Blequin Reporter n°8

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SOMMAIRE :

Page 2 : LA BD

« KARMIN » par Blequin etAyoub Sadik

Page 3 : Les CARNETS PARISIENS du professeur Blequin

Page 11 : PHILO

La difficulté à traduire Platon (suite et fin)

Page 20 : Une nouvelle, « Semi-retraite »

Page 24 : La grande gueule : Aurélie Saada

N°8 Magazine virtuel Parution intermittente

La BD

KARMIN

Dessin : BLEQUIN Scénario :AYOUB SADIK

Résumé : Alors qu’il est toujours incarcéré, Karmin épouse Bruja qui finit par tomber enceinte et à accoucher en prison

À suivre…

Les carnets parisiens du professeur Blequin

Novembre 2023

Voici le récit de la deuxième escapade parisienne de notre reporter : rentrera-t-il à Brest sans rien se faire voler, cette fois ?

Dimanche 5 novembre

20h50 : Je monte dans le Blablacar que j’avais réservé. Bien m’en avait pris car aucun train ne dessert Brest pour l’instant, tempête oblige. Je suis d’humeur mitigée : je suis frigorifié d’avoir dû attendre dehors

ce car qui avait une demi-heure de retard et, je l’avoue, dormir en voyageant n’est pas une perspective qui m’enchante. Mais quand j’avais planifié mon voyage, le salon du livre était encore maintenu, je n’avais donc pas d’autre choix, si je voulais arriver à l’heure au rendez-vous que me fixait

Reportage

L’Harmattan le lundi matin, de réserver une place dans ce car de nuit. Et comme, de toute façon, il n’y a pas de train… Je croise les doigts pour que les autres voyageurs soient disciplinés : la dernière fois que j’avais pris le car de nuit, c’était avec mes camarades d’hypokhâgne qui, loin de dormir, ont foutu un souk digne d’une bande de collégiens ! Une expérience traumatisante qui m’a cependant ouvert les yeux sur la prétendue dureté des études en CPGE : si les étudiants de ces classes se plaignent d’être débordés, c’est aussi parce qu’ils ne se donnent pas les moyens d’y faire face…

Lundi 6 novembre

6h : Le car nous dépose à Bercy, comme prévu. Finalement, ça ne s’est pas trop mal passé : faute d’avoir vraiment dormi, j’ai somnolé, suffisamment en tout cas pour tenir le coup au moins jusqu’à ce que je sorte du rendez-vous. Je conviens qu’à moins de conduire soi-même, il est moins fatigant de voyager de nuit plutôt que de jour, ne serait-ce que parce qu’il fait noir et que la sensibilité n’est donc pas sollicitée par le paysage : c’est le même avantage que quand on prend le métro… En attendant, mon rendez-vous est dans plus de trois heures : pour tuer le temps, je décide de faire la route à pied jusqu’à la rue des écoles. Il fait un temps qui ne me dépayse

pas de la Bretagne… Je ne peux même pas aller déposer mes bagages à l’auberge de jeunesse, on ne m’y attend qu’à partir de quinze heures… Je suis maso, ou quoi ?

7h30 : Je suis arrivé dans le quartier concerné. Prenant le petit déjeuner dans un bistrot, je cherche mon porte-monnaie… Et je ne le trouve pas. Où ai-je pu le perdre ? Aucune idée. Si on me l’a volé, le pickpocket ne pourra pas se vanter d’un butin copieux : il ne contenait que la modeste somme euros qui venait de m’être payés par mon commanditaire et unn jeton pour le vestiaire de la piscine… N’empêche qu’à chaque fois que je me rends à Paris, je me fais dépouiller, comme si les tarifs des bars ne suffisaient pas à me ratiboiser !

8h55 : Je pénètre dans les locaux de L’Harmattan où une vidéaste doit me filmer dans le cadre de la promotion de mon livre. Bien sûr, je suis largement en avance : la personne qui m’accueille en profite pour m’annoncer que les ventes de Voyage en Normalaisie connaissent ce qu’il est convenu d’appeler « un bon début » : ça me met du baume au cœur.

10h : Je sors du sous-sol qui sert de studio à l’éditeur : on m’enverra le montage pour validation d’ici deux semaines. Pour l’heure, l’expérience me satisfait déjà : j’ai tellement l’habitude d’être traité comme une merde que je n’allais pas me priver d’une occasion de me sentir valorisé !

11h : Ayant du temps avant d’aller à l’auberge de jeunesse, je me rends à la Direction de l’attractivité et de l’emploi. Le but ? Connaître les formalités à remplir pour pouvoir faire le caricaturiste sur la place du Tertre. Étant donné que l’artiste qui m’avait donné l’adresse ne semblait pas avoir les idées très claires, je prends toutes les précautions oratoires possibles avant de

m’adresser à la personne assurant l’accueil : je cherche à capter sa bienveillance, au cas où j’aurais été mal informé. Finalement, il me donne l’adresse mail de la personne à contacter, ouf ! Cette prise de contact attendra car, ne voulant pas revivre la catastrophe de la dernière fois, je n’ai pas emmené mon ordinateur… Je n’ai plus qu’à me mettre en quête d’un endroit où déjeuner. Le moral revient… Jusqu’à la prochaine catastrophe !

12h : Dîner au Maximilien sur le boulevard Diderot, petit bistrot sympathique au rapport qualité-prix honnête. Quand je paie l’addition au comptoir, il m’est impossible d’échapper à l’écran branché sur une chaîne d’information continue dont je préfère taire le nom : un « éditorialiste » aussi sexy qu’un croisement entre une chouette et un panda ergote sur le chômage qui devrait repartir incessamment à la hausse ; dans un coin de l’écran, on annonce un « débat » sur le « laxisme » de la France en matière d’immigration… Et voilà comme, de façon insidieuse, on oriente le Dupont moyen pour le convaincre que s’il pointe à Pôle Emploi, c’est à cause des migrants qui viennent lui piquer son boulot ! Seigneur, ne leur pardonnez surtout pas, car ils savent très bien ce qu’ils font !

13h30 : Je n’allais pas tourner en rond dans les rues, surtout avec le froid qu’il fait : je

suis déjà à l’auberge de la jeunesse. Je n’aurai accès à la chambre qu’une heure et demie plus tard. Tant pis, je m’en accommode en me prélassant sur un canapé du hall… Jusqu’à ce qu’un type vaguement habillé en pompier vienne me dire qu’il est interdit de se coucher sur les sofas. Je n’ose pas protester, mais je me demande bien qui je peux gêner ! Certains imbéciles prétendent qu’on ne peut plus rien dire : je dirais plutôt qu’on ne peut plus rien faire et que c’est autrement plus grave !

16h : Après avoir enfin pu déposer mes affaires dans la chambre, je retrouve mon oncle, postier à la retraite et ancien délégué syndical : il a été de toutes les luttes jusqu’au bout, y compris, justement, celle contre la réforme des retraites, et il m’assure que ce n’est pas tout à fait fini. Je ne dirai pas que je suis fier de lui, car après tout, je n’y suis pour rien. Mais quand je pense à lui, à mon grand-père FFL, à mon vieux gaucho de père, ou encore à mon autre oncle qui a écrit un livre où il a réglé ses comptes avec sa hiérarchie, je me dis : chouette, je ne suis pas issu d’une famille de collabos ! C’est quand même une sacrée chance, non ?

18h30 : Je suis sur le boulevard Haussmann, j’ai rendez-vous avec quelqu’un que je n’ai pas vu depuis des années. Le temps est pourri, il y a du bruit et une circulation

excessive, j’ose à peine croire que je vais vraiment voir la personne que j’attends. Et pourtant, si ! Elle arrive ! Je n’en reviens pas, mais si : elle est bien là, devant moi ! Mon amie de collège… Oui, vous avez bien lu : pendant les années noires du collège, j’ai eu une amie. UNE amie et une seule. La seule à m’avoir tendu la main. La seule à m’avoir proposé son amitié, à moi dont personne ne voulait être l’ami. Et elle est là, devant moi. Elle n’a pas changé. Toujours aussi mignonne, aussi gentille, aussi souriante que jadis. Je verrais apparaître la Madone, je serais moins émerveillé ! Nous tombons dans les bras l’un de l’autre puis allons dîner dans une Brasserie : c’est la soirée la plus délicieuse que j’aie vécue depuis des mois… Vingt ans après, notre amitié est intacte : elle reste d’une bienveillance que peu de gens m’ont témoigné, c’est peut-être la seule personne au monde face à laquelle je me sens pleinement à l’aise, devant laquelle je ne me sens pas jugé, évalué, critiqué… Comme pour corroborer mes pensées, elle m’offre deux parapluies : elle fait mieux que saint Martin qui aurait offert la moitié de son manteau à pauvre ! Cette fille est formidable… C’est juste une amie, je vous le jure ! Pas n’importe quelle amie, je vous l’accorde : la première vraie amie que j’aie eue dans ma vie, la seule qui ne m’ait jamais déçu… Et c’est déjà énorme ! Je n’ai pas trouvé la

femme de ma vie, mais j’ai retrouvé mon ange gardien… C’est encore mieux !

Mardi 7 novembre

10h : Après une bonne marche au cours de laquelle je suis notamment passé à Beaubourg, je visite le musée Carnavalet. C’est un fort bel endroit, rempli d’objets très intéressants sur l’histoire de la France en général et celle de sa capitale en particulier, mais ce qui me plait le plus, ce sont les dessins d’enfants inspirés par les pièces exposées : je trouve l’idée géniale, il n’y aura jamais trop d’initiatives pour inciter les enfants à la curiosité et booster leur créativité. J’aime leur regard gentiment iconoclaste, ils traitent les pièces avec recul et humour, à michemin entre la déférence aveugle et l’irrespect incongru. Les enfants sont passionnants, quand on prend la peine de les

écouter et de les respecter, quand on ne leur parle pas comme à des demeurés… Ce n’est pas si facile que ça en a l’air, je vous l’accorde ! Mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer

14h30 : On parle beaucoup d’une résurgence de l’antisémitisme. Pourtant, quand je visite le quartier juif, je ne vois aucune inscription haineuse ou insultante, et les gens n’ont pas l’air spécialement inquiet –je sais qu’à force d’être persécutés depuis des millénaires, les Juifs sont généralement courageux et résilients, mais tout de même !

Alors de deux choses l’une : ou bien les journalistes exagèrent, ou bien on assiste à une énième manifestation de l’amalgame dégueulasse entre antisémitisme et soutien à la Palestine – ce qui n’a rien à voir : si on soutient la Palestine occupée et agressée,

c’est par amour de l’humanité, ça ne peut donc pas être compatible avec l’antisémitisme. Mais que vais-je faire dans le Pletzl, me direz-vous ? Et bien je cherche le Mémorial de la Shoah pour voir l’exposition des dessins de Riss sur le procès Papon. Et vous savez quoi ? J’ai un mal de chien à le trouver ! J’ai demandé à une dame qui avait l’air de guider des touristes, mais elle m’a donné une fausse indication : résultat, en désespoir de cause, je suis dirigé vers une librairie du quartier pour demander un renseignement à la commerçante… Mais elle est absente pour « quelques minutes » ! Comme je n’ose m’adresser à personne d’autre, j’attends donc son retour, assis devant la porte… Je me retrouve le cul par terre, comme un clodo, comme j’en ai eu cent fois l’habitude à Brest ! J’ai beau voyager, je n’arrête pas de me retrouver dans cette position humiliante ! J’en ai marre, mais marre, mais MARRE !

16h30 : J’ai fini par trouver le mémorial et à y visiter l’exposition. J’avais dix ans au moment des faits, je suis donc content d’avoir l’occasion d’en savoir davantage : je suis frappé de constater la vitalité dont Papon faisait preuve à l’époque alors que la presse n’arrêtait pas de nous dire qu’il avait un pied dans la tombe ! Mais surtout, quand je prends acte de son attitude et de celle de ses « témoins de moralité » (Maurice Druon, Raymond Barre, etc.), un constat

s’impose : le procès de ce vieux salaud de Papon, c’était d’abord celui de cette bourgeoisie prête à tout pour sauvegarder ses privilèges (fussent-ils mal acquis) quand elle sent qu’ils sont menacés, y compris au mépris des vies humaines ! Par conséquent, on peut regretter que Papon n’ait écopé que d’une condamnation finalement légère au vu de l’ignominie de ses actes et n’ait même pas purgé la moitié de sa peine, mais ne boudons pas notre plaisir de l’avoir vu au banc des accusés : c’était déjà une humiliation pour ce vieux salaud encravaté qui se croyait au-dessus des lois (c’est malheureusement un peu vrai) et de notre mépris (ça, c’est râpé) ! Il est mentionné que les commentaires de Riss sont moins virulents dans le hors-série de Charlie Hebdo qu’ils ne l’avaient été dans l’hebdomadaire ; certains mauvais esprits ont dû crier à l’autocensure, mais la réalité a dû, comme souvent, être à la fois plus simple et plus compliquée : la vérité, c’est qu’un commentaire acerbe par semaine dans un journal, c’est moins lourd qu’un par page dans un hors-série qu’on lit d’un seul coup ! Et une chose est sûre : Riss est un grand dessinateur et ses croquis d’audience sont des documents historiques de premier ordre. Et je ne laisserai personne dire le contraire ! Surtout pas ces vieux salauds qui ont osé opposer de façon à peine voilée la « lâcheté » des Juifs qui se seraient laissés déporter au courage des « héros »

qui ont pris les armes contre l’occupant : ce discours est un dévoiement absolu des idéaux de la résistance française et j’aurais voulu que Lucie et Raymond Aubrac, qui étaient encore vivants à l’époque, viennent tirer les oreilles aux défenseurs d’une thèse aussi nauséabonde ! Résister au fascisme, c’est aimer la vie, d’où qu’elle vienne !

17h30 : Il y avait longtemps que je voulais voir ces fameuses arènes de Lutèce. Je suis un peu déçu : à part les gradins, c’est un square comme il y en a des tas, et pas seulement à Paris. En tant que site patrimonial, il mériterait d’être mieux mis en valeur, je peine à me replonger dans l’ambiance qui devait y régner au temps des Romains !

Depuis que je sais qu’il était rare que les gladiateurs meurent au combat, qu’on employait même des médecins pour soigner leurs blessures et qu’ils pouvaient devenir des vedettes respectées du public, je vois ces spectacles différemment : ça ne devait pas être pire que les matches de catch et, à tout prendre, c’était finalement moins pervers que nos émissions de télé-réalité actuelles… Bref, ce n’était peut-être pas très

intellectuel, mais ce n’était sûrement pas aussi barbare qu’on l’a longtemps cru ! De toute façon, je pense que j’aurais moins peur des gladiateurs que des ballons avec lesquels jouent les mômes ! Parce qu’un combat de gladiateurs, si je garde mes distances, ne risque pas de me blesser, tandis qu’un ballon, je risque toujours de me le prendre sur la gueule même en m’éloignant…

18h : Après avoir marché toute la journée, je méritais bien de me reposer les jambes : j’ai donc pris le métro pour rentrer à l’auberge de jeunesse, ce qui m’a permis entre autres, de découvrir l’affiche du spectacle d’Alessandra Sublet. J’aime assez cette femme, que je rebaptise parfois Alessandra Sublime, je la trouve aussi belle que spirituelle et j’ai toujours pensé qu’elle avait du potentiel, mais de là à aller voir son one-woman-show… Et puis c’est risqué : est-ce que je serais vraiment le seul à prêter davantage attention à ses courbes qu’à son jeu d’actrice ?

19h : Pour limiter les frais, je dîne à l’auberge de jeunesse : j’ai mangé assez gras à midi et aller au restaurant tout seul, ce n’est pas drôle. Le menu est mitigé, ça me rappelle le restaurant universitaire avec son triste cortège de mets dégoulinants de sauce… Je choisis un parmentier de patates douces et du riz, c’est encore ce qu’il y a de

plus appétissant. Au dessert, les gâteaux étant toujours trop sucrés dans ce genre de cantine, je jette mon dévolu sur du raisin. De toute façon, l’heure n’est pas à la fiesta, il faudra que je me couche tôt si je ne veux pas rater mon train pour rentrer à Brest.

Mercredi 8 novembre

6h : Je sors pour aller aux toilettes : quand je retourne vers la chambre, la porte, qui est censée s’ouvrir à l’aide d’une carte, reste close. Je suis donc obligé de descendre à l’accueil en pyjama… J’ai fière allure, tiens ! Encore heureux que je ne dorme pas en caleçon comme j’avais été réduit à le faire lors de mon précédent voyage ! Le réceptionniste m’arrange mon problème et j’arrive à rentrer : l’occasion faisant le larron, je me lave, m’habille et remballe mes

bagages histoire de repartir tout de suite après le petit déjeuner. Le règlement précise que je dois mettre mes draps dans des paniers prévus à cet effet dans le couloir : je sors donc pour m’exécuter, habillé cette fois de pied en cap… Et quand je retourne récupérer mes bagages dans la chambre, la porte refuse à nouveau de s’ouvrir ! Je suis donc obligé de re-déranger le réceptionniste qui me donne carrément une nouvelle carte. Qui ne me servira qu’une seule fois… La journée commence bien !

8h30 : Je suis une nouvelle fois arrivé trop tôt à la gare Montparnasse. On se moque souvent de mon rapport aux horaires, mais chaque fois que j’essaie de la jouer « cool » et de me dire que j’ai le temps, ça tourne à la catastrophe, alors zut. Je monte au salon Grand Voyageur où j’avais patienté la dernière fois, mais cette fois, la dame de l’accueil me refoule ! Apparemment, il faut une carte spéciale pour entrer ! Je ne comprends pas : il y a un mois et demi, on m’avait laissé entrer sans rien me demander ! Mais la fille est une Asiatique mignonne comme un cœur et je ne suis plus à ça près, alors je n’insiste pas. Il n’empêche qu’il fait froid dans la gare et que j’aurais bien aimé patienter dans un cadre plus confortable et… Moins bruyant !

À suivre…

Philosophie

Traduire Platon : quand la traduction dessert la pensée

3. Traductions en-deçà du propos

Nous terminons cette semaine notre tour d’horizon des difficultés que pose Platon aux traducteurs avec ces expressions employées et assumées par le philosophe dont il n’est pas suffisamment tenu compte.

Platon

Voici par exemple une citation trop connue – au sens où elle est mal connue même si tout le monde croit la connaître : ἐγὼ γὰρ σχεδόν τι οἶμαι τοῦτο, ὅτι οὐδεὶς τῶν σοφῶν ἀνδρῶν ἡγεῖται οὐδένα ἀνθρώπων ἑκόντα ἐξαμαρτάνειν οὐδὲ αἰσχρά τε καὶ κακὰ ἑκόντα ἐργάζεσθαι, ἀλλ᾽ εὖ ἴσασιν ὅτι πάντες οἱ τὰ αἰσχρὰ καὶ τὰ κακὰ ποιοῦντες ἄκοντες ποιοῦσιν:1

1 Plat. Protagoras [345d-e] « Pour ma part je crois bien que nul parmi les savants ne croit qu’il se trouve un homme pour se tromper en parfaite con-

Les adjectifs ἑκών et ἄκων ont souvent été traduits, notamment par Alfred Croiset, par les locutions « volontairement » et « malgré eux » Ce n’est évidemment pas incongru sur le plan lexical, mais les périphrases « en parfaite connaissance de cause » et « par ignorance » rendent mieux compte de l’intention de Platon, que révèle le contexte du dialogue, d’expliquer que la malveillance s’explique souvent par l’ignorance de ce qui mériterait vraiment d’être recherché comme un bien –l’ignorance n’était cependant pas une circonstance atténuante dans un monde grec qui n’était pas le monde du pardon. Il s’agit donc là d’une idée plus subtile que celle contenue dans l’expression si souvent attribuée à Platon, « nul n’est méchant volontairement », qui lui a valu une fausse réputation d’angélisme. naissance de cause et fasse des choses mauvaises et honteuses en parfaite connaissance de cause, mais qu’ils savent bien que tous ceux qui font des choses mauvaises ou honteuses le font par ignorance. »

Dans un autre ordre d’idées, on trouve l’expression καθ᾽ὅσον δύναται dans ce passage du Phédon :

Λογίζεται δέ γέ που τότε κάλλιστα, ὅταν αὐτὴν τούτων μηδὲν παραλυπῇ, μήτε ἀκοὴ μήτε ὄψις μήτε ἀλγηδὼν μηδέ τις ἡδονή, ἀλλ᾽ ὅτι μάλιστα αὐτὴ καθ᾽ αὑτὴν γίγνηται ἐῶσα χαίρειν τὸ σῶμα, καὶ καθ᾽ ὅσον δύναται μὴ κοινωνοῦσα αὐτῷ μηδ᾽ ἁπτομένη ὀρέγηται τοῦ ὄντος.2

Léon Robin traduit cette locution par « autant qu’elle peut »3 mais « dans la mesure du possible est plus explicite. Il ne faut en effet pas prendre à légère l’emploi de cette locution qui, dans le contexte de ce dialogue, indique que Platon n’ignore pas que couper totalement la communication entre l’âme et le corps est impossible aussi longtemps que ce dernier est vivant ; de fait, le corps ne se tait définitivement que dans la mort, laquelle peut donc constituer un espoir séduisant pour le philosophe, l’espoir de devenir « pur esprit ». Platon devait avoir une conscience aiguë des entraves que les impératifs corporels peuvent opposer à l’ambition de celui qui fait profession de philosophe ; à cet égard, il serait tentant de penser que ce mode de vie philosophique mis en pratique par Socrate est aussi celui que prône le discours de Pausanias dans le Banquet, discours dont voici un

2 Plat. Phédon. [65c] « Et [l’âme] raisonne sans doute mieux quand rien ne la trouble, ni l’ouïe ni la vue, ni une souffrance ni un plaisir, quand au contraire elle est le plus possible repliée sur elle-même, ayant donné congé au corps et quand, ayant coupé la communication et le contact avec lui dans la mesure du possible, elle tend vers l’être. »

3 Traduction de Léon Robin (CUF 1960)

extrait et qui paraît déjà définir ce que constitue l’amour « platonique » unissant Socrate à Alcibiade, cet amour s’attachant davantage à l’âme qu’au corps et qui ne serait donc pas πονηρὸς (pervers) :

Πονηρὸς δ᾽ ἐστὶν ἐκεῖνος ὁ ἐραστὴς ὁ πάνδημος, ὁ τοῦ σώματος μᾶλλον ἢ τῆς ψυχῆς ἐρῶν· καὶ γὰρ οὐδὲ μόνιμος ἐστιν, ἅτε οὐδὲ μονίμου ἐρῶν

πράγματος. Ἅμα γὰρ τῷ τοῦ σώματος ἄνθει λήγοντι, οὗπερ ἤρα, “οἴχεται ἀποπτάμενος,” πολλοὺς λόγους καὶ ὑποσχέσεις καταισχύνας· ὁ δὲ τοῦ ἤθους χρηστοῦ ὄντος ἐραστὴς διὰ βίου μένει, ἅτε μονίμῳ συντακείς.4

L’arrivé d’Alcibiade parAnselm Feuerbach

Ce n’est évidemment pas si simple étant donné que le discours, extrêmement stéréotypé, de Pausanias, compte, au même titre que les autres discours précédant celui de Socrate, parmi les éloges « sophistiques » d’Éros présentés comme autant de contreexemples d’un discours philosophique.

C’est faute de mieux que l’on traduit μόνιμος par « stable » qui a cependant l’avantage relatif, contrairement à

4 Plat. Banquet. [183d-e] « Celui qui est pervers est l’amant pandémien aimant davantage le corps que l’âme ; et il n’est pas stable non plus, aimant une chose qui n’est pas plus stable. En effet dès que le corps cesse d’être dans sa fleur, ce pourquoi il l’aimait, il part en s’envolant, déshonorant ses nombreux discours et promesses. En revanche, celui qui aime un caractère parce qu’il est noble est stable pour la vie, étant donné qu’il se joint à quelque chose de stable. »

l’adjectif « constant »5 proposé par Léon Robin, de ne pas faire l’économie de la nuance d’immuabilité que le terme μόνιμος recouvre. Certes, « constant » peut se justifier pour exalter l’indéfectibilité d’une relation amoureuse, mais « stable » permet de montrer explicitement que Pausanias attribue au caractère une mutabilité moindre que celle du corps, alors même qu’il n’y a rien de moins certain : on est souvent surpris de voir une personne s’aigrir ou se bonifier avec le temps. Non content d’être erroné, le discours de Pausanias ne brille pas par son originalité : la formule οἴχεται ἀποπτάμενος6 est un emprunt direct à l’Iliade, qui plus est sorti de son contexte du songe d’Agamemnon : on aurait donc tort de croire que l’opinion de Pausanias reflète l’une des composantes de la vie de Socrate, d’autant qu’en dépit de l’acception galvaudée qu’a pris aujourd’hui l’expression « amour platonique », il serait malhonnête de prétendre que Socrate, de son vivant, ait totalement dédaigné le commerce avec le corps :

« Cet homme que l’on dit tempérant parle vert et boit sec. Cet intellectuel que l’on imagine toujours perdu dans ses nuages gris et méprisant la couleur des choses sait mieux qu’un autre croquer la vie de ses larges mâchoires : il danse et joue de la lyre ; si ses yeux sont à fleur de tête, c’est pour mieux voir de tous les côtés, assure-t-il ; si ses narines sont retroussées, c’est pour mieux sentir. Et ses lèvres épaisses, ne font-elles pas des baisers plus sensuels ? On le veut chaste : on le décrit restant de

marbre face aux avances du belAlcibiade qui s’était glissé dans son lit ; mais on le voit souvent entouré d’une foule de mignons dont il ne dédaigne pas la compagnie : troublé par la beauté de Charmide, il veut, dit-il, en déshabiller l’âme avant d’en effeuiller le corps. »7

Socrate

À aucun moment la lettre des écrits de Platon ne vient infirmer le propos de Francis Wolff en montrant Socrate comme un ascète censurant radicalement les appétits corporels. Certes, il s’en détache dans la mesure du possible mais seulement dans la mesure du possible : c’est pourquoi l’expression καθ᾽ ὅσον δύναται est d’une importance capitale étant donné qu’elle suffit à nous montrer que l’ascèse platonicienne n’est pas envisagée comme radicale au point d’être surhumaine. Pour Platon,

5 Traduction de Léon Robin (CUF 1970)

6 Iliade, 2, 71 « Ayant ainsi parlé, il part en s’envolant. »

7 WOLFF Francis, Socrate, p.12.

les appétits corporels doivent seulement être contrôlés et chercher à les éliminer relèverait de l ὕϐρις Toujours dans le Phédon, Cébès réplique à l’argument des contraires de Socrate que si chaque chose naît de son contraire, cela n’empêche pas lesdits contraires de s’exclure mutuellement et que cela l’empêche même d’autant moins que la naissance d’un des contraires présuppose la disparition de l’autre : donc, si la vie nait de la mort et la mort de la vie, cela implique que l’âme, en tant qu’elle apporte la vie au corps, doit pouvoir recevoir la mort. Socrate fait alors montre une nouvelle fois de son talent à coincer son contradicteur pour le forcer à admettre ce qu’il n’était pas disposé à reconnaître :

- Ἀποκρίνου δή, ἦ δ᾽ ὅς, ᾧ ἂν τί ἐγγένηται σώματι ζῶν ἔσται; - Ὧι ἂν ψυχή, ἔφη. - Οὐκοῦν ἀεὶ τοῦτο

οὕτως ἔχει; - Πῶς γὰρ οὐχί; ἦ δ᾽ ὅς.- Ψυχὴ ἄρα ὅτι ἂν αὐτὴ κατάσχῃ, ἀεὶ ἥκει ἐπ᾽ ἐκεῖνο φέρουσα ζωήν; - Ἥκει μέντοι, ἔφη. - Πότερον δ᾽ ἔστι τι ζωῇ ἐναντίον ἢ οὐδέν; - Ἔστιν, ἔφη. - Τί; - Θάνατος.Οὐκοῦν ψυχὴ τὸ ἐναντίον ᾧ αὐτὴ ἐπιφέρει ἀεὶ οὐ μή ποτε δέξηται, ὡς ἐκ τῶν πρόσθεν ὡμολόγηται;Καὶ μάλα σφόδρα, ἔφη ὁ Κέβης. - Τί οὖν; Τὸ μὴ δεχόμενον τὴν τοῦ ἀρτίου ἰδέαν τί νυνδὴ ὠνομάζομεν; - Ἀνάρτιον, ἔφη. - Τὸ δὲ δίκαιον μὴ δεχόμενον καὶ ὃ ἂν μουσικὸν μὴ δέχηται;Ἄμουσον, ἔφη, τὸ δὲ ἄδικον. - Εἶεν· ὃ δ᾽ ἂν θάνατον μὴ δέχηται τί καλοῦμεν; - Ἀθάνατον, ἔφη. - Οὐκοῦν ψυχὴ οὐ δέχεται θάνατον; - ΟὔἈθάνατον ἄρα ψυχή - Ἀθάνατον.8

8 Plat. Phédon. [105c-e] « Réponds donc, dit-il, qu’est-ce qui est présent dans un corps et fait que celui-ci est vivant ? – C’est l’âme, répondit-il. – En est-il donc toujours ainsi ? – Comment, en effet, le nier ? – Dès lors, quel que soit ce dont l’âme s’est emparée, elle est toujours venue vers cela en apportant la vie ? – Elle est bien venue ainsi, fit-il – Et y a-t-il un contraire de la vie ou non ? – Il y en a un, répondit-il. – Lequel ? – La mort. – L’âme ne recevra donc jamais en elle le contraire de ce qu’elle

La réponse de Socrate repose sur l’instauration d’un parallélisme absolu instauré entre la relation qu’entretiennent entre elles la vie et la mort et les autres relations entre contraires, or ce parallélisme ne transparait pas de manière satisfaisante si l’on traduit ἀθάνατον par « immortel ». Léon Robin propose une périphrase de compromis avec « non-mortel »9 qui ne suffit pas non plus : on lui préférera donc volontiers la formule « non-sujet à la mort » qui n’est certes pas très élégante mais met mieux en avant le parallélisme instauré par Socrate et, par là même, son emploi de la stricte forme du syllogisme. La fin du discours du προφήτης (porte-parole) dans le livre X de la République mérite aussi d’être examinée :

‘ἀνάγκης θυγατρὸς κόρης Λαχέσεως λόγος. Ψυχαὶ ἐφήμεροι, ἀρχὴ ἄλλης περιόδου θνητοῦ γένους θανατηφόρου. ’ οὐχ ὑμᾶς δαίμων λήξεται, ἀλλ᾽ ὑμεῖς δαίμονα αἱρήσεσθε. πρῶτος δ᾽ ὁ λαχὼν πρῶτος αἱρείσθω βίον ᾧ συνέσται ἐξ ἀνάγκης. ἀρετὴ δὲ ἀδέσποτον, ἣν τιμῶν καὶ ἀτιμάζων πλέον καὶ ἔλαττον αὐτῆς ἕκαστος ἕξει. αἰτία ἑλομένου: θεὸς ἀναίτιος.’10

apporte toujours avec elle, comme nous en sommes tombés d’accord auparavant ? – Tout à fait, au plus haut point. – Et donc ? Comment a-t-on nommé tout à l’heure ce qui ne reçoit pas en soi la nature du pair ? – Non-pair, dit. –Ce qui ne reçoit pas la nature du juste et ne reçoit pas celle de l’instruit ? –Non-juste, dit-il, et non-instruit. – Et bien ! Comment appelle-t-on ce qui ne reçoit pas en lui la mort ? – Non-sujet à la mort, dit-il. – L’âme ne reçoit pas en elle la mort, n’est-ce pas ? – Non. –L’âme n’est donc pas sujette à la mort ? – Elle n’est pas sujette à la mort. »

9 Traduction de Léon Robin (CUF 1960)

10 Plat. République X. [617d-e] « Proclamation de la vierge Lachésis, fille de la Nécessité. Âmes éphémères, une autre période mortelle et une autre nais-

Émile Chambry a traduit δαίμων par « génie »11, ce qui est quelque peu anachronique du fait de l’origine latine du terme français ; aussi lui préférera-t-on « démon » pour mettre en évidence le fait que le δαίμων en question est bien d’une nature semblable à celui qui habitait Socrate : il ne s’agit évidemment pas d’une créature diabolique au sens chrétien du terme mais bien d’une représentation du principe suivant lequel un homme dirige sa vie – Socrate diffère d’autrui non pas parce qu’il est habité par un δαίμων mais parce que

sance porteuse de mort commencent. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort mais vous qui choisirez votre démon. Le premier tiré au sort choisira le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. L’excellence, de son côté, est sans maître ; chacun en aura plus ou moins, suivant qu’il l’honorera ou la méprisera. La cause relève de la responsabilité de chacun, la divinité est hors de cause. »

11 Traduction d’Émile Chambry (CUF 1959)

son δαίμων diffère de celui d’autrui ; tous les hommes ont en commun d’avoir un certain δαίμων mais tous les hommes n’ont pas en commun le même δαίμων, et ce δαίμων, loin d’être un deus ex machina, est toujours investi comme δαίμων par l’homme, ce qui veut dire que les âmes faisant les mauvais choix de vie ne le font pas en raison d’une fatalité insurmontable pesant sur elles mais plutôt par incapacité à faire un choix raisonné et c’est précisément la philosophie qui doit leur apprendre à faire le bon choix. Le fameux « démon » de Socrate cesser donc d’être une idée étrange si l’on se reporte au texte grec.

Toutefois, il n’y a pas que le vocabulaire employé qui peut être révélateur : les tournures grammaticales le sont aussi. Ainsi, pour opérer un second bond en arrière, dans le livre II du même dialogue, après avoir exposé la vie dans la cité primitive, frugale et pacifique, Socrate consent à tenir compte de l’objection de Glaucon, qui l’accusait de vouloir faire vivre les hommes comme des pourceaux, et reprend à nouveaux frais la recherche :

ταῦτα γὰρ δή τισιν, ὡς δοκεῖ, οὐκ ἐξαρκέσει, οὐδὲ αὕτη ἡ δίαιτα, ἀλλὰ κλῖναί τε προσέσονται καὶ τράπεζαι καὶ τἆλλα σκεύη, καὶ ὄψα δὴ καὶ μύρα καὶ θυμιάματα καὶ ἑταῖραι καὶ πέμματα, καὶ ἕκαστα τούτων παντοδαπά. καὶ δὴ καὶ ἃ τὸ πρῶτον ἐλέγομεν οὐκέτι τἀναγκαῖα θετέον, οἰκίας τε καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα, ἀλλὰ τήν τε ζωγραφίαν κινητέον καὶ τὴν ποικιλίαν, καὶ χρυσὸν καὶ ἐλέφαντα καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα κτητέον ἦ γάρ;12

12 « Cela en effet, à ce qu’il semble, ne suffira pas à certains, pas plus que le régime lui-même, alors

La mort de Socrate par David (détail)

Quand Socrate dit qu’on ne mettra plus les maisons, les chaussures et les vêtements au rang du nécessaire, il ne veut évidemment pas dire que ces biens deviendront inutiles mais que leur aspect utilitaire passera au second rang des préoccupations au profit de leur aspect esthétique, qu’on les emploiera pour se faire bien voir d’autrui plutôt pour sa conservation. Socrate consent à entrer dans le jeu de Glaucon mais il est à noter qu’il emploie des tournures impersonnelles au médio-passif ou à l’adjectif verbal. Émile Chambry en a tenu compte pour les tournures à l’adjectif verbal et a utilisé le pronom indéfini « on » :

« Certains en effet ne seront pas contents, je le crains, de ces dispositions ni de notre régime même ; ils y ajouteront des lits, des tables, des meubles de toute sorte (…). On ne mettra plus simplement au rang des choses nécessaires celles dont j’ai parlé d’abord, les maisons, les vêtements, les chaussures ; on va désormais employer la peinture, et toutes les combinaisons de couleurs, et se procurer de l’or, de l’ivoire et toutes les matières précieuses, n’est-ce pas ? »13

En revanche, le traducteur n’a pas tenu compte de l’utilisation, dès le début, d’un verbe au médio-passif qui, indique pourtant d’entrée de jeu que Socrate refuse de s’avouer solidaire des citoyens se laissant aller aux superfluités qu’il énumère. Une

seront ajoutés des lits, des tables et toutes sortes de meubles (…). Ce dont j’ai parlé premièrement, les maisons, les vêtements et les chaussures, on ne le mettra plus au rang du nécessaire, mais on emploiera la peinture et les combinaisons de couleurs, on acquerra de l’or, de l’ivoire et toutes ces sortes de matières. N’est-ce pas ? »

13 Traduction d’Émile Chambry (CUF, 1959)

fois encore, il se met au niveau de l’interlocuteur mais il n’a pas perdu l’espoir de faire triompher l’idéal de vie frugale qu’il prônait : d’ailleurs, il conclut son énumération par καὶ πάντα τὰ τοιαῦτα qu’il serait tentant de traduire par « et toutes ses bêtises » et il est difficile de ne pas l’imaginer accompagner le ἦ γάρ adressé à Glaucon d’un clin d’œil malicieux et ironique comme on en adresse à un enfant qui voudrait réclamer une faveur quelconque mais n’oserait pas se lancer.

Dans le livre I des Lois, Platon, loin d’opposer mécaniquement l’âme active et le corps passif, fait mention de la ψυχή à titre passif : ὅσαι τε διὰ δυστυχίαν ταραχαὶ

ταῖς ψυχαῖς γίγνονται.14 Édouard Des Places en tient compte mais sa traduction, « les troubles que la malchance apporte aux âmes »15 ne rend pas compte de la situation de complément d’agent qui est celle de δυστυχία (la malchance) : ce sont bien les ταραχαὶ (les troubles) qui sont sujets, ce qui n’en rend que d’autant plus patente le fait que, dans le livre I des Lois, l’âme n’est pas présentée comme étant entièrement responsable de ces ταραχαὶ qui lui viennent en raison de ce que l’on peut appeler un « manque de chance ». Il s’agit donc là d’un complément de la pensée développée dans la République : un complé-

14 Plat. Lois I [632a] « Ces troubles qui naissent dans les âmes à cause de la malchance. »

15 Traduction d’Édouard Des Places (CUF, 1976)

ment et non une contradiction car même si l’âme n’est pas reconnue comme entièrement maîtresse de son destin, elle n’est cependant jamais envisagée comme étant assourdie au point de ne pas pouvoir comprendre ce qu’il est bon ou mauvais de faire ; il n’empêche qu’elle n’est pas encore assez maîtresse de ses aventures pour que l’on puisse lui reprocher toutes ses maladresses dues à des circonstances défavorables et cette indulgence relative est largement atténuée par les partis pris d’Édouard des Places. Cela est encore plus patent avec l’expression κατακορής τις τῇ μέθῃ γίγνηται16 qui a été traduite par « celui que se sature d’ivresse »17 par le R.P. Des Places : l’expression est élégante mais ne tient pas suffisamment compte du rôle passif qui assigné à l’homme ivre dans cette phrase. Une traduction littérale donne « celui que la boisson rassasie » qui n’est pas d’une grande beauté mais tient mieux compte de la formulation de la phrase qui semble attester que l’homme ivre mérite, aux yeux de Platon, d’être considéré non pas simplement comme un débauché mais comme une victime (consentante, il est vrai) du pouvoir de séduction de l’alcool. Ainsi, dans cette œuvre tardive et inachevée que sont les Lois, Platon prend acte de l’imperfection humaine, conséquence di-

recte de la corporéité, et ne s’engage pas dans un combat voué à l’échec visant à l’anéantir, ce dont Édouard Des Placessemble ne pas s’accommoder…

Quittons brièvement les dialogues pour retrouver la célèbre lettre VII, seule lettre attribuée à Platon que les philologues n’ont pas définitivement disqualifiée comme apocryphe : οὔτε γὰρ πέφυκεν ἀθάνατος ἡμῶν οὐδείς, οὔτ᾽ εἴ τῳ συμβαίη, γένοιτο ἂν εὐδαίμων, ὡς δοκεῖ τοῖς πολλοῖς:18 Joseph Souilhé a traduit le début de cette phrase par « nul n’est naturellement immortel », ce qui n’est pas incorrect mais il aurait été intéressant, dans le contexte de la lettre, de tenir pleinement compte du verbe φύω conjugué au parfait et rendant donc compte d’une action achevée, en l’occurrence ici celle par laquelle un individu a été fait tel ou tel à la naissance. Platon souligne donc peut-être que l’on ne nait pas immortel mais qu’on peut le devenir, ce qui justifierait l’emploi, dans

16 Plat. Lois I [645d-e] « Celui que la boisson rassasie. »

17 Traduction d’Édouard Des Places (CUF, 1976)

18 Plat. Lettre VII. [334e-335a] « Nul parmi nous n’est né immortel, et si cela devait échoir à quelqu’un, il ne deviendrait pas heureux, comme le croit la masse. »

cette tournure négative, de φύω (faire naître) au détriment de εἰμί (être) ou γίγνομαι (devenir). L’idée est qu’une âme, pour être toute entière immortelle, doit faire un effort sur elle-même afin de n’être dirigée que par sa partie rationnelle : une âme qui serait entièrement assujettie aux passions du corps ne pourrait logiquement que disparaître en même temps que ce dernier puisqu’elle perdrait, par conséquent, sa raison d’être. Plus précisément, l’âme de l’homme qui n’écoute que ses appétits corporels, une fois séparée du corps, perdrait ce qui lui tenait lieu d’ἀρχή, deviendrait autre et ne serait donc plus assimilable à l’individu qu’elle constituait dans son union avec le corps. En revanche, l’être d’un homme tel que Socrate, pour lequel l’influence du corps est réduite à sa portion congrue, est déjà semblable (faute d’être égal) à celui de son âme après la mort du corps : Socrate pouvait donc être considéré comme déjà immortel mais c’était là moins un fait « naturel » que le fruit de la façon dont il avait mené sa vie. Donc, puisque seule la partie de l’âme qui a réussi à se détacher du corps survit réellement à ce dernier, alors il est logique que seul le νοῦς, qui n’est pas tenu d’entretenir un commerce continu avec la σῶμα, survive réellement au corps. Le lecteur averti l’aura compris : en prenant pleinement compte du choix du verbe φύω, on s’aperçoit que la lettre VII porte déjà en

germe la conception aristotélicienne suivant laquelle seul l’esprit survit réellement au corps, on arrive donc à surmonter le désaccord entre Platon et Aristote, ce qui n’est pas le moindre des bénéfices.

Aristote Conclusion

Voici un dernier exemple cocasse extrait du livre II de la République : πρῶτον οὖν σκεψώμεθα τίνα τρόπον διαιτήσονται οἱ οὕτω παρεσκευασμένοι. ἄλλο τι ἢ σῖτόν τε ποιοῦντες καὶ οἶνον καὶ ἱμάτια καὶ ὑποδήματα; καὶ οἰκοδομησάμενοι οἰκίας, θέρους μὲν τὰ πολλὰ γυμνοί τε καὶ ἀνυπόδητοι ἐργάσονται, τοῦ δὲ χειμῶνος ἠμφιεσμένοι τε καὶ ὑποδεδεμένοι ἱκανῶς:19

Selon la traduction d’Émile Chambry, il y serait dit que les habitants de la cité primitive travaillent « à demi vêtus l’été »20. Or,

19 Plat. République II [372 a-b] « D’abord, considérons de quelle manière vont vivre les gens disposés ainsi. Ne vont-ils pas produire du blé, du vin, des vêtements et des chaussures ? Et après avoir bâti des maisons, la plupart travailleront l’été nus et sans chaussures, et l’hiver suffisamment vêtus et chaussés. »

20 Traduction d’Émile Chambry (CUF, 1959)

dans le texte grec, il est dit qu’ils travaillent γυμνοί, c’est-à-dire nus, et il n’est précisé nulle part que cette nudité n’est que partielle. On sait que la nudité n’était pas un tabou pour les Grecs, il est notoire que les athlètes concouraient nus aux jeux d’Olympie sans choquer personne, la nudité doit donc être encore moins choquante pour les citoyens de la cité primitive. Ce point pourrait sembler anecdotique, mais il suffit à pointer la source probable de toutes les approximations des traducteurs de la collection Budé : ils ont tout simplement lu Platon avec leurs lunettes modernes. Fidèles au préjugé suivant lequel les Grecs de l’époque classique nous ressemblaient, ils ont artificiellement tiré Platon vers eux et ont eu tendance à le remodeler suivant leur représentation stéréotypée du philosophe grec. Mises à part les apories réelles dues à ce que la sagesse populaire appelle la barrière de la langue, ils ont fait du philosophe un ascète éclairant un peuple ignorant en lui révélant une vérité définitive, une sorte de précurseur des Saints voire du Christ, alors qu’au contraire, Socrate n’hésitait pas à se mettre au niveau de ses interlocuteurs pour rendre la discussion possible, conscient que la philosophie ne se réalise que dans l’interaction avec autrui, ce qui donne tout son sens à la forme du dialogue philosophique, si mal comprise encore aujourd’hui. C’est pour la même raison que Platon n’hésitait pas à

utiliser des expressions maladroites qui restituaient l’ambiance réelle d’une conversation à bâtons rompus et montraient qu’il cherchait à décrire des scènes de la vie quotidienne à part entière et non pas simplement des échanges arides entre lettrés : les traducteurs de Platon sont souvent passés à côté de ça au point d’avoir adouci certaines expressions très violentes, donnant ainsi l’impression d’un échange courtois là où il y avait au contraire une controverse violente où les interlocuteurs s’expriment avec vigueur. De manière générale, les traducteurs sont passés à côté de ce que la forme du dialogue est pourtant censée restituer : la vie. Il manquait à leurs traductions un souffle de vie, ils n’ont pas su se débarrasser de l’image caricaturale du philosophe que Platon n’a pourtant de cesse de montrer sensuel, malicieux, capable d’ironie... Pour résumer, jamais Platon n’a décrit le philosophe comme un saint sans corps, sans sexe et sans humour, et c’est pourtant ainsi que les traducteurs ont souvent eu tendance à le présenter. Un adage affirme que les grandes renommées sont souvent bâties sur des malentendus et, de fait, les malentendus linguistiques ponctuels qui viennent d’être évoqués ne sont que la partie émergée du grand malentendu, encore vivace, entre Platon et la postérité

Fin

J’eus les larmes aux yeux quand je distinguai enfin, au beau milieu du désert texan, cette modeste cabane en bois, improbable vestige de l’époque héroïque de la conquête de l’Ouest, sis à deux pas d’un pénitencier archaïque.

Juste à côté de cette demeure, une demi-douzaine de poulains piaffaient dans un enclos, dans l’espoir d’une improbable escapade à travers les vastes plaines qui s’étalaient autour d’eux : je reconnus sans peine, à leur crinière jaune et à leur pelage blanc, les descendants de la célèbre monture de l’homme qui m’attendait, retiré de ce monde où il n’avait déjà plus sa place en ce XXe siècle naissant.

Le cocher fit s’arrêter l’attelage de la diligence et je descendis enfin, non sans un certain soulagement : l’ère de la voiture à cheval touchant à sa fin, la compagnie se savait en fin de vie et ne faisait plus guère d’efforts pour entretenir ses véhicules, le voyage avait donc été aussi inconfortable qu’ennuyeux vu que j’étais le seul passager, mais c’était aussi le seul moyen pour atteindre cet endroit que le temps semblait avoir oublié. Le conducteur, qui n’était plus très loin de la retraite lui-même, était conscient de la situation et se montrait ar-

rangeant : l’arrêt n’était initialement pas prévu ici, mais ce brave vieux postillon avait consenti à me déposer là pour que j’aie moins de route à faire à pied. « Pour le retour, la prochaine diligence passe ici dans six heures, ne la ratez pas ! » dit-il avant de repartir. Je n’eus donc que cent mètres à parcourir pour pouvoir enfin frapper à la porte de la petite maison d’où s’échappa une voix étouffée et chevrotante qui répondit « entrez ». J’obtempérai avec la même précaution que si j’ouvrais un coffre contenant un trésor.

Même un aveugle aurait reconnu entre mille personnes l’occupant des lieux, qui trônait sur son rocking-chair : le crâne dégarni et la barbe blanche, il arborait toujours sa légendaire tenue, chemise jaune, gilet noir, foulard rouge et pantalon bleu ; son fameux chapeau blanc pendait au mur situé à sa gauche. Je peinais à me rendre compte que je rencontrais enfin le héros qui m’avait tant fait rêver dans ma prime

Nouvelle Semi-retraite
Fan fiction

enfance… Mon hôte s’empressa de me faire redescendre sur terre en me désignant le seul et unique tabouret de la maison, située juste devant lui : « Soyez le bienvenu. Asseyez-vous, je vous en prie », m’exhorta-t-il d’un ton fort affable. Je m’exécutai et pris la parole avec une confiance encore vacillante :

- Hum ! Bonjour monsieur… Tout d’abord, je vous remercie d’avoir bien voulu me recevoir…

- Je vous en prie, répondit-il, c’est tout naturel : je ne reçois pas beaucoup de visites, vous devez bien être le seul à vous intéresser encore à ma vie de pauvre cowboy solitaire qui n’est même plus loin de chez lui…

- Ne soyez pas modeste, vous êtes quand même une légende vivante ! Pour toute réponse, il fronça le sourcil : je compris que mon idolâtrie était déplacée. Il fallait que je recentre tout de suite mon interview :

- Hum ! Bon, nous n’allons pas revenir en détail sur votre carrière, votre nom est déjà bien connu de nos lecteurs, je suppose aussi que vous ne voulez pas revenir sur les raisons de votre retrait…

- Vous pourrez quand même rappeler ce que j’avais déjà dit à l’époque : contrairement à ce qu’affirme une certaine rumeur, je n’ai jamais fait une chute de cheval qui aurait permis à Billy the Kid de s’enfuir, laissant à Pat Garrett le soin de le

descendre. Je m’étais déjà retiré quand ce shérif avait abattu ce bandit, tout simplement parce que j’avais atteint la limite d’âge.

- Bien sûr, vous ne seriez pas parti sur une humiliation… Mais ne parlons pas du passé : c’est plutôt le présent qui m’intéresse. La question que je me pose tient en cinq mots : de quoi vivez-vous maintenant ?

- Je m’en doutais, c’est un peu ce que vous m’aviez dit dans votre télégramme… Je ne vais pas vous faire languir, jeune homme : levez-vous et suivezmoi, nous allons nous poster à la fenêtre. À ces mots, il se saisit de sa canne pour parcourir les deux mètres qui le séparaient de la fenêtre : par la force des choses, il se déplaçait avec difficulté, même s’il semblait encore alerte pour son âge. Intrigué, je m’installai à la fenêtre avec lui. Constatant mon mutisme et mon incompréhension, il rompit le silence : « Vous allez comprendre pourquoi je vous ai demandé de venir précisément aujourd’hui. » En fait, je n’avais pas fait attention à ce que je prenais pour un détail : j’avais naïvement pensé qu’il m’avait simplement donné la date où il était disponible, comme si son emploi du temps était chargé, alors qu’en fait, il voulait me montrer quelque chose d’exceptionnel… Il me fallut attendre un bon quart d’heure mais

ma patience fut somptueusement récompensée : «Allons-y », lança-t-il.

Dans un premier temps, je ne vis rien de particulier : mais très vite, je perçus que le sol du désert était tiré de sa torpeur, comme si une taupe géante s’apprêtait à le percer. Bien vite, un objet gris et luisant sortit de terre dans un mouvement de vaet-vient qui me laissa perplexe jusqu’à ce que j’avisai une main humaine tenant le manche de ce qui se révélait être une pelle. Une fois le trou suffisamment élargi, un visage se montra, me faisant étouffer un cri de stupeur : longue mèche grisonnante rescapée sur un crâne déplumé, regard haineux, nez en patate, moustache blanchie, menton en galoche… Non, je ne pouvais y croire !

« C’est le moment » dit mon hôte, empoignant de la main qui ne tenait pas sa canne son vieux revolver rouillé, que je n’avais pas remarqué jusqu’à présent. Je commençai à comprendre que la légende continuait ! Il sortit et je pus voir les deux hommes qui sortaient de leur tunnel : oui, ils n’étaient que deux. Ils avaient bien la même tête mais n’étaient que deux alors que j’en attendais quatre… Mais je n’avais qu’à attendre les explications du héros.

À peine avait-il braqué les deux hommes en tenue de bagnard que le plus petit des deux s’effondra, comme foudroyé ; l’autre, terrorisé, leva les mains sans demander son reste. « Allez Jack, lui

dit le justicier, aide-moi à porter ton frère jusqu’au pénitencier, comme d’habitude… Et vous, le journaliste, suivez-moi, je vais vous expliquer. » J’étais déjà avide d’en savoir un peu plus sur cette scène pour le moins peu ordinaire ! Nous formions à nous quatre un équipage singulier : en plein désert, un vieux bagnard en transportait un autre, visiblement évanoui, en le tenant par les jambes, aidé par un cow-boy tout aussi âgé qui portait la tête, les deux porteurs progressant vers les portes du pénitencier du pas mesuré auquel le contraignait leur grand âge, suivis de près par le jeune journaliste que j’étais et qui ne comprenait que modérément à quelle mise en scène il participait, si mise en scène il y avait. Je ne pus retenir la plus pressante de mes questions :

- Mais Vous n’attendez pas les deux autres ?

- Quels deux autres ? Le petit nerveux et le grand abruti ? Ils sont déjà morts depuis longtemps ! À force de s’énerver pour un oui ou pour un non, le nain a succombé à une attaque cardiaque et l’échalas a crevé d’indigestion… Mais vous le voyez, les deux survivants ne se sont toujours pas résignés à rester sagement en prison : chaque fois que je les y reconduis, ils se remettent aussitôt à creuser un nouveau tunnel ! Bien entendu, vu leur âge, il leur faut maintenant six bons mois pour parcourir sous terre la distance qui sépare

leur cellule de ma maison : ils auraient du mal à creuser plus loin. Du coup, à peine sont-ils sortis de terre que je les reconduis au pénitencier, où ils se remettent à creuser, et j’attends six mois qu’ils ressortent de terre juste devant chez moi.

- Ça se passe toujours comme ça ?

- Invariablement ! Dans les moindres détails ! Même le malaise de William ! C’est déjà la douzième fois ! Ils oublient à chaque fois où ils débouchent ! Que voulez-vous, ils n’allaient pas devenir plus intelligents en prenant de l’âge !

- Mais… Pourquoi ne les transfèret-on pas dans un pénitencier plus sûr ? Les méthodes carcérales ont évolué, aujourd’hui, on pourrait les empêcher de s’évader, surtout à leur âge…

- Facile à dire, aucun autre établissement ne veut s’encombrer d’eux. Ce pénitencier-là est déjà presque vide, il n’y a plus qu’une dizaine de condamnés à perpétuité qui attendent la mort, surveillés par vingt gardiens en fin de carrière. Ils vivent en autarcie avec un potager cultivé derrière les murs, les autorités ne voient pas l’utilité d’entretenir ce bâtiment qui s’effondrera quand ses derniers occupants auront tré-

passé. Le seul souci, entre guillemets, ce sont ces deux-là qui ne tiennent pas en place. Alors, quand j’ai annoncé que je voulais me ranger des affaires, les autorités m’ont dit en gros : pas question de vous payer à ne rien faire, vous allez vous installer à l’endroit où ces deux vieux crétins sortent de terre tous les six mois, vous les ramènerez au bercail à chaque sortie et on vous versera une pension en échange de ce petit service. Et voilà de quoi je vis aujourd’hui, vous avez votre réponse.

Deux jours plus tard, j’étais déjà de retour à New York : quand les deux bandits en fin de vie furent écroués de nouveau, j’en savais déjà assez pour faire un papier sensationnel. Je ne pris même pas la peine de demander si le revolver du justicier était chargé : il l’aurait été ou non, ça n’aurait rien changé, je n’avais donc aucune raison de m’attarder et de perturber plus avant la vie, désormais réglée comme du papier à musique, de mon prestigieux hôte. Mon article fit grand bruit, jusque dans la communauté scientifique : il parait que l’oubli systématique dont faisaient montre les bandits éveilla l’intérêt d’un savant allemand. Un certainAlzheimer, m’a-t-on dit.

LA GRANDE GUEULE N°7 : Aurélie Saada
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