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ENTREVUE
JEAN-FRANÇOIS BUSSIÈRES
La pharmacie, beaucoup, passionnément
Les soins aux enfants et aux mères ne seraient pas les mêmes au CHU Sainte-Justine sans Jean-François Bussières, qui a pris sa retraite l’été dernier après 26 années comme chef du Département de pharmacie.
PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN LEDUC
Toujours passionné par la pharmacie, et animé par le même désir de voir évoluer sa profession, Jean-François Bussières n’est pas du genre à arrêter complètement. Il continuera notamment de diriger l’Unité de recherche en pratique pharmaceutique (URPP) et d’enseigner à l’Université de Montréal. Profession Santé s’est entretenu avec lui.
En 26 ans au CHU Sainte-Justine, vous avez participé aux soins de milliers d’enfants et de mères. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué?
Mon intérêt envers les soins aux tout-petits date de ma résidence en pharmacie hospitalière, en 1987 et 1988, à l’Hôpital SaintFrançois d’Assise de Québec, où j’avais notamment eu l’occasion de travailler en néonatalogie.
À Sainte-Justine, j’ai toujours eu le rôle de chef du Département de pharmacie. Ma tâche était de mettre sur pied une équipe de cliniciens qui a de l’impact dans tous les départements. Je n’ai donc pas prodigué de soins directement, mais j’ai souvent eu à me battre pour assurer le financement et l’accès aux médicaments pour nos patients. Je suis particulièrement fier de l’avoir fait pour des maladies rares, telles que la maladie de Gaucher ou la tyrosinémie hépatorénale. Plus récemment, nous avons réussi à donner accès à une thérapie génique aux enfants souffrant d’amyotrophie spinale, un traitement qui coûte trois millions de dollars et qui, on l’espère, permettra de changer le cours de leur maladie.
Je suis aussi fier de ce que nous avons accompli en hémato-oncologie. Beaucoup de cancers sont propres aux petits et pas aux adultes, alors nous ne profitons pas toujours de toute la littérature scientifique ni des innovations qui concernent les cancers chez les adultes. Il faut travailler fort pour donner accès aux médicaments, mais aussi s’assurer de prendre des décisions qui sont justes sur le plan éthique.
En quoi la pratique de la pharmacie à Sainte-Justine a-t-elle changé votre vision des soins pharmaceutiques hospitaliers?
On dit à nos résidents que la pratique à Sainte-Justine offre des couches additionnelles de compétences que l’on ne trouve pas tout à fait dans les autres milieux de soins.
Il faut travailler avec des molécules sur lesquelles la monographie est souvent «silencieuse», c’est-à-dire qu’il n’y a pas de doses ou d’indications pour les enfants ni pour les mères.
Comme les tout-petits ont souvent des difficultés à avaler, les pharmaciens doivent également apprendre à travailler davantage avec des magistrales. Or, ce n’est pas tout de mettre un médicament en solution liquide, encore faut-il qu’il soit agréable à boire si on veut favoriser l’adhésion à la thérapie de nos patients.
Il y a aussi tout un travail d’arrimage avec les pharmaciens communautaires afin de nous assurer que notre petit patient qui retourne à Sept-Îles puisse poursuivre son traitement.
Durant votre carrière, vous avez été à la fois un témoin et un acteur de l’évolution des soins pharmaceutiques. Parlez-nous de votre conception du pharmacien soignant.
Au début des années 1990, lorsque je travaillais à la Cité-de-la-Santé de Laval, j’avais voulu rencontrer les familles des 50 patients de longue durée qui étaient sous ma responsabilité de pharmacien. On m’avait dit que c’était bizarre qu’un pharmacien pilote ces rencontres. Je leur avais alors expliqué que j’étais un soignant au même titre que les autres, mais avec une expertise différente.
Le fameux article de Hepler et Strand1 sur les soins pharmaceutiques a mis en mots ce qui émergeait déjà un peu partout. Pourtant, encore aujourd’hui, je croise des pharmaciens qui se voient davantage par le prisme du produit qu’ils fournissent que par celui du service qu’ils prodiguent.
C’est de ce constat qu’est née l’idée de notre plateforme ImpactPharmacie. Au moyen d’une démarche scientifique, nous avons voulu documenter, secteur par secteur, le rôle clinique des pharmaciens. Nous avons commencé par les secteurs cliniques propres à Sainte-Justine, mais nous couvrons aujourd’hui toutes sortes d’autres secteurs tels que les soins intensifs et la gériatrie.
Durant la pandémie, les activités professionnelles des pharmaciens découlant des lois 41 et 31 ont pris leur envol. Comment voyez-vous cette évolution, en particulier en pharmacie communautaire?
Cette mouvance s’inscrit dans un courant nord-américain, voire international, et ne concerne pas uniquement les pharmaciens. On voit s’élargir les champs d’autres professionnels comme les infirmières, les nutritionnistes et les physiothérapeutes, pour ne nommer que ceux-là. C’est une évolution remarquable qui soulève néanmoins des enjeux. Car, en morcelant ainsi les soins, il devient absolument crucial de partager l’information. Oui, il y a bien le Dossier santé Québec, et c’est bien d’avoir aujourd’hui cette base de données, mais on n’a toujours pas le plan de match pour nos patients ni les notes évolutives.
Chez les pharmaciens d’officine, il va aussi être important de mettre en place un nouveau mode de rémunération pour les activités cliniques, car c’est difficile pour eux présentement de concilier ces actes avec les autres activités courantes liées à la distribution. Durant la pandémie, c’est incroyable ce qu’ils ont réussi à accomplir. Ils étaient vraiment présents pour la population.
Un autre enjeu sera de créer des espaces adéquats pour prodiguer ces activités. Le lieu physique est sensiblement le même que lorsque j’ai complété mes études, il y a plus de 30 ans. Quiconque porte attention aux conversations peut tout entendre. Oui, il y a parfois des bureaux de consultation, mais ils sont peu utilisés. Là aussi, tout est question d’argent et le modèle d’affaires devra se transformer. Quelle chaîne ou bannière décidera de le faire en premier? Je croyais que la pandémie allait être l’élément disruptif, mais ce rendez-vous n’est que reporté.
Les ruptures d’approvisionnement en médicaments constituent un problème majeur pour le système de santé, mais qui fait moins les manchettes. Vous avez présidé des groupes d’achat et même créé il y a plusieurs années un site les répertoriant. Selon vous, le pire est-il derrière nous?
Non. Les ruptures d’approvisionnement restent un enjeu majeur de santé publique au Canada.
: PIERRE LONGTIN PHOTO
Nos règles de financement, d’achat et de remboursement mènent à une soustraitance internationale, dans des pays où l’hygiène est parfois déficiente, et nous nous sommes placés dans une situation de vulnérabilité. Si la Chine voulait par exemple lancer une guerre, elle n’aurait pas besoin d’envoyer une bombe. Elle n’aurait qu’à couper l’approvisionnement d’une vingtaine de matières premières pour les médicaments et on se ramasserait avec des millions de Canadiens sans traitement. À cet égard, la pandémie m’a plutôt donné raison. On n’a qu’à voir la crise causée par les ruptures d’approvisionnement en masques au printemps 2020…
On a décidé de diminuer le prix des médicaments génériques, mais peut-être avonsnous trop étiré l’élastique en poussant les fabricants à produire leurs médicaments dans d’autres pays? Si on veut préserver notre indépendance, l’industrie a une expertise qu’il faut respecter et il va peut-être falloir revenir sur certaines de ces règles.
Vous avez fait plusieurs voyages humanitaires à Haïti afin d’aider notamment à structurer le Département de pharmacie d’un hôpital à Jacmel. Comptez-vous y retourner?
J’y suis allé huit fois durant une période de huit années. Ce fut une expérience d’humilité incroyable, car c’est encore difficile pour moi de réconcilier ma réalité et la leur. Présentement, le danger d’être kidnappé est si grand que c’est impossible de penser y aller de nouveau, même pour certains Haïtiens. Ils ont besoin d’aide, mais c’est difficile de voir ce que l’on peut faire. Je suis plus inquiet que jamais.
Dans votre carrière, de quoi êtes-vous le plus fier?
Je suis fier d’avoir développé de la recherche évaluative et des pratiques professionnelles. J’espère que ça va continuer, car le réseau ne finance pas cela, mais c’est important de le faire. À l’URPP, nous avons encadré plus de 350 étudiants qui ont fait plus de 1500 publications.
Qu’est-ce qui va vous manquer le plus durant votre retraite?
Mon équipe. C’est une réponse qui semble facile, mais je le pense réellement. J’ai embauché moi-même presque tous les membres de l’équipe actuelle: les pharmaciens, les assistants techniques en pharmacie, des spécialistes en activités cliniques et le personnel administratif. Des gens de cœur, altruistes et d’une solidarité exemplaire. Je n’aurais rien pu faire sans eux. n
1. Hepler CD et Strand LM. Opportunities and responsibilities in pharmaceutical care. Am J Hosp
Pharm; 1990;47(3):533-43.