression aux États-Unis et en Europe, en mettant en lumière les contextes historiques et sociaux qui ont façonné ces conceptions

Aux États-Unis, la liberté d'expression repose sur le principe du « marché des idées », où la vérité émerge du libre-échange des opinions, y compris des fausses idées, à la faveur du débat. Cette conception, influencée par John Stuart Mill et formulée par le juge Holmes en 1919, se concentre sur l’individu et la formation de l’opinion publique. En Europe, la liberté d'expression est perçue comme un moyen d’atteindre un consensus rationnel, influencé par l'idéal de Jean-Jacques Rousseau de la « volonté générale » et l’importance de la délibération pour garantir la légitimité démocratique.

Les différences pratiques entre les systèmes américain et européen se manifestent dans la régulation des discours. En Europe, des restrictions peuvent être imposées pour protéger des valeurs comme la dignité humaine et assurer un débat public harmonieux. Aux États-Unis, en revanche, la régulation des discours haineux est limitée par le premier amendement, qui protège la liberté d'expression sauf en cas d'incitation à une action illégale imminente. De plus, en Europe, les droits constitutionnels peuvent être opposés à des acteurs privés, tandis qu'aux États-Unis, ils s'appliquent principalement à l’État.

Cette analyse examine également les défis contemporains posés par les discours de haine et la désinformation, notamment à l’ère numérique. Les discours de haine, qui incitent à la violence ou à la discrimination, sont particulièrement préoccupants.

Enfin, l’étude aborde la question de l’utilisation politique actuelle et des conséquences des réseaux sociaux sur la liberté d'expression et la démocratie. Les plateformes numériques ont transformé la manière dont les informations sont diffusées et consommées, amplifiant les discours haineux et la désinformation. Il est crucial de trouver un équilibre entre la liberté d’expression et la régulation nécessaire pour protéger la cohésion sociale. Les États, les plateformes numériques et les citoyens ont tous un rôle à jouer pour s’assurer que la liberté d'expression contribue positivement à la démocratie, sans devenir une arme contre elle.

1 https://www.unesco.org/fr/articles/une-analyse-de-lunesco-portant-sur-180-pays-revele-quune-plus-grande-libertedexpression-est

1 États-Unis et Europe : une histoire différente des garanties liées à la liberté d’expression

La liberté d'expression est inscrite dans le premier amendement de la Constitution des États-Unis de 17912. Ce droit protège les individus contre les restrictions imposées par le gouvernement fédéral concernant l'expression, la presse, la religion, ainsi que le droit d’adresser des pétitions aux autorités. Toutefois, ce droit n’est pas absolu et est soumis à certaines limitations, particulièrement lorsqu’il entre en conflit avec d’autres intérêts publics tels que la sécurité nationale ou l’ordre public.

L'histoire de la liberté d'expression aux États-Unis a évolué au fil des siècles. Le premier amendement, adopté en 1791, interdisait au gouvernement fédéral de restreindre la liberté d'expression, mais initialement, cette protection ne s'étendait pas aux États fédérés. Ce n’est qu’en 1868, avec la ratification du 14e amendement, que cette protection fut étendue aux États. Cela signifie qu’à partir de ce momentlà, les lois des États ne pouvaient plus violer le droit à la liberté d'expression garanti par la Constitution.

La Cour suprême des États-Unis a joué un rôle central dans l’interprétation et la délimitation de la liberté d'expression. Au fil du temps, elle a élaboré des tests et des doctrines pour équilibrer ce droit avec d’autres intérêts publics, notamment dans des affaires où l’expression entre en conflit avec d’autres préoccupations comme la sécurité ou l’ordre public.

En 1919, le juge à la Cour suprême américaine, O.W. Holmes3 avance une métaphore devenue célèbre, celle du « libre marché des idées » : la concurrence entre les opinions constitue, selon Holmes, le meilleur moyen pour permettre à la vérité de s’imposer. Le libre commerce des idées implique « la liberté de pensée, non pour ceux qui sont d’accord avec nous, mais pour ceux qui professent des idées que nous haïssons ». Six ans plus tard, le juge L. Brandeis met en garde contre l’exaltation de la sécurité au détriment de la liberté. Il souligne l’importance de la liberté d’expression pour un régime démocratique, exprimant sa confiance dans la discussion libre et intrépide et dans le pouvoir de la raison qui se manifeste à travers la discussion publique. La foi dans le libre marché des idées signifie, pour les deux juges, qu’il convient de combattre les idées pernicieuses par la libre discussion, et non par des interdictions : « the remedy to be applied is more speech, not enforced silence ».

Cette approche est issue d’un contexte historique et sociétal sensiblement différent de l’Europe. Les opinions des juges Holmes et Brandeis ciblaient la répression massive des membres du parti communiste à l’époque de la Première Guerre mondiale. Cette répression a connu son apogée durant la guerre froide avec le fameux maccarthysme, véritable chasse aux sorcières menée contre les procommunistes, réels ou supposés. Le statut particulier de la liberté d’expression, comme liberté suprême et icône culturelle, constitue en partie une réaction à ces événements.

L’approche européenne et celle adoptée dans les conventions des droits humains constituent en revanche une réponse aux « actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité », selon les termes de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 19484. Les ravages de l’idéologie nazie

2 Constitution américaine disponible sur : https://www.state.gov/wp-content/uploads/2020/05/FRE-Constitution.pdf

3 Maya Hertig, « Une liberté d’expression sans bornes ? L’exemple des États-Unis », TANGRAM, revue spécialisée dans l’étude et l’analyse du racisme en Suisse, disponible sur https://www.ekr.admin.ch/f817.html#:~:text=En%201919%2C%20le%20juge%20%C3%A0,la%20v%C3%A9rit%C3%A9%20de %20s'imposer

4 Pauline Trouillard, « La liberté d’expression à l’ère digitale : des conceptions américaines et européennes réconciliables, en pratique ? », mars 2024, disponible sur https://www.juspoliticum.com/articles/la-liberte-d'expression-a-l'ere-digitale-:-desconceptions-americaines-et-europeennes-reconciliables-en-pratique-1927

ont mis en garde contre la confiance absolue dans l’idée que la raison et la vérité l’emporteraient toujours sur des doctrines pernicieuses. La conviction s’est alors imposée que les propos incitant à la haine et à la discrimination raciale sapent les fondements de la démocratie et les droits des personnes visées. Face à ce danger, les démocraties ne doivent pas rester démunies. Il s’agit d’éviter que la liberté d’expression ne se retourne contre elles et ne devienne une arme dans les mains des ennemis du régime démocratique et de ses valeurs centrales : la liberté, l’égalité et la dignité humaine. Pour protéger ces valeurs, l’État a non seulement la faculté de restreindre la diffusion de propos haineux, mais aussi le devoir de le faire. La réalisation effective des droits humains des minorités ethniques, linguistiques ou religieuses nécessite de l’État des mesures préventives et répressives pour assurer la protection non seulement des autorités étatiques mais aussi des intérêts privés. En d’autres termes, la protection des droits fondamentaux implique davantage qu’un simple devoir d’abstention : elle impose à l’État un devoir d’action.

Outre ces raisons historiques, les différences d’approches s’expliquent aussi par le contexte social. Le scepticisme à l’égard de l’État est beaucoup plus prononcé aux États-Unis qu’en Europe. Sur le Vieux Continent, l’État n‘est pas ressenti comme une menace, mais comme un garant des droits et des libertés fondamentales. Il en va tout autrement aux États-Unis, comme en témoignent l’opposition aux droits sociaux et les controverses farouches suscitées par l’introduction d’une assurance maladie obligatoire (Obamacare) ou encore les politiques récentes menées par l’administration Trump contre les organes étatiques.

En Europe, l'État joue un rôle central dans la protection sociale et la régulation économique. Les citoyens européens ont tendance à voir l'État comme un acteur bienveillant, capable de favoriser l'égalité et de fournir des services essentiels tels que l’éducation, la santé et la sécurité sociale. Cette confiance en l’État est renforcée par des décennies de politiques sociales et de régulations qui ont permis de construire des systèmes de protection sociale robustes et inclusifs.

Aux États-Unis, en revanche, l'individualisme et la méfiance vis-à-vis de l’intervention étatique sont profondément ancrés dans la culture. L’idée que chacun doit être responsable de son propre bien-être est largement répandue, ce qui explique l’opposition à des mesures telles que l'assurance maladie obligatoire. Les débats autour de l’Obamacare illustrent bien cette tension entre la volonté de garantir un accès universel aux soins de santé et la résistance à toute forme de contrôle étatique. De plus, les politiques de l’administration Trump ont souvent cherché à réduire le rôle de l'État, en favorisant la dérégulation et en limitant les interventions gouvernementales dans divers domaines.

2 Liberté d’expression et discours de haine

2.1 Vus par la Cour suprême des États-Unis

La jurisprudence de la Cour suprême des États-Unis en matière de liberté d’expression a permis différentes avancées. Elle a développé une conception large de la liberté d’expression5 et a établi des balises6

La Cour a progressivement adopté une position beaucoup plus libérale concernant la liberté d'expression. Ainsi, en matière de discours de haine, elle a établi que l'État ne peut interdire une expression en raison de son contenu, sauf si celui-ci incite à la violence ou constitue une menace directe pour l’ordre public. Cette évolution s'est appuyée sur plusieurs voies d'analyse, notamment les tests suivants7 :

1. Test de la qualité de la réglementation La Cour examine si la réglementation est suffisamment claire et précise. Une loi vague ou trop générale pourrait être jugée inconstitutionnelle, car elle pourrait entraîner des interprétations arbitraires et injustes. Par exemple, une loi qui interdit « tout comportement perturbateur » sans définir ce qu’est un comportement perturbateur pourrait être utilisée de manière excessive pour restreindre la liberté d'expression. Ce test vise à garantir que les lois sont formulées de telle manière que les citoyens puissent comprendre exactement ce qui est interdit et ce qui est permis, évitant ainsi des restrictions injustes et disproportionnées de la liberté d'expression.

2. Test basé sur le contenu ou la neutralité. La Cour distingue les réglementations qui ciblent le contenu d’un discours (content-based) de celles qui sont neutres par rapport à ce contenu (content-neutral). Les réglementations basées sur le contenu sont celles qui interdisent ou restreignent des discours en fonction de ce qui est dit, comme une loi qui interdirait les discours politiques critiques envers le gouvernement. Ces lois sont généralement jugées inconstitutionnelles car elles portent atteinte à la liberté d'expression de manière directe et discriminatoire. En revanche, les réglementations neutres par rapport au contenu sont celles qui restreignent la liberté d'expression de manière incidente, sans viser spécifiquement le contenu du discours. Par exemple, une loi interdisant la destruction d’un ordre militaire, bien qu'elle limite la liberté d’expression en matière de pacifisme, est considérée comme neutre car elle vise un objectif distinct de la régulation des idées exprimées. Ces lois peuvent être acceptées si elles poursuivent un objectif légitime et sont proportionnées.

3. Catégories d'expressions exclues de la protection constitutionnelle Certaines formes de discours ne bénéficient pas de la protection constitutionnelle en raison de leur nature nuisible ou dangereuse. Parmi ces catégories, on trouve la diffamation, qui consiste à publier de fausses informations portant atteinte à la réputation d’une personne ; l’obscénité, qui inclut des contenus

5 À titre d’exemples :

Dans Cohen v. California (1971), la Cour a décidé que porter une veste avec le slogan "Fuck the Draft" n’était pas un acte obscène et que l’expression était protégée. Dans Spence v. Washington (1974), l’affichage d'un drapeau américain avec un symbole de paix a été jugé constituer un acte d’expression protégé. Dans Texas v. Johnson (1989), la Cour a estimé que brûler le drapeau américain dans un contexte de protestation était une forme d ’expression protégée. La même approche a été adoptée dans United States v. Eichman (1990), où une loi fédérale protégeant le drapeau américain a été invalidée.

6 Séverine Brondel, Norbert Foulquier et Luc Heuschling, Gouvernement des juges et démocratie, Paris, 2001

7 Sarah-Marie Cabon, « Discours de haine et droit pénal aux États-Unis : de quelques rares limites à la liberté d’expression », RDLF 2024, disponible sur https://revuedlf.com/droit-penal/discours-de-haine-et-droit-penal-aux-etats-unis-de-quelques-rareslimites-a-la-liberte-dexpression/#_ftn12

sexuellement explicites jugés offensants ; la pornographie infantile, qui exploite et abuse des enfants ; et l'incitation à la violence, qui encourage des actions violentes contre des individus ou des groupes. Cependant, le discours motivé par la haine, en tant que tel, n’est pas nécessairement soumis à une restriction, sauf si l'expression incite directement à la violence ou constitue une menace imminente. Par exemple, des propos haineux qui appellent à des actes violents contre une communauté spécifique peuvent être interdits, tandis que des discours haineux qui n’incitent pas directement à la violence peuvent être protégés par la liberté d’expression.

Quelle est l’application particulière de la liberté d’expression au cas des discours de haine ?

Malgré la protection presque absolue qu'accorde le premier amendement à la liberté d’expression dans les relations privées, la Cour suprême a reconnu quelques exceptions, principalement en ce qui concerne l’expression obscène, les discours haineux (hate crimes), et les propos belliqueux, lorsque ceux-ci peuvent mettre en danger l'ordre public8 .

Dans l’arrêt Schenk v. United States9 (1919), la Cour a affirmé qu'une personne pouvait être condamnée pour avoir exercé sa liberté d’expression si son discours représentait un danger manifeste et immédiat pour l’ordre public. La Cour a ainsi validé des lois étatiques réprimant des discours considérés comme menaçants, notamment dans les affaires impliquant le Ku Klux Klan. Ce test a permis à la Cour de développer une conception restrictive du premier amendement, légitimant les actions légales contre certaines formes de discours jugées dangereuses pour la société.

Dans l’affaire Chaplinsky de 194210, un témoin de Jéhovah distribuant des pamphlets qualifiait les religions organisées de « racket » et insulta un marshal en le qualifiant de « sacré racketteur ». Il fut arrêté et condamné à une amende en vertu de la loi du New Hampshire qui interdit les propos blessants sur la voie publique. La Cour suprême jugea que les insultes et provocations verbales ne sont pas protégées par le premier amendement et confirma la condamnation. Elle souligna que la liberté d’expression ne confère pas un droit absolu en toutes circonstances. La Cour avait déjà précisé que des expressions comme crier « au feu » sans raison ne sont pas protégées par ce même amendement.

Dans l'affaire Chaplinsky, la Cour établit une distinction entre deux niveaux et indique qu’il existe un certain nombre de catégories d'expression, bien définies et limitées, pour lesquelles personne n’a jamais considéré que leur prévention ou leur punition soulèvent une question constitutionnelle. Ces catégories comprennent les propos obscènes, ceux qui profanent le sacré, les propos diffamatoires ou insultants, ainsi que ceux qui incitent à la violence ou dont le seul but est de causer un trouble immédiat à l’ordre public. Le juge Murphy, auteur de l’opinion unanime, conclut : « ces expressions ont une valeur sociale si mince dans la quête de la vérité que l’intérêt qu’elles représentent est complètement éclipsé par celui que représente le maintien de l'ordre public et de la moralité »

De même, dans Beauharnais v. Illinois (1952), la Cour a validé une loi de l’Illinois interdisant la diffamation de groupes, en l’occurrence des discours incitant à la haine raciale. Cette décision a illustré une approche visant à restreindre la liberté d'expression au nom de la protection de certains groupes contre des discours injurieux ou incitant à la haine.

8 A.Deysine, « Liberté d’expression et poursuites pénales aux États-Unis ». Archives de politique criminelle, n° 40(1), Paris, 2018, 189-209.

9 Schenk v. United States, 249 US 47, 1919.

10 Chaplinsky v. New Hampshire, 315 US 568, 1942.

Cependant, l’application de cette règle n’est pas toujours simple. Dans une autre affaire, la Cour introduit une distinction entre le contenu des paroles et la manière dont elles sont exprimées. Dans un arrêt R.A.V. v. City of St. Paul11 concernant un acte visant à brûler des croix religieuses, qui était contraire à un règlement municipal interdisant les atteintes à des signes convictionnels, la majorité des juges de la Cour suprême a estimé que le règlement municipal sur lequel se basait la condamnation était anticonstitutionnel car, en condamnant les propos insultants ou incitant à la violence en vertu de la race, de la religion ou du genre, il se fondait sur le point de vue idéologique exprimé et faussait « le libre marché des idées ».

Dans l'arrêt Virginia v. Black (2003)12, la Cour suprême a souligné que, pour qu’un discours haineux soit pénalisé, il devait aboutir à un acte de violence concret. Cela limite donc considérablement la portée des lois qui pourraient interdire ce type de discours. Les actes de violence doivent être immédiats, directs et clairement liés aux propos tenus, ce qui restreint fortement la possibilité de sanctionner les discours haineux en l’absence d'une violence imminente.

2.2 Vus par la Cour européenne des droits de l’homme

La liberté d’expression est garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH). Ce droit inclut la liberté d’exprimer des opinions, de idées et de rechercher et recevoir des informations sans frontières. Il englobe également le droit d’exprimer des opinions politiques et religieuses en lien avec le droit à la liberté de pensée et de conscience de l’article 9 de la Convention.

La Cour a toujours souligné que « La liberté d'expression constitue l'un des fondements essentiels d’une société démocratique, l'une des conditions primordiales de son progrès et de l'épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l'article 10 (art. 10-2), elle vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l'État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de "société démocratique". Il en découle notamment que toute "formalité", "condition", "restriction" ou "sanction" imposée en la matière doit être proportionnée au but légitime poursuivi. »13

Les restrictions à la liberté d’expression sont soumises à plusieurs conditions : elles doivent être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et être nécessaires dans une société démocratique. Les ingérences doivent être clairement définies, non arbitraires et susceptibles de contrôle judiciaire.

Qu’en est-il des discours de haine ? Sont-ils protégés par la liberté d’expression ?

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a toujours été vigilante quant à l’utilisation du droit pénal pour encadrer la liberté d’expression. La répression pénale est perçue comme une atteinte grave à ce droit. Cependant, la CEDH admet des exceptions à ce principe de restriction limitée de la liberté d'expression. Les discours de haine incitant à la violence sont un cas où la répression pénale est jugée admissible. Lorsque des propos incitent à la violence contre des individus, des représentants de l'État ou une partie de la population, les autorités nationales disposent d'une marge d'appréciation plus large. Dans ce contexte, des sanctions pénales, voire des peines de prison, peuvent être justifiées14

11 Arrêt complet disponible sur : https://www.law.cornell.edu/supremecourt/text/505/377

12 Virginia v. Black, 538 US 343, 2003.

13 Cour européenne des droits de l’homme, arrêt HANDYSIDE c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976

14 T. Hochmann, « Les discours de haine, le droit pénal et la Cour européenne des droits de l’homme », RDLF 2024, disponible sur https://revuedlf.com/cedh/les-discours-de-haine-le-droit-penal-et-la-cour-europeenne-des-droits-de-lhomme/

Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) accorde une attention particulière au droit pénal en tant que sanction des discours de haine. Sa jurisprudence insiste sur la nécessité de sanctionner les propos qui propagent, encouragent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance.

Cela se traduit par une jurisprudence qui privilégie la répression des discours incitant à la violence, tout en insistant sur la prudence et la proportionnalité. Contrairement à d'autres formes de discours, les discours de haine justifient leur répression pénale. La CEDH veille à ce que les sanctions soient proportionnées à la gravité des propos tenus, afin de ne pas porter atteinte de manière excessive à la liberté d'expression. La Cour prend en compte le contexte dans lequel les propos ont été tenus, leur impact potentiel sur la société et la nécessité de protéger les groupes vulnérables contre les attaques haineuses.

La Cour européenne des droits de l’homme peut traiter les affaires de discours de haine par deux voies :

1. Exclusion de la protection L'article 17 de la CEDH (interdiction de l’abus de droit) exclut de la protection les propos haineux qui nient les valeurs fondamentales de la Convention. Cet article vise à empêcher que les droits garantis par la Convention soient utilisés pour détruire les droits et libertés qu’elle protège. Par exemple, des discours qui incitent à la violence ou à la discrimination contre des groupes ethniques, religieux ou autres peuvent être exclus de la protection de la liberté d'expression.

2. Limitations de la protection L'article 10 §2 de la CEDH (liberté d'expression) permet des restrictions lorsque le discours, bien que haineux, ne détruit pas les valeurs fondamentales de la Convention. Cet article autorise des limitations à la liberté d'expression pour des raisons de sécurité nationale, de protection de l’ordre public, de prévention du crime, de protection de la santé ou de la morale, et de protection des droits d'autrui. Ainsi, même si un discours ne constitue pas un abus de droit au sens de l’article 17, il peut être restreint s’il menace la sécurité publique ou les droits des individus.

La Cour a été amenée à plusieurs reprises à se prononcer sur des discours de haine. Nous citerons trois affaires :

• L’affaire Glimmerveen et Haqenbeek c. Pays-Bas Les requérants ont été condamnés pour possession de tracts visant à expulser les non-blancs des Pays-Bas. La CEDH a jugé que ces propos constituaient une incitation à la discrimination raciale et à la haine, et a confirmé la condamnation des requérants.

• L’affaire Garaudy c. France. Le requérant avait été condamné pour contestation de crime contre l’humanité et incitation à la haine raciale. La CEDH a jugé que ses propos constituaient une négation de l’Holocauste, ce qui est considéré comme une forme particulièrement grave de discours de haine. La Cour a confirmé la condamnation du requérant, soulignant l'importance de lutter contre la négation des crimes contre l’humanité.

• L’affaire Norwood c. Royaume-Uni Le requérant avait affiché une attaque véhémente contre l’islam, associant l'ensemble du groupe religieux à un acte terroriste grave. La CEDH a jugé que ces propos constituaient une incitation à la haine religieuse et a confirmé la condamnation du requérant, soulignant la nécessité de protéger les groupes religieux contre les attaques haineuses.

En Belgique, dans le respect du droit international, les discours incitant à la haine font l’objet d’une répression pénale particulière, conformément à la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes

inspirés par le racisme et la xénophobie et aux lois du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination. Ces discours d’incitation à la haine se caractérisent par trois éléments : –

Le comportement ou le discours doit être susceptible d’inciter à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe, d’une communauté ou de leurs membres. Cela signifie que les propos ou les actions doivent présenter un risque réel de provoquer des sentiments de haine ou de violence. Par exemple, des discours qui stigmatisent un groupe ethnique ou religieux en les accusant de tous les maux de la société peuvent être considérés comme incitant à la haine.

– L’auteur doit avoir eu la volonté d’inciter à la haine ou à la violence. Cette condition est parfois difficile à apprécier. En effet, il n’est pas nécessaire, pour constater cet élément moral, que l’auteur ou l’autrice ait provoqué la commission d’actes concrets et précis. Toutefois, l’incitation doit aller au-delà de ce qui relève des informations, des idées ou des critiques. Par exemple, un discours qui appelle explicitement à des actions violentes contre un groupe spécifique démontre une intention claire d’inciter à la haine.

– Le comportement ou les propos doivent avoir été tenus en public. Cela inclut les discours prononcés lors de rassemblements publics, les publications dans les médias, ainsi que les messages diffusés sur les réseaux sociaux. La Ligue des droits humains, aux côtés de l’Institut fédéral pour les droits humains, d’Unia et de trente-sept autres organisations de la société civile, a appelé à une modification de la Constitution afin que tous les propos incitant à la haine, tenus sur les réseaux sociaux, puissent être sanctionnés par les tribunaux correctionnels, comme c’est le cas pour l’incitation à la haine raciale. Cette initiative vise à renforcer la lutte contre les discours de haine en ligne, qui peuvent se propager rapidement et entraîner de graves conséquences.

Ces comportements peuvent être punis par des peines d’amendes ou de prison. Les sanctions visent à dissuader les individus de tenir des propos haineux et à protéger les groupes vulnérables contre les attaques verbales. En outre, la répression pénale des discours de haine envoie un message fort de la part de l'État, affirmant que la société ne tolère pas la discrimination et la violence verbale. Ce choix contribue donc à maintenir la paix sociale et à promouvoir une culture de respect et de tolérance.

3 L’utilisation de la liberté d’expression : un enjeu démocratique

À l'ère contemporaine, l'équilibre entre la liberté d'expression et les préoccupations sociales s'avère de plus en plus complexe, en particulier avec l'émergence d'Internet et des réseaux sociaux. Ces nouveaux outils de communication ont introduit de nouveaux défis et influencent directement les organes politiques des États.

3.1 La liberté d’expression comme fondement de la démocratie

L’arrêt Dink15 illustre la conception de la Cour européenne des droits de l’homme d’une société pluraliste et démocratique, caractérisée par un débat public vigoureux :

« [L]es États sont tenus de créer, tout en établissant un système efficace de protection des auteurs ou journalistes, un environnement favorable à la participation aux débats publics de toutes les personnes concernées, leur permettant d’exprimer sans crainte leurs opinions et idées, même si celles-ci vont à l’encontre de celles défendues par les autorités officielles ou par une partie importante de l’opinion publique, voire même sont irritantes ou choquantes pour ces dernières »

La démocratie est garantie lorsqu’elle bénéficie d’un contexte propice, c'est-à-dire lorsque les lois, politiques et conditions générales assurent l’espace nécessaire à un débat public pluraliste. Cependant, ce contexte est compromis lorsque des lois et politiques, qu’elles soient spécifiquement conçues ou non, sont appliquées pour empêcher ou dissuader les journalistes, les médias et d’autres acteurs de la société civile de participer au débat public.

Le rôle de la liberté de la presse dans cet équilibre est majeur. Amnesty International relaie chaque année des cas de journalistes assassinés, agressés, menacés ou harcelés en raison de leur travail critique. Actuellement, on déplore aussi, dans certains pays, une recrudescence des campagnes de dénigrement et l’utilisation de fausses informations pour discréditer les journalistes et leur travail. L’utilisation abusive de dispositions législatives et de mesures administratives pour empêcher les journalistes de contribuer au débat public est une pratique préoccupante. Dans notre société de l’information, dominée par la propagande, l’information sponsorisée et les relations publiques, avec des guerres de l’information utilisant les médias et les réseaux sociaux comme armes, la présence de journalistes indépendants et de médias libres, indépendants, pluralistes et viables est plus nécessaire que jamais.

Une autre menace pour la liberté de la presse vient de la concentration de la propriété des médias, aggravée par l’absence de transparence. Cette concentration permet en effet à quelques acteurs de contrôler une grande partie de l’information diffusée, ce qui peut entraîner une uniformisation des points de vue et une réduction de la diversité des opinions. Ces menaces lancent des défis importants aux États, qui sont les garants ultimes du pluralisme, notamment dans le secteur audiovisuel. Ce rôle implique une « obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un pluralisme effectif ». Les États doivent également remédier aux conséquences de la présence de sociétés multinationales et d’intermédiaires internet souvent établis hors de leur territoire. Concernant la transparence, l’Assemblée parlementaire a proposé de promouvoir une carte d’identité des médias, incluant des informations sur les propriétaires et les principaux contributeurs financiers, tels que les grands annonceurs ou les donateurs.

Pour garantir un débat public pluraliste, il est essentiel que les journalistes puissent exercer leur métier sans craindre pour leur sécurité ou leur réputation. Les États doivent veiller à ce que les lois et politiques ne soient pas utilisées pour museler la presse, mais bien pour protéger la liberté d’expression et encourager la diversité des opinions. La mise en œuvre de mécanismes de protection pour les journalistes, ainsi que des mesures visant à garantir la transparence de la propriété des médias, sont des étapes cruciales pour renforcer la démocratie.

15 Cour EDH, Dink c. Turquie, n° 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 137, 14 septembre 2010

Par ailleurs, la société civile joue un rôle clé dans la défense de la liberté de la presse. Les organisations non gouvernementales, les associations de journalistes et les groupes de défense des droits humains doivent continuer à surveiller et à dénoncer les atteintes à la liberté de la presse. Leur travail est indispensable pour maintenir la pression sur les gouvernements et les entreprises afin qu'ils respectent les principes démocratiques et garantissent un environnement où la presse peut fonctionner librement et efficacement.

3.2 Le renversement de l’utilisation de la liberté d’expression

Dans un entretien avec Gilles Paris, publié dans Le Monde le 17 janvier 2025, Denis Ramond, docteur en sciences politiques et enseignant à l’université d’Angers, développe une réflexion approfondie sur la manière dont la notion de liberté d’expression a évolué et comment elle est désormais exploitée par certains groupes politiques16

Dans cet article, Denis Ramond met en avant le fait que la signification de la liberté d'expression a évolué de manière inquiétante au fil des décennies. En analysant la situation actuelle aux États-Unis, il souligne qu’alors qu’historiquement, la liberté d’expression était un instrument pour défendre le pluralisme et les droits individuels, et limiter l’autorité de l’État, elle est aujourd’hui utilisée par des courants conservateurs et d’extrême droite, qui la récupèrent pour s’opposer aux minorités, notamment dans leurs revendications d’égalité et de reconnaissance.

Ces groupes politiques réactionnaires défendent souvent des discours de haine sous couvert de liberté d’expression et ce, tout en dénonçant ce qu’ils appellent le « politiquement correct », qu’ils considèrent comme une forme de tyrannie imposée par les minorités. L'expression « politiquement correct » est omniprésente dans le débat public actuel car elle est souvent utilisée pour dénoncer des discours ou revendications jugés liberticides. Elle est principalement mobilisée par les conservateurs pour critiquer le discours progressiste. Cette expression, importée des États-Unis, est connotée et incertaine, souvent utilisée pour stigmatiser des expressions perçues comme vecteurs de préjugés ou de discrimination envers des groupes minoritaires ou dominés17

Il s’agit là d’une inversion des rôles historiques : la liberté d’expression, traditionnellement défendue par des groupes minoritaires contre des puissances dominantes, est désormais récupérée par les groupes dominants qui l’utilisent contre les minorités. Cette inversion de rôle, paradoxale, mène à une situation où les minorités, accusées d’être oppressives, sont en réalité les cibles de discours de haine.

Comme le soulignait le professeur Anne Deysine, cette nouvelle appropriation met aussi en avant le fait qu’aux États-Unis, dans le cadre des débats politiques, la liberté d’expression est devenue l’ennemie du pluralisme et un danger pour la démocratie18

16 Comment le « free speech » est devenu l’arme des conservateurs aux États-Unis, Gilles Paris, le monde, 17 janvier 2025 disponible sur https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/01/17/comment-le-free-speech-est-devenu-l-arme-des-conservateursaux-etats-unis_6503153_3232.html

17 Xavier Dupré de Boulois, « « Politiquement correct » et liberté d’expression », RDLF 2020 chron. n°01, disponible sur https://revuedlf.com/droit-administratif/politiquement-correct-et-liberte-dexpression/

18 https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/03/05/aux-etats-unis-la-liberte-d-expression-est-devenue-l-ennemie-du-pluralismeet-un-danger-pour-la-democratie_6220168_3232.html

Ce n’est pas tout. La récente décision du président américain, Donald Trump de limiter la liberté de la presse19 alors qu’il prônait le retour à la liberté d’expression dans son discours d’investiture montre une volonté d’imposer une vue unique, sans critique, débat ou contestation. La liberté d’expression est devenue un outil politique que seul le pouvoir en place et les proches de ce dernier peuvent revendiquer.

Les illustrations de ce phénomène sont nombreuses. Ainsi, lors de la conférence de Munich du 15 février 2025, JD Vance a dénoncé un prétendu « recul » de la liberté d'expression, faisant référence à la présidentielle précédente. Le 26 février, Jeff Bezos a annoncé sa décision de limiter la diversité des opinions dans la rubrique « Opinions » du Washington Post. Le 25 février, l’administration Trump a également restreint l'accès des médias à la Maison blanche.

Parallèlement, un autre phénomène se profile, où les fake news et mensonges prolifèrent. En effet, c’est au nom de la liberté d'expression que Mark Zuckerberg a choisi d’abandonner son programme de factchecking sur ses plateformes, permettant la propagation d'informations potentiellement erronées.

Pour expliquer ce nouveau positionnement, ces mouvements politiques conservateurs utilisent la notion du « bon sens ». « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée », disait Descartes. Ce concept évoque une forme de pragmatisme. Il est de plus en plus souvent utilisé en politique par certains mouvements20 : Donald Trump a rappelé avoir été élu pour « restaurer le bon sens », tandis que Marine Le Pen expliquait sa montée dans les sondages par le fait qu’elle était l'incarnation du « bon sens ».

En se réclamant du bon sens, les politiques cherchent souvent à clore le débat, disqualifiant toute opinion contraire. Le « bons sens » devient ainsi un moyen d’instrumentaliser le sens commun, un concept idéologique, malléable et souvent trompeur21. Cécile Alduy explique que le bon sens est utilisé pour justifier « au nom d'un sens commun naturel ce qui est en réalité une construction idéologique ». La notion de « bon sens » a permis la montée des démocraties libérales, mais ses contours flous facilitent aujourd’hui son utilisation par des acteurs politiques peu scrupuleux, qui l’exploitent comme une arme contre le pluralisme et la démocratie. À une époque où citoyens et politiques semblent ne plus se comprendre, évoquer le bon sens devient une stratégie. Pourtant, le bon sens n’est pas toujours le sens commun.

19 Reporters sans frontières, « États-Unis : la vision de Donald Trump sur la “liberté d'expression” se fait au détriment de la liberté de la presse » disponible sur https://rsf.org/fr/%C3%A9tats-unis-la-vision-de-donald-trump-sur-la-libert%C3%A9dexpression-se-fait-au-d%C3%A9triment-de-la 20 Marion Dupont, « Le bon sens en politique, un redoutable contresens démocratique », Le Monde, 22 novembre 2024 https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/11/22/le-bon-sens-en-politique-un-redoutable-contresensdemocratique_6409310_3232.html

21 Gloria Origgi dans un article intitulé « Faut-il faire confiance au «bon sens» politique ? », Libération, 21 juillet 2020, https://www.liberation.fr/debats/2020/07/21/faut-il-faire-confiance-au-bon-sens-politique_1794870/

3.3

Les balises dégagées au niveau européen par le Conseil de l’Europe

Au niveau européen, le Conseil de l’Europe a mené des travaux sur les discours politiques et la liberté d’expression. On trouve leurs conclusions dans un rapport de 2022 22:

- La liberté d'expression des responsables politiques n’est pas sans limite. Lorsqu’un discours politique contredit les valeurs fondamentales de la Convention européenne des droits de l’homme comme la lutte contre la discrimination il n’est pas protégé par cette liberté.

- Les responsables politiques ont une responsabilité accrue. En raison de leur position visible et influente, les responsables politiques ont une responsabilité particulière de ne pas tenir des propos incitant à la violence ou à la haine, notamment contre des groupes spécifiques en raison de leur race, origine, religion, genre, orientation sexuelle ou opinions politiques.

- L’incitation à la violence n’est pas protégée par la liberté d’expression. Le Conseil de l’Europe distingue les discours qui incitent à la violence ou à la résistance armée qui ne sont pas protégés par la liberté d'expression des discours pacifiques qui, même s'ils prônent des changements politiques ou constitutionnels, peuvent être protégés. Les discours séparatistes qui n'incitent pas à la violence sont également protégés.

- Des restrictions à la liberté d'expression sont admises. Même un discours politique protégé par l'article 10 de la CEDH peut être restreint en vertu du paragraphe 2 de cet article. Les restrictions doivent être légales et nécessaires dans une société démocratique, par exemple pour préserver la sécurité nationale, la réputation des individus ou la sûreté publique. Cependant, ces restrictions doivent être proportionnées aux objectifs légitimes poursuivis, comme la lutte contre la haine et l'intolérance.

- Tolérance et dignité humaine. La tolérance et le respect de la dignité de tous les individus sont au cœur de la société démocratique. En conséquence, il peut être nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner ou de prévenir les expressions qui incitent à la haine, à condition que les mesures prises soient proportionnées et respectent les droits fondamentaux.

Le Conseil de l'Europe a mené des travaux sur les discours politiques et la liberté d'expression, dont les conclusions sont présentées dans un rapport de 2022. La liberté d'expression des responsables politiques n'est pas absolue. Lorsqu’un discours politique contredit les valeurs fondamentales de la Convention européenne des droits de l'homme, comme la lutte contre la discrimination, il n'est pas protégé par cette liberté.

En raison de leur position visible et influente, les responsables politiques ont une responsabilité particulière de ne pas tenir des propos incitant à la violence ou à la haine, notamment contre des groupes spécifiques en raison de leur race, origine, religion, genre, orientation sexuelle ou opinions politiques. Le Conseil de l’Europe distingue les discours qui incitent à la violence ou à la résistance armée, qui ne sont pas protégés par la liberté d'expression, des discours pacifiques qui, même s'ils prônent des changements politiques ou constitutionnels, peuvent être protégés. Les discours séparatistes qui n'incitent pas à la violence sont également protégés.

22 Secrétariat général du Conseil de l’Europe, « La liberté d'expression politique : un impératif pour la démocratie », rapport d’information du 6 octobre 2022 disponible sur https://rm.coe.int/0900001680a86af4

Même un discours politique protégé par l'article 10 de la CEDH peut être restreint en vertu du paragraphe 2 de cet article. Les restrictions doivent être légales et nécessaires dans une société démocratique, par exemple, pour préserver la sécurité nationale, la réputation des individus ou la sûreté publique. Cependant, ces restrictions doivent être proportionnées aux objectifs légitimes poursuivis, comme la lutte contre la haine et l'intolérance. La tolérance et le respect de la dignité de tous les individus sont au cœur de la société démocratique.

En conséquence, il peut être nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionner ou de prévenir les expressions qui incitent à la haine, à condition que les mesures prises soient proportionnées et respectent les droits fondamentaux. Le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a adopté le 20 mai 2022 une recommandation aux États membres sur la lutte contre le discours de haine. Cette recommandation indique que les responsables publics, les organes élus et les partis politiques jouent un rôle décisif dans la prévention et la lutte contre le discours de haine et la promotion d'une culture d’inclusion. Les agents publics occupant des postes de direction devraient non seulement éviter de tenir un discours de haine, de le cautionner ou de le diffuser, mais aussi promouvoir publiquement une culture des droits de l’homme et condamner fermement et rapidement les discours de haine.23

3.4 Le contrôle des réseaux sociaux face à la désinformation et au discours de haine

L’effet politique des réseaux sociaux sur la confiance des citoyens dans les systèmes démocratiques est de plus en plus important.

Cet effet politique a été analysé dans une étude du Cevipof en France 24 qui évoque que les utilisateurs intensifs des réseaux sociaux sont plus critiques envers les élus et sont plus susceptibles de s’abstenir de voter. En outre, l’acceptabilité de la violence politique augmente avec l’intensité d’utilisation des réseaux sociaux.

Une étude sur les élections brésiliennes de 2022 analyse le succès de Jair Bolsonaro au fil du temps. Ce dernier s’est présenté comme un représentant acceptable et s’est forgée un image sur les réseaux sociaux en dénonçant ce qu’il considérait comme l’affirmation d’une « hégémonie culturelle de la gauche » au Brésil Cet effet a été accru par la défense des valeurs conservatrices et l’utilisation d’un langage dérangeant25

L’utilisation politique des réseaux sociaux a également amplifié les discours de haine que l’on retrouve sur les différentes plateformes. Dans le cadre de son plan d’action pour la lutte contre les discours de haine, les Nations Unies définissent celle-ci comme : « tout type de communication, qu’il s’agisse d’expression orale ou écrite ou de comportement, constituant une atteinte ou utilisant un langage péjoratif ou discriminatoire à l’égard d’une personne ou d’un groupe en raison de leur identité, en

23 CM du Conseil de l’Europe, Recommandation CM/Rec(2022)/16 sur la lutte contre le discours de haine disponible sur https://search.coe.int/cm#{%22CoEIdentifier%22:[%220900001680a67951%22],%22sort%22:[%22CoEValidationDate%20Desc ending%22]}

24 Luc Rouban, Directeur de recherche CNRS, « L’effet politique des réseaux sociaux », Note de recherche Le Baromètre de la confiance politique / Vague 15, mai 2024, Cevipof, Sciens po. https://www.sciencespo.fr/cevipof/sites/sciencespo.fr.cevipof/files/LR_effetpolreseauxsociaux_mai2024_V2.pdf

25 Mariana Falcão Chaise, « L’élection présidentielle brésilienne de 2022 : le présent et l’avenir d’une démocratie », disponible sur https://www.sciencespo.fr/opalc/sites/sciencespo.fr.opalc/files/OEB%20-%202023%20%20Dossi%C3%AA%20elei%C3%A7%C3%B5es%202022.pdf

d’autres termes, de l’appartenance religieuse, de l’origine ethnique, de la nationalité, de la race, de la couleur de peau, de l’ascendance, du genre ou d’autres facteurs constitutifs de l’identité 26».

Les partis d'extrême droite en Europe ont exploité les évolutions médiatiques et technologiques pour propager leurs idées et mobiliser leurs partisans. En détournant les médias traditionnels et en utilisant les réseaux sociaux, ces mouvements ont réussi à contourner des canaux d'information qu'ils jugent biaisés. Cependant, cette stratégie cache une réalité : la manipulation des discours, la normalisation des idées extrémistes et l’isolement des voix critiques. Plutôt que de promouvoir une diversité de pensées, les médias ont souvent facilité la montée en puissance de l’extrême droite, contribuant à l’enracinement et le développement d'opinions autrefois considérées comme marginales27 .

L’un des premiers outils utilisés par ces partis est la normalisation des discours d'extrême droite. En offrant une tribune régulière à ces idées, notamment sous la forme de débats « équilibrés », les médias ont fini par rendre acceptables des propos extrêmes et souvent violents. Ce qui était autrefois perçu comme un discours de haine est désormais présenté comme une opinion légitime dans le débat public. Ainsi, des idées radicales sont banalisées au point d'être perçues comme une forme de pensée parmi d'autres. Les médias, en leur offrant une visibilité croissante, ne font qu’accentuer ce phénomène.

Parallèlement, les figures de l’extrême droite ont su se rendre toujours plus visibles. Des leaders comme Geert Wilders ou Marine Le Pen sont omniprésents à la télévision, où leurs positions polarisantes sont largement diffusées. Cette stratégie de visibilité leur permet non seulement de renforcer leur image, mais aussi de gagner un public toujours plus large qui, à force de répétition, finit par les considérer comme des acteurs politiques incontournables. Il n’est pas rare que ces mêmes figures fassent des déclarations provocantes pour s’assurer une couverture médiatique continue. Cette tactique, loin d’être innocente, repose sur un système où les scandales et les propos controversés sont davantage valorisés que des idées plus nuancées. Au fond, c’est la division qui est systématiquement mise en avant, alimentée par des stratégies calculées.

De leur côté, les réseaux sociaux ont offert aux partis d'extrême droite un moyen de communication direct, contournant le filtre des médias traditionnels. En créant des communautés en ligne et en diffusant leurs messages via des plateformes comme Facebook, Twitter ou Telegram, ces partis peuvent contourner les canaux d'information traditionnels et atteindre des millions de personnes. Les algorithmes des réseaux sociaux favorisent des contenus polarisants, amplifiant encore la portée des messages extrémistes. Cela crée un environnement propice à la radicalisation, où les discours haineux se diffusent à une vitesse inquiétante.

Dans ce contexte, l'attaque contre les médias traditionnels devient une composante de la stratégie des partis d'extrême droite. Ces derniers, loin de se contenter de critiquer le journalisme de qualité, utilisent une rhétorique qui présente les médias comme partiaux, corrompus et inféodés aux élites. En diabolisant les médias, ils parviennent à se positionner comme les seuls défenseurs de la « vérité » et à capter une partie de l'électorat qui se méfie des institutions et de l’ordre établi. Mais cette stratégie entraîne de lourdes conséquences : elle contribue à saper la confiance du public dans les journalistes et à favoriser la diffusion de fausses informations.

26 https://www.un.org/fr/observances/countering-hatespeech#:~:text=Le%20discours%20de%20haine%20est,de%20ce%20qu'ils%20sont

27 René Sigrist, « Écosystèmes et régimes de production scientifique », revue de l’anthropologie des connaissances, 2022, https://journals.openedition.org/rac/24745

Ce phénomène ne se limite pas aux partis d'extrême droite en Europe. Les régimes autoritaires dans d’autres régions du monde ont également adopté des méthodes similaires pour contrôler l'information et réprimer toute forme d’opposition. Ainsi, en Chine, des technologies de surveillance de masse telles que la reconnaissance faciale et les crédits sociaux sont utilisées pour surveiller, contrôler et réprimer les populations, particulièrement les minorités ethniques comme les Ouïghours. Ces régimes utilisent aussi les réseaux sociaux pour propager leur propre version de la réalité et étouffer toute voix discordante. Ce contrôle de l'information se fait au détriment de la liberté d’expression, dans un contexte où les discours dissidents sont étouffés par la censure numérique.

Dans les démocraties européennes, on observe aussi une érosion de la liberté de la presse. En Hongrie, par exemple, le gouvernement de Viktor Orbán a non seulement modifié la Constitution pour réduire l’indépendance de la justice, mais il a aussi pris des mesures pour museler les médias critiques. Les journalistes indépendants sont régulièrement harcelés, intimidés ou menacés, ce qui crée un climat de peur et de soumission. Mais c’est encore plus alarmant lorsque cette répression se cache derrière des réformes légales censées renforcer la démocratie, mais qui, en réalité, servent à la fragiliser. En restreignant les libertés publiques et en affaiblissant les contre-pouvoirs, ces régimes minent les fondements de la démocratie elle-même.

À l’ère numérique, la manipulation de l’information s’accélère. Les régimes autoritaires exploitent les technologies non seulement pour réprimer l’opposition, mais aussi pour manipuler les perceptions à grande échelle. Les fake news, la désinformation et la propagande sont utilisées pour semer la confusion et diviser la société. Loin de promouvoir un débat démocratique, cette guerre de l’information vise à imposer une version unique et unilatérale des faits.

La liberté d’expression doit avoir des limites, surtout lorsque celle-ci porte atteinte aux individus ou aux groupes en raison de leurs appartenances. Ainsi, il est nécessaire que les discours haineux qui attaquent des individus sur la base de leurs appartenances (race, genre, orientation sexuelle, etc.) soient punis28

La Cour suprême des États-Unis a historiquement adopté une approche très protectrice de la liberté d'expression en ligne, notamment à travers sa décision Reno v. American Civil Liberties Union (1997), où elle a jugé partiellement inconstitutionnelle une loi qui visait à limiter les contenus indécents sur internet. La protection des plateformes en ligne, comme les réseaux sociaux, a été renforcée par la Section 230 du Communications Decency Act (1996) qui accorde une immunité aux plateformes concernant le contenu publié par leurs utilisateurs. Cela a permis aux plateformes de ne pas être tenues responsables des discours haineux ou incitant à la violence publiés par leurs utilisateurs, tant qu’elles ne participent pas activement à l'infraction.

Le système qui reste prôné aux États-Unis vise à l'auto-régulation des plateformes privées. Cela soulève la question de la régulation du discours en ligne et de la frontière à définir entre liberté d’expression et censure privée. En l’absence de régulation étatique claire, ces plateformes agissent de manière indépendante, ce qui suscite des interrogations quant au respect des principes démocratiques et des droits fondamentaux. En effet, ces entreprises, en raison de leurs intérêts économiques, ont un pouvoir discrétionnaire qui leur permet de gérer arbitrairement le contenu de leurs supports.

28 Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État français, « La liberté d’expression à l’âge d’Internet », Discours du 28 avril 2017, disponible sur https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/discours-et-interventions/la-liberte-d-expression-a-l-aged-internet

Cette vision a été défendue récemment par Magalie Lafourcade et Arnaud Esquerre29 qui considèrent que les plateformes privées, en tant qu'acteurs économiques, ont des intérêts propres, souvent contradictoires avec le bien public. La marchandisation de l'espace public numérique conduit à des pratiques où la diffusion d’informations mensongères, polarisées ou haineuses est souvent valorisée par les algorithmes des plateformes, ce qui soulève des questions éthiques et démocratiques. L’État doit donc intervenir, non seulement pour limiter la censure institutionnelle, mais aussi pour encadrer ces nouveaux espaces privés de pouvoir.

L’approche de l’Union européenne, fortement critiquée par le nouveau président américain, vise à encadrer les plateformes. Le règlement sur les services numériques (DSA30) de l’UE, en vigueur depuis février 2024, vise à rendre l'internet plus sûr et plus transparent en luttant contre les contenus illicites et préjudiciables, comme la haine, la désinformation et les contrefaçons. Il impose des obligations strictes aux plateformes en ligne, notamment les plus grandes (utilisées chaque mois par plus de 45 millions d'Européens) comme Facebook, Google et Amazon, pour renforcer la responsabilité et la transparence. Elles doivent faciliter le signalement des contenus illégaux, expliquer leurs pratiques de modération et de publicité, et prendre des mesures pour réduire les risques liés à la diffusion de contenus nuisibles. Les autorités nationales et la Commission européenne assurent la surveillance au regard de ces principes, et des sanctions allant jusqu'à 6 % du chiffre d'affaires mondial sont prévues en cas de non-respect de ceux-ci

Un autre enjeu lié aux réseaux sociaux et aux plateformes pour lequel la liberté d’expression joue un rôle démocratique important est celui de la désinformation. Les technologies numériques et l’intelligence artificielle (IA) ont mis à la disposition de divers acteurs des moyens de produire, de diffuser et d’amplifier des informations fallacieuses ou tendancieuses à des fins politiques, idéologiques ou commerciales et ce, à une échelle, une vitesse et avec une audience sans précédent31 .

La désinformation touche principalement les institutions et les personnes vulnérables. Elle menace le journalisme indépendant, les élections libres et équitables. Elle attise la discrimination et la haine envers les minorités. Les femmes et les défenseurs des droits de l’homme sont particulièrement visés

29 Émission de Radiofrance du 9 mars 2025, « Le monde selon Donald Trump : les démocraties menacent-elles la liberté d'expression ? », disponible sur https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-esprit-public/le-monde-selon-donald-trumples-democraties-menacent-elles-la-liberte-d-expression-7677919

30 https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/digital-services-act/

31 Irene Khan, Désinformation et liberté d’opinion et d’expression, Rapport de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Assemblée générale des Nations Unies, 2021 disponible sur https://docs.un.org/fr/A/HRC/47/25

4 Conclusion

La liberté d'expression est l’un des droits les plus essentiels dans une société démocratique, et elle revêt une importance capitale pour le bon fonctionnement de celle-ci. Comme pilier des démocraties modernes, elle permet un échange d’idées et un débat ouvert, nécessaires à l’établissement d’une société pluraliste, diverse et inclusive. Ce droit fondamental permet aux citoyens de mettre en question les actions gouvernementales, de défendre des idées nouvelles et d’exprimer des opinions dissidentes. C’est par l’exercice de cette liberté que les citoyens peuvent participer activement à la vie publique, influencer les décisions politiques et contribuer à la formation de l’opinion publique. La liberté d’expression joue ainsi un rôle primordial dans la préservation de l’intégrité démocratique et dans la prévention de l’autoritarisme, en assurant que toutes les voix, y compris celles qui sont minoritaires, peuvent se faire entendre.

Cependant, comme pour tout droit fondamental, son exercice n’est pas sans limites. La liberté d’expression peut entrer en conflit avec d’autres valeurs tout aussi fondamentales dans une démocratie, comme l’égalité, la dignité humaine et la sécurité publique. Dans ce contexte, il devient nécessaire de fixer des frontières à cette liberté pour éviter qu’elle ne soit utilisée à des fins nuisibles ou destructrices pour la société. L’enjeu majeur est donc de trouver un équilibre entre la protection de la liberté d’expression et la préservation d’autres principes essentiels au bon fonctionnement de la démocratie. Ce débat sur la régulation de la liberté d’expression est plus nécessaire encore à l’ère numérique, où la rapidité de diffusion des informations, combinée à l'anonymat relatif des utilisateurs d’internet, transforme profondément la manière dont les discours se propagent et influencent l’opinion publique.

L’ouvrage d'Arnaud Esquerre, Liberté, vérité, démocratie, offre une réflexion approfondie sur ce sujet. Esquerre affirme que la liberté d'expression ne peut être absolue, surtout lorsqu’elle est utilisée pour propager des discours de haine, inciter à la violence ou servir la désinformation. Bien que la liberté d’expression soit essentielle au bon fonctionnement de la démocratie, il convient de la protéger des abus qui peuvent déstabiliser l'ordre public et alimenter la division sociale. L’auteur soutient que la véritable menace pour la démocratie ne réside pas dans la régulation ou la censure légitime, mais dans l’utilisation de la liberté d’expression à des fins destructrices, telles que la propagation de discours haineux, l’endoctrinement ou la manipulation de l’opinion publique. Les réseaux sociaux, par leur capacité à diffuser rapidement des informations, sont devenus des terrains propices à ce type de dérives. Ces plateformes ont bouleversé la manière dont les idées circulent, rendant plus difficile encore la distinction entre la vérité et le mensonge, entre discours constructifs et nuisibles.

Le rôle des plateformes numériques dans la diffusion de la parole publique soulève de nouvelles questions sur la régulation de la liberté d'expression. Les géants du numérique, tels que Facebook, X (ex-Twitter), ou YouTube, contrôlent désormais une grande partie de l’espace public. Leurs algorithmes de recommandation favorisent la viralité des contenus, souvent au détriment de la véracité ou de la qualité de l'information. Parfois, cela mène à la diffusion rapide de discours extrémistes, de théories du complot, et de fake news, dont les conséquences peuvent être dramatiques pour la démocratie. Ces plateformes, en tant qu’acteurs privés, ont un pouvoir considérable sur ce que les citoyens voient, entendent et partagent. Cette situation soulève des questions sur leur responsabilité en matière de modération des contenus et sur la manière dont elles gèrent les discours nuisibles tout en respectant la liberté d'expression.

En réponse à ces défis, certaines régulations ont été mises en place, comme le règlement sur les services numériques (DSA) de l’Union européenne. Ce texte législatif a pour objectif de limiter la

propagation de discours haineux et de désinformation en ligne, tout en respectant les principes de liberté d’expression. Le DSA impose aux plateformes numériques de prendre des mesures pour lutter contre les contenus illicites et de garantir une plus grande transparence dans la gestion des contenus. Cependant, l’application de ce règlement soulève plusieurs difficultés, notamment en ce qui concerne la définition du « discours nuisible » et la question de savoir qui a le droit de décider quelles informations doivent être modérées.

Les divergences culturelles et juridiques entre les États-Unis et l’Europe concernant la régulation de la liberté d'expression sont également importantes. Aux États-Unis, la liberté d'expression est protégée par le premier amendement de la Constitution qui interdit au gouvernement de restreindre la parole, même dans des situations où celle-ci pourrait être perçue comme nuisible ou dangereuse. Selon la doctrine américaine, l’idéal démocratique repose sur le « marché des idées », où la vérité émerge du libre échange des opinions, sans restriction sur ce qui peut être dit, tant que cela ne représente pas une menace directe pour l’ordre public. Cette approche a été influencée par des philosophes comme John Stuart Mill, qui défendaient l’idée que la confrontation libre des idées, même fausses ou nuisibles, permet d'arriver à une vérité supérieure.

En revanche, en Europe, la liberté d’expression est conçue dans un cadre plus restrictif. Bien qu’elle soit également un droit fondamental, elle est souvent perçue comme un moyen de favoriser un débat collectif respectueux et d’encourager une société plus harmonieuse. En Europe, la régulation des discours de haine, de la violence verbale, et de la diffamation est plus stricte, et la liberté d'expression peut être limitée lorsque ces discours sont jugés susceptibles de nuire à la dignité humaine ou d’inciter à la violence. Cette différence d’approche explique les divergences dans les législations européennes et américaines, notamment en ce qui concerne les discours haineux et les propos discriminatoires.

Un autre aspect essentiel de la liberté d'expression est celui de la presse libre et indépendante. La liberté de la presse est un autre pilier de la démocratie, en ce qu’elle permet aux journalistes de dénoncer les abus de pouvoir et de rendre compte des faits sans crainte de répression. Cependant, cette liberté est de plus en plus menacée par des facteurs externes. La concentration des médias entre les mains de quelques grandes entreprises, la pression politique, les menaces physiques et le harcèlement des journalistes sont des réalités qui mettent en péril l’indépendance des médias. Dans certains pays, les journalistes sont exposés à des risques physiques importants lorsqu’ils couvrent des sujets sensibles ou critiquent les pouvoirs en place. La liberté de la presse doit donc être protégée avec la même vigilance que la liberté d’expression, car elle est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie et au maintien de l’espace public comme un lieu de débat libre et éclairé.

Dans ce contexte, un autre problème préoccupant est l’utilisation de la liberté d’expression à des fins politiques par certains groupes, notamment ceux qui prônent des idéologies extrêmes. Certains mouvements conservateurs ou d'extrême droite justifient la diffusion de discours de haine sous couvert de défendre la liberté d’expression contre le « politiquement correct ». Ces groupes instrumentalisent le droit à la liberté d’expression pour inciter à la haine, à la discrimination et à la violence, en ciblant des minorités sociales, ethniques ou religieuses. Cette instrumentalisation est particulièrement dangereuse car elle sape les fondements de la démocratie, de l'inclusion et de la tolérance. Elle montre que la liberté d'expression peut être pervertie lorsque les discours qui en découlent nuisent à la cohésion sociale et à la paix civile.

Dans ce contexte, l’enjeu principal est de garantir que la liberté d'expression reste un outil au service du progrès et du dialogue et non un instrument de division et de manipulation. Les discours de haine, l’incitation à la violence et la propagation de la désinformation représentent des menaces sérieuses pour la démocratie. Si la liberté d'expression doit être protégée, elle doit aussi être encadrée afin de ne

pas nuire à d’autres valeurs essentielles, telles que l’égalité, la dignité humaine, et la sécurité publique. C’est là que la régulation joue un rôle crucial : il ne s’agit pas de restreindre la liberté d’expression de manière arbitraire, mais de trouver un juste équilibre entre la préservation de ce droit fondamental et la protection de l’ordre public et de la démocratie.

La liberté d'expression reste un pilier indispensable de nos démocraties, mais elle doit être encadrée pour éviter qu’elle ne devienne un outil de division ou de manipulation. À l’ère numérique, alors que la propagation de la désinformation et des discours de haine est plus rapide que jamais, il est essentiel de mettre en place des régulations appropriées pour préserver un espace public respectueux et inclusif. Cela nécessite une collaboration entre les États, les institutions internationales, les plateformes numériques et les citoyens, pour trouver des solutions équilibrées qui préservent la liberté d’expression tout en protégeant les principes fondamentaux de la démocratie. Dans ce contexte, la liberté d’expression doit rester un outil au service du progrès, du dialogue et de la cohésion sociale, et ne pas devenir un instrument de haine ou de manipulation. C’est par une régulation réfléchie, une responsabilité partagée et un engagement collectif que nous pourrons garantir qu’elle demeure un pilier de nos démocraties, tout en préservant un espace public constructif et respectueux.

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