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La fracture numérique, le marché de l’emploi et la formation des adultes
Par Matthias Sturm // Doctorant en éducation, Université Simon Fraser
La plupart de nos journées sont rythmées de la même manière : on travaille, on apprend, on se détend, et on interagit dans des espaces numériques. Pour la plupart d’entre nous, il est presque impossible d’imaginer ne pas avoir accès à tout «n’importe où, n’importe quand». Mais même avant la pandémie, les différences de revenu, d’âge, d’éducation, de statut (d’immigration et migratoire), et le fait de vivre en ville ou à la campagne faisaient que beaucoup de personnes n’avaient pas ou peu accès à Internet1 .
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Le fossé entre les «nantis» et les «plus démunis» de l’accès numérique équitable s’est creusé parce que l’accès aux ressources et aux services numériques ainsi que leur utilisation ont non seulement reproduit les inégalités sociales, mais également accéléré leur développement2. De plus, l’expansion rapide et l’enracinement des processus et des pratiques numériques au travail, à la maison et dans la communauté ont contribué à ce développement pendant la pandémie.
La transformation du marché du travail ainsi que les compétences requises pour évoluer dans ce marché transformé sont énormes, essentiellement parce que de plus en plus d’emplois nécessitent des compétences numériques. Mais les secteurs à forte intensité numérique ont également été moins touchés par la pandémie que les secteurs à faible intensité numérique3. Au début de la pandémie, le produit intérieur brut (PIB) a moins baissé dans les secteurs à forte intensité numérique4 , qui étaient, on pourrait dire, mieux préparés à basculer vers le télétravail. De plus, l’augmentation de la productivité grâce à l’adoption de la technologie numérique a généré des revenus supplémentaires5. Les petites et moyennes entreprises axées sur le numérique créent plus d’emplois et entrainent une augmentation de revenus6. Par choix personnel, plus des trois quarts des télétravailleurs préfèreraient travailler au moins 50 % du temps à domicile, et jusqu’à un quart de leurs heures de travail pourraient demeurer à distance7 .
L’ACCÈS AU NUMÉRIQUE
En raison de la limitation des interactions en personne dans les programmes de soutien, et avec les prestataires de services éducatifs, les services gouvernementaux et les offres aux consommateurs, les difficultés rencontrées par de nombreux adultes pour accéder aux ressources et services en ligne et pour les utiliser n’ont fait que s’accentuer. Bon nombre de nos interactions se font uniquement en ligne ou « en ligne pour commencer», c’est-à-dire que le contact en personne n’est possible qu’après une certaine forme d’interaction en ligne, comme l’utilisation de systèmes de réservation en ligne pour les rendez-vous en personne et les portails de candidature en ligne pour avoir une chance de décrocher une entrevue pour un poste. L’accès numérique est une réalisation continue qui est provisoire et conditionnelle pour de nombreux adultes8 . Et nous rencontrons tous des défis avec les compétences technologiques dites de base.
Les programmes d’alphabétisation des adultes jouent un rôle important en matière d’opportunités d’accès et d’apprentissage du numérique. Avec un accès régulier et fiable, nous sommes plus susceptibles de développer une pensée critique et des compétences en littératie numérique, connue sous
1 M. Haight, A. Quan-Haase, A., et B.A. Corbett, « Revisiting the digital divide in Canada: The impact of demographic factors on access to the internet, level of online activity, and social networking site usage » Information, Communication & Society, 2014, 17(4), 503–519, https://doi.org/1 0.1080/1369118X.2014.891633. 2 A. Van Deursen et J. Van Dijk, « The digital divide shifts to differences in usage » New Media & Society, 2014, 16, 507–526, https://doi.org/10.1177/1461444813487959 et J. van Dijk, « The Digital Divide » 2020, Polity. 3 N. Abdelaal et S. Andrey, « Overcoming Digital Divides Series: What We Heard », Janvier 2022, https://www.ryersonleadlab.com/overcoming-digital-divides. 4 Statistique Canada. Gouvernement du Canada, « Les résultats économiques associés à la numérisation au Canada au cours des 20 dernières années », février 2021, https://www150.statcan. gc.ca/n1/pub/36-28-0001/2021002/article/00001-fra.htm. 5 The Information and Communications Technology Council, « Skills in the digital economy: where Canada stands and the way forward », 2016, https://www.ictc-ctic.ca/wp-content/uploads/2016/05/Skills-in-the-Digital-Economy-Where-Canada-Stands-and-the-Way-Forward-.pdf. 6 D. Michael, N. Aggarwal, D. Kennedy, et al., « Ahead of the curve: lessons on technology and growth from small-business leaders » 2013, https://image-src.bcg.com/Images/Ahead_of_the_ Curve_Oct_2013_tcm9-94245.pdf. 7 Statistique Canada. Gouvernement du Canada, « Le travail à domicile après la pandémie de COVID-19 : une estimation des préférences des travailleurs », mai 2021, https://www150.statcan. gc.ca/n1/pub/36-28-0001/2021005/article/00001-fra.htm. 8 S. Smythe et S. Breshears, « Complicating access: Digital inequality and adult learning in a public access computing space », Canadian Journal for the Study of Adult Education, 2017, 29(1), 67–81.
le nom de «digital fluency»,9 que l’on pourrait traduire par aisance numérique. Elle contribue à notre capital culturel et social10, c’est-à-dire à la manière dont nous acquérons et utilisons les connaissances et les réseaux pour améliorer nos vies, y compris la manière dont nous tirons parti des interactions en ligne. De nombreuses possibilités d’apprentissage dans les centres d’AFB sont des activités d’augmentation du capital11 qui peuvent faire une différence dans la vie de nombreuses personnes apprenantes adultes qui naviguent dans des interactions de plus en plus souvent numériques. En Ontario, les expériences de ces personnes apprenantes sont souvent les mêmes que celles des centres d’AFB vers lesquels elles se tournent pour trouver du soutien. Avant la pandémie, 39 % des centres rencontraient des problèmes de connectivité et des difficultés à obtenir un service fiable. Plus de la moitié (52 %) avaient besoin de plus de formation et de soutien pour intégrer la technologie dans leurs programmes d’apprentissage, et 62 % déclaraient avoir besoin de formation pour intégrer la technologie mobile à leurs programmes d’apprentissage, puisque de nombreuses personnes apprenantes utilisent ces appareils mobiles dans le cadre de leur apprentissage12. Pour certains organismes d’AFB, les capacités numériques étaient limitées au début de la pandémie (accès à Internet, équipement technologique, logiciels d’apprentissage). Par conséquent, ils n’ont pas pu passer rapidement à l’apprentissage à distance quand les services en personne ont fermé.
FOURNISSEURS DE SERVICES ET INTÉGRATION DE LA TECHNOLOGIE
Le passage au numérique en milieu de travail et dans les interactions avec les ressources et les services présente des défis, mais aussi des opportunités. Quelles sont les mesures à mettre en place pour améliorer la formation de base au sens large et de quelle manière les fournisseurs de services d’AFB francophones sont-ils touchés? Selon une étude réalisée au cours de l’été 202013 après la première vague de la pandémie, 70 % des centres d’AFB francophones décrivaient l’intégration de la technologie au début de la pandémie comme une intégration transparente où les personnes apprenantes pouvaient également accéder à l’enseignement et à des ressources en dehors du programme à l’aide de leur propre matériel ou comme une intégration régulière où la technologie était disponible sur demande. Mais 26 % des centres francophones avaient une intégration limitée.
Quels nouveaux défis sont venus s’ajouter à ceux déjà existants pour les fournisseurs d’AFB? Pendant la première vague, 94 % des centres (mais 97 % des centres francophones) offraient des services de communication, de la formation continue et de nouvelles initiatives à distance. Leur principal défi consistait à rester en contact avec les personnes apprenantes (36 %) et poursuivre un programme d’apprentissage similaire au précédent en utilisant de nouveaux outils et de nouvelles approches d’apprentissage à distance (36 %)14 . Beaucoup ont utilisé une panoplie de méthodes pour communiquer avec les personnes apprenantes, comme les cours papier, les appels téléphoniques, les courriels et l’enseignement à distance. L’accès inégal au perfectionnement professionnel et aux technologies d’enseignement à distance a posé problème à certains centres pour passer à l’enseignement exclusivement à distance15. Depuis, les centres d’AFB ont navigué entre divers modes de prestation en personne et à distance en raison de la pandémie toujours en cours. Du côté des fournisseurs de services d’AFB francophones, comment gérer les défis auxquels ils sont confrontés?
Plus de 80 % des centres d’AFB francophones ont déjà acheté des appareils numériques supplémentaires pour leur personnel et leurs clients. Parmi les ressources essentielles permettant d’assurer un service à distance, on retrouve notamment les courriels avec pièces jointes ou texte intégré (73 %) et comportant des instructions et des liens vers d’autres sites (58 %). L’apprentissage en ligne (64 %) et le fait de disposer d’une plateforme de gestion de l’apprentissage en ligne pour la communication, le contenu et l’enseignement (33 %) sont importants, ainsi qu’un site Google ou autre plateforme Web (39 %) ou encore une page Facebook (30 %). Il faut aussi du matériel imprimé (42 %) et du contenu structuré et prêt à l’emploi (21 %). Concernant les outils de communication, les appels téléphoniques (82 %) restent essentiels, mais les visioconférences par Zoom, Google Meet, Skype, FaceTime et les vidéos WhatsApp ou Facebook Messenger (76 %) sont devenues également très importantes. Les textos, directs ou par l’intermédiaire d’une application comme WhatsApp ou Facebook Messenger (76 %) et la communication gérée par
9 C. Miller et J. Bartlett, « Digital fluency: Towards young people’s critical use of the internet, in Journal of Information Literacy », 2012, 6(2), 35–55, https://ojs.lboro.ac.uk/JIL/article/view/PRA-V6-I2-2012-3. 10 P. Bourdieu, « Les formes du capital », The Handbook of Theory and Research in Sociology of Education, 1986, Greenwood. 11 N. Zillien et E. Hargittai, « Digital distinction: Status-specific types of internet usage », Social Science Quarterly, 2009, 90(2), 274–291, www.jstor.org/stable/42940587. 12 TrendSpire Consultants, « LBS digital technology capacity and requirements consultation: Final report », 2018. 13 Résultats du sondage d’AlphaPlus, « Le recours à la prestation à distance dans le cadre de l’AFB », aout 2020. 14 Ibid. 15 M. Sturm & C. Pinsent-Johnson, « The Digital Divide: An Ongoing State of Emergency in Adult Literacy Programs », Teaching in the Post COVID-19 Era, 2021, Springer, https://doi.org/10.1007/978-3-03074088-7_72022.
une plateforme de gestion de l’apprentissage en ligne (30 %) donnent une nouvelle dimension à la communication écrite en matière de soutien à l’apprentissage. Beaucoup de centres se servent aussi encore de courtes notes ou de cartes envoyées par la poste (24 %)16 .
ÉQUIPÉS POUR SOUTENIR L’APPRENTISSAGE
De quoi les fournisseurs de services d’AFB ont-ils besoin pour pouvoir se connecter efficacement à distance avec de nouvelles personnes apprenantes? Un quart des centres francophones n’ont pas de besoins urgents en la matière, mais les trois quarts d’entre eux ont identifié des besoins spécifiques : plus de développement professionnel pour utiliser divers outils numériques afin de soutenir l’apprentissage (50 %) et pour utiliser une plateforme en ligne afin de gérer la communication, le contenu et l’enseignement (31 %), un processus simplifié et plus adapté en matière d’inscription, d’admission et d’évaluation, des étapes de sortie et de suivi pouvant être effectuées à distance (47 %), une communication régulière avec les pairs pour échanger des idées (41 %), des évaluations en ligne en littératie et en numératie (38 %), mais aussi en compétences numériques (34 %), la formation sur le transfert des routines et activités dans un environnement à distance (38 %), et les moyens de conservation des ressources éducatives en libre accès (19 %). Il faut aussi plus de financement pour l’achat de licences et de programmes (34 %), d’appareils ou de données pour les personnes apprenantes (28 %), de livres électroniques appropriés (16 %), et d’appareils ou de données pour les formatrices et les formateurs (9 %)17 .
Les centres d’AFB sont-ils mieux équipés en ce début d’année 2022? Sont-ils plus en mesure de soutenir leur clientèle qui fait face aux mêmes défis ? Kerry Halliday, gérante du programme «Skills Upgrading» du Conseil scolaire du district d’Upper Grand, estime que son centre était bien préparé avant la pandémie. Comme de nombreuses personnes apprenantes n’étaient déjà pas en mesure de se rendre au centre, les formatrices et les formateurs disposaient déjà de toute la technologie nécessaire et ont pu passer plus facilement à l’enseignement à distance. Pendant la pandémie, ils ont également modifié leurs horaires de travail, distribué des appareils numériques aux personnes apprenantes et communiqué régulièrement avec elles par téléphone, texto, appel vidéo, mais aussi courrier et autres petites cartes d’encouragement. Lorsque la fatigue pandémique a commencé à se faire sentir, le centre a développé des stratégies pour continuer à servir les personnes apprenantes qui souhaitaient poursuivre leur apprentissage, mais aussi pour en attirer de nouvelles et affiner ses processus pour la suite. Kerry a également mentionné que les personnes apprenantes demandaient désormais de continuer leur apprentissage à distance parce que ce type d’enseignement était plus pratique quand on devait jongler entre vie professionnelle, vie de famille, trajets domicile-travail, et difficultés liées à la pandémie18 .
Renelle Bélisle, la directrice générale du Centre de Cochrane-Iroquois Falls, a évoqué le plan mis en place au début de la pandémie pour que les personnes apprenantes aient accès aux plateformes virtuelles et aux formations. Elles ont reçu des tablettes et des ordinateurs directement à leur domicile. La coordination et les connaissances d’une formatrice en technologie, son soutien constant, ainsi que son aide pour apprendre à utiliser les plateformes virtuelles ont été des éléments essentiels à la réussite de ce projet. Le partage des expériences et des connaissances technologiques entre les centres a également joué un grand rôle. Pour certaines personnes apprenantes, le manque d’accès à Internet à la maison fut un défi, en plus de l’inconfort à utiliser les outils technologiques pour accéder aux formations en ligne pour certaines. Renelle Bélisle a identifié plusieurs éléments clés permettant d’assurer des services à distance : une mise à jour de l’équipement, un accès à faible cout à l’Internet mobile pour les personnes apprenantes, et des formations sur l’apprentissage en ligne et mixte19 . LE PASSAGE AU NUMÉRIQUE
EN MILIEU DE TRAVAIL ET DANS LES
INTERACTIONS AVEC LES RESSOURCES
16 Résultats du sondage d’AlphaPlus « Le recours à la prestation à distance dans le cadre de l’AFB », aout 2020. 17 Ibid. 18 Correspondance de courriel, 27 janvier 2022. 19 Correspondance de courriel, 8 février 2022.
DES PISTES POUR DES SYSTÈMES PLUS ÉQUITABLES ET INCLUSIFS
En octobre 2021, un document de discussion préliminaire présentait des stratégies au sens plus large pour «bâtir un système d’AFB plus équitable et inclusif pouvant offrir aux personnes apprenantes des possibilités d’enseignement numérique tout au long de la vie et dans tous les aspects de la vie» :
11. Collaborer pour assurer l’abordabilité des données et des appareils, 2. Créer un cadre d’apprentissage intégré et informatif, 3. Développer une approche et divers modèles d’apprentissage mixte, 4. Partager diverses connaissances et innovations, 5. Faire des investissements durables en matière d’infrastructures (technologie de l’éducation), 6. Renforcer la capacité des gens à intégrer la technologie, 7. Mettre en place des services, des collectes de données et des rapports adaptés et équitables, et 8. Choisir des mesures de rendement (indicateurs de réussite) qui fonctionnent pour toutes et tous20 .
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Au début de l’année, AlphaPlus et Contact Nord ont consulté la communauté AFB et les organismes de soutien sectoriel, ainsi que les personnes travaillant dans les domaines de l’éducation, du tutorat et de l’apprentissage, pour la création d’une feuille de route en vue d’améliorer la capacité du système d’AFB à offrir plus de services à distance et à élargir les possibilités d’apprentissage mixte pour servir un plus grand nombre de personnes apprenantes. Les résultats ne sont pas connus au moment de la publication de cet article, mais le document issu d’une réunion préliminaire avec les organismes d’apprentissage en ligne et de soutien à l’AFB donne une idée de ce dont les personnes apprenantes, les formatrices et les formateurs, et les centres ont besoin : «pour offrir des programmes significatifs et de qualité […], il faut investir considérablement dans les infrastructures, les ressources et la capacité.»21 ■
Ce schéma est extrait d'un document intermédiaire de réflexion, créé au cours du processus d'élaboration d’une feuille de route pour améliorer les capacités d'offre de services à distance du système d’AFB de l’Ontario, piloté par AlphaPlus et Contact Nord22 .
20 AlphaPlus, « Huit stratégies pour le développement équitable, durable et efficace de la littératie numérique dans le système d’AFB de l’Ontario », octobre 2021, https://alphaplus.ca/fr/download/huit-strategies 21 Pour plus de renseignements sur le projet La capacité numérique d’AFB, visitez https://alphaplus.ca/fr/ 22 https://alphaplus.ca/fr/capacite-2022