2 - Trump la tech et l internationale reactionnaire - J Delacroix

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DANS LA

MÊME COLLECTION / ETAT DE LA QUESTION IEV

Le P.O.B. et le service militaire - Des origines jusque 1928

Samuel VAN CROMBRUGGE

L’immersion linguistique : pour qui et pourquoi ?

Bérenger AMELOOT

Vers un impôt européen sur la grande fortune : fondements et modalités

Juliette DELACROIX

Interdire TikTok, bonne ou mauvaise idée ?

Gauthier HANSEL

Désinformation : comment la Russie mène la guerre à nos démocraties ?

Gauthier HANSEL

Jean De Nooze (1923-2023), « L’homme du syndicat »

Joffrey LIÉNART

Inégalités sociales et politiques de mobilités : le cas de la taxe kilométrique Smartmove à Bruxelles

François PERL

Climat et santé : une urgence partagée

Wissal SELMI

Paysage institutionnel intra-francophone et perspectives de réforme

Letizia DE LAURI

Les enjeux actuels du budget de l’assurance-maladie

François PERL

Travail et santé : le cas de l’invalidité en Belgique

François PERL

La Belgique, actrice de l’autonomie stratégique européenne ?

Maxime LECLERCQ-HANNON

Israël-Palestine : origine et enjeux de la solution à deux états

Juliette DELACROIX

Félixa Wart-Blondiau (1875-1959) : « La Madone du Peuple »

Joffrey LIENART

Institut Emile Vandervelde Boulevard de l’Empereur 13 1000 Bruxelles www.iev.be

SOMMAIRE

Biographie de l’auteure

Juliette

Introduction

Le 20 janvier 2025, l’investiture de Donald Trump pour son second mandat offre une scène saisissante : un défilé d’invités issus de la droite radicale et de l’extrême droite européenne, parmi lesquels Giorgia Meloni, Éric Zemmour, Tom Van Grieken ou encore Tom Vandendriessche. Ce rassemblement lunaire, véritable « magma » de figures nationalpopulistes, n’est pas un simple symbole. Il illustre l’ampleur et la solidité d’un réseau populiste international en pleine expansion, consolidé autour de Trump, devenu une figure fédératrice et un point de ralliement pour cette mouvance.

Si le rassemblement a pu surprendre, la consolidation d’une « internationale réactionnaire » n’est pas une réalité nouvelle. Depuis le début des années 2010, le paysage politique international est marqué par une convergence croissante entre les mouvements nationaux populistes, l’extrême droite et les stratégies médiatiques disruptives. En parallèle, l’essor des plateformes numériques et des algorithmes a offert à ces mouvements des outils redoutables pour mobiliser leurs soutiens, diffuser leurs idées et polariser les débats publics. Ce que l’on pourrait appeler un « populisme algorithmique » repose sur l’exploitation habile des technologies numériques pour fragmenter l’espace public, exacerber les tensions sociales et manipuler les perceptions.

Ce tournant technologique interroge les fondements mêmes de la démocratie. Les géants de la tech apparaissent de plus en plus comme des facilitateurs, voire des complices, des discours radicaux. En alignant leurs plateformes et leurs fortunes avec des figures politiques controversées, ils contribuent à la montée d’un nouveau modèle de politique globalisée, où l’idéologie populiste trouve dans le numérique non seulement un vecteur de diffusion, mais aussi une arme pour redéfinir les normes démocratiques et les rapports de force internationaux.

Cette analyse explore les liens entre les mouvements nationaux populistes européens, Donald Trump et les entrepreneurs technologiques qui jouent un rôle croissant dans la structuration d’une mouvance nationale populiste transnationale. À travers une mise en lumière des stratégies numériques, des convergences idéologiques et des impacts sur les démocraties occidentales, une réflexion est amorcée sur les défis posés par cette dynamique mondiale.

1 Les ingénieurs du chaos : microciblage et

effacement

du réel

L’avènement des Big Data en politique a transformé la manière dont les campagnes électorales ciblent et mobilisent les électeurs. Dans son livre « Les ingénieurs du chaos », Giuliano Da Empoli compare cette évolution à l’invention du microscope en science. Le microscope politique des Big Data permet de cibler avec une précision inédite chaque individu, là où autrefois, les campagnes électorales s’adressaient à de vastes segments démographiques tels que, par exemple, les enseignants, les fonctionnaires, les personnes retraitées, etc.

Une des innovations clés permises par les Big Data est le microciblage, une technique qui consiste à adapter les messages politiques aux caractéristiques spécifiques de chaque individu. En analysant des données issues de multiples sources comportements en ligne, historiques d’achat, interactions sur les réseaux sociaux , les algorithmes peuvent prédire les préoccupations ou les préférences d’un électeur donné. Les campagnes peuvent ainsi envoyer des messages hautement personnalisés : un électeur sensible aux questions de sécurité recevra des contenus mettant en avant la fermeté d’un candidat, tandis qu’un autre, préoccupé par l’environnement, sera ciblé avec des propositions écologiques. Ces messages, souvent invisibles pour le reste de la population, sont diffusés sur des plateformes comme Facebook ou via des emails personnalisés, ce qui rend leur traçabilité complexe. Cette personnalisation extrême augmente non seulement l’efficacité des campagnes, mais crée également une fragmentation de l’espace public, chaque électeur évoluant dans une « bulle » d’informations sur mesure.

Selon Da Empoli, le national populisme actuel est né de l’union entre la colère populaire et la puissance des algorithmes. Dans ce modèle, la véracité des faits ne compte pas, seule l’émotion est importante. Il s’agit alors de déstabiliser la perception de la réalité. Steve Bannon, directeur de campagne de Donald Trump en 2016 et ancien stratège majeur à la Maison blanche, illustre cette stratégie par l’expression « Flood the zone with shit ». Comme son nom l’indique, cette technique consiste à inonder l’espace médiatique d’informations vraies, fausses ou volontairement confuses. Bannon utilise cette méthode pour submerger le public sous un flot incessant de contenus, rendant difficile la distinction entre le vrai et le faux. Une fausse information a d’ailleurs 70% plus de chance d’être partagée sur Internet selon une étude menée par des chercheurs du Massachussetts Institute of Technology (MIT)1. Cette approche trouve un écho dans l’analyse de Hannah Arendt sur le mensonge en politique. Selon Arendt, le mensonge totalitaire ne se contente pas de déformer des faits isolés : il vise à détruire la confiance dans l’existence même d’une vérité objective. En rendant toute information suspecte ou manipulable, les bases d’une délibération démocratique éclairée s’érodent. Pour ceux que Da Empoli appelle « les ingénieurs du chaos », l’objectif n’est ainsi pas tant de convaincre les adeptes de ces récits, mais de paralyser la capacité de réaction de la société dans son ensemble. Face à ce tourbillon d’informations contradictoires, les gens finissent par céder au découragement, se disant : « À quoi bon ? » ou « Tous les mêmes ». Ce n’est pas tant l’absence de colère qui importe, mais l’installation d’un profond désenchantement, suffisant pour épuiser la majorité.

Avec l’avènement des Big Data, la logique du microciblage et le flot continu d’informations contradictoires s’amplifie. Chaque individu est soumis à un récit émotionnel qui lui est spécifiquement destiné, renforçant non seulement sa colère ou ses craintes, mais aussi son isolement dans une bulle narrative. Cette bulle, loin de protéger de la surcharge d’informations, est constamment perforée par un flot chaotique de contenus contradictoires qui désoriente et fragilise davantage la capacité de

1Soroush Vosoughi et al. “The spread of true and false news online”, Science, Vol. 359, pages 1146-1151, (2018), en ligne sur 10.1126/science.aap9559

discernement individuel. La combinaison de ces techniques, qui fragmentent l’espace public tout en saturant l’information, redéfinit profondément les conditions du débat démocratique. Pour illustrer son propos, Giuliano Da Empoli livre une analyse approfondie des expériences notamment du Mouvement 5 étoiles (M5S) en Italie, de Viktor Orban en Hongrie et de Trump aux États-Unis.

1.1 Le Mouvement 5 étoiles

Da Empoli a étudié la stratégie du Mouvement 5 Étoiles (M5S) en Italie, fondé par le comédien Beppe Grillo. Le mouvement a remporté les élections italiennes de février 2013 avec plus d’un tiers des suffrages. Il était dirigé à l’époque par deux figures clés : Grillo, qui attaquait les élites dans ses spectacles et sur son blog, et Gianroberto Casaleggio, expert en réseaux sociaux, décédé en 2016. Ensemble, ils ont créé une organisation qui se présente comme basée sur la « démocratie directe », mais qui, en réalité, est entièrement contrôlée par eux.

Le M5S n’est ni un parti ni une association : il s’agit avant tout d’un blog appartenant à Grillo et Casaleggio. Les membres n’ont pas la possibilité de communiquer entre eux. Ceux qui sont mis en avant sont promus par le blog, certains bénéficiant d’une page Facebook avec plus d’un million d’abonnés. En revanche, toute critique entraine une exclusion rapide de la plateforme.

Le Mouvement n’a ni vision politique ni programme clair. Il fonctionne comme un algorithme, identifiant les sujets qui suscitent l’adhésion, les amplifiant, et n’hésitant pas à adopter des positions contraires lorsque l’opinion publique évoluait. Son unique objectif est de satisfaire la demande des internautes, tout en leur laissant croire qu’ils participent activement à la politique. En réalité, ils se contentent de publier des commentaires sur le blog et de partager des posts, sous le contrôle total des deux fondateurs. Ce mécanisme consiste à répondre à « l’offre et la demande » en politique : au lieu de proposer un projet cohérent ou une vision à long terme, le M5 répond uniquement aux attentes fluctuantes des « consommateurs politiques », façonnant ses messages en fonction de leurs réactions immédiates. Si l’opinion publique venait à évoluer dans une direction opposée sur n’importe quel sujet comme par exemple l’immigration ou l’UE, ils n’hésiteraient pas à changer complètement leur position, comme ils l’ont fait à de nombreuses reprises par le passé.

Le Mouvement 5 Étoiles (M5S) s’est également illustré par une attitude ouvertement agressive envers les journalistes, contribuant à un climat toxique pour la liberté de la presse en Italie. Les journalistes osant publier des critiques à l’encontre du mouvement se retrouvaient systématiquement sous le feu d’une tempête d’insultes, orchestrée par les dirigeants du M5S et amplifiée par leurs partisans sur les réseaux sociaux. Beppe Grillo, lui-même, n’a pas hésité à qualifier les journalistes de « tapineurs », les accusant de complaisance envers les élites et de manipuler l’opinion publique. Ce harcèlement verbal s’accompagne de mesures plus insidieuses, comme l’exclusion des médias critiques de certains événements officiels du M5S, ou encore des propositions telles que la création d’un « jury populaire » pour juger la véracité des informations publiées, initiative dénoncée par le syndicat des journalistes (FNSI) comme une tentative de museler la presse.

L’Italie est souvent perçue comme un laboratoire pour le populisme contemporain, où une forme inédite de techno-populisme a émergé. Contrairement à d'autres pays où les responsables politiques s'entourent de conseillers techniques, ce modèle place les techniciens eux-mêmes au cœur du pouvoir. Ils ne se contentent pas d’élaborer des stratégies, mais vont jusqu’à fonder des partis, sélectionner les candidats capables de porter leur vision et, parfois, prendre le contrôle des institutions gouvernementales. Cette approche repose non pas sur des idéologies traditionnelles, mais sur

l’utilisation d’algorithmes et d’outils numériques conçus pour capter et exploiter les dynamiques de l’opinion publique, redéfinissant ainsi les règles du jeu politique.

1.2 Viktor Orban

Le lien entre le conservatisme américain et l’extrême droite européenne s’incarne notamment dans le duo Viktor Orbán-Arthur Finkelstein. Arthur Finkelstein (1945–2017) était un stratège politique et consultant américain, célèbre pour ses campagnes électorales à succès et son utilisation pionnière du microciblage. Il a importé en Hongrie des méthodes issues de la droite ultraconservatrice américaine, mêlant campagnes négatives, polarisation et défense d’une identité nationale traditionaliste.

Pour Arthur Finkelstein, la perception est plus importante que la réalité. Il illustre cette idée lors d’une conférence donnée à Prague, où il déclare :« La chose la plus importante, c’est que personne ne sait rien. En politique, c’est ce que tu perçois comme vrai qui l’est, pas ce qui est vrai. Si je vous dis que c’est un plaisir d’être ici (à Prague), parce que j’ai quitté Boston où il neigeait et que maintenant je suis à Prague où le soleil brille, vous me croirez. Parce que vous savez qu’ici aujourd’hui est une belle journée. Si au contraire, je vous dis que je suis triste d’être ici parce que j’ai laissé Boston sous le soleil et qu’ici, à Prague, il neige, vous ne me croirez ni sur Prague, parce qu’il vous suffit de vérifier par la fenêtre, ni sur Boston parce que je vous ai menti sur Prague. Voilà : un bon politique est un type qui vous dit un certain nombre de choses vraies avant de commencer à vous dire un certain nombre de choses fausses, parce qu’ainsi vous croirez à tout ce qu’il vous raconte, vérités et mensonges »2 .

Cette vision cynique de la politique, où la manipulation des perceptions prime sur les faits, se traduit en Hongrie par des campagnes négatives féroces reposant sur le microciblage Finkelstein est l’un des pionniers de cette technique de segmentation de l’électorat qu’il avait déjà perfectionnée aux États-Unis et en Israël. Comme souligné précédemment, le microciblage permet de personnaliser les messages en fonction des attentes spécifiques de chaque groupe d’électeurs, maximisant ainsi leur impact. Orbán exploite un maximum la publicité ciblée sur les réseaux sociaux, où il diffuse des récits clivants et mobilisateurs, amplifiant les tensions au sein de la société hongroise

Sur le fond, la stratégie médiatique de Viktor Orbán repose sur une mécanique classique de polarisation, fondée sur le principe de la distinction entre « Eux » et « Nous ». Ce cadre binaire simplifie les discours en éliminant toute nuance et fédère l’électorat autour d’un adversaire commun. Arthur Finkelstein, véritable maître des campagnes négatives, identifie ainsi des boucs émissaires stratégiques : l’Union européenne, les migrants, les « libéraux », ou encore des figures comme Georges Soros. En 2010, Gordon Bajnai, alors premier ministre et soutenu par Bruxelles, devient par exemple la cible d’une campagne médiatique massive. Il est dépeint comme un technocrate déconnecté des réalités populaires et tenu pour responsable de la crise financière. Ces attaques façonnent Orbán en « sauveur du peuple hongrois », un positionnement renforcé par un discours anti-système

La crise migratoire de 2015 constitue un tournant décisif. Orbán et Finkelstein transforment cet événement en un outil politique majeur, présentant les flux migratoires comme une menace existentielle pour la Hongrie. Le gouvernement met en place des mesures spectaculaires, comme la construction d’une barrière à la frontière et la fermeture de la gare ferroviaire de Budapest, empêchant les migrants de transiter par le pays. En parallèle, le vocabulaire officiel évolue : le terme « réfugiés » est remplacé par « migrants », un choix visant à déshumaniser ces publics. Ces actions, combinées à des

2 Arthur Finkelstein cité dans « Les ingénieurs du chaos », Giuliano da Empoli (p.144-145).

campagnes médiatiques agressives, renforcent le rejet de l’Union européenne, accusée d’imposer ces migrations à la Hongrie, et consolident Orbán en tant que défenseur de l’identité hongroise.

Le contrôle des médias publics est également un pilier central de cette stratégie. Les chaînes d’État sont mobilisées pour diffuser des récits conformes à la vision du gouvernement, tandis que les images susceptibles de susciter de l’empathie, comme celles montrant des enfants migrants, sont censurées. Cette domination de l’espace médiatique permet de polariser encore davantage la société et de présenter Orbán comme le dernier rempart contre les dangers

Giuliano da Empoli qualifie cette approche de politique de la paranoïa. Orbán désigne en permanence des ennemis extérieurs, comme Bruxelles ou les migrants, et intérieurs, tels que ses opposants ou certaines minorités. Cette dynamique permet de détourner l’attention des problèmes structurels du pays tout en mobilisant un électorat soudé par un rejet viscéral de l’Autre. Chaque défi est transformé en une opportunité politique, où la peur et la division deviennent des outils de contrôle.

En combinant manipulation des perceptions, polarisation et maîtrise des outils numériques, Orbán et Finkelstein ont façonné une stratégie illibérale redoutablement efficace. En transformant la Hongrie en un laboratoire de ces techniques, Orbán a non seulement consolidé son pouvoir, mais aussi offert un modèle à d’autres mouvements nationaux populistes en Europe.

1.3 Donald Trump en 2016

Le succès de Donald Trump en 2016 repose sur une alliance stratégique entre Steve Bannon, Andrew Breitbart et Cambridge Analytica, illustrant l’importance croissante d’Internet et des données personnelles pour redéfinir les campagnes politiques. Bannon et Breitbart, avec le soutien financier de Robert Mercer, ont très tôt compris le potentiel des réseaux sociaux pour s’attaquer aux élites et au « politically correct ». Leur message numérique était clair : le monde est menacé par les censeurs démocrates et le politiquement correct, qui veulent restreindre la liberté d’expression.

Dès le début, la réaction des médias traditionnels amplifient les provocations de Trump, renforçant sa posture anti-système. En parallèle, Cambridge Analytica joue un rôle central en exploitant les données personnelles de millions d’utilisateurs Facebook, souvent récoltées de manière controversée, pour élaborer des profils psychographiques précis. Cette stratégie de microciblage permet de segmenter l’électorat en groupes spécifiques et de leur adresser des messages émotionnels adaptés. Par exemple, des électeurs indécis dans des États-clés comme le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin reçoivent des publicités alarmistes sur des thèmes comme l’immigration ou des scandales liés à Hillary Clinton, tels que l’affaire des e-mails.

En 2016, l’équipe digitale de Trump teste ainsi 5,9 millions de messages ciblés, non seulement pour mobiliser ses soutiens, mais aussi pour démobiliser les électeurs démocrates. Parmi les groupes visés figurent les jeunes, les Afro-Américains et les partisans de Bernie Sanders, à qui l’on diffuse des contenus cherchant à semer le doute ou la désillusion à l’égard de Hillary Clinton. Ce ciblage précis, combiné à des slogans percutants comme « Make America Great Again », incarne une stratégie visant à fragmenter l’espace public et à polariser l’opinion.

Trump, fidèle à sa règle « ne jamais être ennuyeux », multiplie les signaux, parfois contradictoires, pour toucher divers groupes. Selon Giuliano da Empoli, il a transformé la campagne présidentielle en un show télévisé médiocre mais terriblement efficace. Ce format, hérité de son expérience dans The

Apprentice, lui permet d’incarner une forme d’« authenticité » propre à la téléréalité, en jouant sur les émotions plutôt que sur les faits.

L’objectif n’est plus de rassembler autour d’un consensus, mais d’additionner les extrêmes. Comme l’analyse Da Empoli, Trump galvanise les soutiens les plus radicaux, qui deviennent essentiels à sa stratégie. Ces minorités intolérantes, très actives sur les réseaux sociaux, imposent leur influence en ciblant des individus ou des symboles culturels. En provoquant des scandales, Trump consolide son noyau dur tout en semant le doute chez les autres. Cette méthode, soutenue par des « ingénieurs du chaos » comme Cambridge Analytica, repose sur une fragmentation et une mobilisation calculées, où les outils numériques permettent une manipulation fine des perceptions.

Ainsi, la campagne de Trump en 2016 illustre une nouvelle ère où la conquête d’une majorité ne repose plus sur le consensus, mais sur la polarisation extrême et la désinformation. En mêlant provocation, ciblage algorithmique et saturation de l’espace public, Trump et son équipe ont habilement exploité des stratégies déjà exploitées par le Mouvement 5 étoiles, transformant les émotions en armes politiques et intensifiant l'érosion de la vérité dans le débat public.

2 La transnationalisation du mouvement

Depuis 2016, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis a marqué une accélération du rapprochement entre le populisme américain et les mouvements nationaux populismes européens. Ces liens trouvent notamment leur fondement dans une convergence idéologique et stratégique autour du nationalisme, de discours anti-immigration et de la défiance envers l’« establishment » et les institutions internationales.

L’arrivée de Donald Trump au pouvoir en 2016 a été vue par certains en Europe, notamment les Eurosceptiques, comme une légitimation du national populisme à l’échelle mondiale. Nigel Farage, chef de file du UK Independence Party (UKIP) et figure de proue du Brexit, a rapidement tissé des liens avec Trump. Il a ainsi assisté à ses rassemblements et salué son programme « America First » comme un modèle pour les mouvements souverainistes européens. Ce rapprochement symbolise la manière dont la victoire de Trump a galvanisé les partis d’extrême droite en Europe, leur offrant un exemple concret de réussite électorale face à l’ordre établi. Pour ces partis, le succès de Trump illustre la possibilité de transformer un discours national populiste en réalité politique, ce qui a renforcé leur ambition de séduire les électeurs désabusés.

Par ailleurs, les relations entre Viktor Orbán et les conservateurs américains se sont intensifiées ces dernières années, Orbán devenant une figure emblématique pour une partie de la droite américaine. Son modèle de gouvernance, centré sur la défense des valeurs traditionnelles, la souveraineté nationale et une posture ferme contre l'immigration, attire de nombreux conservateurs des États-Unis. Des personnalités politiques américaines, telles que l’actuel vice-président J.D. Vance, ont exprimé leur admiration pour les politiques d'Orbán, suggérant que les États-Unis pourraient s'inspirer de la Hongrie. De plus, des événements comme la Conservative Political Action Conference (CPAC) ont été organisés à Budapest en 2024, renforçant les liens idéologiques entre les conservateurs américains et hongrois. Cette convergence idéologique a conduit à une augmentation substantielle des visites de conservateurs américains en Hongrie, considérant le pays comme un modèle de préservation des valeurs traditionnelles face aux influences progressistes.

Steve Bannon, chef de campagne de Donald Trump en 2016, a joué un rôle central dans cette alliance transatlantique. Après son exclusion de l’Administration Trump en 2017, il a consacré ses efforts à fédérer les forces nationales populistes européennes à travers son initiative « The Movement ». Cette organisation, pensée comme une plateforme pour fournir des conseils stratégiques et médiatiques, a cherché à rassembler des figures emblématiques de l’extrême droite européenne, telles que Marine Le Pen, Matteo Salvini et Viktor Orbán. Bannon a utilisé son expérience pour promouvoir une « internationale populiste », fondée sur des principes communs tels que la défense des frontières, la lutte contre l’immigration massive et la remise en question des institutions supranationales comme l’Union européenne. Bannon a organisé des rencontres stratégiques, mis à disposition des ressources médiatiques et proposé des formations pour renforcer la cohésion de ces mouvements. L’idée d’une « internationale populiste » ou « internationale réactionnaire » ne date donc pas d’hier, mais Bannon a tenté de l’institutionnaliser et de l’adapter aux nouveaux enjeux mondiaux, tels que l’essor des réseaux sociaux comme outil de mobilisation et de diffusion idéologique.

Si Donald Trump, désormais de retour à la présidence des États-Unis, ne peut intervenir directement dans la politique interne des États membres de l’Union européenne, il peut toutefois compter sur un allié de poids pour relayer sa vision en Europe : Elon Musk. En multipliant les interventions publiques, ce dernier semble vouloir jouer un rôle clé dans le façonnement des débats politiques européens, à l’image de son engagement controversé aux États-Unis.

Le 9 janvier 2025, Elon Musk a organisé une discussion en direct sur sa plateforme X avec Alice Weidel, co-dirigeante du parti d'extrême droite allemand Alternative für Deutschland (AfD). Au cours de cet échange, Musk a réitéré son soutien à l'AfD, déclarant que seul ce parti pouvait « sauver l'Allemagne ». Cette intervention s'inscrit dans une série de prises de position controversées de Musk, qui semble vouloir utiliser son influence pour remodeler le débat politique en Europe.

Cette intervention a suscité de vives réactions en Europe. Le chancelier allemand Olaf Scholz a qualifié le soutien de Musk à l'AfD de « totalement inacceptable », soulignant que l'avenir de l'Allemagne devait être décidé par ses citoyens, non par des influenceurs des réseaux sociaux. Emmanuel Macron a fustigé « l'internationale réactionnaire » qu'Elon Musk promeut sur X, appelant à une mobilisation accrue pour protéger les valeurs démocratiques. Pedro Sánchez a quant à lui repris les termes du Président français, ajoutant que Musk attaque ouvertement les institutions et attise la haine. Cette ingérence dans les affaires européennes pose la question de l’éthique des plateformes numériques, qui deviennent des acteurs politiques à part entière, susceptibles de modifier les équilibres démocratiques traditionnels. Elle souligne également le besoin urgent pour l’Union européenne de réguler l’influence des grands acteurs technologiques.

Face à cette réalité, l’Union européenne semble pour l’instant divisée. La Commission européenne, bien qu’alertée, est restée silencieuse, hésitant sur la meilleure manière d’aborder cette nouvelle forme d’interventionnisme politique. Cette inertie reflète les fractures internes de l’Union, entre des États membres aux priorités divergentes et une difficulté structurelle à adopter une stratégie commune face à la montée des mouvements populistes et au rôle croissant des acteurs économiques dans le débat public. Cela souligne l’urgence pour l’Europe de renforcer ses cadres réglementaires, notamment via des mécanismes comme le Digital Services Act, pour limiter l’impact politique des grandes plateformes et garantir l’intégrité des processus démocratiques.

Dans ce contexte, le concept d’« ingénieurs du chaos » évoqué par Giuliano da Empoli prend tout son sens. Ces figures, dont l’objectif n’est pas tant de convaincre mais de désorienter, prospèrent dans un climat de confusion généralisée. En inondant l’espace public de récits contradictoires et polarisants, ils affaiblissent les structures démocratiques en installant un profond désenchantement. Ce n’est pas

l’absence de colère qui prime, mais l’érosion de la capacité collective à réagir face aux enjeux cruciaux. Cette stratégie crée un climat où la société, paralysée par la cacophonie ambiante, finit par céder au cynisme ou à l’apathie, se résignant à un « à quoi bon ? » généralisé. Cette mécanique, exploitée par les figures populistes transforme le débat public en un terrain chaotique, où la confusion profite toujours à ceux qui maîtrisent le bruit. Et ceux qu’on pourrait appeler aujourd’hui les « architectes du bruit » se trouvent majoritairement dans la Silicon Valley…

3 La « magafication » des leaders de la tech

Si Silicon Valley est traditionnellement considérée comme un bastion progressiste, ces dernières années ont vu émerger une face nettement plus conservatrice. Alors que de nombreux investisseurs et dirigeants de la tech avaient soutenu des figures démocrates dans le passé, un nombre croissant de personnalités influentes du secteur ont publiquement affiché leur soutien à Donald Trump pour l’élection présidentielle de 2024. Parmi ces figures, on compte bien sûr Elon Musk, PDG de Tesla et SpaceX et propriétaire de la plateforme X (anciennement Twitter), Marc Andreessen, investisseur influent et cofondateur de la firme de capital-risque Andreessen Horowitz et Peter Thiel, cofondateur de Paypal, président de Clarium Capital Management et investisseur précoce de Facebook. Ces leaders incarnent une évolution majeure des alliances politiques au sein de la tech.

Marc Andreessen, investisseur influent et cofondateur de la firme de capital-risque Andreessen Horowitz, illustre un profond basculement. Avec un portefeuille d'investissements comprenant des entreprises comme Pinterest, Slack et Airbnb, Andreessen est une voix très influente dans l'industrie. Longtemps proche des démocrates, il avait publiquement soutenu Barack Obama, mais sa perception a évolué au fil des années, en raison selon lui de ce qu'il considère comme une érosion du « deal » implicite entre la société et les entrepreneurs de la tech. Ce « deal » reposerait sur l'idée que créer des entreprises prospères et redistribuer une partie des richesses accumulées par le biais de la philanthropie étaient des actions reconnues et appréciées. Mais à partir de la fin de la présidence Obama, Andreessen a perçu une hostilité croissante envers les grandes entreprises technologiques, perçues comme des menaces pour l'économie et la société.

Ce sentiment s'est exacerbé après les élections de 2016, lorsque les entreprises tech ont été accusées par les services de renseignement américains d'avoir permis l'ingérence étrangère, notamment via Facebook. En tant que membre du conseil d'administration de Facebook, Andreessen a vécu ces accusations comme une attaque directe contre son secteur. Par ailleurs, il estime que l'administration Biden a adopté une position stricte envers la Silicon Valley, notamment en nommant des régulateurs considérés comme hostiles aux grandes entreprises technologiques. Cette situation a accéléré la réorientation politique d'Andreessen.

Sous la présidence Biden, les tensions entre l'administration et les leaders de la tech se sont intensifiées. L'état d'urgence sanitaire lié à la Covid-19 a amplifié ces frictions, notamment autour des questions de modération des contenus et de lutte contre la désinformation. Le président Biden a publiquement accusé les plateformes comme Facebook de « tuer des gens » en laissant proliférer des fausses informations sur les vaccins.

En mai 2024, une réunion entre des leaders de la tech, dont Andreessen, et l'administration Biden sur l'intelligence artificielle a été perçue comme un moment de rupture. Les dirigeants du secteur ont exprimé leur méfiance envers ce qu'ils considèrent comme une tentative de contrôle gouvernemental

excessif sur l'innovation. Andreessen a alors publié un manifeste intitulé « Little Tech Agenda » Le texte plaide pour la défense des startups « Little Tech » face à l'influence croissante des « Big Tech » et des politiques gouvernementales qui entravent l'innovation. Il met en avant le rôle crucial des startups dans le maintien du leadership technologique, économique et militaire des États-Unis, et appelle à des réformes réglementaires ainsi qu'à des politiques de soutien pour favoriser la concurrence, l'innovation et la croissance économique. Ce manifeste a été perçu comme une invitation à soutenir des candidats favorables à une approche moins réglementée de la tech.

Donald Trump a capitalisé sur cette frustration et séduit les dirigeants de la Silicon Valley en promettant de créer un environnement favorable à l'innovation technologique. Lors d'un dîner organisé dans son golf du New Jersey, en présence de nombreuses figures influentes de l'industrie technologique, il a affirmé son ambition de faire des États-Unis une nation leader en matière de technologie. Peu après, Marc Andreessen et Ben Horowitz ont annoncé leur soutien à Trump pour sa campagne présidentielle.

Ce soutien a créé un effet d'entraînement dans la Silicon Valley, permettant à d'autres figures de l'industrie d'exprimer ouvertement leur alignement avec Trump. Des changements significatifs ont ainsi été observés chez Meta (anciennement Facebook), dirigé par Mark Zuckerberg, qui, en janvier 2025, a annoncé la fin des programmes de fact-checking tiers aux États-Unis au profit d'un système de « notes communautaires ». Zuckerberg a justifié cette décision par la volonté de renforcer la liberté d'expression et de réduire les perceptions de biais politique. Zuckerberg a également procédé à des changements significatifs au sein du conseil d'administration de l'entreprise. Parmi les nouvelles nominations figurent Dana White, président de l'Ultimate Fighting Championship (UFC) et proche allié de Donald Trump, John Elkann, PDG d'Exor et président exécutif de Ferrari et Stellantis, ainsi que Charlie Songhurst, investisseur technologique et ancien dirigeant de Microsoft. Ces nominations s'inscrivent dans une série de mesures visant à renforcer les relations de Meta avec l'administration Trump.

Elon Musk, PDG de Tesla, SpaceX et X, autre soutien influent de Trump, notamment nommé par ce dernier pour simplifier les régulations administratives, a exploité sa plateforme X (anciennement Twitter) pour amplifier les messages conservateurs. Il a ainsi rétabli les comptes de nombreuses figures d'extrême droite, y compris celui de Trump. Musk, qui partage une vision libertarienne de la liberté d’expression, a régulièrement critiqué les politiques progressistes tout en soutenant des positions nationalistes et anti-régulation. Par ailleurs, des enquêtes journalistiques ont révélé que l'onglet « Pour vous » de X mettait en avant des messages favorables à Donald Trump, renforçant l'idée d'un biais algorithmique en faveur du futur président. David Chavalarias, chercheur au CNRS, affirme que ces biais reflètent les opinions d'Elon Musk, qui contrôle la plateforme. Selon lui, les algorithmes de X orientent les contenus pour amplifier les messages alignés sur les idéologies de Musk, censurant parfois ceux qui s’y opposent. Ce contrôle algorithmique influence potentiellement les jugements et opinions politiques des utilisateurs.

La conversion de Musk en militant trumpiste est cependant récente. En 2020, il vantait encore les mérites de Tesla en matière de droits LGBTQIA+ et finançait à la fois démocrates et républicains, se définissant comme socialement très libéral et économiquement au centre-droit. Il appelait alors de ses vœux une « personne normale de bon sens » pour diriger le pays. Aujourd'hui, Musk utilise jour et nuit sa plateforme pour partager des messages sur les migrants, les personnes transgenres et le « virus woke », qu’il décrit comme une menace pour la civilisation humaine. Avec le zèle d’un converti, il s’est employé à soutenir Trump en mobilisant sa fortune, son réseau social et son aura d’entrepreneur visionnaire. Trump lui-même ne tarit pas d'éloges à son sujet, le qualifiant de « super génie » et affirmant qu'il est un atout rare à protéger.

Parmi les autres figures influentes de la Silicon Valley, Peter Thiel, cofondateur de PayPal et premier investisseur de Facebook, joue un rôle clé dans le rapprochement entre la tech et l’extrême droite. Thiel, qui a longtemps soutenu des idées libertariennes et nationalistes, a été l’un des rares leaders de la tech à soutenir Trump dès 2016. Son influence s’étend aujourd’hui au financement de candidats républicains populistes et à la promotion d’une vision d’un État fédéral minimal contrôlé par des élites entrepreneuriales. Thiel incarne une philosophie politique de rupture avec les traditions du Parti républicain reaganien, rejetant le libre-échange et l’interventionnisme étranger au profit d’un nationalisme économique et d’une politique anti-immigration stricte.

Thiel a récemment publié une tribune dans le Financial Times, où il décrit le retour de Trump comme une « apocalypse » révélatrice des secrets dissimulés par l’État profond. Il évoque des événements tels que la gestion du Covid-19, l’assassinat de John F. Kennedy, et les restrictions à la liberté d’expression, qu’il perçoit comme des vérités étouffées par les institutions

Dans le cadre du cours intitulé Politique et apocalypse qu’il dispense à Stanford, Thiel s’inspire de René Girard et de sa théorie du désir mimétique. Girard décrit ce concept comme une dynamique de rivalités sociales qui peuvent être apaisées par un tiers transcendant, souvent symbolisé par une figure sacrificielle. Thiel détourne cette analyse pour justifier un projet politique autoritaire et élitiste, où un leader charismatique serait capable de transcender les rivalités et de rétablir l’ordre, quitte à remettre en cause les principes démocratiques.

À travers son soutien aux figures populistes et son rôle dans des entreprises comme Palantir Technologies spécialisée dans l’analyse et la manipulation de données à grande échelle , Thiel cherche à canaliser les tensions mimétiques pour légitimer une concentration du pouvoir. Il utilise la technologie comme un outil central de contrôle et d’influence, en alignant son discours sur une vision où Donald Trump est présenté comme une figure messianique capable de transcender les divisions sociales et de restaurer un ordre supposé.

Cette instrumentalisation des idées de Girard illustre une stratégie visant à réorienter les mécanismes de réconciliation sociale vers une concentration du pouvoir entre les mains d’une élite technocratique, avec pour finalité de remodeler la démocratie en un système autoritaire sous prétexte d’apaiser les conflits sociaux.

La nouvelle ligne conservatrice trouve également un visage en J.D. Vance, vice-président des ÉtatsUnis et auteur de « Hillbilly Elegy ». Souvent présenté comme l’héritier idéologique de cette droite radicale, Vance incarne une opposition farouche aux principes traditionnels du Parti républicain tels que le libre-échange et l’ouverture à l’immigration. Soutenu financièrement par Peter Thiel, il défend un nationalisme économique et une politique étrangère non interventionniste, marquant ainsi une rupture claire avec l’ère Reagan. Vance est également associé au « Project 2025 », une feuille de route politique rédigée par la Fondation Heritage, visant à restructurer profondément les institutions fédérales en faveur d’une concentration du pouvoir exécutif et d’une limitation drastique des droits sociaux, notamment par l’interdiction de l’avortement et une redéfinition du rôle de la famille au centre de la vie américaine.

L’alignement des leaders de la tech avec Donald Trump soulève une question essentielle : cet appui est-il purement opportuniste ou reflète-t-il une véritable affinité idéologique ? Probablement un mélange des deux. D’un côté, ces dirigeants cherchent à protéger leurs intérêts économiques et à éviter des régulations jugées excessives, notamment dans des domaines sensibles comme la modération des contenus en ligne, la protection des données personnelles ou l’intelligence artificielle. De l’autre, ils affichent une adhésion partielle à des valeurs libertariennes, telles que la liberté d’expression absolue,

la défense de l’innovation non encadrée et une défiance prononcée envers l’État centralisé et ses interventions.

Ce rapprochement a également été facilité par la posture anti-establishment de Trump, qui résonne avec la volonté de nombreux entrepreneurs de la tech de se positionner comme des agents de rupture face aux institutions traditionnelles. En soutenant Trump, des figures comme Elon Musk ou Peter Thiel trouvent un écho à leur propre critique des élites bureaucratiques et à leur quête d’une autonomie totale pour leurs entreprises. Ce partenariat entre la Silicon Valley et une mouvance politique populiste brouille les lignes entre pouvoir technologique et pouvoir politique, conduisant à une interconnexion inédite où les plateformes numériques deviennent à la fois des outils de mobilisation et des acteurs politiques à part entière.

En conclusion, la « magafication » de la Silicon Valley traduit une transformation culturelle et politique majeure. Les frontières entre technologie et politique s’effacent progressivement, créant un paysage où les leaders technologiques ne se contentent plus d’observer ou de financer en coulisse, mais participent activement à la définition des orientations idéologiques et sociétales. Cette dynamique pose des questions cruciales sur l’avenir de la démocratie, notamment sur la manière de préserver l’intégrité des processus électoraux, de limiter l’influence politique des grandes entreprises technologiques et de garantir que les avancées numériques servent des valeurs démocratiques plutôt que des intérêts partisans ou économiques.

4 Conclusion

Depuis plus d’une décennie, la montée d’une « internationale réactionnaire », soutenue par des figures populistes transnationales et des leaders technologiques influents, illustre un basculement majeur dans la dynamique politique mondiale. En exploitant les outils numériques pour polariser les sociétés, manipuler les perceptions et mobiliser les colères populaires, ces mouvements nationaux populistes ont redéfini les frontières de la démocratie, en fragilisant ses institutions et en amplifiant les divisions sociétales.

Cette révolution technologique a permis d’instaurer une véritable « ingénierie du chaos », où désinformation, campagnes ciblées et récits émotionnels façonnent une réalité alternative. Les leaders populistes, tels que Donald Trump, Viktor Orbán ou les figures du Mouvement 5 Étoiles, se présentent comme les porte-voix d’un « peuple » opposé à des élites perçues comme distantes et corrompues. Opportunistes, ces figures adaptent leur discours à la demande du moment, guidés davantage par des algorithmes que par des convictions idéologiques solides.

Cette dynamique repose sur des stratégies médiatiques communes : saturation de l’espace public par des récits contradictoires, recours massif au microciblage et polarisation des débats. Ces tactiques sapent la confiance dans l’existence d’une vérité objective, transformant le mensonge en outil pour désorienter et affaiblir les démocraties libérales. Face à cette cacophonie, la société glisse vers le cynisme et l’indifférence, paralysée par l’incapacité à discerner le vrai du faux.

Dans ce contexte, l’alliance entre certains leaders technologiques, comme Elon Musk, et les mouvements populistes a exacerbé les défis démocratiques. Ces plateformes numériques, devenues des acteurs politiques à part entière, brouillent les repères démocratiques en manipulant les algorithmes pour polariser davantage l’opinion publique. La convergence des intérêts économiques et idéologiques entre la Silicon Valley et les mouvements populistes interroge : comment protéger les processus démocratiques dans un espace public fragmenté ? Comment réguler efficacement le rôle des plateformes numériques pour limiter leur impact sur le débat public ?

Face à ces défis, la réponse des démocraties occidentales doit être à la hauteur des enjeux. Elon Musk et Donald Trump prétendent restaurer la liberté. Mais leur vision de la liberté est illusoire : elle consacre la loi du plus fort et creuse les fractures sociales. L’Europe peut et doit créer un environnement sûr où la technologie sert l’intérêt collectif. Une innovation guidée par une vision commune est essentielle, non pas pour l’innovation elle-même, mais pour assurer le bien-être des générations futures. L’intelligence artificielle, comme toute technologie émergente, doit être développée pour répondre aux besoins de la collectivité et garantir qu’aucun citoyen ne soit laissé pour compte. Dans ce contexte, la régulation des plateformes numériques joue un rôle central. Le Digital Services Act est un premier pas indispensable. Loin d’entraver le progrès, une régulation bien pensée favorise des écosystèmes stables et équitables, tout en protégeant les citoyens des éventuelles dérives Mais cette régulation intelligente doit s’accompagner d’une mobilisation citoyenne accrue pour reconstruire la confiance collective. Pour contrer le culte du chef, incarné par des figures comme Donald Trump ou Viktor Orbán qui concentrent le pouvoir autour de leur personne tout en affaiblissant les contre-pouvoirs démocratiques, il est essentiel de promouvoir une innovation démocratique ambitieuse qui réponde à la crise de confiance.

Pour relever ces défis, l’UE doit adopter une approche d’autonomie stratégique ouverte, équilibrant l’ouverture commerciale avec la protection de ses intérêts stratégiques, en particulier dans les domaines de la défense, de l’industrie et de l’innovation. Pour renforcer son autonomie, l’UE a également besoin de ressources propres pour financer la transition énergétique et sociale et pérenniser les politiques En

devenant une force motrice dans le développement de technologies souveraines et responsables, l’Europe peut non seulement réduire sa dépendance envers des acteurs externes, mais aussi incarner une alternative crédible aux modèles dominés par les logiques de domination et de division.

Ce moment de transition, marqué par des innovations technologiques et des bouleversements politiques profonds, appelle à repenser la manière dont les institutions démocratiques fonctionnent et coopèrent à l’échelle mondiale, afin de mieux répondre aux défis actuels et de préserver les valeurs fondamentales qui les sous-tendent. Les démocraties doivent s’adapter pour contrer ces forces qui exploitent leurs failles, tout en préservant les valeurs fondamentales d’inclusion, de transparence et de justice sociale. À défaut, elles risquent de céder face aux promesses séduisantes mais trompeuses d’une ingénierie du chaos, qui ne sert qu’à nourrir les ambitions des opportunistes à l’image du duo « Trusk ». Une réponse fragmentée ou limitée à des initiatives nationales ne saurait suffire : seule une action collective et déterminée à l’échelle européenne pourra préserver la démocratie, renforcer la résilience du continent et garantir un avenir fondé sur les valeurs qui nous sont chères et dont nous devons rester fiers.

5 Bibliographie

ARENDT, Hannah, On Lying and Politics, Library of America, 2022

DA EMPOLI, Giuliano, Les ingénieurs du chaos, rééd. Folio actuel, 2023

DESAUNAY, Dominique, « Les algorithmes de X, réseau social détenu par Elon Musk, favorisent les contenus pro-Donald Trump », Radio France International, 1er novembre 2024. En ligne : Les algorithmes de X, réseau social détenu par Elon Musk, favorisent les contenus pro-Donald Trump - Un monde de tech

FAURE, Valentine, « Comment la droite tech américaine a pris le pouvoir », Le Monde, publié le 15 novembre 2024, modifié le 18 novembre 2024. En ligne : Comment la droite tech américaine a pris le pouvoir

MHALLA, Asma, Technopolitique : comment la technologie fait de nous des soldats, Broché, 2024

THIEL, Peter, “A time for truth and reconciliation”, The Financial Times, 10 janvier 2025, En ligne : A time for truth and reconciliation

“Big Tech’s Big Bet on Trump”, The New York Times Podcast, 13 janvier 2025

« Trump-Musk : sommes-nous prêts ? », C Politique Podcast, 12 janvier 2025

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2 - Trump la tech et l internationale reactionnaire - J Delacroix by ps-be - Issuu