Blequin Reporter n°7

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À découvrir en page 3 :

CARNETS PARISIENS

Et aussi :

Page 2 : LA BD « KARMIN » par Blequin etAyoub Sadik

Page 15 : PHILO

La difficulté à traduire Platon (suite)

Page 19 : Une nouvelle, « Révolution douce »

Page 28 : Interview de DELFEILDE TON

Page 32 : La grande gueule : Cléopâtre Darleux

N°7 Magazine virtuel Parution intermittente

La BD

KARMIN

Dessin : BLEQUIN Scénario :AYOUB SADIK

Résumé : Karmin, mafieux madrilène, a envie de se ranger des affaires. Manque de chance, le jour même où il vient annoncer qu’il quitte son gang, il se fair arrêter et incarcérer

À suivre…

Les carnets parisiens du professeur Blequin

Septembre 2023

Notre reporter a été amené à effectuer quelques escapades à la capitale qui n’ont pas été de tout repos : nous entamons la publication de ses carnets de voyage.

Mercredi 13 septembre

10h : Je patiente dans la gare : je me suis programmé une escapade à Paris, où j’ai quelques rendez-vous, avec un crochet à Château-Thierry où je dois récupérer la photo de mon cru qui a été exposée au Fes-

tival International de la Photo Amateur…

Tout en lisant un numéro des Cahiers de l’Iroise, j’hésite à baisser mon casque antibruit : une jeune fille joue du piano et profiter de la musique ne serait pas pour me déplaire, mais les autres usagers ne montrent pas beaucoup d’empressement à respecter

Reportage

le morceau… En fin de compte, je ne vois pas vraiment l’utilité d’installer des pianos dans des endroits si bruyants, où l’immense majorité des gens ne pense qu’à partir et n’en a rien à foutre de la musique ! Les pleurs d’un bébé me convainquent définitivement de fermer les écoutilles.

14h : Bien entendu, voyager en première classe, ça revient cher, je dirais même qu’au vu de ma situation actuelle, ce n’est pas raisonnable du tout. Mais tant pis, c’est si agréable, d’être bien assis, de respirer… Et puis le personnel se montre prévenant : il annonce une vente de tickets de métro. Comme je dois changer de gare à Paris, je m’empresse d’en profiter : j’y suis d’autant plus incité que ces braves gens précisent qu’à cause de la coupe du monde de rugby, la capitale est pleine de touristes et que donc, il y a la queue aux distributeurs de tickets… Je risque donc, à Paris, de croiser une faune peu subtile, mais peu me chaut : pour l’heure, tout se passe comme des roulettes et je ne vois pas ce qui pourrait m’atteindre !

15h : Dans la gare Montparnasse, je ne peux m’empêcher de rudoyer un homme qui me bloque le passage vers le métro : j’ai pourtant plus d’une heure devant moi pour gagner la gare de l’Est, mais le souvenir de voyages où je n’avais attrapé la correspondance que de justesse (quand je ne l’avais

pas carrément ratée) m’encourage à ne pas traîner en route… Il n’y a pas une demiheure que je suis à Paris et les autochtones déteignent déjà sur moi !

16h30 : Chaque fois je dois prendre le métro pour changer de gare à Paris, ma tension monte toujours d’au moins deux crans ! Alors, quand j’arrive à attraper la correspondance sans encombre, je ne boude pas mon plaisir : ainsi, une fois dans le train pour Château-Thierry, j’ai déposé ma valise dans l’habitacle prévu à cet effet puis je me suis calé en toute confiance dans le premier fauteuil qui me faisait envie. L’ambiance tamisée du wagon n’est pas pour me déplaire, bien au contraire, je me sens sur un petit nuage, plus rien ne peut m’arriver… Et tout à coup, une fois le train parti, un pressentiment me saisit : je me dirige vers l’endroit où j’ai laissé ma valise… Et elle n’est plus là. Pas besoin de chercher plus loin : un malhonnête a profité du moment où le train était encore à quai et où mon bagage était sans surveillance pour s’en emparer. Dedans, il y avait mes vêtements de rechange, mes affaires de toilette et, plus grave, mon ordinateur ! Mon voyage est déjà gâché… Voilà comment on bascule dans l’horreur en une fraction de seconde alors qu’on se croyait invincible il y a encore vingt-quatre heures ! N’empêche… Voilà plus d’une vingtaine d’années qu’on met les flics et les militaires partout, qu’on

ne peut plus aller nulle part sans devoir supporter le regard soupçonneux voire les mains baladeuses de ces porte-flingues, et finalement, est-ce qu’on a au moins progressé en matière de sécurité ? Même pas !

Police partout, sécurité nulle part ! Oh !

Vous, les fachos qui réclamez toujours plus de présence policière : vous ne voyez pas que ça ne fait absolument pas régresser la délinquance ? Il serait peut-être temps de se remettre en question, non ?

21h : Arrivé à Château-Thierry, ville natale de Jean de la Fontaine, je me couche dans le petit appartement que j’ai loué, épuisé à tout point de vue. Le temps est superbe, le cadre est charmant, j’ai fait un bon dîner sur une terrasse au bord de la Marne, le logement est doux et confortable, avec toutes les

commodités nécessaires… Mais rien à faire, je suis trop meurtri pour profiter de tout ça.

J’essaie de dormir, mais ce n’est pas facile : il fait chaud, je n’ai pas l’habitude de dormir sans pyjama, je suis rongé par la culpabilité d’avoir été imprudent, et une troupe de dégénérés (comme quoi il y en a partout) sème sa zone sous les fenêtres… On dit qu’il n’y a pas de roses sans épines : sauf que là, ce ne sont plus des épines, c’est carrément toute une collection d’épées !

Jeudi 14 septembre

11h : Grâce aux transports en commun de Château-Thierry, j’arrive à Fère-enTardenois, ville natale de Camille Claudel. C’est une petite ville comme il y en a des tas en France : ni splendide, ni hideuse, suffisamment vivante pour limiter l’exode et accueillir des événements culturels, pas assez pour prétendre à une desserte plus performante – le bus ne passe qu’une fois toutes les deux heures ! Comme toujours quand je débarque dans un patelin que je ne connais pas, je ne suis pas à mon aise : une habitante le remarque et me demande si j’ai besoin d’aide. J’avoue que ce n’est pas à Brest que ça arriverait ! Les gens du Nord (nous sommes dans les Hauts-de-France) sont donc à la hauteur de leur réputation, mais j’avoue bien mal leur rendre leur amabilité… Quand j’essaie de déchiffrer le plan

(pourtant clair) de la commune, je suis apostrophé par un type aux dents pourries et à la diction hésitante : par réflexe, je lui réponds, avec une politesse mitigée, que je n’ai ni cigarette ni monnaie à lui donner ! Mais il y a méprise : il dit travailler pour le syndicat d’initiative de la ville et vouloir m’aider à retrouver mon chemin ! J’ai donc commis un délit de sale gueule et je plaide coupable, avec circonstances atténuantes toutefois : ce mec, qui me renseigne quand même, ressemble VRAIMENT aux cas sociaux qui m’importunent sans arrêt à Brest… Je finis par trouver le troquet tenu par la secrétaire générale du festival : elle me rend ma photo, qui représente un bélier que j’avais vu à Guilers. Je suis un peu surpris, dans mon souvenir, il y avait au moins trois moutons sur mon cliché ! Il est vrai que j’avais proposé plusieurs photos et qu’au final, une seule a été retenue sans que je sache exactement laquelle… Une fois en possession de ce cliché, je n’insiste pas, je ne me propose même pas de rester boire un verre : non seulement je ne me sens pas le bienvenu mais je n’ai vraiment pas le cœur à ça. Je tourne donc en rond dans ce bled, en ressassant le malheur qui m’est tombé dessus, sans même m’arrêter pour déjeuner… La situation est surréaliste : je suis à près de 700 kilomètres de chez moi, loin des gens qui m’aiment, dans un village où rien ne m’attendait à part la photo d’un ovin, et je n’ai rien pour me changer ! Mais

qu’est-ce que je suis en train de foutre de ma vie ?

La photo à la source du périple.

16h : Je suis de retour à Paris. Je tiens à la main ma photo de bélier, n’ayant pas voulu ouvrir mon sac à dos sur la place publique pour l’y glisser : inutile de prendre des risques avec le peu d’affaires qu’il me reste… C’est donc dans cette situation peu confortable et, pour tout dire, assez ridicule, que je reprends le métro pour gagner mon hôtel où il me tarde de prendre une douche. J’avoue que le métropolitain m’apaise un peu : j’apprécie le fait que le voyage s’effectue sans paysage, ça limite les stimulations sensorielles… Mais quand j’entends retentir les messages de mise en garde contre les pickpockets, il me vient des envies de meurtre !

20h : Dîner au Millau, dans la rue du Rendez-vous, avec le mari de ma meilleure amie, de passage à Paris. Je prends un jambon braisé avec de la purée : c’est réconfor-

tant. Mon commensal accomplit le sensationnel exploit de me remonter le moral : ce mec est formidable, je regrette presque, malgré la virulence de mon hétérosexualité, qu’il soit déjà marié ! On frôle quand même l’incident diplomatique quand le patron m’appelle « jeune homme » : je me sens obligé de lui dire, sans malice ni agressivité, que je n’aime pas ça… Devant le regard gêné de ce restaurateur, pourtant plutôt diligent et sympathique, je me demande si je n’aurais pas dû me taire ! Après tout, il n’était pas censé savoir que je trouve cette appellation condescendante : je dois bien être l’un des rares à ne pas apprécier d’être encore catalogué comme « jeune » à 35 ans… Bon, ce n’est pas très grave, la Bretagne ne va pas faire scission pour si peu ! Il y aurait mille autres bonnes raisons…

Vendredi 15 septembre

9h : Sur les conseils d’une amie à laquelle j’ai conté ma mésaventure, je suis allé au

bureau des objets trouvés de la gare de l’Est, à tout hasard : évidemment, ils n’ont rien. Je n’ai plus qu’à porter plainte au commissariat du XIIe … Quel voyage glamour ! C’est déjà la deuxième fois en un an que je suis obligé de pénétrer dans un lieu de ce genre, que j’abhorre au-delà de tout !

Les flics postés à l’entrée me font ouvrir mon sac et me fouillent au corps : je ne proteste pas parce que je suis lâche, mais ça me fait quand même mal d’être traité en suspect alors que je suis une victime ! J’ai bien fait de venir assez tôt, il n’y a pas grand’ monde dans la salle d’attente : une télé est allumée sur France Info, j’apprends ainsi que Macron va se rendre à la messe que le Pape va donner à Marseille… En plus du reste, il est crapaud de bénitier ! Pas besoin de chercher plus loin où il a appris sa méthode de gouvernement : il a dû voir un curé enculer un mioche en toute impunité et il a bâti toute sa carrière sur ce modèle. Au bout d’un quart d’heure, je suis pris en charge par une fliquette : elle est aussi souriante que Buster Keaton et aussi grâcieuse qu’un sac à patates, on repassera pour le fantasme de la policière gaulée comme une déesse… Elle me dit d’enlever mon « béret » : je m’exécute après avoir tout de même précisé qu’il s’agit d’une casquette, mais je ne comprends pas pourquoi le port d’un couvre-chef est contre-indiqué dans un bureau de police ! Anticiperait-on les prochaines décisions de notre pieux président

en se préparant à entrer dans un commissariat comme dans une église ? Quand je raconte ma mésaventure, elle ne marque aucun étonnement, elle ne me fait même pas la leçon comme je le craignais : je ne dois pas être le premier dans mon cas qu’elle voit passer, ce qui ne m’est qu’une maigre consolation… Il me tarde de quitter cet endroit, j’étouffe.

10h30 : Je n’avais jamais vraiment eu l’occasion de voir la Tour Eiffel de près. Quand j’arrive au pied de la dame de fer, je comprends tout de suite que je n’aurai pas le temps de monter dessus, à moins de prendre le risque de rater mon rendez-vous : il y a une file incroyable, et l’accès est filtré « par sécurité », une expression qui me fait presque rire, désormais… Mais il n’y a pas

que des murailles autour de la vieille dame : il y a aussi des vendeurs de glaces et de boissons, des joueurs de bonneteau, des marchands de souvenirs qui proposent des miniatures de tous les formats et de toutes les couleurs… Bref, la cohorte habituelle des profiteurs qui profitent à leur façon de la manne touristique : je ne leur jetterai pas la pierre, l’immense majorité des touristes ne mérite que d’être saignée à blanc ! Cela dit, s’ils proposent leurs saloperies, c’est bien parce que ça se vend, non ? Donc, les gens achètent vraiment ces merdes ! Comment croire en l’humanité après ça ?

11h30 : J’ai rendez-vous à proximité de la Maison de la Radio : j’ai décidé d’y aller à pied, le long de la Seine, pensant que la proximité du fleuve m’apporterait un peu de fraîcheur… Bien sûr, il n’en est rien et je crève de chaud sous un soleil de plomb. J’en bave, d’autant que quand je veux traverser au pont de Bir-Hakeim, je suis refoulé par deux types. Le motif ? Un tournage… De tous les arts, il n’y a que le cinéma qui

se permette de privatiser ainsi l’espace public ! Si je bloquais la circulation pour peindre, je me ferais embarquer par les flics ! On se demande pourquoi je ne vais pas plus souvent au cinéma : c’est parce que ça me ferait mal de dépenser du fric pour des connards qui entravent ma liberté de circuler !

12h : Je rencontre enfin en chair et en os un de mes contacts parisiens, une ancienne de Radio France qui m’offre un verre sur une terrasse ombragée par quelques-uns des rares arbres centenaires à avoir survécu au bétonnage orchestré par Chirac et poursuivi avec assiduité par ses successeurs… Quoi qu’il en soit, je goûte un moment de répit plus que bienvenu en compagnie d’une dame qui semble me respecter : la vie parisienne a ses splendeurs et ses misères…

14h : Après avoir acheté un haut de rechange (je commence à coller dans ma marinière), je me rends rue des écoles où m’attend mon prochain rendez-vous : cette

rue foisonnante de librairies et de hauts lieux intellectuels, tels que le Collège de France, est sans doute le premier endroit parisien dont j’apprécie vraiment l’ambiance. En attendant l’heure de l’entrevue dans les locaux de L’Harmattan, je m’arrête sur une terrasse pour siroter un vittel-menthe : il est à 5,20 euros ! C’est presque le prix d’une pinte de bière à Brest ! Ce voyage commence décidément à me coûter cher… Il n’y a pas de roses sans épines, mais là, ce n’est plus une rose que j’ai en main, c’est un porc-épic !

15h : Entrevue avec une responsable « communication » de L’Harmattan pour discuter de la promotion de mon Voyage en Normalaisie : selon elle, mon livre, qui est bon marché, consacré à un sujet qui parle au grand public et orné d’un beau dessin en couverture (merci, c’est moi qui l’ai fait), a du potentiel. Il en a sûrement davantage que le livre sur l’antiquité chez Albert Camus que j’ai sorti chez le même éditeur il y a neuf ans et que j’avais fait publier dans

l’espoir insensé d’avoir une crédibilité intellectuelle… Je sors de l’entretien avec la conviction d’avoir laissé une bonne impression et la quasi-assurance de revenir à Paris pour faire de la promo. J’espère que mon voyage se passera mieux la prochaine fois : dans un sens, ça pourra difficilement être pire, à moins que je périsse dans un attentat… Ou que je me fasse violer par une personne particulièrement affamée (et, accessoirement, plus myope qu’un régiment de taupes) !

16h : Sur les conseils de la dame que j’ai rencontrée à midi, je fais une petite halte dans un salon de thé situé à proximité de l’Institut du monde arabe : il est vrai que le cadre est exquis. L’établissement propose aussi des séances de hammam : ça m’aurait probablement fait du bien, mais je préfère m’abstenir pour ne pas rentrer tout à fait ruiné. Je me borne donc à siroter un thé à la menthe trop sucré au milieu d’une foule jacasseuse… Mais c’est délicieux quand même : je suis si malheureux que j’apprécie toutes les pauses, et j’ai si chaud que tout liquide ingurgité me ressuscite !

17h : J’arrive sur les Champs-Élysées : voir apparaître l’Arc de triomphe quand on sort du métro, c’est toujours impressionnant. Je ne peux malheureusement pas m’approcher de l’édifice, je suis refoulé comme sur le pont de ce matin : ayant eu ma dose

d’altercations de ce genre, je n’insiste pas, je n’ose même pas demander d’explications et je descends l’artère qui, à mes yeux, ne mérite guère son titre de « plus belle avenue du monde »… Je risque même un tour à la boutique du PSG, espérant trouver quelque chose pour faire un cadeau au garçonnet fan de football d’une femme chère à mon

cœur : mais quand je vois le prix d’une simple gourde aux couleurs du club, je préfère m’abstenir ! Et puis je ne suis pas sûr que la charmante maman de ce non moins charmant bambin apprécierait tant que ça que je donne de l’argent au Qatar… Je sors, partant à la recherche d’une brasserie qui m’a été recommandée par une amie : je tourne en rond pendant un certain temps… Je croise un guitariste qui chante le fameux tube de Jo Dassin : je m’étonne moi-même de résister à la tentation de l’étrangler !

Une touriste qui croit original de photographier l’Arc de triomphe

18h30 : J’ai enfin trouvé le Franklin : renseignement pris, il s’agirait du lieu de ren-

dez-vous privilégié de toute la clique gouvernementale. Je ne remarque cependant aucun visage suspect. Pour ne pas trop faire souffrir mon porte-monnaie, même si je m’étais promis justement de faire des folies pour profiter enfin de mes économies, je prends le plat moins cher, le burger dit « Franklin ». J’avais pourtant juré de ne plus toucher à ces petits pains mous venus d’outre-Atlantique, mais il faut reconnaître que le statut du hamburger a évolué et n’est plus forcément synonyme de degré zéro de la gastronomie, le titre ayant été raflé depuis par d’autres spécialités encore plus dégueulasses… Je fais tout de même un bon repas réconfortant et, par rapport à l’agitation des Champs-Élysées, la rue Roosevelt procure un répit relatif mais réel…

19h30 : Je prends le métro pour regagner le XIIe ; un accordéoniste s’installe pour jouer. Il me casse les oreilles, je décide de doubler la fermeture de mes esgourdes, pourtant déjà protégées par mon casque antibruit, en me fourrant des boules Quiès dedans !

Quand il me voit fouiller dans mon sac, le musicien me fait un grand sourire, visiblement persuadé que je m’apprête à lui donner de l’argent… J’ai presque honte ! Pas beaucoup, mais un petit peu.

Samedi 16 septembre

8h30 : Encore une fois debout avant que Paris ne s’éveille vraiment, j’ai pris la direction du musée d’Orsay, ce lieu mythique que nous avions raté lors du voyage que j’avais effectué avec ma classe de première il y a bientôt vingt ans déjà. Sortant du métro, je débouche sur la place de la Concorde : coupe du monde oblige, celle-ci est transformée en « village rugby », avec son cortège de banderoles et de gradins destinés à accueillir les gueulantes des supporters… Je croyais avoir assisté au sommet de la goujaterie depuis que j’avais vu les arbres brestois affublés de maillots de cyclistes à l’occasion du passage du Tour de France dans ma ville, mais là, c’est le bouquet ! Je ne comprends pas qu’on puisse afficher un tel mépris du patrimoine : si l’obélisque le pouvait, il baisserait la tête…

9h05 : J’arrive au musée. Évidemment, ça n’ouvre que dans une demi-heure. J’ai cependant bien fait de ne pas trop attendre pour venir : il y a déjà la queue et on attend visiblement une file importante de visiteurs.

Il faut que je note pour la prochaine fois : éviter les châteaux et les musées le weekend et privilégier les lieux de promenade…

9h35 : Dès l’entrée dans le musée, on m’intime l’ordre de déposer toutes mes affaires sur un tapis roulant : persuadé que je ne pourrai les récupérer qu’à la sortie, je proteste pour garder mon casque antibruit dont j’ai vitalement besoin. Devant l’insistance du vigile, je me dégonfle. Finalement, je récupère tout aussitôt après un passage au scanner : on ne m’ôtera pas de l’idée que scanner une protection auditive, c’est pousser le zèle un peu loin. Pourquoi pas mes lunettes, tant qu’ils y sont ? Cette mauvaise entrée en matière me met dans de non moins mauvaises dispositions : une fois mon ticket d’entrée en main, je ne comprends rien aux indications de la caissière qui est obligée de me guider. Une fois passée la porte, je suis à deux doigts de paniquer, ne sachant pas quelle direction prendre. Je mets quelques minutes à comprendre qu’il n’y a pas de sens imposé pour la visite

et que je peux aller « où je veux »… C’est une situation pour le moins inhabituelle et déconcertante !

10h30 : Après avoir passé une heure à faire le tour du deuxième étage, dédié aux sculptures plus quelques salles accueillant des collections de peintures, je décide de monter au cinquième étage pour découvrir ce qui, in fine, attire tout le monde dans ces lieux : les impressionnistes. Il y a une foule incroyable, l’endroit est bourré de touristes qui parlent fort et mitraillent les peintures de leurs smartphones… Mais c’est quand même délicieux de pouvoir admirer les Manet, les Renoir, les Monet, les Morisot, les Sisley… Ça nettoie l’œil et ça console de bien des vicissitudes !

14h : Rendez-vous sur la place Maubert, lieu cher à Cavanna, avec Virginie Vernay, qui fut l’une de ses dernières collaboratrices et inspiratrices – la « petite Virginie » de Lune de miel, c’est elle ! Après cette entre-

L’ancien pied-à-terre parisien de Cavanna.

vue, elle me fait un cadeau inestimable : elle me fait découvrir l’endroit mythique de la rue des Trois-Portes, là où se situaient les locaux des éditions du Square ! Les bureaux de Hara-Kiri se trouvaient là, de même que le pied-à-terre parisien de Cavanna, on retrouve même le robinet où celui qui allait devenir « Bison bourré » allait faire sa toilette le matin ! Mon aimable hôtesse m’invite à poser pour la photo devant les anciens locaux du « journal bête et méchant » : je m’amuse à faire semblant de frapper à la porte, comme si je venais présenter mes dessins à Choron… Que j’aurais aimé connaître ce creuset de talents, ce bouillonnement créatif, cette bouffée d’exubérance…

Le robinet de « Bison bourré ».

16h30 : J’arrive à Montmartre. J’ai pensé un instant prendre le funiculaire pour monter sur la butte, mais je n’ai pas envie de faire la queue et ça a l’air surfait. Je profite d’avoir encore du jarret pour me taper les escaliers à pied. Et puis le quartier mérite-t-

il que je donne encore deux euros à la RATP ? Au fond, Montmartre, c’est quoi ? Un gigantesque chou-fleur (le Sacré-cœur, quelle horreur !) entouré de boutiques faussement typiques pour touristes crédules qui espèrent probablement pouvoir draguer Amélie Poulain… En fait, Montmartre, c’est Disneyland intra muros ! Mais je tiens à revoir la place du Tertre et à me renseigner sur les possibilités pour moi de venir y installer mon stand de temps à temps…

17h : On m’avait bien prévenu : la place du Tertre, ce n’est plus ce que c’était, les terrasses ont tout bouffé, ne laissant aux artistes qu’une place limitée. J’en trouve un qui ne semble pas débordé et qui accepte de me renseigner : effectivement, chaque emplacement est numéroté, et pour pouvoir en occuper un, il faut disposer d’une carte que l’on doit demander auprès d’un organisme public qu’il accepte de m’indiquer sur mon plan. Inutile d’y aller maintenant, c’est sûrement fermé… Avant de me taper la descente, je m’arrête à la terrasse d’un pub pour boire une Guinness : je me contente d’un demi, la pinte est à presque dix euros… Quelques artistes, m’identifiant comme un des leurs, me demandent si je veux bien me faire tirer le portrait : c’est bien gentil, sauf qu’ils demandent 30 euros chacun… Je réponds poliment que je n’ai pas assez de monnaie. J’échange tout de même quelques mots avec eux en leur ex-

pliquant les raisons de mon passage à Paris, non sans en profiter pour glisser deux mots sur mon livre : je tombe sur une femme qui ne sait même pas ce qu’est l’autisme… Je me sens vraimenttrès seul…

18h30 : Après un coup d’œil rapide à l’église Saint-Jean de Montmartre (incomparablement plus jolie que l’horrible basilique qui insulte le souvenir de la Commune), je commande une lasagne sur la terrasse d’Il Duca, sur la rue Yvonne Le Tac. C’est relativement bon marché, le plat est satisfaisant et la serveuse est vraiment charmante… Tout ne peut pas être mauvais, pas vrai ?

Dimanche 17 septembre

11h15 : Sur une terrasse du Ve, je retrouve l’ancienne de Radio France, accompagnée d’un sien ami qui me confirme que ma mésaventure est devenue monnaie courante… Je leur fais feuilleter mon Voyage en Normalaisie dont j’ai pu retirer un exemplaire chez l’éditeur. Je voudrais être fier et je le suis sûrement au fond de moi. Mais je ne peux déjà plus prétendre à l’émotion de la première publication : je n’éprouve donc que l’espérance que ce bouquin trouve son public et m’ouvre enfin des portes. J’ai trop souvent entendu dire que j’avais un énorme potentiel pour imaginer que tant de gens apparemment éclairés puissent s’être trompés sur mon compte…

19h :Après quatre heures de train et un bref trajet en bus, je suis enfin rentré chez moi, heureux de retrouver le confort et la sécurité de mon cocon, mais déçu de ne pas avoir eu un voyage plus heureux : cette escapade qui devait me galvaniser m’a freiné en plein élan… Je ne m’attarde pas après dîner, je me fais un devoir de me lever tôt demain matin : il me tarde de prendre les dispositions pour sauver ce qui peut l’être.

À suivre…

Traduire Platon : quand la traduction dessert la pensée

ème partie : maladresses délibérées

En marge des réelles apories dont nous avons parlé dans un précédent numéro, il arrive aussi que Platon use volontairement de formulations maladroites que les traducteurs rechignent parfois à restituer telles quelles.

Par exemple, ce passage du Phédon :

Κινδυνεύουσι γὰρ ὅσοι τυγχάνουσιν ὀρθῶς ἁπτόμενοι φιλοσοφίας λεληθέναι τοὺς ἄλλους ὅτι οὐδὲν ἄλλο αὐτοὶ ἐπιτηδεύουσιν ἢ ἀποθνῄσκειν τε καὶ τεθνάναι. εἰ οὖν τοῦτο ἀληθές, ἄτοπον δήπου ἂν εἴη προθυμεῖσθαι μὲν ἐν παντὶ τῷ βίῳ μηδὲν ἄλλο ἢ τοῦτο, ἥκοντος δὲ δὴ αὐτοῦ ἀγανακτεῖν ὃ πάλαι προυθυμοῦντό τε καὶ ἐπετήδευον.1

Socrate y fait montre d’un art consommé de la répétition voire de la redondance : il se sent obligé d’employer deux verbes différents pour désigner l’action de mourir et le fait d’être mort et on retrouve deux fois le verbe προθυμέομαι avec à peine une ligne d’intervalle Léon Robin a certes restitué la redondance et il a bien traduit deux fois de la même façon le verbe προθυμέομαι, mais la ressemblance entre les deux occurrences a été atténuée :

« J’en ai bien peut en effet : quiconque s’attache à la philosophie au sens droit du terme, les autres hommes ne se doutent pas que son unique occupation, c’est de mourir, et d’être mort ! Si donc c’est la vérité, il serait assurément bien étrange de n’avoir nulle autre chose à cœur que celle-là pendant toute la vie ; puis, quand cette chose arrive, de s’irriter à propos de ce que, jusqu’alors, on avait à cœur et quoi l’on s’occupait ! »2

1 Plat. Phédon [64a] « Il est à craindre en effet que quiconque s’attache à la philosophie en s’y appliquant droitement, il n’échappe à autrui qu’il ne s’occupe que de mourir et d’être mort. Si telle est donc la vérité, il serait sans doute étrange de ne point avoir d’ardeur pour rien d’autre que cela pendant toute sa vie et, quand cela arrive, de s’indigner contre ce pour quoi on avait de l’ardeur et dont on s’occupait. »

Du fait de l’inclusion de « nulle autre chose » au sein de la première occurrence de la locution « avoir à cœur », celle-ci se trouve scindée en deux et la répétition n’est plus aussi évidente. C’est d’autant plus regrettable que s’il était mieux tenu compte du fait que Socrate s’exprime avec une maladresse délibérée, cela mettrait mieux en avant l’ironie avec laquelle il parle. En effet, quand il parle de l’entraînement à la mort qu’il aurait suivi tout au long sa vie, il ne fait que reprendre les termes des détracteurs de la philosophie. Par la notion d’entraînement à la mort, il faut en fait comprendre une expression caricaturale destinée à désigner, dans le langage de l’adversaire sophistique représenté par Simmias et Cébès, une no-

2 Traduction de Léon Robin (CUF 1960)

Philosophie
2

tion plus subtile, celle d’entraînement à penser, mais à penser en faisant abstraction, le plus possible, des circonstances et à ne pas les laisser faire triompher la misologie, aussi critiques soient-elles de prime abord – une telle attitude ne saurait ressembler à la mort que du point de vue de jeunes hommes impétueux tels que Simmias et Cébès. Pour résumer, il arrive à Socrate de s’exprimer maladroitement parce qu’il se met au niveau de son interlocuteur, mais il n’est pas tenu suffisamment compte de la forme dialoguée des écrits de Platon : on a trop souvent tendance à l’envisager comme un simple ornement dont la philosophie pourrait se passer alors que c’est au contraire dans l’échange, dans le débat contradictoire et non dans la démonstration monologuée que la philosophie se réalise pleinement. Le philosophe, le vrai, n’assène pas des évidences à autrui mais, au contraire, attend d’autrui qu’il contribue avec lui à la recherche de la vérité, et c’est pourquoi Socrate se met au niveau de ses jeunes interlocuteurs au lieu de chercher à les dominer.

Pour des raisons similaires, il faut se garder de prendre excessivement au sérieux l’assimilation de la σῶμα (corps) à une σῆμα (tombeau) que l’on retrouve effectivement à deux reprises dans les dialogues de maturité : cette assimilation, en tant qu’elle se donne pour base une simple proximité phonétique qui semble relever

de l’accident, ne saurait satisfaire pleinement une recherche philologique exigeante et elle n’en a d’ailleurs pas la vocation. En effet, dans le Cratyle, où l’on trouve la première occurrence, Socrate n’évoque cette proximité phonétique qu’à titre d’hypothèse dans une recherche sur l’étymologie du mot σῶμα, jouant notamment sur la polysémie du terme σῆμα qui peut être traduit aussi bien par « tombeau » que par « signe » :

Socrate

3 Plat. Cratyle [400b-c] « Certaines disent qu’il est le tombeau de l’âme, dans lequel elle serait enterrée ; d’autre part, puisque c’est par ses signes que l’âme fait signe, pour cette raison ils l’appellent « signe » à juste titre. »

καὶ γὰρ σῆμά τινές φασιν αὐτὸ εἶναι τῆς ψυχῆς, ὡς τεθαμμένης ἐν τῷ νῦν παρόντι: καὶ διότι αὖ τούτῳ σημαίνει ἃ ἂν σημαίνῃ ἡ ψυχή, καὶ ταύτῃ ‘σῆμα’ ὀρθῶς καλεῖσθαι.
3

D’ailleurs, comme l’indique la répétition peu élégante du verbe σημαίνω, ce rapprochement est probablement réinvesti à titre ironique pour montrer les limites de la théorie de Cratyle suivant laquelle un nom n’est pas donné à un objet par simple convention mais s’impose de lui-même à l’esprit, et c’est pourquoi il est préférable de traduire le verbe σημαίνω par « faire signe » plutôt que par « exprimer ses manifestations »4 comme le propose Louis Méridier, de façon à assumer pleinement la répétition de la racine σημα qui est à l’œuvre dans cet extrait. Quant à la seconde occurrence, dans le Gorgias, elle est à peine développée par Socrate qui n’utilise la proximité phonétique entre les deux termes que comme une astuce rhétorique destinée à persuader Calliclès, un personnage dont l’intérêt pour la philosophie est pour ainsi dire inexistant mais que les beaux discours ne laissent pas insensibles : ἤδη γάρ του ἔγωγε καὶ ἤκουσα τῶν

σοφῶν ὡς νῦν ἡμεῖς τέθναμεν καὶ τὸ μὲν σῶμά ἐστιν ἡμῖν σῆμα 5 Dans tous les cas, cette insistance sur la proximité phonétique ne doit donc pas être envisagée comme un reflet exact de la pensée de Platon mais comme une astuce de Socrate pour se

mettre au niveau de l’adversaire et ainsi maintenir la possibilité de l’échange.

Il peut aussi arriver qu’un interlocuteur de Socrate, aussi brillant soit-il, parle de façon maladroite : Platon fait alors montre de son talent pour pasticher un style oratoire ampoulé ou donner l’illusion d’une discussion orale à bâtons rompue. Ainsi, s’il est permis de faire un bond en arrière et de mentionner un extrait du Phédon antérieur à celui qui vient d’être cité, on peut voir Simmias employer à deux reprises, qui plus est dans un intervalle de temps très bref, le verbe γελάω (précisons que le participe γελάσας ne fait pas partie de la citation attribuée à Simmias mais du texte de narration) et le participe présent φιλοσοφοῦντες :

καὶ ὁ Σιμμίας γελάσας, νὴ τὸν Δία, ἔφη, ὦ Σώκρατες, οὐ πάνυ γέ με νυνδὴ γελασείοντα ἐποίησας γελάσαι. οἶμαι γὰρ ἂν τοὺς πολλοὺς αὐτὸ τοῦτο ἀκούσαντας δοκεῖν εὖ πάνυ εἰρῆσθαι εἰς τοὺς φιλοσοφοῦντας καὶ συμφάναι ἂν τοὺς μὲν παρ ᾽ ἡμῖν ἀνθρώπους καὶ πάνυ ὅτι τῷ ὄντι οἱ φιλοσοφοῦντες θανατῶσι, καὶ σφᾶς γε οὐ λελήθασιν ὅτι ἄξιοί εἰσιν τοῦτο πάσχειν.6

Il parle donc avec un certain art de la répétition que Léon Robin semble avoir hésité

4 Traduction de Louis Méridier (CUF 1961)

5 Plat. Gorgias [493a] « Pour ma part, j’ai déjà entendu un savant homme dire que nous sommes présentement morts et que le corps est notre tombeau. »

6 Plat. Phédon. [64 a-b] « Et Simmias, en riant, dit : « Par Zeus, Socrate, dit-il, moi qui n’avais toute à l’heure aucune envie de rire, tu m’as fait rire. Je crois que la foule, entendant ceci, penserait que c’est tout à fait à bon droit qu’on s’en prend à ceux qui font de la philosophie – et les gens de chez nous seraient tout à fait d’accord avec nous – que ceux qui font de la philosophie, en vérité, sont [déjà] morts, et qu’il ne leur échappe pas qu’ils méritent de subir ce sort. »

à restituer ; il l’a fait pour φιλοσοφοῦντες

mais pas pour le verbe γελάω :

« Par Zeus ! Socrate, dit-il, je n’en avais tout à l’heure nulle envie : tu m’as pourtant fait rire ! C’est que, je crois, la foule en t’entendant parler ainsi trouverait qu’on a bien raison d’attaquer ceux qui font de la philosophie, à quoi feraient chorus sans réserve les gens de chez nous : c’est la pure vérité, dirait-elle, ceux qui font de la philosophie sont des gens en mal de mort, et, s’il est une chose dont elle se doute bien, c’est que tel est justement le sort qu’ils méritent ! »7

Ce scrupule est d’autant plus regrettable que le dépasser aiderait le lecteur nonhelléniste à faire une distinction nette entre les propos que Platon reprend à compte et les autres. Ainsi, on peut imaginer que Simmias parle dans le feu de l’action, sans réfléchir, ce qui suffirait à justifier qu’on mette de côté l’élégance littéraire, mais surtout, puisque ses propos ne sont pas assumés par Platon, ses propos contre les philosophes mériteraient d’être traduits dans toute leur violence et Léon Robin est resté très en-deçà de cette virulence : il fait dire à Simmias que les philosophes « sont des gens en mal de mort », ce qui ne rend pas justice à l’usage du verbe θανατεῖν qui renvoie au fait d’être déjà mort – il est d’ailleurs envisageable d’ajouter l’adverbe « déjà » pour rendre cette idée encore plus explicite. Simmias met donc en accusation le philosophe et, plus largement, l’ascète d’une manière typique de la jeunesse dorée pour laquelle seule la vie de plaisirs en vaut la peine – cette critique est tristement

7 Traduction de Léon Robin (CUF 1960)

intemporelle, elle rappellera au lecteur moderne le reproche que l’on fait à l’étudiant qui se passionne pour ses études au lieu de faire la fête jusqu’aux petites heures de la nuit ! Léon Robin avait pourtant sous les yeux un signe qui ne trompait pas puisque Simmias appelle les philosophes οἱ φιλοσοφοῦντες : la traduction

« ceux qui font de la philosophie » peut sembler lourde mais Simmias emploie bien un participe présent et non pas le substantif ϕιλόσοφος, ce qui peut indiquer qu’il emploie l’expression οἱ φιλοσοφοῦντες dans un sens méprisant, proche de l’expression

« faiseurs de vers »8 que, d’après Verlaine, Monsieur Prudhomme employait pour désigner les poètes.

À suivre…

Platon

8 VERLAINE Paul, Poèmes saturniens, « Caprices », V. Cf. Œuvres poétiques complètes, p.77.

Nouvelle

Révolution douce

Uchronie

Paris, le 5 avril 2020. Ce soir-là à l’Élysée, l’extinction des feux avait été programmée de bonne heure ; le président de la république et son épouse s’étaient mis d’accord pour se coucher tôt : on a beau être chef d’État, quand tout est fermé et qu’il n’y a rien d’intéressant à la télé, il ne sert à rien de veiller tard.

Au lit, juste avant d’éteindre la lumière, notre jeune président ne pouvait dissimuler une angoisse qui n’échappait pas à sa maternelle épouse :

- Tu as l’air inquiet, mon Manu !

- Il y a de quoi, ma chérie : demain, j’ai promis de sortir une heure dans les rues de Paris pour redonner du courage aux Français !

- Allons, Manu, ne stresse pas : il suffit de mettre un masque et d’éviter les contacts…

- C’est pas du virus dont j’ai peur, Brigitte, c’est de l’opinion ! Si je n’ai pas une bonne nouvelle à annoncer bientôt aux gens, ils vont devenir terribles !

- Qu’est-ce que ça peut faire, puisqu’ils ne pourront pas sortir ?

- Mais Brigitte, ils vont accumuler la rancœur, et dès que le confinement sera levé, ils seront enragés ! Je vais me retrou-

ver avec les gilets jaunes puissance dix mille !

- Mais non, chéri, ne t’inquiète pas avec deux mois d’avance ! Tu verras, demain, tout se passera bien ! Et puis, qui sait, peut-être qu’une bonne nouvelle sera arrivée entretemps !Allez, dors.

Et Emmanuel Macron éteignit la lumière, modérément réconforté par les paroles de sa femme et pensant que décidément, « tonton François », son prédécesseur, ne lui avait pas tout dit…

La nuit passa comme un TGV à travers un champ de betteraves quand, tout à coup, le président de la république fut réveillé en sursaut par une sonnerie inattendue et pourtant familière : celle de son téléphone portable. Ouvrant les yeux avec peine, il constata qu’il n’était que sept heures du matin ; il avait pourtant bien demandé à ce qu’on ne le réveille qu’à

neuf heures, au cas où il n’aurait pas entendu son réveil ! Il saisit son mobile et vit sur l’écran le nom « O. Véran » : c’était donc son ministre de la santé qui l’appelait. Bon sang, avait-il une nouvelle catastrophe à lui annoncer ? Ce n’était vraiment pas le jour ! Le cœur battant, il décrocha, porta l’appareil à son oreille et émit un sobre « allô » coupé par l’angoisse, auquel répondit, à sa grande surprise, une voix tonitruante de joie :

- Monsieur le président, ça y est ! C’est fini ! La pandémie est passée, il n’y a plus aucun risque !

- Hein ? Olivier, c’est une blague ?

- Mais pas du tout ! Les médecins sont tous formels, il n’y a plus de danger ! On peut lever totalement le confinement !

- C’est sûr ?

- Absolument certain ! On n’a plus enregistré de nouveau cas depuis dix-huit heures, les hôpitaux se vident déjà à la vitesse de la lumière !

- Mais… Mais c’est génial ! Il faut le dire aux Français ! Tenez, je devais justement sortir : je vais descendre moi-même dans la rue pour leur annoncer directement la nouvelle ! Appelez les télés et les radios, il faut qu’elles retransmettent en direct cet événement historique : le président de la république qui vient ouvrir lui-même les portes de ses concitoyens pour leur redonner la liberté de circuler ! J’imagine déjà

les scènes de liesse populaire, la marée humaine qui se déverse des maisons !

- Très bonne idée, monsieur le président ! Je me charge de les prévenir les journalistes !

- Oui mais attention : dites-leur bien que rien ne doit filtrer, c’est moi qui dois faire l’annonce et personne d’autre ! Si quelqu’un vend la mèche, il sera grillé dans la profession !

Le ministre assura le chef de l’État que les dispositions nécessaires seraient prises puis raccrocha. Le président de la république rayonnait d’un sourire béat quand il fut ramené sur terre par son épouse, réveillée à son tour, qui lui demanda en étouffant un bâillement :

- Qu’est-ce qui se passe encore ?

- Je vais être réélu pour mille ans !

À dix heures et quart, tout était prêt pour l’événement médiatique : le président était déjà dans une rue de Paris, muni d’un passe-partout qui allait lui permettre d’ouvrir en grand les portes des maisons particulières afin d’y crier la bonne nouvelle. Il était tellement sûr que les gens allaient lui sauter au cou qu’il n’avait même pas de protection policière ; il n’était entouré que de journalistes de radio et de télévision qui allaient prendre l’antenne dans un quart d’heure afin de retransmettre en direct cette scène mémorable chez tous les Français, encore confi-

nés dans leurs foyers, et qui ne s’y attendaient sûrement pas, la consigne de ne rien laisser filtrer ayant été scrupuleusement respectée.

Tous étaient fébriles : il tardait au chef de l’État de prendre le bain de foule auquel il s’attendait et les journalistes se réjouissaient déjà de l’indice d’audience spectaculaire qui leur était servi sur un plateau. Le temps leur avait paru long au cours du confinement mais ce n’était rien par rapport à ce quart d’heure qui leur semblait interminable : dès dix heures trente, le président allait foncer vers la première porte et l’ouvrir, et ils allaient prendre immédiatement l’antenne pour retransmettre la liesse incoercible des Français portant aux nues celui qui leur rendait leur liberté après cette dure épreuve… Ce n’étaient plus des étoiles qu’ils avaient dans les yeux, mais des galaxies entières !

Emmanuel Macron surveillait nerveusement sa montre, son passe-partout à la main, prêt à l’emploi : dix heures vingtcinq, plus que cinq minutes…

Les téléspectateurs de France 2 furent bien étonnés de voir leur feuilleton brusquement interrompu par une édition spéciale ! Mais il n’aurait servi à rien de zapper, toutes les chaînes avaient « cassé » leur grille pour retransmettre l’événement. Une fois passé le générique bien connu,

Anne-Sophie Lapix sortit de l’ombre, plus radieuse que jamais, et prit la parole : « Mesdames et messieurs, bonjour ! Nous interrompons votre programme pour une annonce de la plus haute importance : le ministère de la santé vient d’annoncer officiellement la levée totale du confinement, rendu inutile par la fin de l’épidémie de coronavirus, confirmée par le corps médical unanime. À l’heure où je vous parle, le président de la république est luimême en train d’annoncer officiellement la bonne nouvelle aux habitants de la capitale. Tout de suite, pour découvrir l’ambiance qui règne dans les rues de Paris, nous retrouvons Quentin Bucquoy. Quentin ? »

Un jeune reporter, sans doute encore un stagiaire, apparut à l’écran, l’air visiblement embarrassé : en son for intérieur, la séduisante présentatrice du journal de France 2 mit cette attitude sur le compte du trac du débutant. Mais il s’avéra très vite qu’il devait s’agir d’autre chose ; l’ambiance de la rue où se trouvait le journaliste n’était pas tout à fait celle à laquelle on s’attendait :

« Heu… Oui, Anne-Sophie, heu…

Le président Emmanuel Macron a déjà ouvert les portes de quinze maisons d’une même rue… Mais… Comment vous dire ça… Pour le moment… Personne n’est encore sorti ! »

En effet : un rapide mouvement de caméra révéla que les rues étaient à peu près aussi vides que la veille. On n’y voyait que le chef de l’État qui s’égosillait

devant les portes qu’il venait d’ouvrir mais dont ne sortait aucun individu ni même une simple réponse à ses exhortations qui, sous l’effet de l’impatience, devenaient presque menaçantes : « Oh ! Oh ! Vous pouvez sortir ! Le confinement est levé ! Le corona est parti ! Y a plus de danger ! C’est pas une blague, je vous jure ! Mais répondez, enfin quoi ! Sortez, soyez contents ! Au nom des pouvoirs qui me sont conférés, je vous ordonne de sortir de chez vous ! Enfin, dites-moi quelque chose, au moins ! Ça vous écorcherait la… » Le président n’eut pas le loisir d’être grossier, un autre s’en chargea pour lui ; il fut interrompu par un cri émanant d’une maison : « Oh, ça va, on a compris, pas la peine de gueuler comme un putois ! »

Cette réplique peu amène au garant de la constitution rassura ceux qui avaient brièvement imaginé que tout le monde était déjà mort, mais elle épaissit le mystère : cette réaction n’avait qu’un lointain rapport avec la liesse spontanée à laquelle on s’attendait ! Et puisque les gens étaient vivants, pourquoi ne sortaient-ils pas ? Un ange passa. Emmanuel Macron regardait avec des yeux de merlan frit la maison d’où était sortie cette réponse inattendue, quand elle fut enfin suivie par l’être qui

l’avait vraisemblablement proférée : c’était un petit homme rond et moustachu, plutôt dégarni, dont les rares cheveux avaient manifestement poussé pendant le confinement au point de frôler ses épaules et dont l’embonpoint s’était aggravé, laissant dépasser son ventre de son survêtement bon marché. Cet individu qui avait tout du Français moyen n’accorda au président de la république qu’un regard des plus indifférents et lui présenta les excuses qui étaient d’usage en pareil cas, sur un ton d’une neutralité à rendre jalouse la Suisse : « Bon, je m’excuse monsieur le président… Vous comprenez, il n’y a pas longtemps que je suis réveillé, la grasse matinée, tout ça… Enfin, sauf le respect que je vous dois, c’est pas des façons de crier comme ça sous les fenêtre des gens, quand même… Enfin, vous êtes le président… Bon, je m’excuse encore, le bonjour à votre dame.Au revoir. »

Le particulier tourna le dos, déjà prêt à claquer la porte au nez du chef de l’État, mais ce dernier voulait avoir le fin mot de cette scène abracadabrante :

- Attendez ! Je ne sais pas si vous m’avez bien compris : je vous annonce que le confinement est levé et que vous pouvez sortir de chez vous !

- Oui ben je vous ai entendu, je suis pas sourd !

- Mais… C’est tout l’effet que ça vous fait ?

- Ben qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

- Mais vous pouvez à nouveau circuler dans les rues librement, sans attestation ! Pourquoi vous n’en profitez pas ?

- Oh, j’en profiterai tout à l’heure, y a pas urgence…

- Vous… Vous n’allez même pas dans les magasins ?

- Écoutez, dit l’homme qui commençait à perdre patience : pourquoi faire ? Vous pensez bien qu’on avait pris nos précautions, on est pas cons ! Avec ma femme, on a encore de quoi tenir un siège, on fera les courses quand il faudra !

- Non, mais je veux dire : vous pouvez aller acheter autre chose que des produits de première nécessité ! Des voitures, des téléviseurs, des smartphones…

À ces dernières paroles du président, son interlocuteur prit subitement l’expression du débatteur qui se sentait dominer l’adversaire ; Emmanuel Macron venait de tomber dans un piège qu’on ne lui avait même pas tendu ! Triomphant, le particulier attrapa la mouche en plein vol :

- Ah, d’accord ! Parce que vous vous imaginez qu’après ça, on va se remettre à surconsommer bêtement, comme des cochons dans leur bauge ? C’est vrai qu’avant le confinement, je prévoyais d’acheter une voiture neuve, un écran plasma et un smartphone dernière génération : mais ça, c’était avant ! Je me suis

aperçu que ma vieille R19 roule encore comme il faut, que les conneries de la télé ne méritent pas d’être distinguées plus nettement que sur mon vieux poste et que j’entends déjà assez bien mes amis sur mon bigophone à touches ! Alors la consommation effrénée, c’est fini pour moi !

- Moi aussi, lança un jeune homme qui venait de sortir d’un petit immeuble situé à proximité : je mettais de l’argent de côté pour devenir propriétaire mais j’ai pris le temps de calculer : pour avoir la maison dont je voudrais, il me faudrait rembourser un crédit quasiment jusqu’à la fin de mes jours ! Alors dans ces conditions, autant rester locataire !

- Et moi, cria une autre voisine, je claquais un fric fou dans un club de gym pour garder la ligne : avec le confinement, j’ai pris vingt kilos et vous savez quoi ? Mon mari me préfère comme ça ! Mes rondeurs lui ont rendu sa libido de jeune marié ! J’ai appris à m’aimer comme je suis, pas comme je devrais être d’après les canons de la beauté ! Alors plus question d’aller gaspiller mes sous pour me faire gueuler dessus par une pétasse maigre !

- Et moi, ajouta une vieille dame, j’ai refait mon potager : c’est pas demain qu’on me reverra acheter des saloperies pleines de pesticides au supermarché !

Le président de la république était dérouté mais devait bien reconnaître l’évidence : ce n’était pas avec des pers-

pectives de consommation effrénée qu’il allait faire naître sur ces gens la mine réjouie à laquelle il s’était attendu. Il tenta de reprendre l’initiative : « Mes chers compatriotes, je vous prie ! Vous avez décidé de… Hum, disons, de faire des économies et c’est votre droit, mais…. Vous devrez bien sortir pour aller travailler… » À peine avait-il dit ces mots qu’un grand rire irrespectueux s’échappa d’une demeure à laquelle le chef de l’État tournait le dos ; les regards se tournèrent vers l’occupant des lieux, un petit homme hirsute en maillot de corps et au pantalon maculé de terre, qui prit la parole à son tour :

- Sortir pour travailler ? Hé, je suis au chômage depuis six ans ! Mais je m’en fous, maintenant : j’ai fait comme la vieille, mon jardin, j’en ai fait un potager ! Je vendrai mes légumes au marché ! Et j’aurai reconquis ma dignité tout seul, sans qu’aucune de vos réformes à la noix y soit pour quelque chose !

- Moi pareil, rebondit une jeune voisine : ma boîte a fait faillite pendant le confinement et c’est tant mieux ! J’étais en train de gâcher ma jeunesse, à faire des saisies sur un ordinateur et à subir les discussions lourdingues de mes collègues ! Mais maintenant, c’est fini : je me suis mise à la poterie et je vais faire de ma maison une boutique d’artisan !

- Exactement, enfonça une autre jeune femme : puisqu’on peut travailler de

chez soi, sans se taper deux embouteillages par jour, on va pas se gêner ! Puisqu’on a plus d’emplois, on va en profiter pour avoir à nouveau des métiers !

- Attendez, reprit le président, effaré : vous allez vivre en autarcie ? Vous n’allez plus sortir de vos villes ?

- Tout à fait, répondit un vieillard, digne mais rigolard, qui s’était posté sur le seuil de sa maison : l’air est redevenu aussi pur que quand j’étais jeune, ne comptez pas sur moi pour le re-saloper en prenant ma voiture pour un oui ou pour un non ! Et puisque les eaux se sont clarifiées, j’irai pécher dans la Seine ! Profitez-en pour y jeter le corps de Chirac, il aura enfin tenu sa promesse de s’y baigner !

- Mon papy a raison, ajouta une jeune fille qui venait de rejoindre son grand-père : puisque notre ville redevient agréable à vivre, on ne la quittera plus !

- Mais enfin, réessaya en désespoir de cause le chef de l’État, vous ne voyagerez même plus à l’étranger ? Une jeune fille comme vous, ça…

- Ça me broute, répondit la demoiselle : se niquer le dos dans un charter, affronter les douaniers soupçonneux, visiter un pays en cinq jours puis rentrer encore plus fatiguée qu’à l’aller, merci ! On veut un pays où il fait bon vivre et qu’on n’a plus envie de quitter !

La rue s’était peu à peu repeuplée mais on était loin des torrents de foule en-

thousiaste espérés : les gens se félicitaient de la perspective de revoir leurs amis, mais ils étaient aussi convaincus d’avoir acquis pendant le confinement de saines habitudes qu’ils ne voulaient pas abandonner. Non seulement Emmanuel Macron n'était pas porté aux nues par son peuple mais il vivait en temps réel le désaveu complet du modèle économique qu’il avait toujours défendu ! Complètement dérouté, il joua sa dernière carte pour se tirer avec dignité de cette épreuve :

- Françaises ! Français ! Mes chers compatriotes ! Vous avez visiblement décidé de… De vous prendre en main. C’est très bien, je vous approuve ! La France est un pays libre ! Mais dites-moi : dans ces conditions, qu’attendez-vous désormais du gouvernement ?

- C’est simple, répliqua le moustachu converti à la décroissance : augmentez les salaires des personnels hospitaliers et donnez-leur de vrais moyens, qu’ils puissent faire face efficacement à la prochaine épidémie !

- Pareil pour les enseignants, ajouta la femme qui avait renoncé à la gym : maintenant, au moins, on sait ce que c’est, s’occuper de l’instruction des enfants !

- Et si vous n’avez pas assez d’argent, proposa la jeune fille dégoutée des voyages, coupez les vivres aux équipes sportives nationales ! Surtout aux footballeurs ! Ils ont bien assez des sponsors pour

se goinfrer ! On n’est pas des macaques, on peut se passer de coupe du monde !

Il n’y a pas si longtemps, de telles paroles auraient valu à la donzelle de se faire lyncher en place publique sans autre forme de procès ; mais là, bien au contraire, l’assistance applaudit à tout rompre ce discours hostile au sport-spectacle ! Emmanuel Macron comprit qu’un grand tournant s’était produit dans l’opinion publique et déclara, pour ne pas perdre la face : « Au nom de la France, je m’engage à vous apporter satisfaction ! » Ce n’est qu’après avoir prononcé ces paroles qu’il se rappela subitement qu’une foule de journalistes le suivaient et que ni les caméras ni les micros n’avaient été coupés : les médias n’allaient pas rater une miette de ce spectacle extraordinaire ! Le chef de l’État réalisa donc trop tard que sa déclaration venait d’être retransmise en direct sur toutes les radios et toutes les télés nationales, que tous les Français l’avaient déjà entendu…

Deux mois plus tard, le désert du confinement n’était plus qu’un souvenir : les rues étaient pleines de manifestants qui n’avaient de cesse de rappeler ses promesses au président ; les augmentations consenties à ce jour par le gouvernement leur paraissant insatisfaisantes, les infirmières et les enseignants défilaient dans toutes les grandes villes de France. Les

cortèges étaient pacifiques mais incroyablement denses car presque toutes les couches sociales se joignaient aux fonctionnaires protestataires, y compris les forces de l’ordre.

Comprenant qu’il serait obligé de céder et donc de renier tout ce en quoi il avait cru, Emmanuel Macron, retranché dans son bureau, appela ses homologues étrangers, espérant que les nouvelles de l’extérieur seraient meilleures. Mais il dut vite déchanter : en Italie, les Vénitiens avaient renoncé à accueillir les touristes et s’étaient reconvertis dans la pèche, les canaux s’étant repeuplés de poissons ; en Grande-Bretagne, Boris Johnson n’avait plus aucun argument contre les autonomistes écossais et la reine s’était suicidée en apprenant que les sondages donnaient le « oui » à l’indépendance de la république d’Écosse gagnant à 75% ; aux États-Unis, la NRA s’était dissoute d’elle-même, les armes étant désormais inutiles, et Donald Trump, dégoûté, envisageait sérieusement de ne pas se représenter ; en Chine, le pouvoir avait dû céder à toutes les exigences de la population, même l’armée n’obéissant plus aux ordres, et presque toutes les exportations étaient annulées ; en Russie, Vladimir Poutine risquait de perdre les élections, la population ayant appris à assurer son train de vie par ses propres forces sans rien devoir au pouvoir…

Bref, partout dans le monde, les populations renonçaient d’elles-mêmes à un mode de vie dont l’absurdité leur était enfin apparue dans toute son évidence. Le président de la république française comprit que la pandémie de coronavirus avait précipité l’avènement à l’échelle mondiale du pire cauchemar de tout chef d’État : la révolution douce. Le monde était en train de changer sans que le pouvoir y soit pour quoi que ce soit, simplement sous l’effet du bon vouloir de la population, et les dirigeants ne pouvaient rien y faire pour la bonne raison qu’aucun acte illégal ou même dangereux n’était commis ; la révolution douce est plus redoutable pour les gouvernants que la révolution violente, tout simplement parce qu’on ne peut pas la réprimer ! Emmanuel Macron avait beau être encore jeune, il se sentait déjà trop vieux pour ce monde auquel il n’avait pas été formé pendant ses études d’économie : il aurait finalement préféré de loin « les gilets jaunes puissance dix mille » dont il aurait encore su se défendre ! Son premier ministre envisageait sérieusement de démissionner, il se demandait s’il n’allait pas devoir en faire autant…

C’est alors que son téléphone portable sonna : il décrocha machinalement, sans même regarder qui l’appelait :

-Allô ?

- Il est neuf heures, monsieur le président.

- Neuf heures ? Comment ça ?

- Oui, monsieur le président : il est neuf heures, vous m’avez-vous-même demandé de vous réveiller à cette heure-ci au cas où vous n’entendriez pas le réveil…

Il fallut une bonne minute au chef de l’État pour réaliser qu’il n’était pas dans son bureau mais dans sa chambre et que, comme dans toute nouvelle de troisième zone, tout ceci n’avait été qu’un cauchemar. Désormais, il était tout à fait rassuré : muni d’un masque, accompagné de deux policiers et suivi d’une troupe de journalistes, il marchait paisiblement dans une rue de Paris vide de toute présence humaine et pouvait voir, derrière les fenêtres, tous ces braves gens qui trépignaient

Dessins d’humour

d’impatience de pouvoir à nouveau se ruer dans les magasins pour y acheter des trucs chers et inutiles, s’entasser dans leurs voitures pour perdre sept heures de leur vie par jour dans les bureaux et, surtout, encourager l’équipe de France de football plutôt que ces « salauds de fainéants de fonctionnaires »…

« Vive la France », se disait-il, pleinement confiant en l’avenir quand, subitement, il sentit une curieuse texture sous son pied gauche et s’enquit :

- Dans quoi ai-je marché ?

- Je crois, répondit un policier, que c’est une crotte de sanglier, monsieur le président : ils ont investi les villes, avec le confinement… Vous voulez un mouchoir pour essuyer votre chaussure ?

Interview

Delfeil de Ton : «

Cavanna était d’abord un auteur comique ! »

On ne présente plus Delfeil de Ton, de son vrai nom Henri Roussel, ultime survivant, outre Willem, de l’équipe qui fonda en 1969 Hara-Kiri Hebdo, le journal qui allait prendre pour titre Charlie Hebdo après son interdiction par le ministère de l’intérieur en 1970. En aval de notre rencontre avec Virginie Vernay (cf. numéro 6), il a accepté de répondre à son tour à nos questions.

Comment avez-vous connu Cavanna ?

Je le raconte déjà dans mon bouquin Ma véritable histoire de Hara-Kiri Hebdo et je n’ai rien à y ajouter. L’idée de cette « véritable histoire » était justement de la rétablir car tout ce qui avait été raconté à ce sujet était faux, ne serait-ce que quand on dit

Charlie pour parler de Charlie Hebdo

Mais il n’ y a PAS d’hebdomadaire qui

s’appelle Charlie ! À l’origine, Charlie était le titre d’un mensuel que j’avais fondé, et quand Raymond Marcellin a interdit le titre L’hebdo Hara-Kiri, nous avons rebaptisé l’hebdomadaire, qui était le « prolongement hebdomadaire » du mensuel Hara-Kiri, d’après le nom de l’autre mensuel des éditions du Square, d’où

Charlie Hebdo, mais il ne faut pas confondre Charlie et Charlie Hebdo

Le VRAI journal Charlie.

Donc, j’ai commencé à raconter mon histoire dans le numéro 1 de Siné Hebdo : à l’époque, on ne savait pas s’il y aurait un numéro 3 ! Finalement, ça a duré un an et demi : j’aurais pu continuer après, mais je n’écris qu’à la commande, tous mes livres sont des recueils. J’ai juste rajouté trois ou quatre lignes à la fin car il y avait eu les attentats entretemps…

Pour revenir à Cavanna, en fait, j’avais envoyé mes textes à Hara-Kiri par la poste et il n’a répondu que deux ans après ! J’avais donné les coordonnées de mes parents et, quand il a téléphoné, comme par hasard, j’étais là. Il avait une voix qui ne ressemblait pas à son physique… Il m’a annoncé que mes Mémoires allaient être publiés dans le prochain numéro : je n’ y croyais plus ! Il faut dire qu’à cette époque, l’équipe était décimée : comme dessinateurs, il ne restait plus que Reiser et Wolinski ! On était donc cinq collabora-

teurs réguliers avec Choron. Pour moi, c’était le summum, mais j’ai regretté qu’il n’y ait plus Gébé ni Cabu : ils sont revennus quand on a lancé un hebdo.

Quel effet ça vous a fait, rencontrer Cavanna ?

Je le connaissais de tête, on le voyait en photo dans Hara-Kiri. J’étais content mais je voyais bien que j’arrivais dans une maison décimée ! Pour fabriquer le journal, ils avaient accès à partir de sept heures du soir à un bureau qu’on leur prêtait !

Avec Cavanna, on s’est tout de suite bien entendus : il ne voulait pas que je corrige mes Mémoires. Puis il m’a demandé de faire une chronique « Le cinéma de Delfeil de Ton », puis j’ai fait « le jazz », je me suis mis à écrire des contes… J’ai écrit beaucoup, mais Cavanna remplissait à lui seul la moitié du journal : des textes, des photos, des montages, tout ça à la main ! Il travaillait comme un dingue ! Alors qu’il habitait au fin fond de la Seine-et Marne, dans un pavillon avec cinq gosses !

Il vous impressionnait ?

Reiser et Cabu le vouvoyaient, moi, je l’ai toujours tutoyé, il n’y avait « que » onze ans d’écart entre nous deux. Ce qui m’impressionnait, c’étaient les idées incroyables qu’il avait. Aujourd’hui, on en fait un maître à penser, mais c’était d’abord un auteur comique ! Le meilleur de Ca-

vanna, pour moi, c’est le Cavanna de Hara-Kiri, celui que les gens ne veulent pas voir. On était des humoristes, on faisait des trucs dingues ! Tout le monde nous a pompés, mais à l’époque où c’est paru, c’était vraiment le coup de poing dans la gueule ! Le côté « journal politique », on y a été amenés parce qu’on a fait un hebdomadaire, mais dans le premier numéro de l’hebdo, c’était surtout moi qui faisais de la politique… Puis j’en ai eu marre ! Ce qu’on faisait dans l’hebdo, c’était pour gagner notre vie, mais ce qui nous intéressait c’était Hara-Kiri. Le Charlie Hebdo d’aujourd’hui ne m’intéresse pas, ils sont sérieux comme des papes !

Et puis on ne respectait rien ! On était dans une société très coincée ! Aujourd’hui, on a d’autres coincements : il y aurait un hebdo à faire Mais personne n’est là pour ça.

Aujourd’hui, on réduit souvent Cavanna à sa saga autobiographique… Il m’a dit un jour qu’il regrettait d’avoir écrit les Ritals parce qu’on ne lui parlait que de ça. Il l’a fait relativement tard dans l’histoire de Hara-Kiri, Belfond a sorti le bouquin, ça a été un succès colossal, ça a donné lieu à deux soirées sur TF1 Bref, pour le grand public, Cavanna, c’était les Ritals, point. Et pourtant, L’œil du lapin, c’est bien meilleur que les Ritals, et Les yeux plus gros que le ventre, c’est aussi de l’excellent Cavanna, mais on ne les trouve

qu’en vieux poches d’occasion, c’est consternant ! Gallimard devrait les rééditer : il était heureux de faire ses derniers livres chez Gallimard, c’était la revanche du fils d’immigré qui n’avait pas fait d’études. Si on lui avait proposé l’Académie, il aurait fini par dire oui ! Il aurait été content d’apprendre que vous avez parlé de ses romans historiques, à Brest : moi, je n’accrochais pas, mais lui a aimé les écrire

Il était quand même devenu un auteur important, mais il a eu de la chance de rencontre Virginie : ce n’est pas son fils qui s’occuperait de son œuvre ! Il n’aurait jamais imaginé qu’on parlerait de lui à la Sorbonne cinq ans après sa mort. De son vivant, son nom a quand même été donné à la bibliothèque de Nogent, ce n’est pas rien !

Cavanna en 2008

Avez-vous continué à le fréquenter après l’arrêt de Hara-Kiri ?

Un peu moins. Au Square, on se voyait tout le temps, on n’avait pas besoin de prendre rendez-vous, mais on n’avait que des relations de boulot, et en dehors de ça, on s’en foutait. Après l’affaire Siné, il s’est senti très seul, ça nous a beaucoup rapprochés. Dans les six dernières années de sa vie, on n’était pas nombreux à le voir, j’en ai fait partie. On ne travaillait plus ensemble, on se voyait pour se voir, et c’est là qu’on est vraiment devenus amis et non plus seulement collègues.

Il ne vous a jamais déçu ?

Non. Je n’approuvais pas tout ce qu’il faisait, j’étais parfois critique, j’ai pu déplorer certains trucs, mais bon, il était comme il était 25 ans d’existence, c’est beaucoup pour un journal comme Hara-Kiri, et Cavanna avait déjà 37 ans quand il l’avait lancé ! D’autant qu’il avait été marqué par l’Allemagne dévastée… C’était un type très honnête, il s’est fait rouler par des gens qui ne l’étaient pas, dont Choron qui a d’ailleurs fini par se rouler lui-même

Enfin, il n’est pas mort dans la misère !

Que pensiez-vous de Stop-crève ?

Ça aurait pu aller s’il l’avait fait une ou deux fois, mais il en a trop fait, ça devenait répétitif. C’était le Cavanna qui se prenait au sérieux, celui que j’aimais moins :

c’était « fou » dans un sens, mais ce n’était pas drôle ! La page avec le grand-père qui fait du yoga pour tenir dans un tout petit cercueil, pour moi, ça, c’était le grand Cavanna, celui qui faisait des choses que personne n’avait jamais faites ! D’ailleurs, tous ceux qui ont tenté de faire des journaux semblables à Hara-Kiri se sont cassés la gueule : seul Fluide Glacial a survécu.

Et L’aurore de l’humanité ?

Ça, c’est très bon, comme les Aventures de Napoléon ou les Écritures… Mais ce qui est aberrant, c’est qu’on les a publiés sans leurs illustrations ! Ça devrait être interdit !

Si Cavanna ne voulait pas d’illustrations, il n’en mettait pas Donc, s’il en avait mis, on ne devrait pas les détacher du texte auquel elles donnent toute leur portée burlesque.

Propos recueillis en février 2024

LA GRANDE GUEULE N°6 : Cléopâtre Darleux
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