Blequin Reporter n°9

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SOMMAIRE :

Page 2 : LABD « KARMIN » par Blequin et Ayoub Sadik

Page 3 : Les CARNETS PARISIENS du professeur Blequin

Page 8 : PHILO De l’intérêt du diagnostic tardif pour un autiste Asperger (première partie)

Page 14 : Entretien avec Léo Beker

Page 17 : Une nouvelle, « Le siège»

Page 21 : Deux BD satiriques

Page 23 : Le mot de la fin, « Vieillir en beauté »

Page 24 : La grande gueule : Gotlib

La BD KARMIN

Dessin : BLEQUIN Scénario :AYOUB SADIK

Résumé : Alors que sa femme est libérée et que son fils grandit, Karmin s’est évadé de prison : il se réfugie dans les égouts où il met au point un détecteur… De violeurs ! À suivre…

Reportage

Les carnets parisiens du professeur Blequin

Décembre 2023

Troisième escapade à Paris où notre reporter est attendu par les responsables d’une revue à la quelle il commence à contribuer.

Samedi 16 décembre

9h : Dans le train pour Paris, je ne peux m’empêcher d’interpeler une dame accompagnée d’un petit enfant assez bruyant : bien que mal réveillé, j’arrive à rester diplomate et me contente donc de lui dire poliment que si ça doit se poursuivre ainsi jusqu’au terminus, ça risque d’être assez pénible pour les autres voyageurs. J’aurais

mieux fait de me taire : sans le vouloir, j’ai donné aux autres passagers l’autorisation tacite de faire la leçon à cette pauvre femme ! Cette dernière finit par me flinguer du regard en me disant « Vous êtes content, maintenant ? » Je n’ose pas lui répondre que je n’ai pas voulu ça : il n’empêche que j’ai ouvert la boîte de Pandore de la connerie humaine…

12h : Le train s’arrête à Laval : un homme s’assied à côté de moi, prenant la place de la dame qui était montée à Rennes et qui est déjà partie – ne voyant rien d’incongru à ce que l’on prenne le train pour aller de Rennes à Laval, je n’y ai pas accordé d’importance. Je suis obligé de déranger mon nouveau voisin pour aller au bar où j’espère pouvoir acheter des tickets de métro en échange d’un chèque : en se levant, il remarque un sac abandonné ! Et en bon crétin mal élevé, il se sent obligé de le signaler ! Je tente de l’en dissuader, n’ayant aucune envie de prendre deux heures de retard à cause d’une dame inattentive à ses affaires. Mais il s’obstine : je me vois déjà cloué en gare de Laval en attendant que les flics se soient assurés qu’il n’y ait pas de bombe dans le sac… Mais l’explication s’avère plus simple : la dame n’était pas descendue ! Elle s’était trompée de place en s’asseyant à côté de moi, elle s’était ensuite absentée en laissant son sac, et l’autre passager s’est installé entretemps à cette place qui est bien celle qui lui avait été assignée – vous suivez, j’espère ? Quant à moi, on m’a fait comprendre qu’on ne prenait pas les chèques au bar.

15h : Me voici à Paris. Grâce au peu de monnaie qui me restait, j’ai pu prendre le métro pour atteindre l’auberge de jeunesse du XXe arrondissement où j’avais réservé un lit. Économie oblige, celui-ci est situé

dans un dortoir de neuf couchages : quand je peux y entrer, huit jeunes gens y roupillent encore, se remettant vraisemblablement d’une soirée où ils n’ont pas bu que de l’eau… Contrairement à la chambre où j’avais dormi lors de mon précédent passage à Paris, celle-ci n’est pas munie de casiers : j’ai donc emporté mon cadenas de lycéen pour rien… En tout cas, une chose est sûre : hors de question pour moi de laisser mes bagages ici ! Le larcin dont j’ai été victime en septembre m’a suffi ! Je fais donc le tri entre les affaires dont j’aurai besoin ce soir et celles que je peux laisser à l’auberge, avec la ferme attention de demander à la réception comment je peux mettre ma valise à l’abri…

15h15 : En attendant de solliciter le réceptionniste et de repartir à l’aventure dans Paris, je profite d’avoir un lit à ma disposition pour souffler en finissant la lecture du dernier Cahier de l’Iroise consacré pour la seconde fois aux photographes brestois –l’accent étant mis cette fois sur ceux d’aujourd’hui, dont mon ami Pod. La photographie n’est pas un art qui me passionne, mais je sens que j’aurais des choses à raconter sur cet officier de marine de la seconde moitié du XIXe siècle qui a ramené de nombreux clichés d’Afrique et d’Asie ou encore sur Louis Blonce qui nous a quittés il n’y a pas si longtemps encore et avait su capter comme personne

l’ambiance des événements festifs brestois, notamment dans le quartier Saint-Martin…

15h45 : Je m’apprête à repartir. Le réceptionniste m’informe qu’à défaut de casiers, l’auberge dispose d’une bagagerie sise à l’étage en-dessous. Je m’y rends, mais je ne comprends pas : quel intérêt aurais-je à mettre ma valise dans cette pièce qui, visiblement, ne ferme même pas à clé ? Je remonte pour exprimer mon incrédulité au réceptionniste : il explique qu’en fait, c’est lui qui ouvre la bagagerie depuis son poste et que, grâce à une caméra, il voit luimême quand le résident a fini d’y déposer son bagage, ce qui lui permet de la refermer… Mais pourquoi ne me l’a-t-il pas expliqué tout de suite ? J’étais censé le deviner ?

17h : Après plus d’une heure de marche, j’ai repéré la galerie d’art du IIIe arrondissement où doit avoir lieu la présentation du numéro de la revue L’éponge où deux de mes dessins ont été publiés. Il me reste une heure, je n’ai pas un sou sur moi, je me mets en quête d’un bar qui accepterait les chèques : je n’en trouve aucun. En désespoir de cause, je m’assieds sur un banc, par ce temps froid et humide, dans ce quartier bruyant, et je reprends mon exemplaire des Cahiers de l’Iroise pour y lire l’article hors-thème de Gérard Cissé sur l’hôtel d’Aché, un édifice qui a connu bien des fonctions diverses avant d’être détruit par les bombardements de 1944… Bien sûr, je ne boude pas mon plaisir de lire monsieur Cissé qui est un brillant historien et dont la plume a une grâce incomparable : encore un vieux monsieur inspirant ! Il n’empêche que comme début de soirée, ce n’est pas très glamour…

18h45 : La présentation démarre enfin. La galerie expose des peintures qui sentent leur snobisme à plein nez. Au buffet, il n’y a que du vin rouge en cubi et des amusegueule achetés au Monoprix. Je n’ai même pas d’espace pour présenter mes livres, j’improvise en les disposant sur une chaise. Je ne peux évidemment pas en vouloir aux organisateurs qui ne roulent pas sur l’or et sont de toute évidence de bonne volonté, mais j’espérais mieux en venant à la capi-

tale : là, ça ne dépayse pas de Brest ! N’ayant pas de texte à lire, contrairement aux autres auteurs présents qui sont poètes ou nouvellistes, j’interprète « Les SaintMarcois », une chanson brestoise que j’avais découverte grâce aux Goristes : j’aurai au moins la satisfaction d’avoir fait découvrir le patrimoine musical brestois à des Parisiens car je ne vends pas un seul bouquin ! Je comptais là-dessus pour pouvoir m’acheter des tickets de métro… Je m’en ouvre à Aurélie, l’une des responsables de la revue, qui accepte, fort heureusement, de me dépanner : je ne me voyais pas refaire la randonnée que je viens d’effectuer, surtout de nuit ! Bref : ce n’est pas la soirée du siècle, mais j’ai au moins fait la connaissance d’une personne sur laquelle je peux compter, je n’ai donc pas tout perdu !

22h : De retour à l’auberge, j’ai récupéré ma valise. Ayant emporté mon PC, je relève mes mails : j’avais quelques messages, dont un qui m’a été adressé via le site de L’Harmattan ! Mon premier « vrai » courrier de lecteur… Je me suis installé dans le bar : dans la foulée, je tente de remanier un manuscrit. Trois jeunes, un garçon et deux filles, se sont assis à côté de moi pour taper le carton : le mec parle comme une « caillera », il n’est pas fichu d’aligner deux mots sans menacer ses deux partenaires féminines, ça me gonfle tellement la pastèque que j’ai envie de lui foutre mon pied dans la figure… Décidément, Idiocracy, ce n’est pas de la sciencefiction ! Ce voyage ne me laissera pas un souvenir impérissable…

Dimanche 17 décembre

6h : Je me lève déjà : je ne tiens pas à rater le petit déjeuner et je dois l’avoir fini assez tôt pour ne pas rater le train. De toute façon, j’ai affreusement mal dormi dans cette chambre surchauffée et sans volets, où j’ai dû supporter les ronflements de huit jeunes glands, le tout sur un lit surélevé où j’avais continuellement peur de faire tomber mes affaires et de me cogner au plafond ! La prochaine fois, je réserve une chambre particulière, quoi qu’il en coûte ! Tiens, ça me rappelle quelque chose ?

7h : La salle de restauration ouvre. Comme j’avais un peu de marge, j’avais branché mon ordinateur à une prise située dans le hall pour pouvoir jeter un œil sur Internet. Je débranche donc le chargeur… Et la prise part avec ! Je le signale au type de l’accueil, un homme obèse en tenue de pompier, qui n’a pas l’air de vraiment comprendre ce que je lui dis et qui ne semble même pas tellement étonné quand je lui montre ce qui vient d’arriver : visiblement, ce n’est pas la première fois que ça se produit ! Je craignais qu’on ne me force à rembourser cette dégradation involontaire, mais le type ne me dit rien : le jour où l’auberge s’effondrera sur lui, il restera tout aussi stoïque !

12h30 : Le train est arrivé à Brest. Il y avait longtemps que je n’avais pas été aussi soulagé de retrouver ma bonne vieille ville du Ponant ! Ce retour s’est cependant mieux passé que l’aller, surtout à partir du moment où un gros type, du genre à côté duquel j’ai l’air d’un danseur étoile (même si une vieille amie de ma mère m’a fait remarquer dernièrement que j’avais minci), a pu quitter le siège situé à côté du mien, me donnant l’impression de gagner de la place d’un seul coup… Cette fois, au moins, je n’ai rien perdu ! À part du temps et quelques illusions, bien sûr… À suivre…

L’œil du satiriste

Philosophie

De l’intérêt du diagnostic tardif pour un autisteAsperger

Réponse à une question fréquemment posée – Première partie

Je m’appelle Benoît Quinquis. Je

suis né le 17 mai 1988 à Brest d’un père enseignant et d’une mère femme au foyer. J’ai aussi une sœur, de quatre ans ma cadette. Très tôt, mes proches ont pu constater que quelque chose ne « tournait pas rond » chez moi. J’ai été un enfant précoce, j’ai appris à lire très tôt par mes propres moyens grâce aux bandes dessinées que possédaient mes parents – dans un sens, tout cela était déjà étrange en soi !

J’ai été très vite passionné par l’écriture et le dessin qui occupaient le gros de mes

loisirs : même avec mes lego, je fabriquais des lettres plus volontiers que des maisons.

À l’école, j’ai toujours été un élève brillant et il aurait semblé « logique » que je n’aie pas de « problèmes ». Bien entendu, ce n’était pas si simple : dans la cour de récréation, je restais à l’écart de l’agitation, je ne jouais pas avec les autres enfants et je tournais en rond en attendant que ça se passe. J’ai toujours eu des difficultés relationnelles avec les personnes de mon âge, ce qui n’inquiéta pas tout de suite mes aînés : comme le disait ma mère, je savais

déjà lire à un âge où les autres savaient à peine parler, tout portait donc à croire que « ça allait s’arranger » avec l’âge. Évidemment, ça ne s’arrangea pas du tout, bien au contraire : le brouhaha qui régnait dans la classe m’était insupportable, je ne pouvais m’empêcher de protester contre les bavardages incessants, je ne voulais personne à côté de moi, je ne tolérais même pas d’entendre la respiration d’un éventuel voisin.

Aux yeux de certains enseignants peu pédagogues, j’étais un enfant mal élevé envers lequel mes parents auraient dû

être plus sévères : aux yeux de la plupart de mes « camarades », j’étais « l’intello » qui voulait faire la loi dans la classe. Pour ne rien arranger, j’avais une peur bleue des ballons et j’avais des problèmes de synchronisation qui faisaient de moi le pire coéquipier pour ceux qui comptaient sur le sport pour sauver leur moyenne : tous les ingrédients étaient donc réunis pour que je sois victime de harcèlement en milieu scolaire1, ce qui fut effectivement le cas du CM1 à la troisième, soit six années de cauchemar au cours desquelles les autres élèves ne cessaient de se moquer de moi, de ma naïveté, de mon incapacité à suivre certains codes sociaux… Mon incapacité à rester debout immobile, à laquelle je palliais en m’asseyant par terre, m’a même valu des insultes, des coups de pied et des jets de cailloux. Mes protestations répétées contre cette agressivité délibérée ne m’apportèrent rien d’autre que le douteux privilège d’être systématiquement catalogué par l’institution scolaire comme un « bon élève qui doit faire des efforts de comportement » et d’être conduit devant des psychologues dont la fréquentation me permit certes de « vider mon sac » mais qui n’émirent jamais la possibilité d’un trouble chez moi, soit par manque de vi-

1 Cette formule me parait plus appropriée que l’expression « harcèlement scolaire » qui pourrait laisser croire que le harcèlement est le fait du système scolaire dans son ensemble et non simplement de quelques individus.

sion soit par peur d’effaroucher mes parents en prononçant un terme encore tabou à l’époque…

Je passe sur la CPE incompétente de mon collège2 qui me disait en substance que je devais faire des efforts pour me « mettre au niveau des autres », comme si mon intelligence était une tare. En somme, je ne me sentais pas à ma place ici-bas et je ne reçus quasiment aucune aide, si ce n’est pour me culpabiliser : je me suis vraiment cru une mauvaise personne, sans savoir ce que je pouvais y faire. Ce n’est qu’à

l’université que j’ai vraiment réussi à nouer des amitiés durables et à me faire accepter tel que j’étais, mais j’avais encore tendance à me sentir coupable de mon intolérance au bruit, de mon inadaptation aux règles sociales, de mes crises de nervosité… Pendant mes années de doctorat, je devins correspondant pour le blog de l’université (une activité parajournalistique dans laquelle je me sens à l’aise puisque je continue à la mener aujourd’hui pour l’hebdomadaire Côté Brest), ce qui m’amena à rencontrer une femme d’âge mûr en reprise d’études qui m’affirma que mon comportement, ma manière de parler, de bouger (quand je me tiens debout, j’ai tendance à me balancer de droite à gauche) et d’organiser mes journées lui rappelaient son fils autiste. J’avais vaguement entendu parler de l’autisme mais je n’en savais guère plus : je ne prêtai donc qu’une attention distraite à sa remarque, écartant l’idée que je puisse être handicapé. Mais très vite, je m’aperçus qu’elle n’était pas la seule à penser ainsi : un jeune étudiant, dont j’avais remarqué les problèmes d’élocution et la motricité hésitante, me fit part un jour des bruits qui couraient à mon sujet sur le campus, selon lesquels j’étais, comme lui, autiste Asperger. J’interprétai cela comme une rumeur malveillante car je savais que tout le

2 Beaucoup de conseillers principaux d’éducation font un excellent travail, je n’incrimine pas la profession en tant que telle.

monde ne me voulait pas que du bien3 , mais je commençai à être troublé : aussi, je m’en ouvris à quelques amies et même à ma mère et, en lieu et place de la dénégation attendue, j’eus la surprise de les entendre me répondre que ce n’était pas impossible et qu’elles pensaient à moi quand elles entendaient parler Josef Schovanec ! Pour ne rien arranger, je découvris que certains de mes collègues doctorants étaient persuadés que j’étais déjà diagnostiqué tant mon comportement semblait concorder avec ce qu’ils savaient du syndrome d’Asperger. Bref, ce ne fut qu’après avoir obtenu mon doctorat en philosophie antique, à 27 ans, que je décidai de sauter le pas et d’engager les démarches pour obtenir un diagnostic : le psychiatre qui me reçut pour le premier rendez-vous dira plus tard m’avoir « détecté » pour ainsi dire dès le premier regard, et l’année suivante, après quelques tests, il me fut confirmé que j’étais bel et bien autiste Asperger, ce qui ne fut une surprise pour presque personne. Depuis, j’ai volontiers témoigné, sous des formes diverses, sur mon expérience de personne « aspie » afin de contribuer à une meilleure connaissance au sein du public de cette forme d’autisme sans retard langagier ni déficience intellectuelle

3 J’ai su par une amie que certains étudiants persiflaient sur mon compte ; ultérieurement, l’un d’eux m’a ouvertement reproché ma participation active aux travaux dirigés, arguant que je « m’écoutais parler » !

(comme je le résume à ma façon, « j’ai une case en trop ») et la question qui m’est le plus souvent posée, pour ne pas dire systématiquement, est celle de l’utilité d’un diagnostic tardif : pour le dire clairement, on m’a très souvent demandé en quoi il m’a été utile d’être identifié comme autiste

Asperger à un âge où je ne pouvais plus prétendre à l’aide dont j’aurais peut-être pu bénéficier à l’école si j’avais été diagnostiqué plus tôt. La récurrence de cette question me pousse aujourd’hui à écrire cet article dans lequel j’apporterai deux réponses : la première sera à replacer dans le contexte de mon enfance, la seconde sera plus transhistorique.

Du statut de l’enfant avec autisme au temps de mon enfance

Je l’ai évoqué précédemment en traitant de l’attitude des psychologues face à mon cas : dans les années 1990-2000,

durant lesquelles j’ai grandi, la connaissance du spectre autistique en général et du syndrome d’Asperger en particulier n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, à plus forte raison le traitement qui était réservé aux enfants diagnostiqués. Imaginons un instant que je fusse identifié comme « aspie » dans ma prime enfance : si un psychologue s’était aventuré à émettre cette hypothèse devant mes parents à une époque où il n’y avait pas encore de personnalités médiatiques telles que Josef Schovanec ou Julie Dachez, la réaction des auteurs de mes jours aurait-elle été positive ? Rien n’est moins sûr : peut-être auraient-ils protesté, arguant que leur fils aîné, si brillant et si intelligent, ne pouvait être handicapé ; je me souviens avoir parlé, peu avant mon diagnostic, de mon éventuel autisme à ma grand’mère, celle-ci m’avait répondu qu’elle n’y croyait pas que je ne pourrais pas faire « autant de choses » si j’étais réellement autiste. A posteriori, cette réaction me parait représentative de l’idée que sa génération (elle est morte en 2019 à l’âge de 90 ans) se faisait des troubles du spectre autistique…

Supposons que mes parents, qui sont plutôt tolérants et compréhensifs, auraient admis dès mon enfance l’idée suivant laquelle j’étais autiste Asperger et auraient même engagé les démarches pour me faire diagnostiquer : mon sort aurait-il été meilleur pour autant ? Rien n’est moins certain : d’après Julie Dachez, en 2016, « en France, seuls 20 % des enfants autistes [étaient] scolarisés, contre 80 % dans les autres pays développés »4 ! Je doute fort que la situation fût meilleure quand j’étais enfant… Aussi, quand bien même les auteurs de mes jours auraient bien réagi à un diagnostic précoce me concernant, rien ne dit que l’administration scolaire en aurait fait autant. Je suis même persuadé du contraire : très tôt, le fait que je ne joue pas avec les autres enfants dans la cour de récréation était déjà perçu comme une bizarrerie, suffisamment en tout cas pour que les membres du personnel se sentent obligés de me poser la question, même si je ne me plaignais pas de mon isolement. Dès lors, si l’administration scolaire avait bénéficié de l’étiquette « autiste » pour expliquer l’étrangeté de mon comportement, ne s’en serait-elle pas servie, non pour améliorer mon sort mais, au contraire, pour m’exclure du système scolaire ? N’auraisje pas été exposé à me retrouver enfermé dans un institut où l’on aurait tenté, sinon

4 Julie DACHEZ, La différence invisible, Paris, Delcourt, Mirages, 2016, p. 186.

de me « guérir », au moins de « normaliser » mon comportement ?

Admettons que je n’aurais pas été déscolarisé aussi brutalement : mon sort à long terme aurait-il été meilleur ? Du CM1 à la troisième, les autres élèves m’ont traité comme le dernier des derniers : s’ils avaient su que j’étais « autiste », ne l’auraient-ils pas interprété, du haut de leurs juvéniles consciences, comme un synonyme de « dingue » au point d’en faire un motif supplémentaire de harcèlement ?

Les enseignants n’ont pas non plus été tous d’une extrême bienveillance à mon égard, et j’ai aussi eu l’occasion de constater que certains parents d’élèves, jaloux que j’aie de meilleurs résultats que leurs rejetons, me considéraient avec méfiance, probablement sur la base de ce que leurs enfants disaient de moi – au collège, le jour où le professeur principal demandait à la classe d’exprimer ses doléances en vue du conseil de classe fut à chaque fois, pour, moi l’occasion de prendre la pleine mesure de mon impopularité, j’ai même comparé ultérieurement ces moments difficiles aux

procès de Moscou ! Compte tenu de tout ceci, imaginons un instant que ces enseignants, qui ne voyaient en moi qu’une gêne sur pattes, et ces parents d’élèves, dont une représentante m’a traité publiquement, un jour, « d’intellectuel de bas étage », aient été informés de mon autisme.

Cela n’aurait-il pas sonné le glas de ma scolarité bien avant mon baccalauréat ?

N’aurais-je pas été exposé à être exclu du système scolaire ? Le rejet dont je faisais l’objet n’aurait-il pas trouvé un point d’ancrage qui aurait pu servir de point de départ d’une action contre ma personne ?

Au risque de paraître paranoïaque, je vois très bien les parents d’élèves et les enseignants qui m’étaient hostiles signer une pétition pour demander mon placement dans un établissement « spécialisé » afin de « protéger » les élèves « normaux »…

J’exagère peut-être, du moins je l’espère, mais je pense sincèrement, au vu de ce qu’était la connaissance du spectre autistique à l’époque, à plus forte raison au sein du grand public, qu’un diagnostic précoce aurait été pour moi, dans un tel contexte, un mal supplémentaire qui se serait ajouté à tous mes ennuis. Je ne regrette donc pas qu’il ne soit pas venu perturber une construction identitaire qui fut déjà extrêmement difficile : en étant tardif, mon diagnostic m’a permis de compléter mon identité quand j’étais déjà un homme fait.

À suivre…

Interview

Entretien avec Léo Beker

Léo Beker continue à rééditer à son compte les albums des Tribulations de Louison Cresson publiés par Depuis dans les années 1990 : le dernier tome republié à ce jour, La dernière loco, est le préféré de l’auteur. Nous avons bien sûr voulu en savoir plus.

La locomotive 141 R, vedette du quatrième Louison Cresson

Pourquoi La dernière loco est-il votre album de Louison préféré ?

Je trouve que c’est avec cet album que j’ai atteint la maturité en comme narrateur : c’est le premier à avoir un dessin avec peu de regrets, des couleurs professionnelles, et une histoire bien ronde, faite avec économie de moyens. Le cinquième Louison,

avec les pastèques géantes et mes collectionneurs des plaques d'égout, est mature lui aussi, mais il n’y a pas la même économie de moyens narratifs. Après la publication de La dernière loco, il y a eu, en Uruguay, un film du même nom avec une histoire très similaire ! On peut le voir sur YouTube, mais je ne le conseille pas...

Avez-vous la passion du chemin de fer et, si oui, comment vous est-elle venue ?

Pas tellement : quand j'étais enfant, j'étais surtout subjugué par les avions. Mais je n'avais pas refusé un train miniature qu'on m'avait offert !

Par contre, j'avais eu l'intention de prendre mon défunt père comme modèle pour Jules, le cheminot de l'histoire. Et ce n’est qu’après l’avoir finie que je me suis rendu compte que mon grand-père avait été cheminot ! Mon père a donc grandi dans le quartier des cheminots de Buenos Aires et j'ai des oncles qui ont eux aussi travaillé aux chemins de fer argentin...

Jules le cheminot

La locomotive de l'histoire existe : avezvous eu l'occasion de la voir en vrai ?

Oui. Après avoir fait pas mal de voyages pour en trouver une vraie locomotive, je l’ai trouvée dans les entrepôts ferroviaires de Miramas, dans les Bouches-du-Rhône, où elle trônait dans toute sa splendeur. Et il ne serait venu l'idée à personne de l'envoyer à la casse !

C'est le premier album où monsieur Ono n'apparait pas, même s'il est évoqué au début : pourquoi ?

Je n'ai jamais eu l'intention d’imposer des passages obligés à mes personnages dans tous les albums. Ono travaillait à Pont-àMousson, je n'avais pas besoin de lui dans

La dernière loco

L'intrigue est déclenchée par la soif de vengeance de Flora Plante : Louison a beau être trop jeune pour s'intéresser aux filles, les jolies femmes sont assez nombreuses dans la série. C'était important pour vous ?

Bien sûr : la moitié de l'humanité est composée de filles, comment faire une BD qui ne les montre pas ? J'ai toujours pensé que je ne les rendais pas assez belles, tant mieux si je me trompe. Mais il y a madame

Douille qui n'est pas vraiment une jeune beauté

Le Père Abbé aussi joue un rôle important, il semble même plus vif que dans les épisodes précédents : c'était volontaire de votre part ?

Absolument. Il est un pur esprit, qui se met en branle quand le jeu en vaut la chandelle, oui. Mais je n’irai pas plus loin : ça me paraît déjà assez mouvementé comme destin pour ce vieux squelette ! J’ai peur de le casser si je continue à trop le secouer…

Au début de l'histoire, l'un des moines fantômes arrête un automobiliste qui chante du Tino Rossi : que représente ce chanteur pour vous ?

Un bon exemple de chanteur populaire de l'époque, avec une bonne voix d’opéra et des textes parfois cocasses. J'ai dû l'entendre un peu en Argentine, sans plus. Il ne faut pas oublier que j’ai vécu 30 ans à Marseille où il y a plein de Corses, et leur culture, dont Tino fait partie, est assez présente.

Peu après la prépublication de l'histoire, Spirou a publié cette lettre de lecteur :

Validez-vous cette réponse qui peut sembler tirée par les cheveux ?

Ah, merci de me le rappeler, j'avais oublié. Non, c'est une bêtise, ils auraient pu avoir l'obligeance de me consulter avant de répondre ! La vérité, c’est que ce soir-là

Louison avait cavalé comme un poulain fou : il était donc mort de fatigue et il s'est mis au lit comme il était, encore heureux qu'il ait enlevé ses sandalettes !

Ça m'étonne, qu’il ne soit pas évident que j'ai fait ça pour montrer à quel point il était fatigué ! Cela dit, j'aime beaucoup le dessin de Stuf : Il est mort jeune, le pauvre… louisoncresson.com

Louison au lit habillé après une nuit blanche

Le siège

« Rendez-vous ! Il ne vous sera fait aucun mal ! » Ben voyons !

C’est au moins la quinzième fois en trois jours qu’ils me font cette promesse. Le pire, c’est que je ne doute pas un instant de leur sincérité : ça leur ferait une trop mauvaise publicité de défoncer ma porte au bélier et de m’extraire manu militari de mon appartement comme ils en meurent, à n’en point douter, d’envie. Mais pas question pour autant de céder : je ne sais que trop quel sort m’attend si je leur fais ce plaisir.

Cela fait donc déjà trois jours que je vis reclus dans mon logement, solidement barricadé. Ils pourraient entrer facilement dans mon immeuble ! D’ailleurs ils l’ont déjà fait. Mais quand ils ont constaté qu’ils ne pourraient pas entrer chez moi sans violence, ils ont préféré évacuer les autres locataires et mettre le siège dans la cour. J’avais toujours pensé que mon HLM se prêterait bien à une guerre de position urbaine de ce genre : adossé à une colline et encaissé en contrebas, au fond d’une impasse à l’entrée étroite, il était évident que les forces de l’ordre n’auraient pas de mal à en condamner l’accès si elles en éprouvaient un jour le besoin. Je me de-

mande même, à présent, si ce n’était pas justement fait pour ça : quand on construit un logement social, c’est pour y caser les pauvres, donc des individus potentiellement dangereux, n’est-ce pas ?

Toujours est-il qu’ils campent au pied de mon immeuble depuis déjà soixante heures,, avec leurs grosses voitures, leurs mégaphones et tout l’arsenal vu maintes fois dans les séries policières et les reportages destinés à faire frémir le populo sur une prise d’otage. Sauf qu’il n’y pas d’otage, à part moi-même si on y tient. Ils m’ont sucré ma connexion à Internet et ils m’ont aussi coupé l’électricité, me privant ainsi de tout moyen d’alimenter la batterie de mon ordinateur ou celle de mon téléphone. Résultat, mon contact avec le monde extérieur se limite aux relances qu’ils m’adressent dans leurs hautparleurs. Je sais néanmoins que je suis devenu une vedette : les journalistes défilent à longueur de journée, mes parents n’ont qu’à allumer la télé pour avoir de mes nouvelles. Savoir s’ils sont fiers de moi est une autre paire de manches.

Ayant assez tôt anticipé une crise de longue durée, j’ai assez de nourriture pour tenir des semaines. Peut-être deux

mois si je suis raisonnable. En cas d’extrémité, j’ai le fusil de mon résistant de grand-père, en parfait état de marche, avec des munitions non moins opérationnelles. S’ils tentent quelque chose, je n’hésiterai pas à tirer. Après tout, ce n’est pas moi qui ai commencé : ce sont eux qui ont déclaré la guerre à la différence.

Quand ils sont arrivés au pouvoir, je n’ai pas manqué d’annoncer autour de moi ce qui allait se passer, j’ai tout tenté pour exhorter mes semblables à se préparer à résister. Peu de personnes m’ont pris au sérieux. Avec le recul, ça ne m’étonne guère : à une autre époque, quand un certain petit caporal autrichien avait pris le pouvoir en Allemagne, certains Juifs ont cru qu’ils seraient épargnés s’ils montraient patte blanche…

Au début, dans un réflexe quasipavlovien, ils s’en sont pris aux étrangers : certains de leurs électeurs étaient surpris que même ceux « en situation régulière » y passent avec pertes et fracas, mais la coupe du monde de football était sur le point de démarrer et il n’y a donc pas eu plus de réactions que ça. Après quelques mois, l’opinion a quand même commencé à se rendre compte que la chasse aux migrants ne faisait pas baisser le chômage, alors il leur a fallu livrer autre chose en pâture à la vindicte populaire. C’est là qu’ils ont pris pour cible tout ce qui ne rentrait pas dans le moule du mâle blanc adulte, hétéro-

sexuel, cisgenre, valide, catholique et de droite. Le bon peuple, qui commençait à douter, a alors renoué avec les acclamations sans réserve : pensez donc, depuis le temps qu’il taisait le dégoût que lui inspiraient les gens « différents », on lui donnait enfin le droit de l’exprimer à sa guise ! Le totalitarisme ne change pas les gens : il les montre tels qu’ils sont vraiment.

D’abord, toutes les aides, sans exception, auxquelles les « anormaux » avaient pu prétendre au nom de leurs particularités ont été supprimées. Pensez si les braves gens étaient contents qu’on ne gaspille plus l’argent du contribuable à entretenir des loques humaines ! J’ai donc perdu l’Allocation Adulte Handicapé à laquelle j’avais droit en tant que personne avec autisme. Personne ne m’a plaint, évidemment : comment un «Asperger » pourrait-il inspirer la pitié ? Au mieux, c’est « la bonne excuse pour pas aller bosser » comme me l’avait dit un jour un chauffeur de taxi ; au pire, un handicapé, c’est comme un clodo : quand on apprend qu’il crève la gueule ouverte dans la rue, qui s’en émeut ?

Ensuite, officiellement pour endiguer le chômage, ils nous ont proposé, à nous les « pas-comme-y-faut », un choix : ou bien nous acceptions d’exercer les professions qui nous étaient désormais « réservées », soit nous étions envoyés dans des camps de rééducation censés nous faire

redevenir des « citoyens normaux et utiles la société » ! Là encore, ils disaient tout haut ce que les braves gens pensaient tout bas, à savoir que nos revendications pour la reconnaissance de nos particularités n’étaient que des simagrées d’enfants gâtés et que nos différences pouvaient être facilement surmontées (comprenez « effacées ») pour peu que nous y mettions un peu de bonne volonté ! Et comme la volonté a besoin d’être piquée pour être regonflée…

Bref : ils ont d’abord embarqué ma sœur lesbienne, qui était d’ailleurs née homme. Comme elle était maraîchère de formation, elle ne voulait pas devenir esthéticienne, parfumeuse ni exercer un autre de ces métiers de pétasses désormais réservés aux « invertis » : là où elle est parquée à l’heure actuelle, on essaie de lui laver le cerveau pour qu’elle assume à nouveau le sexe qui lui avait été « assigné par la nature » ! Ils n’y arriveront pas : elle a la tête dure et, de toute façon, leurs stratégies de « rééducation » sont grotesques : ils imposent aux femmes transgenres de jouer au football pour les réconcilier avec la masculinité ! Grotesques mais, dans d’autres cas, criminelles : les nerfs de beaucoup de personnes parquées n’ont pas résisté aux traitements, des dizaines d’entre elles meurent d’épuisement chaque semaine : ils les appellent « cas irrécupérables » ! Certaines ont réussi à s’évader et à fuir le pays : leurs

témoignages publiés dans la presse étrangères sont effarants ! À les lire, les juifs et les musulmans sont forcés tous les jours d’assister à une messe en latin et de manger du saucisson pur porc, les gauchistes sont contraints d’écouter du Sardou en boucle et les intolérants au gluten sont gavés de pain à longueur de journée : « ne pas consommer de baguette est une attitude anti-française » dixit un ministre !

Pour ma part, le « choix » était clair : soit j’acceptais de bosser comme informaticien, soit j’étais expédié dans la partie du camp réservée aux autistes, celle où le taux de mortalité est le plus élevée ! Les détenus y sont exposés en permanence à des lumières d’intensité excessive, dans des salles surchauffées où on leur impose des bruits de foule avec le volume poussé à fond, le tout vingt-quatre heures sur vingtquatre afin de les « guérir de leurs hypersensibilités » ! Toujours le présupposé imbécile selon lequel des épreuves inhumaines seraient indispensables pour s’endurcir, pour se « forger le caractère » comme je l’ai maintes fois entendu de la part de rombières débiles et de piliers de bistrot quand je parlais du harcèlement dont j’avais été victime au collège… La bêtise de ce préjugé n’a d’égale que celle du cliché de l’autiste Asperger expert en informatique : étant à peine capable de faire fonctionner mon propre ordinateur, je ne pouvais accepter la carrière qu’on cher-

chait à m’imposer, et comme le stage en camp de rééducation ne me disait rien non plus, je suis devenu hors-la loi.

Ma situation actuelle n’est pas si pénible : elle l’est de toute façon moins que si j’avais benoîtement accepté de les suivre. Tant que je n’userai pas de mon arme, ils n’oseront rien tenter : l’opinion s’accommode qu’on laisse mourir les handicapés, mais pas (encore ?) qu’on les assaille. Il est vrai que ma position n’est pas tenable à long terme : mes provisions ne sont pas inépuisables et j’avais bien vu, pendant la pandémie, que rester cloîtré trop

longtemps avait des effets néfastes sur mon psychisme. Il faudrait un miracle pour que je m’en tire sans crever de faim ! Le miracle serait que la médiatisation de l’affaire décille les yeux de la population et que les gens se décident à ne plus rester tacitement complices d’un crime contre l’humanité, mais je ne me fais pas d’illusions. Quand le monde avait découvert, effaré, l’horreur des camps d’extermination nazis, certains imbéciles ont demandé aux Juifs pourquoi ils ne s’étaient pas révoltés : j’ai toujours trouvé révélateur que personne ne pose la question auxAllemands…

L’œil du satiriste

Le harcèlement scolaire vu par les braves gens

Encore

Des violences sexuelles en milieu carcéral

Une dernière BD

Le mot de la fin

Vieillir en beauté

Ne me dites pas que vous n’avez jamais vu, ne serait-ce qu’une seule et unique fois, l’une ou l’autre de ces femmes d’âge mûr, voire franchement avancé, qui, par l’entremise de leur chaîne YouTube, de leur page Facebook, de leur compte Instagram ou de quelque autre plateforme de partage de contenus sur Internet, prodiguent à qui veut bien les entendre (et, surtout, à mon avis, les regarder), des conseils forme et bien-être, des tutoriels sport et fitness, des astuces santé et beauté, et qui jurent leurs grands dieux que, oui, il est possible pour une femme de dépasser la cinquantaine voire la soixantaine ou la soixante-dizaine et peut-être même, qui sait, la cent-vingtaine en conservant un corps de statue grecque qui rend envieuses les jouvencelles et fait baver les puceaux ! Certaines de ces dames, fort respectables par ailleurs, sont des stars internationales du cinéma ou de la chanson, comme Halle Berry ou Jennifer Lopez, beaucoup d’autres n’ont qu’une relative notoriété en tant qu’influenceuses, mais elles défendent toutes la même idée : oui, on peut avoir atteint un âge où Yann Moix, ce crétin, considère qu’une femme est bonne à jeter et garder néanmoins un corps de rêve, c’est juste une question de volonté, l’âge n’est qu’un nombre, et patati et patata. Enfin bref ! Fort de l’enseignement dispensé par ces dames, je voudrais m’adresser, par un apparent paradoxe, à vous, messieurs. Vous, mes amis du sexe prétendu fort, qui rêvez peut-être d’avoir pour compagne de vos vieux jours une superbe créature dont la silhouette suffirait à vous économiser le viagra, mais qui doutez de votre capacité à pouvoir vous offrir une Rolex à cinquante ans et donc de réussir suffisamment votre vie pour vous permettre de divorcer de votre femme vieille et d’épouser une jeunette à la place, bonne nouvelle : ce rêve n’est pas inaccessible, vous pouvez tout de suite vous trouver une sublime jeune femme avec, comme on dit, tout ce qu’il faut là où il faut et vous assurer qu’elle gardera dans l’âge mûr son allure de déesse de l’Olympe. Seulement, autant vous le dire tout de suite : il faudra que vous y mettiez du vôtre. Comment ?

C’est simple : d’abord, ne lui faites pas d’enfant. Ou alors un seul. Idéalement, portez le fœtus pendant neuf mois dans votre ventre à sa place pour être tout à fait sûr que son corps ne soit jamais esquinté par une grossesse. Si vous pouvez aussi vous arranger pour avoir des règles douloureuses à sa place, c’est le top. Évidemment, ce ne sera pas suffisant : il faudra aussi que vous travailliez beaucoup et très dur pour gagner énormément d’argent, suffisamment en tout cas pour entretenir le foyer à vous seul, afin que votre dulcinée n’ait pas à se fatiguer à gagner sa vie. Il faudra d’ailleurs également, en plus de votre emploi, que vous vous occupiez de toutes les tâches domestiques, sans exception, que vous fassiez toutes les courses tout seul, que vous deveniez le chauffeur attitré de madame afin de lui épargner jusqu’au stress de la conduite automobile… Bref, il faudra que vous délestiez votre bien-aimée de tout ce qui pourrait la détourner de l’entretien de son corps.

Naturellement, vous aurez ainsi la quasi-assurance d’avoir une femme superbe, mais il ne faudra pas que vous vous étonniez si vous-même, à force de travailler comme une bête de somme, vous ne vieillissiez prématurément et que votre compagne, qui, de son côté, aura tout ce qu’il faudra pour séduire des jeunots, aille voir ailleurs quand vous aurez l’air d’être son père et n’aurez même plus la force de bander pour son corps divin ! Et oui, dans la vie, il faut savoir ce qu’on veut ! Et puisqu’on est entre mecs, laissez-moi vous dire qu’en dernière analyse, ce sera bien fait pour vous, ça vous apprendra à respecter un peu les femmes à ne pas les réduire à leur corps ! Non mais alors ! Et vous les filles, arrêtez de complexer : la beauté, ce n’est définitivement pas ce que les médias nous assènent ! Sinon, comment expliquez-vous que je trouve Yolande Moreau mille fois plus belle que les filles de Victoria’s Secret ?

LA GRANDE GUEULE
N°8 : Marcel Gottlieb, dit Gotlib

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