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Flexibilité des modes de travail : est-il permis de rêver?

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16 TRANSFORMATIONS DU MARCHÉ DE L'EMPLOI

FLEXIBILITÉ DES MODES DE TRAVAIL : est-il permis de rêver?

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Par Laurence Buenerd // Coordonnatrice et rédactrice

La société canadienne est-elle prête à adopter une plus grande flexibilité en matière de travail : horaires, nombre d’heures vs résultats, lieux de travail, conciliation travail-famille?

Lorsqu’on parle de flexibilité dans le travail, on évoque une zone encore assez peu balisée puisqu’elle concerne le changement de façons de faire par rapport au lieu, au moment et à la façon dont se déroulent les activités salariées (autrement dit : où, quand et comment). Cette flexibilité peut signifier une relative liberté touchant plusieurs aspects : rythmes de travail, horaires de travail, équilibre entre vie professionnelle et personnelle, ou encore l’accent mis par l’employeur sur les résultats plutôt que sur le lieu de travail ou la quantité de travail.

La pandémie a accéléré l’évolution des mentalités en ce qui a trait à l’emploi : lieux de travail, horaires de travail, etc. ont gagné une flexibilité jamais atteinte. Les deux dernières années ont permis aux organisations et aux individus de réaliser des expérimentations à l’échelle de la planète sur le plan des conditions dans lesquelles se déroulaient les activités professionnelles. Mais, comme le fait remarquer Emma Goldberg dans son article intitulé A Two-Year, 50-Million-Person Experiment in Changing How We Work1 (Changer nos façons de travailler : une expérimentation de deux ans pour 50 millions de personnes) : « Le travail de bureau n’a jamais été un modèle unique pour tous. C’est le modèle qui fonctionnait pour quelques-uns, avec l’idée que tous les autres se glisseraient dans le moule ». Le moule semble définitivement élargi depuis deux ans.

TRAVAILLER AU BUREAU OU À LA MAISON?

Au Canada, beaucoup d’employeurs, dont la fonction publique, ont sondé leurs employés au cours des derniers mois : travail au bureau, à la maison, ou en alternance? Il semble que l’alternance ait la préférence sur le travail à la maison, l’option la moins populaire étant celle d’un retour au travail comme avant. Selon une enquête de Statistique Canada menée début 2021, 32 % des employés canadiens âgés de 15 à 69 ans effectuaient la plupart de leurs heures de travail à partir de la maison. Dans l’ensemble, 80 % de ces télétravailleurs, hommes et femmes dans des proportions assez semblables, ont indiqué qu’ils préfèreraient travailler au moins la moitié de leurs heures (ou plus) à la maison une fois la pandémie terminée. Les 20 % restants eux, disaient préférer travailler la plupart (11 %) ou la totalité (9 %) de leurs heures à l’extérieur de leur domicile2 . Il est bien évidemment question d’emplois qui permettent ces options, les serveurs continuant leur service dans les bars et restaurants, les infirmières dans les lieux de soins et les camionneurs, sur les routes.

Les entreprises commencent aussi à s’adapter à la nouvelle réalité : en 2016, 13 000 Canadiens travaillaient à domicile pour des entreprises situées dans une autre province ou un autre territoire. Mais lorsqu’ils ont été interviewés au cours du quatrième trimestre de 2021, les employeurs canadiens prévoyaient qu’environ 113 000 de leurs employés allaient télétravailler exclusivement à partir d’une autre province ou d’un autre territoire au cours des trois mois suivants. Bien que ce nombre ne représente qu’une petite partie de l’ensemble de leur main-d’œuvre (0,9 %), il met en évidence une transition vers des modalités de travail plus flexibles3 .

Des compagnies comme Google, Microsoft, Citigroup ou Walmart ont annoncé au cours de la dernière année leur intention d’offrir à leurs employés un mode de travail hybride leur permettant de travailler hors du bureau une partie de leur semaine de travail. Le directeur général d’IBM, Arvind Krishna, aurait déclaré4 qu’il ne s’inquiétait plus de savoir si les employés de bureau arrivaient à 5 ou 11 heures du matin, ou si leur journée de travail se terminait à 15 ou 21 heures, tant qu’ils étaient productifs. De son côté, Andi Owen, directrice générale de MillerKnoll, un fabricant américain de meubles et matériel de bureau haut de gamme, disait croire que les entreprises seront dorénavant plus à l’écoute de ce que leurs salariés ont à dire sur leurs environnements de travail qu’à l’opinion de leurs groupes de dirigeants sur le sujet5 .

Statistique Canada indique qu’environ 40 % des emplois au Canada peuvent être réalisés en télétravail. De manière générale, chez les 25 à 65 ans, plus de femmes que d’hommes occupent des postes pouvant être transformés en télétravail, alors que les jeunes hommes et femmes de moins de 25 ans

1 Emma Goldberg (12 mars 2022), A Two-Year, 50-Million-Person Experiment in Changing How We Work, New-York Times, repéré le 12 mars à l'URL : https://www.nytimes.com/2022/03/10/business/remotework-office-life.html 2 N. d. (1er avril 2021), Répercussions du télétravail sur la productivité et les préférences des travailleurs Statistique Canada, Le Quotidien, repéré le 25 février à l'URL https://www150.statcan.gc.ca/n1/dailyquotidien/210401/dq210401b-fra.htm 3 N. d. (23 février 2022), Le télétravail à longue distance, Statistique Canada, repéré le 8 février à l'URL: https://www.statcan.gc.ca/o1/fr/plus/434-le-teletravail-longue-distance 4 David Gelles (12 novembre 2021), What Bosses Really Think About the Future of the Office, New-York Times, repéré le 11 février 2022 à l’URL : https://www.nytimes.com/2021/11/12/business/corner-office-return.html 5 Ibid.

occupent moins ces types de postes. On constate aussi des différences sectorielles importantes, puisqu’environ 85 % des postes dans les secteurs des finances, des assurances, des services professionnels, techniques et scientifiques peuvent être réalisés en télétravail, comparativement à 5,6 % des postes dans les services d’hébergement et de restauration, 11 % dans la construction, 19 % dans la fabrication et 22 % dans le commerce de détail6 .

Cependant, la flexibilité va bien au-delà du télétravail. Et le confort qu’elle peut apporter à certains travailleurs ne doit pas faire oublier que pour certains autres, elle est vitale. Les personnes qui vivent des situations particulières, comme une maladie ou une incapacité temporaire ou chronique, peuvent avoir besoin d’aménager leur emploi du temps ou de réduire leurs heures de travail. Pour d’autres, des problématiques plus triviales de garde d’enfants ou de transport peuvent être évitées avec des horaires adaptés ou du télétravail. Dans tous les cas, les personnes qui vivent ces situations auront peut-être un peu moins de difficultés à trouver des accommodements avec leur employeur ou futur employeur.

PAS QUE DES AVANTAGES AU TÉLÉTRAVAIL

En règle générale, la flexibilité est universellement appréciée. Le télétravail, en premier lieu, a gagné bon nombre d’adeptes. En étant à la maison, on peut nourrir le chat et aller promener le chien pendant la journée, lancer une lessive et peut-être même s’accorder une petite sieste en guise de pause-santé.

Le temps et l’argent économisés dans les transports de la maison au bureau varient selon chacun, mais rares sont ceux qui regrettent de pouvoir passer un peu plus de temps au lit, ou de pouvoir accompagner les enfants à l’école. Ce temps gagné peut aussi être transformé en temps de travail, un gain ou une perte, selon la situation.

Par contre, si la majorité des Canadiennes et Canadiens souhaitent conserver cette flexibilité, plusieurs s’inquiètent des répercussions que le télétravail pourrait avoir sur leur carrière. Un sondage d’Angus Reid pour Cisco Canada réalisé en octobre 20217 montrait que 46 % des personnes sondées s’inquiétaient des conséquences du télétravail sur leur avancement de carrière. Parmi les plus jeunes de 18 à 34 ans, cette inquiétude touchait 56 % d’entre eux.

Beaucoup d’employés se sont aussi plaints au cours des deux dernières années de leur surcharge de travail, la fine ligne séparant les activités professionnelles des activités de la sphère privée se dissolvant au fur et à mesure de la prolongation des confinements. Les réunions Zoom avec jeunes participants hors écran sont devenues tellement banales que plus personne n’y prête attention. Ce sont plus souvent les femmes qui se sont trouvées pénalisées par la situation : comment concilier journée de travail et garde d’enfant? Beaucoup d’entre elles n’ont pas eu le choix de devoir faire les deux, en ravalant leurs sentiments de culpabilité. Ou elles ont tout simplement démissionné : chez les voisins étasuniens, des millions de travailleurs et de travailleuses ont quitté leur emploi en 2021, avec un pic de 4,3 millions au mois d’aout8 .

LA FLEXIBILITÉ VA BIEN AU-DELÀ DU TÉLÉTRAVAIL. ET LE CONFORT QU’ELLE PEUT APPORTER À CERTAINS TRAVAILLEURS NE DOIT PAS FAIRE OUBLIER QUE POUR CERTAINS AUTRES, ELLE EST VITALE.

ADAPTER LE TÉLÉTRAVAIL

Le télétravail n’a pas toujours enthousiasmé les employeurs non plus : au cours de la dernière décennie, plusieurs grandes entreprises nord-américaines, Aetna, Best Buy, Bank of America, Yahoo, AT&T ou encore Reddit, ont expérimenté le télétravail. Ces expériences se sont soldées par des échecs : les employés ne travaillant pas sur place se sont sentis dévalorisés et marginalisés. La créativité et les capacités d’innovation des employés travaillant hors site ont aussi été affectées9 .

Pourtant, des éléments positifs et durables vont sans doute survivre au grand chambardement du télétravail. La découverte, par exemple, que l’activité professionnelle d’un employé de bureau n’est plus définie par son lieu de travail, ni par son horaire. Et que sa productivité n’est pas liée à sa présence physique au bureau.

Il semble aussi possible de mitiger certains des inconvénients du télétravail. La compagnie étasunienne Zillow, par exemple, a instauré la règle du « One Zoom, All Zoom », selon laquelle lorsqu’un des participants d’une rencontre est en télétravail, l’ensemble des participants doivent se rencontrer sur une

6 Tremblay, D-G. (10 novembre 2021), La COVID-19 et les transformations du travail et de l’emploi, Revue Interventions économiques [En ligne], Paragraphe 5, repéré le 3 février 2022 à l’URL : http://journals.openedition.org/interventionseconomiques/14785 7 CBC News, 28 octobre 2021, Most Canadians want to keep flexible workplace, but many worry remote work will hinder career: survey, repéré le 18 février à l'URL : https://www.cbc.ca/news/ canada/british-columbia/work-from-home-flexibility-job-security-1.6228026 8 Wyatte Grantham-Philips (13 octobre 2021), Record-breaking 4.3 million Americans quit their jobs in August, new data show, USA Today, repéré le 12 février à l'URL: https://www.usatoday. com/story/money/2021/10/13/americans-quit-jobs-in-record-numbers/8433917002 9 David Streitfeld (29 juin 2020), The Long, Unhappy History of Working From Home, New-York Times, repéré le 5 février 2021 à l'URL : https://www.nytimes.com/2020/06/29/technology/ working-from-home-failure.html

plateforme de vidéoconférence, même s’ils sont présents dans le même lieu10. L’alternative à cette règle pourrait être d’instituer des journées de bureau dédiées aux réunions et aux projets collaboratifs.

Les universités canadiennes ont démarré leur rentrée de l’automne 2021 avec une palette élargie de modes d’enseignement : en ligne, en présentiel, les deux en même temps (une cohorte d’étudiants présents dans la classe et une autre en ligne pendant le cours), les deux en alternance (avec une présence obligatoire pour certains cours ou ateliers), en ligne et désynchronisé (pour ceux qui ne peuvent ni suivre en ligne ni en présentiel, comme les étudiants étrangers avec un décalage horaire important). Bien sûr, même si le but est de répondre aux besoins diversifiés de leurs étudiants, il n’y a pas de mode d’enseignement universel et parfait. Mais pour ces vénérables institutions, l’effort investi pour offrir plusieurs alternatives est déjà un grand pas.

En faisant un petit effort d’imagination, l’emploi et l’employeur idéals pourraient ressembler à ça : une semaine de travail divisée entre des journées à la maison et des journées au bureau principalement dédiées aux rencontres, aux échanges et aux projets collaboratifs, des employeurs soucieux d’accommoder les emplois du temps des parents et de ceux qui ont des besoins spécifiques, une attention portée sur les résultats plutôt que sur les heures effectuées, une plus grande autonomie pour ceux qui le souhaitent et un meilleur équilibre vie professionnelle-vie personnelle.

TESTER LA SEMAINE DE QUATRE JOURS

À ce chapitre, l’Espagne lance en 2022 un projet pilote de 50 millions d’euros pour expérimenter la semaine de quatre jours sans réductions de salaire. 200 entreprises et leurs salariés se prêteront au jeu pour permettre à la fin du projet de comparer les résultats de ces entreprises avec ceux de celles qui sont restées sur la classique semaine de cinq jours11 . Plusieurs études ont montré ces dernières années la productivité accrue de ceux qui travaillent quatre jours plutôt que cinq12 . Une trentaine d’entreprises britanniques expérimenteront elles aussi la semaine de quatre jours à partir de juin 2022, selon le fondateur de la coalition 4 Day Week Global, Andrew Barnes13 , après que des expériences concluantes aient été menées en Nouvelle-Zélande, aux États-Unis et dans plusieurs pays européens. Et la semaine de quatre jours, contrairement au télétravail, peut s’appliquer à bon nombre de secteurs d’activités.

Alors il est possible que rien de tout cela ne soit réalisable à moyen terme pour la population canadienne active, mais nous savons tous désormais que l’évolution des formes de travail que nous connaissons est non seulement possible, elle est aussi probable. ■

10 Emma Goldberg (16 novembre 2021), The Worst of Both Worlds: Zooming From the Office, repéré le 25 février à l'URL: https://www.nytimes.com/2021/11/16/business/return-to-office-hybrid-work.html 11 Marie-Hélène Ballestero (11 octobre 2021), En Espagne, la semaine de quatre jours va être testée à grande échelle, Radio France, repéré le 17 mars 2022 à l’URL : https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/en-direct-du-monde/en-espagne-la-semaine-de-quatre-jours-va-etre-testee-a-grande-echelle_4785735.html 12 Roxane Léouzon (9 juillet 2021), Semaine de quatre jours : le projet efficace mené par l’Islande, Le Devoir, repéré le 5 mars 2022 à l'URL : https://www.ledevoir.com/monde/europe/616968/travail-lecons-de-productivite-en-provenance-d-islande 13 Sian Elvin (17 mars 2022), Dozens of UK firms are about to trial four-day working weeks with no loss in pay, Metro, repéré le 17 mars 2022 à l'URL : https://metro.co.uk/2022/03/17/four-day-working-week-30more-uk-companies-commit-to-trial-16295344

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