Blequin Reporter n°10

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N°10 Magazine

Ayoub Sadik nous a quittés le 21 avril 2024. Salut,Ayoub !

SOMMAIRE :

Page 2 : La BD « KARMIN » par Blequin et Ayoub Sadik

Page 3 : Les CARNETS PARISIENS du professeur Blequin

Page 21 : PHILO De l’intérêt du diagnostic tardif pour un autiste Asperger (seconde partie)

Page 29 : Entretien avec Willem

Page 30 : Une nouvelle, « Les saucisses de San Guacamole »

Page 33 : Un peu de poésie

Page 34 : Le mot de la fin, « Vivement l’éclipse totale de harcèlement ! »

Page 36 : La grande gueule : Marylise Lebranchu

La BD KARMIN

Dessin : BLEQUIN Scénario :AYOUB SADIK

Résumé : Karmin traque tous les violeurs de Madrid et cherche à capturer l’infâme Sagage qui est protégé par l’immunité diplomatique. Pendant ce temps, son fils entre dans la police

Reportage

Les carnets parisiens du professeur Blequin

Février 2024

Quatrième escapade à Paris où notre reporter participe au Salon desArtistes Français.

Dimanche 11 février

14h30 : Me voilà dans le train pour Paris. Il a été annoncé que des tickets de métro étaient en vente : histoire d’éviter la cohue coutumière à la gare Montparnasse, je décide d’en profiter. Hélas, ce qui pourrait être une formalité vite expédiée est considérablement ralenti grâce aux prodiges de la technique : les agents chargés de la vente ne peuvent accepter que les paiements par carte bancaire et doivent vérifier que les acheteurs sont bien des voyageurs en règle. Et quand l’un ou l’autre des bidules électroniques nécessaires à ces tâches déconne… Inutile de vous faire un dessin, je suppose ! Si ces braves agents (que je n’incrimine pas) pouvaient disposer de listes sur papier et de monnaie sonnante et trébuchante pour faire l’appoint, ça n’arriverait pas ! Comme disait Lelong, « on dit qu’on n’arrête pas le progrès mais il faudrait savoir dans quel sens » ! Bref, je ne suis pas arrivé à Paname que je fulmine déjà ! Et quand l’agent qui me tend enfin le

ticket demandé se sent obligé de me fournir un renseignement que je ne sollicite même pas, j’explose carrément ! On parle de nouvelles grèves à la SNCF : on se demande bien pourquoi, ça fonctionne tellement bien !

L’école militaire, située en face du Grand Palais Éphémère 17h30 : Après avoir déposé le gros de mes affaires chez mon oncle parisien d’adoption, qui a gentiment accepté de

m’héberger pendant la moitié de mon séjour, je viens déposer au Grand Palais Éphémère l’œuvre de mon cru qui a été sélectionnée pour être exposée au Salon des Artistes Français. Je suis accueilli par un cerbère qui me demande si j’ai la carte d’exposant : je l’ai certainement sur moi, mais je ne m’attendais pas à devoir la sortir tout de suite ; je lui présente, à défaut, le bordereau de dépôt de mon œuvre : ouf, c’est suffisant pour qu’il me laisse entrer, il me donne même un grand sac du Géant des Beaux-Arts contenant, me dit-il, un cadeau – il s’avèrera plus tard qu’il s’agissait d’un taille-crayon qui me sera sûrement utile et d’une dose d’acrylique bleue dont je suis déjà moins certain d’avoir l’utilité un jour. Mais malgré le franchissement de cette fourche caudine, je ne suis pas tiré d’affaire car il faut encore que je trouve l’endroit où je suis censé déposer mon œuvre : un homme d’âge mûr, porteur d’un badge d’organisateur, m’indique des tables… Que je ne vois pas. En désespoir de cause, pensant probablement avoir affaire à un débile mental, il me guide vers les tables en question… Qui étaient situées EN FACE de l’emplacement qu’il

m’indiquait du doigt ! Les neurotypiques sont vraiment illogiques ! J’arrive néanmoins à remettre mon œuvre aux personnes habilitées à la recevoir : ce sont des dames plutôt sympathiques qui sont chargées de cette tâche ; mon travail est quali-

fié « d’étonnant » ! Pour le moment, c’est moi qui n’en finit pas d’être étonné par le monde des gens dits « normaux »…

10h30 : Mon oncle vit à Ménilmontant, non loin du Père Lachaise : il n’en faut pas davantage pour que je décide de visiter ce grand cimetière parisien. À l’entrée, je liste quelques tombes de célébrités qu’il me plairait de voir. Il y en a tellement que je renonce à les trouver toutes ! Curieusement, le site ne me déprime pas, je trouve même apaisant le calme qui y règne, c’est comme une bulle de silence au beau milieu du tumulte parisien… Le fait que j’aie déjà encaissé plus d’une dizaine de deuils dans

« Canicule », l’œuvre exposée au Salon desArtistes Français
Lundi 12 février

mon entourage depuis dix ans n’est sûrement pas étranger à cette attitude de ma part : on dit que les gens avaient moins peur de la mort quand celle-ci leur était

familière… Je ne suis vraiment pas de mon temps !

Une chapelle du Père Lachaise

11h : Au colombarium, je ne résiste pas à l’envie de monter jusqu’au casier de Pierre Dac, maître incontestable (et incontesté) de « l’humour de résistance ». Le casier s’avère orné d’un pot de fleurs derrière lequel a été coincé un papier : cédant à la curiosité, je sors le pot de son emplacement pour me saisir de la feuille, la déplier et y lire un texte manuscrit véhiculant une

réflexion sur la mort qu’André Isaac1 n’aurait pas reniée… Quelle est l’origine de ce texte ? Qui l’a écrit ? Je succombe allègrement à la tentation de le photographier, espérant que j’aurais un jour l’occasion d’élucider ce mystère, même si je n’ai pas les dons d’Astrid Nielsen pour résoudre les énigmes – la différence ne s’arrête d’ailleurs pas là.

Un papier bien énigmatique

12h : Je trouve la seule tombe qu’il me tenait vraiment à cœur de retrouver : celle de Pierre Desproges. J’ignorais que sa veuve l’y avait rejoint depuis déjà une douzaine d’années ! Si mes souvenirs sont bons, le grand humoriste a en fait été incinéré et ses cendres répandues dans la terre, de telle sorte qu’il survit à travers les

1 C’était le vrai nom de Pierre Dac, ‘faut tout vous dire, décidément.

plantes qui y poussent, privilège qu’il partage désormais avec la femme de sa vie… C’est une belle histoire, non ? En tout cas, le procureur des flagrants délires n’est pas trop mal entouré : dans son secteur, on trouve d’autres personnalités dont Mano Solo et, juste en face de lui, il y a Michel Petrucciani, un voisinage sûrement peu encombrant s’il en est ! Je m’assieds sur la tombe du grand petit pianiste et j’écris un texte dans lequel je m’adresse à Desproges, parlant notamment de toutes les âneries que l’on ose proférer aujourd’hui en son nom, lui qui ne voulait surtout pas être pris pour un maître à penser… Une fois mon texte écrit, je le déclame, curieux de voir quelles réactions je peux susciter. Je n’ai droit qu’à un vieux fou qui m’affirme que ce n’est qu’une tombe symbolique et que les restes de Desproges sont en réalité en Vendée ! Je réponds : « Et alors ? ». Ben oui, qu’est-ce que vous voulez que je fasse de cette information ? Ça ne m’interdit pas de rendre hommage à Desproges à cet emplacement qui lui est, de toute manière, dédié, non ? Et de toute façon, une tombe est symbolique par définition : au bout d’un certain temps, qu’on le veuille ou non, il ne reste plus rien du corps du défunt, il ne reste, si on l’entretien, que la sépulture qui fait vivre son souvenir… Comment ça, je vous donne le cafard ?

La tombe de Pierre et Hélène Desproges

13h : Je m’aperçois que j’ai perdu mon plan de Paris ! Je suis sûr de l’avoir fait tomber quelque part dans le cimetière : je ne serais pas étonné que ce soit la faute du vieux fou qui m’a perturbé ! Je retourne à tout hasard devant la tombe de Desproges : évidemment, il n’y est pas – ou plus. Je ne vais pas m’amuser à fouiller tout le Père Lachaise pour le retrouver : légèrement paniqué, j’envoie un SMS à l’ami qui, lors de mon escapade de septembre dernier, m’avait procuré ce plan, pour lui demander où je peux en trouver un autre…

13h30 : Ouf ! J’ai finalement trouvé un autre plan de Paris dans un kiosque à journaux : je suis un peu surpris de cette découverte car, si j’avais sollicité un ami en septembre à ce propos, c’était justement

parce que j’avais eu toutes les peines du monde à en trouver un moi-même, de sorte que j’étais persuadé que presque plus personne ne vendait de plan en papier à notre époque où tout le monde est supposé se repérer avec un smartphone… J’envoie un autre SMS à mon ami pour lui dire que je me suis tiré de ce mauvais pas : j’entends déjà sa charmante épouse rire comme une baleine en apprenant cette mésaventure…

Un client du Chat Noir (Paris 11e)

14h20 : Je m’arrête au Chat Noir. Non, il ne s’agit pas du mythique cabaret parisien mais d’un café situé dans le 11e arrondissement, plus précisément rue Jean-Pierre

Timbaud : les responsables d’une revue qui publie mes dessins depuis peu m’y ont donné rendez-vous ce soir. Je suis largement en avance, mais l’endroit est idéal pour un petit après-midi de travail : la lumière est tamisée, les consommations sont plutôt bon marché, il y a du réseau… Bref, j’en profite pour écrire et faire un peu de montage vidéo. C’est peut-être une drôle de façon de passer mon temps à Paris, mais après tout, je ne suis à la capitale que pour des raisons professionnelles, pas pour aller étouffer dans les pièges à touristes…

Mardi 13 février

13h30 : Il n’y a pas quarante-huit heures que je suis à Paris et j’en ai déjà marre : je

Un lieu de triste mémoire…

ne me sens pas à ma place dans cette grande ville où il règne une ambiance électrique. Le cadre est d’ailleurs loin d’être idyllique ; oubliez les clichés avec vélos, accordéons, et amoureux s’embrassant au pied de majestueux édifices : malgré leur réseau de transports en commun plutôt performant, les Parisiens s’obstinent à se déplacer en voiture et à user du klaxon pour un oui ou pour un non, il y a au moins autant de cas sociaux agressifs qu’à Brest et, surtout, c’est CRADE ! Vous connaissez la chanson de Pierre Perret « Paris saccagé » ? Je vous jure que ce n’est pas éloigné de la vérité ! À Brest, les gens se plaignent des travaux du tram : ce n’est pas tellement mieux à Paris où je ne traverse pas un quartier sans y trouver au moins un

chantier ! Même sur le Champ de Mars, où je me promène mélancoliquement en attendant l’ouverture du Grand Palais Éphémère, il y a des zones rendues inaccessibles par ces tristement célèbres bandes rouges et blanches qui enlaidiraient le jardin d’Éden… Je donnerais tout pour retrouver mes amis !

14h30 : En ma qualité d’exposant, j’ai pu entrer dans le Grand Palais Éphémère une demi-heure avant l’ouverture officielle : c’est la première fois que je vois un vernissage où il faut payer pour avoir un coup à boire ! Au moins, je rentrerai à jeun chez mon oncle… Il y a assez vite beaucoup de monde. Il faut rendre cette justice à Paris : on y sent un véritable intérêt pour l’art

Le Champ de Mars

Peut-être pas totalement désintéressé, d’accord, mais mieux vaut une bonne cause qui triomphe pour de mauvaises raisons plutôt que le contraire. Je retrouve l’une des dames qui ont réceptionné mon œuvre hier : elle m’affirme que ce que je propose est sans doute l’un des travaux les plus originaux à être exposé ! Je suis flatté, et je pense même que c’est assez vrai quand je vois les autres œuvres exposées ; je ne remets pas en cause le talent des autres exposants : le problème, c’est qu’il y a tellement de choses à voir qu’on arrive vite à saturation et quand on a déjà vu une toile représentant (par exemple) un félin, aussi magnifique l’animal soit-il, on les a toutes vues… Je suis de toute façon peu à l’aise dans ce cadre où je ne connais presque personne : j’arrive à lier le contact avec quelques artistes, mais je sais déjà que je ne les reconnaîtrai plus si je les recroise ! À part peut-être la jeune et jolie

Moldave qui parle français sans accent et qui a un look qui ne passe pas inaperçu…

Quoi qu’il en soit, je m’obstine, le temps que mon oncle et les deux responsables de la revue, à qui j’avais remis des invitations, arrivent.

Mercredi 14 février

11h30 : De retour au Grand Palais Éphémère pour y retrouver un concitoyen bres-

tois de passage à la capitale, j’en profite pour visiter la partie que je n’avais pas encore eu le temps de voir. Dans le secteur des gravures et des estampes, je suis interpellé par une dame qui, constatant mon intérêt, entreprend de m’expliquer les différentes techniques employées : je sais déjà que j’aurai oublié le gros demain, mais je la laisse faire, trop content d’avoir quelqu’un à qui parler. Je suis tout de même marqué quand elle me parle d’une technique qui nécessite de l’acide ! Je ne pense pas que je l’emploierai un jour…

Une statue de tirailleur sénégalais exposée au Grand Palais Éphémère

13h50 : Mon concitoyen arrive enfin : je n’ai guère plus d’une demi-heure à lui consacrer. Il m’explique que son arrivée tardive est due au fait qu’il était allé assister à

l’hommage à Robert Badinter. Apparemment, Macron a été dans son rôle : c’est bien tout ce qu’on lui demande dans une telle circonstance, non ? La « une » du Charlie Hebdo de cette semaine, où l’on voit Darmanin décapiter un gamin à Mayotte, a cependant l’intérêt de rappeler que la politique du gouvernement actuel est loin d’être en accord parfait avec l’idéal humaniste au nom duquel Badinter a lutté, que ce soit en tant qu’avocat, en tant que sénateur ou en tant que ministre… Il avait 95 ans, mais il me manque déjà ! Alors que certaines personnes (je ne cite personne, suivez mon regard) ont à peine dépassé la quarantaine et j’en ai déjà marre d’elles…

Une autre œuvre exposée au Grand Palais Éphémère

14h45 : Mon rendez-vous est à Beaubourg : je descends à une station de métro qui me fait déboucher directement dans le BHV ! J’ai un mal de chien à trouver la sortie, je fais donc une chose que je déteste : je dérange un employé pour qu’il me renseigne. Je suis d’autant plus content de réussir à sortir qu’en n’achetant rien, en ne prenant même pas la peine de faire un tour dans les rayons, j’ai réussi à éviter le piège qui est tendu à l’usager : vous me forcez à passer par un grand magasin, mais je n’ai même pas regardé la camelote qui y est vendue, je vous ai bien attrapé, hou-hou les cornes et nananère ! Ben oui, ils nous prennent pour des gosses, alors je me mets au niveau !

15h : Je trouve mon rendez-vous de cet après-midi qui n’est autre que… Delfeil de Ton. Et oui, LE Delfeil de Ton, l’ultime survivant, avec Willem, de l’équipe qui fonda Hara-Kiri Hebdo2 (le futur Charlie Hebdo3) en 1969 ! Je suis un peu ému et je ne m’en cache pas : il est très surpris de ma réaction ! Si je devais le résumer en un mot ce serait « hilare ». Oui, faisant mentir ma réflexion sur les humoristes qui, en géné-

2 À ne pas confondre avec le mensuel Hara-Kiri, fondé en 1960 par Cavanna, Fred et Georges Bernier (qui n’était pas encore le professeur Choron) et dont Hara-Kiri Hebdo, justement, était le « prolongement hebdomadaire ».

3 À ne pas confondre avec le mensuel Charlie, fondé en 1969, dédié à la bande dessinée et dont Delfeil de Ton, justement, fut le premier rédacteur en chef avant de céder la place à Wolinski.

ral, ne sont pas des gens marrants, Henri Roussel4 n’arrête pas de rire ! Ce nonagénaire semble prendre la vie du bon côté, il n’exprime aucune aigreur en dépit des déceptions qu’il a pu encaisser, on le sent heureux malgré tout d’avoir participé à la formidable aventure des éditions du Square. Nous parlons surtout de Cavanna, fort peu des autres ou de lui-même : je souhaitais avoir des éclaircissements supplémentaires en vue de la publication des actes de ma journée d’étude, je suis servi ! Delfeil a même la gentillesse de me payer une orange pressée et de me dédicacer un de ses livres : je le laisse partir au bout d’une heure, et j’ai la larme à l’œil. Si cette escapade n’avait dû servir qu’à permettre cette entrevue, je considérerais déjà que je ne suis pas descendu à Paris pour rien !

4 C’est le vrai nom de Delfeil de Ton ! Vous n’êtes vraiment au courant de rien !

Jeudi 15 février

14h30 : J’ai déjà pris congé de mon oncle : je ne souhaite pas abuser de l’hospitalité de ce vieux célibataire, même si j’imagine que ça a dû lui rappeler le temps où il hébergeait mon enseignant de père qui venait passer l’agrégation à Paris – je vous avoue que je ne sais même pas s’il y est arrivé ! Je débarque donc dans un hôtel Formule 1 où j’ai réservé une chambre pour quatre nuitées : il a fallu traverser Paris avec tout mon chargement par une température élevée pour la saison (merci les industriels), je suis déjà à bout de nerfs ! Je ne suis pas plus apaisé quand j’arrive : l’hôtel est situé au pied du boulevard périphérique, à la frontière entre Saint-Ouen et Paris, et le quartier est crado à souhait ! Pour ne rien arranger, quand j’entre enfin dans l’hôtel, il y a la queue à la réception : toute une troupe de jeunes hispanophones qui ont visiblement du mal à faire valoir leurs droits de locataires à cause de… Devinez quoi ? Gagné ! À cause d’un problème d’informatique ! Je ne voudrais pas me répéter, mais au temps des registres en papier… Enfin, vous m’avez compris ! Je ne vais pas radoter, je suis déjà assez énervé comme ça ! Il ne manquerait plus qu’une goutte d’eau pour faire déborder mon vase !

Delfeil de Ton

14h45 : La goutte d’eau n’est pas longue à arriver. Quand mon tour arrive enfin, on me demande une pièce d’identité : mais ma sacoche est pleine à bloc et j’ai un mal de chien à trouver ma carte d’identité. Je fulmine, et c’est alors qu’une des dames chargées de l’accueil a la mauvaise idée de me poser une question ! Je craque et je crie

« Un instant, un instant » pour lui faire comprendre que je ne peux pas lui répondre et chercher cette saloperie de carte en même temps ! Bon, tout finit par s’arranger : je trouve enfin ma carte et il s’avère que la dame voulait seulement savoir si j’étais déjà venu ici. Une question inutile ? Pas tant que ça : si j’avais déjà fréquenté l’hôtel, j’aurais su qu’on m’y demanderait probablement une pièce d’identité et j’aurais anticipé… Bref, je craque : une fois dans ma chambre, je n’en sors plus, je ne descends même pas pour dîner, et j’écris à quelques amis pour leur dire à quel point j’ai hâte de rentrer…

Le cénotaphe de Baudelaire

Vendredi 16 février

10h : Tous ceux qui ont répondu à mes messages me comprennent quand je leur dis que je ne me plais pas à Paris : je ne trouve strictement personne pour défendre la vie à la capitale ! Ça n’arrange pas mon humeur, je me rends donc au cimetière de Montparnasse pour avoir un peu de calme et trouver les tombes de quelques-unes de mes idoles – le temps est maussade et pluvieux, l’idéal pour ce genre de visite. La sépulture de Gainsbourg est relativement facile à trouver : je suis surpris de découvrir qu’elle est presque voisine de celle de Chirac ! Voilà qui aurait fait rire le vieux père Gainsbarre, lui qui se foutait de la

La tombe de Gainsbourg

politique – et de beaucoup d’autres choses… Sur la tombe de Gainsbourg, on trouve des cigarettes et des tickets de métro5 : logiquement, sur celle de Chirac, on devrait trouver des têtes de veau ! Il n’y en a pas, mais on y a mis… Des pommes ! C’est encore plus grotesque ! Elle aura vraiment fait du chemin, cette trouvaille des Guignols destinée à illustrer la vacuité sidérale du programme chiraquien… La tombe de Reiser est mieux cachée, de même que celle de Choron : pour la trouver, je suis obligé de passer devant le cénotaphe de Baudelaire ; je ne serais pas étonné que ce monument soit devenu un haut lieu pour les jeunes gothiques et les étudiants romantiques… Quand je m’arrête pour faire un croquis, j’ai l’occasion de rendre service à deux touristes : le premier, un Mexicain qui cherche la tombe de Chirac, est bien surpris de constater que je parle espagnol ! Je me demande quand même pourquoi un latino-américain s’intéresse encore à notre ex-grand benêt national ! Il faut croire qu’ils n’ont pas oublié que « Chichi » s’était opposé à la guerre en Irak et qu’ils le considèrent donc comme un allié dans leur résistance à l’oncle Sam : mine de rien, cette décision (avisée, il est vrai, mais il n’était pas difficile d’être plus malin que Bush junior) lui

aura permis de rattraper le coup des essais nucléaires, sans parler du reste… Le second touriste, qui parle français, cherche la tombe de Gainsbourg : je préfère l’accompagner, c’est plus simple pour moi. De fil en aiguille, j’en arrive à lui dire que je suis de Brest : il me dit qu’il connaît et qu’il trouve que c’est une belle ville ! Je suis allé à Paris pour entendre ça et on voudrait que je ne sois pas pressé de rentrer ? Quand je sors, je suis bien surpris de constater que les locaux des éditions Albin Michel se trouvent à proximité ! Je suis à deux doigts de guetter la sortie d’Amélie Nothomb qui, m’a-t-on dit, ne déteste pas fréquenter les cimetières, mais je ne suis pas long à prendre conscience de la vanité d’une telle démarche : j’en serai quitte pour écrire une nouvelle lettre à madame Nothomb quand je rentrerai…

La tombe de Reiser

5 Pourquoi ? Ben par allusion au « Poinçonneur des Lilas », tiens ! Cette question ! Des p’tits trous, des p’tits trous, toujours des p’tits trous…

13h : Petit tour au jardin des Tuileries. Le cadre doit être bien agréable quand il fait beau et qu’il y a des feuilles dans les arbres, mais même en cette saison, le lieu offre une parenthèse bienvenue dans ce

désert de béton et d’asphalte qu’est la capitale. Encore heureux que le maire Chirac, dans sa folie bétonneuse, ne l’ait pas transformé en parking ! Au détour d’une allée, j’aperçois une très jolie fille vêtue d’une façon un peu ridicule qui me rappelle vaguement une druidesse ou une bergère d’Arcadie : je crois donc avoir affaire à une comédienne qui va donner un spectacle de rue ! Mais il s’avère qu’il s’agit en réalité d’un shooting : cette jeune beauté est donc mannequin et sa tenue, loin d’être un costume de théâtre, est un modèle qui va être proposé à la vente ! Ai-je besoin de préciser que je n’ai pas demandé la marque ?

Trémière et Déodat vus par Blequin

14h30 : Passage sur la place Vendôme, un lieu que les boutiques de luxe pourraient me rendre détestable mais qui est doublement symbolique pour moi. Premièrement, ayant lu (et adoré) Riquet à la houppe d’Amélie Nothomb, je m’attends presque à y voir le hideux mais génial Déodat venir à la rencontre de la magnifique mais taciturne Trémière, sortant de la joaillerie dont elle est l’égérie, et la prendre par la taille pour improviser un pas de danse avant de l’embrasser langoureusement… Madame Nothomb, en voulant donner un coup de jeune au conte de Perrault dont elle salue « l’exquise absence de morale », a réussi le tour de force de créer l’un des couples les plus attachants de la littérature française sans le contraindre à une fin tragique : le

Le jardin des Tuileries

dernier écrivain à avoir réussi ce tour de force était le grand Zola avec Octave Mouret de Denise dans Au bonheur des dames… De toute façon, les seuls à ne pas être convaincus du génie littéraire d’Amélie Nothomb n’ont jamais lu ses livres ! Deuxièmement, il y a la fameuse colonne dont on a tellement reproché la chute à Gustave Courbet alors qu’il n’avait fait que la suggérer sans jamais l’ordonner : sincèrement, je ne trouverais pas scandaleux d’abattre une bonne fois pour toutes ce bibelot plus qu’encombrant qui glorifie l’instinct de mort ! On dénonce la guerre en Ukraine ou à Gaza, on peut donc se passer d’un bidule exaltant la mentalité qui est justement à l’origine des massacres actuels. Cela dit, si le Sacré-Cœur de Montmartre venait à prendre feu comme

l’a fait Notre-Dame, est-ce que, en appliquant la logique qui a tant pourri la vie à Courbet, on en tiendrait pour responsable le grand Jacques Tardi qui plaide, à juste titre, pour la destruction de cette monstruosité architecturale qui insulte le souvenir de la Commune ?

16h : Petit passage au cimetière Montmartre, que j’ai déjà visité quand j’étais lycéen, pour y trouver la tombe de Siné. C’est mal indiqué sur le plan, mais j’ai un atout : je sais déjà à quoi ressemble le monument funéraire, l’ayant vu dans le documentaire que la belle et talentueuse Stéphane Mercurio a consacré à son génial et tonitruant beau-père6. De fait, je finis par repérer ce fameux cactus faisant un doigt d’honneur ! Je m’assieds comme je le peux pour faire un croquis et je ne résiste pas à

6 Le film s’intitule Mourir ? Plutôt crever ! Ce titre iconoclaste est justement l’épitaphe que Siné a choisie pour lui et toutes celles et tous ceux qui ont déjà leur place assignée dans son caveau, dont sa veuve et Delfeil de Ton. D’après Virginie Vernay, Cavanna aurait refusé à se joindre à ce beau monde, arguant que quitte à se faire chier pour l’éternité, il préférait le faire tout seul ! Non-conformiste jusqu’à la mort ? Non, même DANS la mort !

Un petit couple du jardin des Tuileries
La tombe de Siné

l’envie de rappeler qui était Siné à deux jeunes filles visiblement intriguées par cette étrange sculpture : vivant, le vieil anar m’aidait à ne pas perdre espoir sous la chape de plomb sarkozienne, et mort, il m’aide à vaincre ma peur des interactions sociales ! Je ne dirai jamais assez à quel point il aura compté pour moi ! Tous les vivants ne peuvent pas en dire autant !

La statue de George Sand au jardin du Luxembourg

Samedi 17 février

12h30 : Après un passage au jardin du Luxembourg, j’ai retrouvé Virginie, l’excollaboratrice de Cavanna, avec qui j’avais rendez-vous7. Le restaurant vietnamien où

elle comptait m’emmener étant fermé, nous nous mettons d’accord pour acheter des sandwiches et des pâtisseries et les consommer aux Arènes de Lutèce : j’ai ainsi l’opportunité de revoir cet édifice que j’avais découvert dans des conditions mitigées. Il est vrai que sous le soleil et en bonne compagnie, ça change tout de suite la perspective ! De surcroît, nous nous mettons sur les gradins, nous offrant le luxe d’une position dominante : en bas, des crétins agitent des étoffes rappelant vaguement la tristement célèbre muleta qu’agitent les toréros pour exciter une pauvre bête aux flancs déjà saignants… Ça ne donne pas envie de les rejoindre ! Non, mieux vaut rester là où nous sommes, audessus de la racaille !

7 Oui, c’est bien elle « la petite Virginie » de Lune de miel !

Virginie Vernay

Une étape-clé des marches parisiennes de Cavanna

13h30 : Sans l’avoir vraiment décidé, Virginie, qui m’avait déjà montré la fameuse cour de la rue des Trois Portes où se fabriquait Hara-Kiri, m’emmène pour une promenade sur les traces de Cavanna, plus précisément dans les rues qu’elle avait l’habitude de parcourir en sa compagnie, à « discuter de tout et de rien » selon ses propres termes. J’aime à penser que ce petit bout de femme a été un précieux renfort pour Cavanna à l’époque où il se sentait floué (à juste titre, hélas) par ceux qui se revendiquaient ses fils spirituels, l’infâme Philippe Val en tête. Je découvre notamment quels sont les fameux « trois ponts » dont il avait parlé dans des chroniques publiées dans le Charlie Hebdo des années 2000 : c’étaient à peu près ceux auxquels j’avais pensé malgré la connaissance assez floue que j’avais alors (et qui ne s’est pas tellement améliorée depuis) de la géographie parisienne. Nous terminons notre promenade par une galerie d’art qui expose actuellement des photos d’Arnaud

Baumann, plus exactement ses photos de célébrités… Dont Cavanna lui-même ! Virginie me demande de la prendre en photo devant ce cliché : je la fais poser de manière à ce qu’elle cache le visage d’Aznavour qui est juste dessous… Ben oui : la mort de Cavanna m’avait fait de la peine, tandis que celle d’Aznavour… Disons un peu de moins, pour rester poli !

Vue du sommet de l’institut du monde arabe

16h : Virginie ayant pris congé, je profite de la proximité du musée Carnavalet pour aller poursuivre la visite que je n’avais pu terminer l’année dernière. J’ai juste le temps de visiter le gros du premier étage avant la fermeture. Je pique un fard quand une jeune béotienne, devant un pied provenant d’une statue abattue de Louis XIV, demande pourquoi il porte une « tong » !

Je fais donc remarquer à cette péronnelle que si elle prenait la peine de lire les panneaux, elle saurait que le sculpteur avait chaussé le roi-soleil de sandales à la romaine… J’agis ainsi pour la culture, pas pour l’honneur de ce souverain sabreur qui

aurait cent fois mérité le sort que l’on a finalement infligé à son arrière-arrièrepetit-fils, ce pauvre Louis XVI dont le seul tort véritable fut de ne pas comprendre que le monde avait changé – il l’a payé cher, du reste !

Dimanche 18 février

8h30 : Tôt levé, je risque, sur les conseils de Virginie, un tour aux puces de SaintOuen. Ça me déprime assez vite : outre le fait qu’il fait décidément sale au pied du périphérique, je ne vois pratiquement que des marchands de fringues, de bibelots, de bidules électroniques et autres saloperies dont je n’ai rien à cirer. Les stands ont beau être majoritairement tenus par des Arabes, l’ambiance n’évoque que d’assez loin les Mille et Une Nuits ! Oubliez le mythe du commerçant arabe aimable et chaleureux, j’ai plutôt l’impression d’assister à un rassemblement de ferrailleurs ou de gérants de sex-shops ! Certains prétendent que les immigrés ne s’intègrent pas : pour ma part, j’ai l’impression qu’ils s’intègrent un peu trop vite ! Hé, les gars, déconnez pas, devenez pas aussi cons que les Français ! Plus, vous auriez du mal…

10h30 : Passage aux Archives nationales pour voir l’exposition « L’œil de Libé » qui prend fin aujourd’hui : il y a un côté

ludique, c’est monté de telle façon qu’on peut s’amuser à essayer de trouver de quoi parle la photo avant de lire le commentaire qui l’accompagne. Dans certains cas, c’est facile, dans d’autres, un peu moins : j’avoue avoir bien failli prendre Giscard pour Jean-Luc Godard ! L’approche de la photo de presse par Libération reste originale par rapport à celle des autres quotidiens nationaux et l’expo offre un aperçu saisissant de tout ce qui a marqué le demisiècle écoulé : nous avons quitté le XXe siècle, pleins d’espoir, dans un monde libéré du communisme, et depuis le début du XXIe, nous n’avons cessé d’être mis à l’épreuve bien au-delà de tout ce que nous aurions raisonnablement pu craindre… Où s’arrêteront-ils ?

L’entrée desArchives nationales

11h30 : Déjeuner à L’Escurial, près de la place des Vosges, qui m’avait laissé un bon souvenir. Peu après mon arrivée, deux femmes âgées s’installent non loin de moi. Je trouve l’une d’elles très belle, je ne peux résister à l’envie de faire un croquis. Quand je lui montre le résultat avant de

repartir pour le musée Carnavalet, elle fait une grimace : je ne suis pas très bien armé pour décoder la communication nonverbale, mais là, je n’ai vraiment pas besoin de mots…

La cliente

16h30 : J’ai voulu prendre le métro à Concorde pour retourner au Grand Palais Éphémère… Mais le train souterrain ne va pas plus loin : la ligne est coupée pour cause de colis abandonné ! Et voilà : un zigoto oublie ses affaires quelque part et tous les autres usagers sont tenus, au nom de leur sécurité, de mettre leur vie entre parenthèses ! Pas étonnant qu’avec une mentalité pareille, le pouvoir nous ait assigné à domicile à cause d’une grosse grippe… Je ne m’y ferai jamais ! J’en suis

quitte pour une bonne marche par un temps tristasse…

18h30 : Je quitte le Grand Palais Éphémère avec mon œuvre fraîchement récupérée. Les organisateurs m’ont encouragé à continuer et à revenir l’année prochaine : pour le premier point, pas de problème, je n’arrêterai jamais de dessiner. Pour le second, c’est déjà moins sûr : à supposer que j’aie le loisir de repostuler, encore faudra-til que je sois sélectionné…

Trois autres œuvres exposées au Grand Palais Éphémère

Lundi 19 février

5h40 : Mon train pour Brest quitte Paris à 6h47 : j’avais donc prévu de prendre le premier métro pour ne pas devoir arriver à la gare dans la panique. Hélas, celui-ci est plein à bloc ! Impossible pour moi, avec tout mon chargement, de m’y frayer une place ! Je pensais naïvement que le métro serait presque vide, à une heure aussi matinale. Fatale erreur : tous ceux qui travaillent à Paris mais habitent en banlieue sont obligés de partir aux aurores pour arriver à l’heure au bureau… Pour moi qui avais hâte de partir, c’est un cinglant rappel à la réalité ! Je ne peux m’empêcher de crier « Y a trop de monde sur la Terre ! » en croisant les doigts pour que le même gag ne se répète pas avec la rame suivante, faute de quoi je risque vraiment d’être juste…

5h50 : J’ai réussi à me glisser dans le métro suivant, ouf ! Mais je ne suis pas au bout de mes peines : le wagon n’en est pas moins bien plein, et pas forcément de gens très agréables à côtoyer. Croyant qu’une personne située derrière moi m’adresse la parole, je me retourne et lui demande « Quoi ? ». Un témoin me dit que la dame ne me parlait pas : je crois l’affaire close, mais non ! Le témoin, qui a dix ans de plus que moi, me fait la leçon et me menace des

pires sévices si je ne me départis pas ce qu’il a décidé de cataloguer comme étant de l’arrogance de ma part… Je ne réplique pas, mais je regrette encore moins de partir ! La grande majorité des occupants du wagon sont des femmes noires : là encore, vous pouvez oublier les stéréotypes ! Le cliché de la grosse mamma noire toujours prête à vous serrer dans ses bras est totalement inopérant, de même que celui de la magnifique princesse sculpturale en boubou : elles ont beau être noires, elles ont le même air méprisant que les bourgeoises blanches. Décidément, la connerie n’a pas de couleur !

10h30 : Je n’ai jamais été aussi heureux de revenir à Brest ! N’ayant pas eu le temps de prendre un petit déjeuner avant de partir, je m’arrête dans le « Izee » de la Place de la Liberté pour y consommer une boisson chaude et des croissants : le tout ne me coûte pas plus de quatre euros, ça me fait drôle de retrouver des tarifs honnêtes !

Philosophie

De l’intérêt du diagnostic tardif pour un autisteAsperger

Réponse à une question fréquemment posée – Seconde partie

Astrid et Raphaëlle vues par Blequin

Réflexion transhistorique : l’enfant avec autisme face à l’administration

Supposons maintenant que j’aie grandi dans un contexte moins hostile aux personnes avec autisme, soit dans un pays plus avancé en matière d’inclusion des neuro-atypiques, soit dans la France d’aujourd’hui – il y aurait cependant en-

core beaucoup à redire sur les efforts réels de l’État pour inclure les personnes « déviantes » en général et celles avec autisme en particulier, mais admettons que la situation est « moins pire » qu’il y a une trentaine d’années. Ceci étant posé, quelle aurait été ma vie ?

Admettons que j’aurais été diagnostiqué Asperger dans l’enfance et aurais bénéficié d’une prise en charge « adaptée » : quelle aurait été la nature de cette prise en charge et aurait-elle effectivement « adaptée » pour moi ? La réponse est loin d’être aussi évidente qu’elle y paraît, pour une raison très simple : la « différence », loin d’être l’apanage des personnes en situation de handicap, est le lot commun de l’humanité, chaque individu est irrémédiablement différent des autres. Pour le dire comme Pascal David, « un peuple n’est jamais tel qu’en lui ses membres se contenteraient de faire nombre »8 et « derrière les chiffres il y a les êtres, derrière les

nombres, des noms »9 : cette irréductible singularité de l’individu humain est ce qui fait de sa naissance et de sa mort des événements à part entière et non de simples épiphénomènes d’un cycle de disparitions et de remplacements. Puisque chaque homme est différent des autres, puisque même des jumeaux homozygotes ne sauraient être parfaitement identiques, comment un individu humain pourrait-il avoir exactement les mêmes besoins qu’autrui ? Il existe certes des besoins basiques communs à toute l’humanité, mais ils ne sont, dans le meilleur des cas, qu’à peu près semblables d’un individu à l’autre.

Dans ces conditions, il semble difficile de ne concevoir qu’une seule forme de prise en charge puisse être valable pour tous les individus avec autisme : outre le

8 Pascal DAVID, Essai sur Heidegger et le Judaïsme : le nom et le nombre, Paris, Cerf, 2015, p.154.

9 Op.cit., p. 156.

fait que le « spectre autistique » recouvre une grande variété de forme d’autismes, le fait d’avoir une particularité similaire n’implique pas forcément une identité de profils et de besoins. En parcourant d’autres récits de vie de personnes « Asperger », j’ai été frappé par la variété des profils et des parcours, même si les difficultés rencontrées étaient à peu près (et j’insiste sur « à peu près ») les mêmes d’un récit à l’autre : pour ne prendre qu’un exemple, le fait que Julie Dachez revendique son attachement aux animaux n’implique pas que cet intérêt soit commun à tous les « aspies » et, de surcroît, beaucoup de personnes neurotypiques le partagent. Supposons dès lors, pour ne prendre que la solution qui parait la plus « évidente », que j’eusse bénéficié de la présence à mes côtés d’un(e)AESH : aurais-je forcément eu un besoin réel d’une telle aide ? J’étais bon élève, j’ai appris à lire par mes propres moyens, on m’a fait sauter une classe, mes résultats scolaires n’ont pour ainsi dire jamais faibli : je n’avais donc pas besoin d’une assistance pour suivre les cours et assimiler les leçons. Du reste, aurais-je apprécié qu’on m’impose la compagnie permanente d’une tierce personne, aussi bienveillante fût-elle, moi qui n’aspirais qu’à la tranquillité ? Tout petit, quand on me demandait si les autres élèves étaient « gentils » avec moi, je répondais systématiquement que tout ce que je leur

demandais était de me laisser tranquille ! La cohabitation avec un(e) AESH n’auraitelle pas tourné au vinaigre avec moi qui, je le répète, ne supportais même pas d’entendre la respiration d’un voisin ?

Que l’on s’entende bien : il n’est pas dans mes intentions de faire le procès des AESH qui font, pour la plupart, un excellent travail et en sont trop souvent mal récompensé(e)s, je reconnais que leur présence auprès d’élèves en situation de handicap peut permettre à ces derniers de mieux trouver leur place dans un système scolaire qui, malgré tous les beaux discours que peuvent tenir les responsables, est encore loin d’être inclusif. Je cherche encore moins à proposer une alternative ou une solution-miracle, pour la bonne raison que cette solution, à mon sens, n’existe pas. Il faudrait avoir la patience d’étudier la question au cas par cas, or cette patience

est justement ce qui fait le plus défaut à l’administration : face au grand nombre d’individus qu’elle doit prendre en charge, elle n’a « pas de temps à perdre », elle les catégorise au plus vite et leur procure « ce dont ils ont besoin », moins sur la base d’une connaissance approfondie de leurs vrais besoins individuels que d’après des critères présumés valables dans tous les cas. Ici se situe d’ailleurs, à mon sens, l’inconvénient majeur d’un diagnostic précoce, le « défaut de ses qualités » en quelque sorte : il risque de catégoriser prématurément l’enfant, dont l’identité n’est encore qu’au tout début de sa construction, sans qu’il ait réellement eu son mot à dire.

Je disais précédemment que j’étais satisfait d’avoir pu construire mon identité sans qu’un diagnostic ne perturbe ce travail déjà difficile en tant que tel et que ce fut précisément en étant tardif que mon

diagnostic constitua une « touche finale » qui complétait ce travail sans l’avoir conditionné. On ne rend peut-être pas service à un enfant en l’enfermant trop tôt dans une identité qu’il n’est pas forcément prêt à assumer : bien entendu, si le handicap est lourd au point de ne pas permettre une scolarisation dans des conditions satisfaisantes, comme dans le cas d’un autisme non-verbal, un diagnostic précoce s’impose, mais si le travail scolaire n’en souffre pas, est-il vraiment nécessaire d’imposer à un individu, dès sa prime enfance, une étiquette qu’il pourrait ne même pas comprendre ? Je ne fais pas de mon cas une généralité, mais je ne suis pas convaincu qu’un diagnostic précoce, même dans de bonnes conditions, m’aurait vraiment rendu service : qu’est-ce que l’administration aurait vraiment pu faire pour moi ? Elle n’aurait jamais pu me « normaliser » !

J’ai été informé récemment de l’existence d’ateliers d’habiletés sociales : il aurait effectivement été tentant de me procurer une assistance destinée à me per-

mettre d’assimiler certains codes sociaux dont la connaissance me faisait défaut. Cependant, outre le fait qu’il n’est pas certain, pour les raisons invoquées en première partie, que j’eusse pu y avoir accès, je ne pense pas que cette solution aurait été davantage adaptée pour moi : ce que j’attendais de mes « camarades » était qu’ils me laissent tranquilles et il n’entrait pas du tout dans mes intentions de sympathiser avec eux ! Avec le recul, je ne regrette pas vraiment, même si je le payai par six années de souffrances morales répétées, de ne jamais m’être intégré à des groupes de petits mongoliens fans de foot, de rap et de jeux vidéo ! Que l’on me pardonne cette formulation quelque peu directe, mais c’est ainsi que je voyais les choses : j’avoue que mes « camarades » ont longtemps été pour moi des contremodèles absolus, ce qui m’a sauvé, entre autres, de la cigarette, du binge drinking et de la télé-réalité. Je reste persuadé, encore aujourd’hui, d’avoir été la victime innocente de bandes de soudards juvéniles protégés par une institution scolaire indifférente et que ce n’était donc pas à moi de faire des efforts pour « m’adapter » à tant de bassesse : quel mal faisais-je quand je m’asseyais par terre dans la cour, m’attirant les manifestations d’agressivité évoqués antérieurement ? Étais-je dans mon tort quand je réclamais le silence dans la classe ou quand je dénonçais les jets de

projectiles dont j’étais la cible ? Des ateliers d’habiletés sociales m’auraient peutêtre permis d’éviter ponctuellement des erreurs à ne pas commettre, mais jamais ils n’auraient pu me faire rentrer « dans le moule » au point de me mettre à l’abri de telles marques de mépris et d’agressivité qui, j’en reste convaincu, auraient de toute façon été inacceptables.

De façon générale, j’avoue que j’ai tendance à trouver profondément absurdes la plupart des « règles sociales » nonécrites et que je ne vois donc pas l’utilité de chercher à s’y conformer : dans La différence invisible, Marguerite, l’alter ego de papier de Julie Dachez, vexe une collègue en lui disant sans détour ni malice que son nouveau pull ne lui plait pas10 ; mais sa franchise est-elle vraiment plus déplacée

10 Julie DACHEZ, La différence invisible, op.cit., p. 179.

que la susceptibilité de la collègue qui semble prendre au sérieux une question aussi futile ? Dans le même ouvrage, elle ne comprend pas que son compagnon la fasse marcher en lui proposant des plats avec viande alors qu’il sait qu’elle n’en mange pas11 : mais à quoi sert-il de brouiller une conversation avec ce fameux « second degré » ? Il est déjà difficile de faire comprendre à autrui ce que l’on pense, pourquoi rendre la chose encore plus ardue ? Très sincèrement, je n’ai jamais eu l’impression d’être « bizarre », c’est plutôt le monde qui m’entoure qui me parait étrange. Quand j’exprimais cette conviction, on m’a souvent tenu à peu près ce langage : « Bien sûr, tu es normal et tous les autres sont bizarres ! » Et pourquoi pas ? Ce n’est pas parce qu’on est nombreux à avoir tort qu’on a raison ! Pour prendre un exemple extrême, l’homme qui ne fait pas le salut nazi au milieu d’une foule qui tend le bras lors d’un discours du führer, dira-t-on qu’il est le seul à perdre la raison ? Sans aller jusque-là, pour ma part, je refuse d’avoir un smartphone, je ne suis abonné à aucune plateforme de streaming et je n’ai même pas de permis de conduire : tout cela fait de moi un personnage atypique dans la société d’aujourd’hui, mais ai-je tort quand on sait que les smartphones servent surtout à pister les indivi-

dus, que passer trop de temps devant les écrans bride la créativité et que la civilisation de l’automobile détruit la planète ?

J’ai tendance à faire miens ces propos de Julie Dachez :

« Il n’y a rien à guérir chez vous, rien à changer. Votre rôle n’est pas de rentrer dans un moule, mais plutôt d’aider les autres – tous les autres – à sortir de celui dans lequel ils sont enfermés. Vous n’êtes pas là pour suivre une voie préétablie mais, à l’inverse, pour emprunter votre propre chemin, et inviter ceux qui vous entourent à sortir des sentiers battus. (…) Votre différence ne fait pas partie du problème, mais de la solution. C’est un remède à notre société, malade de la normalité. »12

Dès lors, j’admets que les ateliers d’habiletés sociales m’auraient peut-être permis d’éviter ponctuellement certaines erreurs mais je ne pense pas qu’ils auraient suffi à résoudre mon problème qui, quand j’y pense vraiment, était celui de la société toute entière.

11 Ibid., p. 66.

12 Ibid., p. 3.

On objectera encore qu’avec un diagnostic précoce, j’aurais peut-être été mieux protégé contre mes tourmenteurs : peut-être, en effet, aurait-on cessé de chercher à me rendre plus ou moins directement responsable du harcèlement dont j’étais la victime. Mais il s’agit là d’une autre question, qui ne coïncide pas totalement avec celle du spectre autistique, celle du harcèlement en milieu scolaire : la seule chose que j’aurais pu attendre de l’institution aurait été une protection contre ce fléau qui conduit certain(e)s adolescent(e)s au suicide, et cette problématique dépasse largement celle du handicap. Que l’élève harcelé par ses « camarades » soit en situation de handicap ou non, qu’il soit diagnostiqué comme tel ou non, cela devrait être indifférent aux yeux de l’institution scolaire, d’autant que les harceleurs n’ont pas besoin de raisons « valables » pour se choisir une victime : comme disait Sartre, « si le Juif n’existait pas l’antisémite l’inventerait »13, ce qui revient à dire que quand on cherche un bouc émissaire, on le trouve de toute façon, et que quand on ne se trouve pas de raison, on en invente une – mes tourmenteurs sont allés jusqu’à se moquer de ma façon de marcher… En somme, la seule protection que j’aurais pu attendre de

l’administration, je ne l’aurais pas demandée en tant que jeune en situation de handicap mais en tant que victime de harcèlement à l’exclusion de toute autre considération : pour le reste, je me serais très bien passé de ce qu’un enfant handicapé peut attendre d’elle et il valait mieux, à tout prendre, que mon diagnostic soit tardif et n’intervienne qu’en tant que point final de ma construction identitaire.

Conclusion

13 Jean-Paul SARTRE, Réflexions sur la question juive [1954], Paris, Gallimard, Folio-essais, 1985, p. 10.

En fin de compte, mes deux réponses se ramènent à une seule : le diagnostic précoce peut effectivement aider des enfants lourdement handicapés à trouver leur place dans le système scolaire, mais quand le handicap n’est pas lourd au

point de léser potentiellement la scolarité d’un enfant, il n’est peut-être pas forcément bon de l’enfermer prématurément dans une identité qui briderait la marge de manœuvre dont il aura besoin pour se construire. Pour ma part, en tout cas, je suis satisfait que la prise de conscience de mon autisme et mon diagnostic aient été un point d’arrivée venant parachever ma construction identitaire et non un point de départ qui l’aurait limitée, et le seul secours que j’aurais vraiment pu espérer de l’administration, à savoir une protection contre mes tourmenteurs, ne devait de toute façon pas être directement lié à mon handicap, le harcèlement étant inacceptable quel que soit le motif que se donne le harceleur. Je ne fais pas de mon cas personnel une généralité : mon autisme a de l’importance pour moi, mais je ne pense pas qu’il doive forcément en avoir pour les autres. Je n’ai fait qu’exprimer ici ma vision personnelle afin de répondre à une question qui m’a été souvent posée :

mais j’espère tout de même que cet article aura été utile à d’autres « aspies » ou à des proches de personnes avec autisme et qu’il leur aura fourni des arguments pour justifier un diagnostic tardif sans forcément culpabiliser sur l’air de «Ah, si on avait su… » De toute manière, mieux vaut un diagnostic tardif que pas de diagnostic du tout : il n’est jamais trop tard pour bien se connaître et prendre pleinement conscience de sa particularité, et la qualité de traitement que l’on a pu recevoir de la part de l’administration n’y change rien.

Interview

Petit entretien avec Willem

Après Delfeil de Ton, c’est « l’autre » survivant de l’époque héroïque de Charlie Hebdo qui a accepté de répondre à nos questions sur Cavanna. Peu loquace, le grand dessinateur nous a toutefois gentiment reçu sur l’île de Groix où il réside.

Comment étiez-vous entré dans l’équipe de Hara-Kiri ?

J’ai découvert le journal en arrivant en stop à Paris depuis les Pays-Bas : j’avais remarqué les affiches dessinées par Topor. Il

m’a fallu faire plusieurs envois, mais ça ne m’a pas découragé, d’autant que j’avais une chambre de bonne à payer. C’est finalement en 1968 que Cavanna m’a annoncé qu’il me prenait une page

Quelles relations aviez-vous avec lui ?

On dit qu’il était impressionnant… Nos relations étaient purement professionnelles au début, sinon on n’aurait peut-être pas pu travailler. Elles sont devenues de plus en plus amicales avec le temps. C’est vrai qu’il était grand et qu’il avait l’air autoritaire, mais je n’avais pas peur de lui. Et puis il n’était pas seul maître à bord : le

journal n’aurait pas pu exister sans le duo qu’il formait avec Choron.

Delfeil de Ton nous a dit qu’il aimait surtout la partie strictement humoristique de l’œuvre de Cavanna, au détriment du reste…

J’ai aimé Les Ritals, je trouve sa saga autobiographique intéressante, je pense qu’il n’avait pas à regretter de l’avoir fait. Ses romains historiques ne m’intéressent pas beaucoup. Je n’ai pas tout suivi de L’aurore de l’humanité. Quant à Stopcrève, il a été obsédé par ça, mais c’est normal, quand on vieillit, de ne pas avoir envie de mourir. Il aimait tellement sa vie, la vie Mais j’ai aussi aimé la façon dont il se fâchait contre l’actualité, j’aime bien le côté « coup de gueule »

Delfeil déplorait aussi qu’on publie sans leurs illustrations ses parodies comme Les aventures de Napoléon…

Je n’ai pas le souvenir de l’avoir lue sans illustrations.

Propos recueillis en juin 2024

Les saucisses du San Guacamole

« C’est assurément le plus gros scandale de toute l’histoire de l’agroalimentaire qui sera jugé demain par la Cour pénale internationale. » Je ne sais pas si ma « collègue » exprimait vraiment son point de vue ou si elle se contentait, en bonne présentatrice de journal télévisé, de débiter ce qui défilait sur son prompteur.

Mais une chose était certaine : je trouvais ce commentaire bien optimiste. J’avais beau être le principal artisan de la révélation de cette horreur, elle m’avait coûté si cher que je n’étais pas sûr d’avoir touché le fond du pire du potentiel humain. Malgré les avis rassurants des médecins défilant à mon chevet, je savais déjà que je n’irais plus jamais faire du cabotage à bord de mon petit bateau à moteur : même si j’en deviens à nouveau capable, le souvenir qui y est désormais associé me paralyserait.

Je me revois encore, inspirant à fond l’air du large, prenant une pause bienvenue dans mon quotidien bien rempli de correspondant local de presse. Le temps était calme mais le ciel couvert n’invitait pas à la baignade, je fus donc bien surpris de croiser la route d’un nageur. Celui-ci semblait ne pas éprouver de difficultés particulières pour tenir sur l’eau, mais il

avait l’air exténué : j’avais toutes les raisons du monde de penser que j’avais affaire à un naufragé qui cherchait le secours depuis longtemps, peut-être un migrant. Aussi, quand il me demanda, dans un français approximatif, de le laisser monter à mon bord, j’acceptai sans hésiter. J’étouffai un cri de terreur en constatant que le nageur était cul-de-jatte : non, pire que ça, son corps s’arrêtait sous son nombril, les viscères qu’il renfermait étant retenus à l’intérieur par un anneau de métal qui maintenait sa peau nouée, comme pour un saucisson ! J’étais à deux doigts de rejeter à l’eau cette horreur, mais un reste d’humanité me fit prendre pitié du malheureux qui venait de s’écrouler de fatigue à bord de mon esquif. J’accostai donc et appelai aussitôt les urgences : je me demande encore comment les ambulanciers, les infirmières et les médecins ont réussi à garder secrète l’admission ce triton charcutier !

Dans un premier temps, je décidai de ne rien dire au journal : déjà qu’on me prenait pour un farfelu à la rédaction, je ne voulais pas en rajouter. Mais par pure bonté d’âme, mêlée il est vrai d’une curiosité que j’ose croire légitime, je pris régulièrement des nouvelles de mon rescapé. Le peu

qui le constituait était de bonne composition et il se remettait plutôt bien : quand il se sentit en voie de rétablissement complet, il insista personnellement au téléphone pour que je vienne l’écouter me raconter son histoire. J’acceptai à condition de ne plus être obligé de voir l’espèce de moignon qui terminait son tronc et que ses bras dépassaient en longueur ! Il ne m’en voulut pas de la répulsion que m’exprimait son corps mutilé et me reçut fort courtoisement à l’hôpital, vêtu d’un pyjama qui le rendait presque semblable aux autres patients : on l’avait muni d’un anus artificiel et, assis sur un fauteuil roulant, son absence de jambes cachée par une couverture, il pouvait passer pour un banal hémiplégique. Je ne pus m’empêcher de penser qu’une greffe de sexe le consolerait de bien des malheurs, mais cette réflexion grivoise fut vite balayée par son récit qu’il me livra d’un air grave : j’aurais ri au nez de n’importe quelle autre personne qui m’aurait raconté une histoire pareille ! Mais j’étais bien obligé de le croire et, surtout, de faire éclater la vérité.

Il y aurait de quoi écrire un scénario pour un film de science-fiction et d’horreur avec ce que j’ai vécu par la suite ! On aurait gagné du temps si la rédaction avait tout de suite accepté de me croire sur parole, d’autant que j’avais pris la peine d’emmener avec moi mon invraisemblable informateur afin de ne pas être accusé

d’affabuler : hélas, mes confrères se bornèrent à rester à mi-chemin entre l’adhésion sans réserve et la pure incroyance. Dubitatifs mais tout de même convaincus qu’il devait effectivement se passer quelque chose de louche « là-bas », ils décidèrent de m’y envoyer ! Je vous passe les détails qui ne vous apprendraient rien de plus et je n’ai pas spécialement envie de raconter par le menu mon entrée sur le territoire du San Guacamole, mon infiltration dans l’usine solidement gardée et mon évasion à l’instant précis où ils venaient de m’injecter leur saloperie. Quant aux circonstances de mon retour au pays, je ne m’en rappelle même pas ! Pour l’heure, en tout cas, c’est un grand trou dans ma mémoire que j’essaie de combler tout en écoutant le journaliste de télé commenter son reportage, illustré de mes photos et des interviews des survivants mutilés… « Grâce au courage d’un modeste correspondant de presse qui aura bien gagné ses galons de grand reporter, le monde sait maintenant à quoi cette petite principauté insulaire devait sa prospérité : si la composition des saucisses garanties sans viande de porc que le San Guacamole exportait dans le monde entier était tenue secrète, c’était tout simplement parce que leur principal ingrédient était la chair humaine ! Plus exactement, une matière première cultivée par un procédé des plus barbares : un obscur savant, écœuré par les

conditions de vie des animaux promis à l’abattoir, avait en effet découvert un produit qui, injecté dans un corps humain en bonne santé, le transformait peu à peu en un tas de chair à saucisses parfaitement propre à la consommation et dont l’origine réelle était insoupçonnable ! Selon les derniers éléments de l’enquête, il semblerait que ce soit la famille princière elle-même, inspirée par le film Soleil vert, qui aurait eu l’idée d’injecter ce produit à des individus perçus comme indésirables sur le territoire de ce paradis fiscal : handicapés improductifs, personnes retraitées dépendantes, migrants en mal de terre d’accueil ou, tout simplement, délinquants sans relations, autant de malheureux qui ont connu un calvaire d’autant plus atroce que la transformation, loin d’être radicale, durait des semaines entières, parfois plusieurs mois au cours desquels ils pouvaient sentir l’humanité les quitter. Les témoignages de victimes sauvées de justesse par nos forces armées s’accumulent… »

« Sauvées », c’est beaucoup dire ! Il n’existe aucun remède, le seul moyen de stopper cette abominable métamorphose est d’amputer les organes où elle se déclare ! J’ai presque de la chance : quand les toubibs m’ont pris en charge, seule ma jambe gauche était sérieusement atteinte et commençait déjà à ressembler à une knack crue géante que je traînais lamentablement.

Voilà déjà deux semaines que je suis là : apparemment, aucun autre des organes n’est touché et je devrais en être quitte pour aller chercher mon prix AlbertLondres avec une prothèse. Ou plutôt une béquille ! Car la demande en prothèses est importante et les pauvres types qu’on a sortis de l’usine sont évidemment prioritaires sur la liste d’attente : je ne peux pas protester, d’autant que le plus dur pour moi, désormais, sera de vivre avec le souvenir de tous ces malheureux qui rampaient misérablement sur leurs membres inférieurs et supérieurs réduits à l’état de pièces de charcuterie mollassonnes… Je me consolerai en assistant à la seule retombée rigolote de l’affaire : les manifs de militants « vegan » qui avaient vraiment cru que les saucisses du San Guacamole étaient d’origine végétale et qui réclament d’être dédommagés ! Il parait que loin de m’être reconnaissants, ils m’en veulent…Pourtant, je ne les méprise pas : après une aventure pareille, je pense que je vais hésiter à remanger de la viande !

Quant à mon protégé cul-de-jatte, il n’est pas venu me voir à l’hôpital, mais il parait qu’il refuse d’écrire un livre sur son calvaire malgré la forte insistance des éditeurs… Je commenterai une autre fois, là, je suis crevé.

Un peu de poésie

Un véritable ami peut perdre patience, mais jamais il ne t’accablera.

Un véritable ami peut avoir besoin de toi, mais jamais il ne t’y réduira.

Un véritable ami peut se montrer collant, mais jamais il ne s’imposera.

Un véritable ami peut mal choisir son moment, mais jamais il n’insistera.

Un véritable ami peut prendre ses distances, mais jamais il ne t’oubliera.

Un véritable ami peut avoir besoin de solitude, mais jamais il ne t’évitera.

Un véritable ami peut te faire des compliments, mais jamais il ne te flattera.

Un véritable ami peut t’exprimer ses réserves, mais jamais il ne te dévaluera.

Un véritable ami peut ne pas partager tes opinions, mais jamais il ne te jugera.

Un véritable ami peut ne pas avoir besoin de toi, mais jamais il ne t’abandonnera.

Un véritable ami peut ne pas toujours trouver les mots, mais jamais il ne te méprisera.

Un véritable ami peut décevoir… Mais jamais tu ne lui en voudras.

Le mot de la fin

Vivement l’éclipse totale de harcèlement !

J’écris ces lignes le 11 août 2024. Il y a vingt-cinq ans jour pour jour, une éclipse totale de Soleil était visible en France métropolitaine. On nous avait rabâché dans les médias qu’il ne fallait pas la rater car il n’y en aurait plus d’autre dans l’hexagone avant 2081. Mais, chez nous, à Brest, c’était un non-événement : en effet, dans la ville du Ponant, on a l’habitude de voir le Soleil s’éclipser en plein mois d’août, même si c’est rarement la Lune qui le cache. Le soir de ce 11 août 1999, Jean-Claude Narcy annonçait au 20h de TF1 un autre événement d’importance capitale, à savoir la naissance d’une petite fille prénommée Cyrille née justement au moment où la Lune faisait mentir Charles Trenet en honorant enfin son rendez-vous avec le Soleil. Le journaliste… Pardon, le présentateur du JT aurait pu signaler une autre naissance survenue ce jour-là, celle du premier enfant de madame et monsieur Fraisse, la petite Marion qui venait ensoleiller leur foyer.

Marion Fraisse aurait donc pu fêter aujourd’hui ses vingt-cinq printemps si elle n’avait pas été elle-même éclipsée de façon totale et, de surcroît, définitive, il y a onze ans. Oui, je ne dis pas qu’elle « s’est éclipsée » comme si elle avait pu être tenue responsable de son acte car elle y a été poussée par une horde d’adolescents qui l’avaient prise pour tête de Turc et par une équipe pédagogique dont les représentants étaient manifestement plus soucieux de leur carrière professionnelle que de leur mission de former des citoyens éclairés. Pour ne parler que du principal du collège que Marion fréquentait, si ce haut irresponsable avait été homme de ménage dans une maison bourgeoise, ses patrons n’auraient pas eu besoin d’aller à Chamonix pour skier : il aurait caché tellement de poussière sous le tapis que ses employeurs auraient eu le Mont Blanc dans leur salon !

Je m’appuie, vous vous en doutez, sur ce que j’ai appris dans le livre Marion, treize ans pour toujours de Nora Fraisse : je ne m’étendrai pas outre mesure sur son contenu car le vécu de la petite Marion ressemble trait pour trait au mien, à cette différence près que ce qui m’a sauvé et a permis que je sois encore là aujourd’hui pour vous parler, c’est que pendant mes années de collège, il n’y avait pas encore les réseaux sociaux qui permettent aujourd’hui aux harceleurs de poursuivre leurs victimes jusque dans les chiottes. De toute façon, mes parents ne m’auraient jamais permis de posséder un ordinateur personnel ou un téléphone mobile avant que je n’eusse atteint ma majorité ! On a récemment interdit les portables dans les collèges : ce n’est pas suffisant. Je propose que l’on interdise carrément à toute personne mineure de s’inscrire sur un réseau social et même de manipuler un smartphone sous peine de confiscation de l’objet par les forces de l’ordre ! Et en cas de récidive, les parents devraient risquer le retrait de leurs allocations familiales ! Vous me trouvez sévère ? Sincèrement, quand je pense à ce que risque un ado surpris à fumer un brin d’herbe alors qu’il est clair qu’un pétard, dont je ne nie pas la toxicité, sera toujours moins nocif pour le gamin, à long ou moyen terme, que n’importe quel réseau social, je trouve ma proposition bien indulgente ! Je voudrais aussi souligner un autre aspect du récit de Nora Fraisse : elle insiste, entre autres, sur le fait que sa fille était « dure au mal ». Pourquoi ce point me parait-il important ? Parce que, quand je reviens sur mon propre vécu d’adolescent harcelé par ses camarades sous le regard indifférent des adultes, il se trouve parfois quelques braves imbéciles, sûrement bardés de bonnes intentions, pour me dire que cette épreuve m’aurait « forgé le caractère » ! C’est tout juste s’ils ne disent pas qu’on aurait besoin d’être harcelé dans l’âge tendre pour devenir fort, physiquement ou moralement, et que, selon les lois de la sélection naturelle ceux qui n’y surviraient pas ne seraient tout simplement pas dignes de vivre ! Ces bons crétins me rappellent la scène du film La vie est belle de Roberto Benigni où la jolie Dora écoutait, horrifiée, ses commensaux déclarer que les Allemands étaient vraiment une race supérieure parce

qu’ils massacraient les handicapés au lieu de les entretenir aux frais du contribuable ! J’ai désormais de quoi répondre : chères andouilles, sachez que Marion était déjà forte ! Elle n’avait pas besoin de le devenir, surtout pas par le biais d’une épreuve inhumaine, et elle serait sûrement restée forte sans qu’on la pousse au suicide ! Le harcèlement est de toute façon intolérable, quand bien il s’agirait effectivement de forts qui écraseraient les faibles, et de toute façon, ce n’est même pas ça ! Il n’y a pas de profil-type pour être harcelé, pas plus qu’il n’y en a pour être harceleur, sinon ce serait trop simple : quand un groupe décide de se chercher un bouc émissaire, il en trouve un de toute façon, tous les prétextes lui sont bons, et quand il n’en trouve pas, il en invente un ! Je le sais, j’y étais ! « Si le Juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait », disait Sartre : de même, quand le « boloss » n’existe pas, le caïd l’invente ! Pour résumer : une victime n’est pas forcément une personne faible, alors cessez de le sous-entendre comme si ça justifiait son calvaire, et arrêtez de me dire que ça m’a « forgé le caractère » alors que ça m’a cisaillé ma confiance en moi et que ce fléau persiste à pousser au suicide des jeunes gens qui, pour certains, avaient tout pour devenir des adultes brillants ! Même peut-être que ça vous arrange qu’ils n’aient pas pu le devenir, au risque de mieux faire ressortir votre médiocrité !

Marion, tu m’excuseras de ne pas avoir trouvé de bougies pour ton anniversaire : de toute façon, tu n’es plus là pour les souffler et personne d’autre que toi n’aurait eu le droit de le faire. Et s’il est une flamme à entretenir, c’est celle que ta mère a allumée avec toutes celles et tous ceux qui luttent contre le harcèlement scolaire et cette lumière-là, elle ne doit jamais s’éteindre, ni même seulement… S’éclipser !

LA GRANDE GUEULE
N°9 : Marylise Lebranchu

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