
10 minute read
L’ENTRETIEN
L’ENTRETIEN
Entre salle de classe et piste de course
Début novembre, la victoire sur 400 m de Catherine Debrunner a créé l’événement aux championnats du monde à Dubaï, propulsant d’un coup la jeune athlète en fauteuil roulant sous les feux de la rampe.
Gabi Bucher
Catherine Debrunner arrive pile à l’heure à notre entretien et dès le début, je tombe sous le charme de sa grande ouverture d’esprit, de sa spontanéité, mais aussi de l’étonnante maturité de ses réflexions et de ses explications pour quelqu’un d’à peine 24 ans. Toutefois, on devine encore de temps à autre la jeune fille en elle. Pour ceux qui ne te connaissent pas, peux-tu raconter comment tu en es venue au sport? Je suis et j’ai toujours été un «paquet de nerfs», je tiens cela de mon père. Lors d’un Kids Camp à Nottwil, j’ai pu tester différents sports et faire la connaissance de Paul Odermatt. Comme je viens de Thurgovie,
44 plus précisément de Mettendorf, il m’a dit que Marcel Hug s’entraînait tous les samedis en Thurgovie et que je devrais venir y faire un tour. Alors j’y suis allée, j’ai regardé, puis je me suis mise à m’entraîner une fois par semaine, mais sans grande régularité. Voilà comment j’en suis venue au sport de compétition. Après les Jeux Para
lympiques de Rio (où elle avait déjà remporté des victoires, N.D.L.R.), j’ai fait un break dans les compétitions pour me concentrer sur ma formation. Les deux ensemble, c’était trop pour moi. Après avoir terminé ma formation d’enseignante primaire, je suis revenue au sport de haut niveau en octobre 2018 et je me suis donnée à fond pendant un an.
En parlant de break, n’avais-tu pas peur de manquer le coche? Ta carrière sportive avait si bien démarré. Personnellement, je n’étais pas inquiète, mais ce n’était pas le cas de mon entourage. Mes coéquipiers pensaient qu’il était très risqué de faire un break, car après je ne serais plus aussi rapide et devrais repartir de zéro. J’en étais bien consciente, mais j’avais vraiment besoin d’une pause après ces huit années de sport qui avaient rythmé ma vie. J’avais tout simplement besoin de temps pour Catherine.
Qu’est-ce que Paul Odermatt, ton entraîneur, a pensé de cette décision? Paul m’a fait confiance, il me connaît et il sait que quand j’ai quelque chose en tête, je mets tout en œuvre pour y parvenir. Ma famille aussi approuvait le fait que je me concentre sur ma formation. J’y avais mûrement réfléchi. Et bien sûr, j’ai continué à m’entraîner, c’était un break par rapport aux compétitions, pas par rapport à l’entraînement, mais j’ai réduit ce dernier de huit à deux ou trois fois par semaine.
Tu habites depuis un an à Geuensee: est-ce pour des raisons professionnelles ou sportives? Je voulais être dans un endroit où tout est axé sur le sport, comme à Nottwil. J’ai donc déménagé et ça a été un grand pas pour moi qui avais toujours vécu chez mes pa - rents. J’étais désormais seule dans un autre canton où je ne connaissais quasiment personne. C’était vraiment dur et j’en ai beaucoup bavé.
Ton métier d’enseignante ne te permettait-il pas de nouer des contacts? Je n’avais pas encore de poste quand je suis arrivée et j’ai eu du mal à trouver quelque chose. D’une part, trop peu de bâtiments scolaires sont accessibles en fauteuil roulant et d’autre part, je cherchais un poste à 30%. J’ai écrit près de 80 candidatures. Dans l’intervalle, je devais me débrouiller pour joindre les deux bouts. De par mon absence aux compétitions, j’avais perdu toutes mes licences et n’avais plus aucun sponsor. Mes parents tenaient à ce que je finance moi-même mon appartement. Bien que cela n’ait pas été facile, je suis contente qu’ils aient eu cette attitude. Au début, j’ai pu garder la tête hors de l’eau grâce à des remplacements, puis j’ai trouvé un poste de professeur principal à Waltenschwil. J’y enseigne désormais les maths, l’éthique et la musique à un taux d’occupation de 30%. C’est un CDI, ce qui me donne la sécurité nécessaire. glace et ils m’ont demandé tout excités comment j’allais faire pour entrer sur la patinoire!
Existe-t-il des projets pour sensibiliser les enfants ou les autres enseignants aux personnes en fauteuil roulant? Non. Hélas, je n’ai pas assez de liberté dans mes matières pour réaliser un projet de ce genre. Une fois, lors de la semaine du sport, j’ai organisé un parcours en fauteuil roulant, mais c’était trop difficile (rires). Je pensais que le slalom serait facile, mais ça ne l’était pas! Les enfants n’ont pourtant aucune appréhension. Ils sont très câlins, surtout depuis que je suis rentrée de Dubaï. Je m’assois beaucoup par terre avec eux et ils
Tu es professeur principal malgré ta charge de travail à 30%? Oui, c’est un peu inhabituel et je suis ravie de pouvoir vivre cette expérience, même si c’est compliqué. J’apprends énormément. En tant que professeur principal, je suis responsable de tout, des entretiens avec les parents, des réunions d’information, des voyages scolaires et des cortèges du Räbeliechtli (fête des lanternes). Oh, seulement 30% disent parfois les gens, mais c’est faux: cela correspond en fait à un bon 50%. Heureusement, ma collègue a une grande expérience, j’apprends beaucoup grâce à elle! Nous nous entendons très bien et sommes devenues amies.
Et comment as-tu été acceptée en tant que maîtresse en fauteuil roulant? J’enseigne en première classe. Les enfants de cet âge commencent par poser tout un tas de questions, puis le sujet est clos. J’ai vécu une très belle expérience à ce sujet quand j’enseignais encore en Thurgovie: à la première réunion d’information, trois mois après la rentrée, j’ai senti un certain malaise chez un couple de parents. Je leur ai demandé ce qu’il y avait. Ils m’ont expliqué que leur enfant parlait toujours de Mme Debrunner, mais qu’il ne leur avait jamais dit qu’elle était en fauteuil roulant. J’ai trouvé cela très beau. Ici, je suis la maîtresse et non la fille en fauteuil roulant! Bien sûr, les enfants sont curieux, mais à leur façon et sans en faire toute une histoire. Ils posent leurs questions et c’est bon. Hier, par exemple, nous sommes allés faire du patin à Accueil chaleureux à la maison

sont donc très proches de moi. Cela me fait du bien de sentir que j’ai une si bonne relation avec eux et inversement. Certes, ils me mettent au défi, cherchent leurs limites, mais ils le font d’une manière saine et j’en oublie totalement le sport. J’ai l’impression d’être beaucoup plus équilibrée depuis que j’enseigne.
Revenons au sport et à tes succès – t’es-tu vite remise dans le bain après ton break? Quand je n’avais pas encore de travail, je m’entraînais beaucoup pour oublier le mal du pays, en m’étonnant moi-même de voir à quelle vitesse je passais de nouveau de 0 à 100 et comme mon corps réagissait bien.
Je pense que c’est lié au fait que j’avais déjà fait du sport de haut niveau. Mon corps a déjà vécu tout cela avant et il se remet vite en route.
Certaines personnes de ton entourage ont remarqué que tu avais soudain pris beaucoup plus d’assurance à Dubaï, d’où cela vient-il à ton avis? Un ami m’a affirmé que j’étais une nouvelle Catherine. D’autres personnes ont aussi remarqué un changement. Je ne saurai pas vous dire pourquoi. Je suis en bonne forme, probablement aussi plus mûre et j’ai appris beaucoup de choses en vivant seule. Mon semestre à Lausanne a aussi été une école de vie: il fallait que je m’organise, que je passe mes examens en français, bref, j’ai dû me jeter à l’eau. Même lorsqu’on enseigne, on doit être sûr de soi et inspirer confiance
Catherine, une fille en or

aux parents. Ces deux dernières années, je pense avoir beaucoup appris sur qui je suis et sur ce que je veux. C’est peut-être cela que les gens perçoivent de moi.
Cette fois, ta victoire a été écrasante, comment te l’expliques-tu? Il y a plusieurs éléments. D’une part, il est important que tout soit «bien calé». Je dispose d’un bon réseau, j’ai pu m’entraîner avec des gens formidables, mais surtout j’ai prêté une grande attention au matériel, ce que je ne faisais pas auparavant. J’ai un nouveau fauteuil roulant de course qui me donne une meilleure assise, de nouveaux gants, créés sur imprimante 3D, et je fais plus attention à mon alimentation. Avant, je ne me focalisais que sur l’entraînement, et là ma préparation était beaucoup plus complète. J’observe aussi nos deux champions, Manuela et Marcel, j’écoute leurs interviews, j’apprends beaucoup. En outre, j’ai mon entraîneur Paul, qui me connaît très bien, et mon entraîneur mental, qui me prépare de façon optimale avant les compétitions.
De quelle manière ton entraîneur mental t’aide-t-il? Lors d’un championnat du monde, tout le monde est au taquet, c’est le mental et les nerfs d’acier qui font la différence. Nous travaillons sur les techniques de relaxation, j’apprends à être zen avant le départ. C’est pareil pour les objectifs. Les médias demandent toujours, «quelle médaille vises-tu, quelle place, quel temps?». C’est n’importe quoi, l’objectif n’est pas de gagner la médaille d’or, mais de réaliser sa meilleure performance! Ma devise, que je tiens de l’une de mes principales rivales, est: «sois la meilleure version de toi-même», améliore-toi, n’essaie pas de vouloir être plus rapide que les autres, sois meilleure qu’il y a deux, trois mois, un an.
Et cela t’a plutôt bien réussi, on ne parle plus que de toi. Tu souhaitais que les médias s’intéressent davantage au sport en fauteuil roulant. Maintenant que c’est le cas, qu’en dis-tu? Depuis mon retour de Dubaï, je n’ai pratiquement plus de temps libre à cause de tous les rendez-vous médiatiques. Mais je suis reconnaissante pour tous les changements positifs de ces dernières années. Nous, les personnes en fauteuil roulant, avons une certaine responsabilité pour présenter notre sport et expliquer ce que nous faisons. Les gens ont souvent une fausse image des athlètes en fauteuil roulant. Bien sûr, je préfère l’entraînement aux événements médiatiques, mais cela fait partie du jeu! Je préfère aussi l’enseignement aux entretiens avec les parents!
Que fais-tu pendant ton temps libre? Je suis une personne sociable et j’ai besoin de mes amis, alors je fais en sorte de trouver du temps pour eux, le temps pour Catherine. Dans le sport de haut niveau, on a tendance à se limiter à un seul domaine. Si j’arrive à me concentrer sur le sport, j’ai aussi besoin de passer du temps avec des gens qui me sont chers. Comme la plupart d’entre eux vivent en Thurgovie, c’est un peu difficile, mais je suis bien organisée et jusqu’ici, j’ai réussi à garder les contacts importants à mes yeux.
Et les vacances? Eh bien, pour le moment, c’est presque impossible à cause du travail. J’en aurais eu bien besoin après Dubaï, mais j’ai dû retourner à l’école. Début 2020, je me rendrai à Tenerife avec l’équipe des Pays-Bas qui m’a un peu adoptée. Je m’entraînerai le matin, mais l’après-midi, je veux avoir du temps pour moi. C’est un peu comme des vacances, j’aime l’espagnol et je m’entends très bien avec les athlètes.
L’école et le sport – c’est une affaire qui roule? Oui, j’ai besoin de cet équilibre. Je vais garder ma classe actuelle encore un an et demi. Les enfants me donnent énormément, j’acquiers de l’expérience et je touche un revenu régulier. Quand je suis avec mes élèves, que je ressens leur curiosité, j’oublie tout le reste. De ce point de vue, je ne suis peutêtre pas l’athlète de haut niveau telle qu’on se l’imagine. En plus, cela me permet de rester dans la course pour plus tard, quand j’arrêterai le sport.
Est-ce que cela veut dire que tu penses déjà à arrêter? Non, il n’en est pas question pour l’instant. Mais je sais ce que je veux faire de ma vie: travailler comme enseignante, peut-être en Suisse romande, et mener une vie plus insouciante. Actuellement, tout est chronométré et je renonce à beaucoup de choses. Et peut-être voudrais-je aussi fonder une famille. Je sais déjà quelle sera ma vie quand j’aurai abandonné le sport de compétition.
La montre de Catherine sonne: «Ah! C’est l’heure de faire de l’exercice», annonce-telle en riant.