

De la même autrice au Rouergue
Le Royaume de Pierre d’Angle, Livre I – L’art du naufrage – 2019, roman épik.
Le Royaume de Pierre d’Angle, Livre II – Les filles de mai – 2019, roman épik.
Le Royaume de Pierre d’Angle, Livre III – Les adieux – 2020, roman épik.
Le Royaume de Pierre d’Angle, Livre IV – Courage – 2021, roman épik.
La dernière saison de Selim – 2023, roman épik.
Illustration de couverture : © Patrick Connan © Éditions du Rouergue, 2025
Pascale Quiviger
H, MORT OU VIF

En naissant, on inspire une première fois.
En mourant, on expire une dernière fois.
Entre ces parenthèses se joue toute une vie.
Geneviève est là. Geneviève est toujours là. Elle dit des mots que je comprends à peine. Elle ne pleure pas. Je ne l’ai jamais vue pleurer.
Je m’éloigne. Mes regrets m’accompagnent, mes erreurs restent derrière. La suite appartient à d’autres.
Je croise les doigts.
Comptez les jours, les heures, les minutes, maintenant, retournez le sablier, je pars enfin.
10 heures
Côte de Bergerac
Le premier goéland ne venait pas seul. Il apportait novembre et le son grave du gong. Insistant, répétitif, un coup très long, deux autres courts et un quatrième, interminable : le roi est mort.
– Le roi est mort, crut bon d’annoncer le capitaine du navire marchand aux quelques passagers rassemblés dans l’entrepont.
Il sortit par l’écoutille en ratant une marche et fonça droit sur le pavillon de Bergerac. Après en avoir déchiré les tiers jaune et bleu, il hissa gravement la bande restante, qui était noire. Ce symbole de deuil, qu’on appelait « finitude », pendouilla là-haut comme une vieille laitue.
Un couple étonnant l’observait en silence. Lui, un stratège surdoué qui louait son intelligence aux puissants de ce monde ; il était sobre et élégant, avec des mains soignées, un regard doré, un front dégarni et un teint de levant. Elle, coursière intrépide, plus grande et plus gaillarde, d’un instinct sûr et d’une humanité limpide, avait le visage anguleux, les yeux très verts et une chevelure venteuse, blond cendré. Ils bravaient le crachin
depuis l’aube, ayant déjeuné plus tôt et plutôt mal avec le premier quart.
– Fénélon n’a pas tenu, soupira Esmée en reprenant le brossage de sa jument.
Arash ne répondit pas. À la façon dont il se lissait un sourcil, elle le savait plongé dans les dédales d’une réflexion complexe, de celles qu’il menait sous le pseudonyme de Mercenaire. Ce décès royal lui lançait un défi dont il devinait déjà les contours, mais pas encore la substance. En principe, ils faisaient route vers Bergerac parce que le roi Fénélon les avait invités en vacances dans un vignoble où le vin nouveau, sec et pétillant, se buvait avec des châtaignes grillées, où on dansait tard dans la nuit autour des feux de l’émondage et où les pommes tombaient glacées des arbres. Mercenaire ne buvait pas. Les danses folkloriques lui parlaient peu. En revanche, il aimait les pommes et, surtout, Fénélon avait conclu sa lettre de manière énigmatique : Je vous réserve aussi une surprise impossible à coucher sur papier. Un cadeau, cher Mercenaire, en remerciement pour services rendus.
Bonnes ou mauvaises, Mercenaire appréciait les surprises, surtout celles qu’on n’ose pas coucher sur papier.
D’ailleurs Fénélon l’avait déjà largement rémunéré pour services rendus et savait ne rien lui devoir… sinon en échange d’un nouveau service. C’était irrésistible. Son invitation ne pouvait pas mieux tomber puisque Esmée se languissait du « fouet du givre » et de la « claque des neiges » des hivers de chez elle. Bergerac servirait donc d’escale sur la route de Pierre d’Angle, au large de la mer du Nord.
Le gong résonnait de plus en plus fort. Les mouettes ricanaient. Passé les grands cormorans qui se séchaient les plumes sur des rochers pointus, le phare voilé comme une
veuve et le monument épique au capitaine Dumollard, le navire s’engagea dans le chenal, le long d’une falaise sanguine surmontée d’herbe bleue. Par-delà le brise-lame, les toits d’ardoises ondulaient comme les écailles d’un monstre marin et, par-delà encore, une nuée de corbeaux noircissait le ciel de la forteresse. Droit devant, sur les quais du port, entre les caisses, les malles et les casiers à homard, les ouvriers se tenaient immobiles, casquette pressée sur la poitrine, en signe de respect pour le vieux roi qui venait de les quitter.
Les passagers avaient à peine touché terre qu’une femme fonça sur Mercenaire, la peau cuivrée, les cheveux gris, très courts, dressés sur le crâne. Son pas militaire était porté par des bottes solides à l’épaisse semelle de cuir ; un long ciré décoloré lui battait les mollets. Dans un royaume où le port des boutons était réservé aux nobles et où le commun se servait d’agrafes et de bouts de corde, elle arborait sur son cœur le rare bouton de liège du mérite civil. Pour le reste, quatre anneaux à l’oreille, un autre au nez et deux au sourcil gauche marquaient clairement son grade.
– Colonelle Kyil, toujours un plaisir.
– Monsieur Mercenaire.
– Voici Esmée, ma compagne.
La colonelle salua d’un coup de menton, sans sourire, peut-être à cause de la mauvaise cicatrice qui lui barrait la bouche comme on coche une erreur.
– Suivez-moi.
– Ma jument ! protesta Esmée.
Kyil grimpa sur l’échelle de coupée, jeta un œil sur le pont et revint se poster devant eux.
– Tachetée ?
– Oui.
– Son nom ?
– Zoé.
– Entendu. Suivez-moi.
Arash et Esmée adoptèrent son pas viril. Le gong tenait la cadence, lugubre, poignant, capable de cogner à l’âme des sujets les moins tendres.
– Qui vous envoie, cette fois ? demanda Mercenaire, que le roi Fénélon confiait toujours aux soins de Kyil.
– La princesse Geneviève.
Prévisible. Geneviève monterait sur le trône avant la nuit : il était naturel qu’elle marche déjà dans les traces de son père. Moins prévisible, la colonelle Kyil ne monta pas vers la forteresse, mais longea plutôt le port jusqu’au
Tire-d’aile, un restaurant périlleusement situé au ras des flots. Dehors, la patronne agitait un torchon pour chasser les oiseaux en attendant que le gong se taise et que la criée reprenne enfin ; un jour sans poisson ne valait pas la peine d’être vécu. Esmée salivait déjà à la perspective d’un repas chaud dans un endroit sec, mais Kyil indiqua d’une main lacérée de cicatrices un autre militaire planté devant une tenture verte, au fond de la salle.
– Bon appétit, salua-t-elle en leur tournant le dos.
– Nous n’allons pourtant pas manger, je le sens, dit Esmée.
– « Bon appétit » confirme sans doute à Benjamin Bourdon que nous sommes bien qui nous sommes afin qu’il nous mène là où il doit nous mener, supposa Arash, les yeux rivés sur le jeune homme compact, visiblement fier de son casque à panache et de sa veste de mousquetaire rehaussée de bandes de cuir.
– Benjamin Bourdon ? Tu le connais ?
– Peut-être. Tout change très vite, à Bergerac. Aux dernières nouvelles, il était simple soldat, avec tout juste
l’anneau au nez. Maintenant lieutenant, à en juger par ses oreilles. Ah, il a dû en cirer, des bottes, pour grimper aussi vite.
– Par ici, monsieur Mercenaire, l’interpella justement le lieutenant en ouvrant la tenture sur une autre salle, richement meublée.
Aucune flamme aux chandeliers. Le couvert n’était pas mis, d’ailleurs les nappes manquaient. Là où s’élevait apparemment une réserve de vins, il tira sur le goulot d’une bouteille en faisant pivoter tout un pan de mur.
– Par ici, monsieur Mercenaire, répéta-t-il le plus neutrement possible, comme s’il ne l’avait jamais rencontré ; comme s’il ne lui avait jamais raconté son enfance ; comme s’il ne lui devait pas la vie.
C’est tout juste s’il jeta un regard furtif sur les cheveux en brosse du consultant qu’on avait toujours connu avec une queue-de-cheval qui magnifiait sa beauté stupéfiante. Une longue histoire de sable et de harem se cachait derrière cette nouvelle coupe, histoire que Mercenaire entendait garder pour lui et que Bourdon n’avait pas le temps d’entendre.
Le lieutenant décrocha une torche pour éclairer les marches qui s’enfonçaient dans le roc. Pourquoi ce tunnel ? se questionna Esmée. La mort du roi avait-elle fait d’Arash un hôte indésirable ? Étaient-ils en route vers un donjon ? Les marches glissaient, la flamme fumait et l’air était lourd de condensation.
Arash devinait ses pensées sans partager son trouble : ayant lui-même inventé cette voie souterraine, il connaissait son aboutissement. Il constata même avec satisfaction que ses instructions avaient été suivies à la lettre. Par deux mots bien choisis, il tenta de rassurer sa compagne tout en faisant parler Bourdon.
– Vitale Six ?
– Positif, monsieur.
– Onze minutes ?
– Chronométrées.
– Des obstacles ?
– Humidité, flaques, les clients du resto.
– Mais de quoi vous parlez ? les interrompit Esmée.
– La voie Vitale Six relie le palais à la côte, expliqua Arash. C’est une issue de secours, en cas de siège ou d’attaque. Qu’on en fasse une entrée ? Pourquoi pas.
Pourquoi pas, mais quand même. Que se passait-il du côté de la tour de garde et du pont-levis pour qu’un célèbre stratège doive passer par la cave ?
– Benjamin ? Pas de réponse.
– Lieutenant Bourdon ?
– Monsieur Mercenaire.
– Pourquoi Vitale Six ?
– Le roi est mort, monsieur.
11 h 24
Forteresse royale, une salle d’eau
Onze minutes plus tard très exactement, Mercenaire, Esmée et le lieutenant Bourdon débouchèrent par une fausse armoire dans une pièce saturée de lavande. De grands-ducs empaillés y survolaient une piscine fumante avec, suspendus à leurs ailes moisies, des savons colorés. Bourdon toqua trois fois sur la porte et Kyil, arrivée par l’extérieur en un temps record, fit son entrée.
– Madame, monsieur.
– Mademoiselle, corrigea Esmée.
Elle avait convenu avec Arash de se fiancer tous les jours, ce qui les empêchait logiquement de se marier. Leur amour était vrai, solide et transparent comme un cristal de quartz. C’était amplement suffisant.
La colonelle s’excusa du menton. Puis : – À poil.
Elle ressortit monter la garde, tandis qu’Esmée et Mercenaire s’immergeaient dans l’eau parfumée et que le lieutenant procédait à l’examen de leurs vêtements. Sans trouver d’armes, il nota que leurs vestes étaient doublées d’une cotte de mailles. Au bout d’un instant, il se racla la gorge : on n’avait pas toute la journée.
Il leur présenta des habits neufs, taillés à leur mesure et conformes à leurs préférences. Opposée à tout ce qui entravait une bonne cavalcade, Esmée fut pourvue d’un pantalon, d’une tunique de laine et d’une pelisse ajustée, doublée de loup blanc, au col fermé par une broche en forme de cigogne. Seule ombre au tableau : des escarpins polis, beaucoup trop étroits.
Pour sa part, Mercenaire reconnut la griffe de son tailleur favori dans le gilet bleu de minuit brodé de minotaures qui égayait son costume sobre. Il n’avait à redire que sur les talons hauts, une mode récente inspirée des bouchers qui évitaient ainsi de patauger dans le sang. Les blocs de bois l’accompagneraient partout d’un bruit de claquettes. Ils voulurent tous les deux récupérer leurs bottes. « Négatif » fut la réponse du lieutenant Bourdon qui avait déjà fait un petit paquet malodorant de leurs effets et l’avait fourré sous son bras – il n’avait peur de rien.
Claquin-claqua, ils suivirent la colonelle Kyil dans le palais endeuillé où chaque objet susceptible de rappeler le roi avait été recouvert d’un voile noir : les miroirs qui l’avaient reflété, ses portraits, ceux de sa reine et de leurs trois enfants, ses trophées de chasse, ses cendriers, ses livres, son globe terrestre, ses vivariums à moitié morts, ses tentatives de poterie ou d’arrangements floraux. En contraste, les armoiries des trois barons qui avaient si bien gâché son règne étaient omniprésentes – un serin pour le baron Jaune, un geai pour la baronne Bleue et, pour le baron Noir, un grand corbeau nécrophage. Au bout d’un couloir hanté par l’écho, Kyil abattit son poing sur une porte magistrale qui sembla s’ouvrir d’elle-même.
L’Espace Funéraire était une vaste salle en forme de marguerite qui recelait en son cœur la couche funéraire.
Trois personnes s’y trouvaient, outre la dépouille : un homme rond au front luisant et aux joues couperosées, paré d’un jabot en plumes de rouge-gorge ; le chambellan, alliage de compétence et de loyauté indéfectible, un peu de peau sur beaucoup d’os ; la princesse Geneviève, une grande femme dans la quarantaine au nez pointu, au menton fuyant et aux yeux d’un bleu irréel.
– Monsieur Mercenaire ! s’écrièrent-ils comme s’ils n’avaient pas cru son arrivée possible.
Le consultant se pencha sur la main tremblante de la princesse et baisa la bague d’opale qui lui glissait du doigt. Lourdement poudrée, sa chevelure platine surmontée d’un diadème de becs de merle, elle portait une robe noire aux épaules trop larges et à la taille flottante, alourdie des quatre-vingt-dix boutons princiers.
– Toutes mes condoléances, Geneviève. Puis, au chambellan :
– Gigi, les mots me manquent.
Enfin, au bon vivant :
– Enchanté, malgré les circonstances, monsieur… ?
– Pavot. Maître Pavot. Notaire royal.
– Maître Pavot, notaire royal. Ainsi soit-il.
Mercenaire marqua une pause d’une durée parfaite avant d’attirer Esmée vers la couche démesurée qui rapetissait le défunt. Sous les monnaies qui écrasaient ses paupières, le roi semblait tourmenté. Ses lèvres cousues de l’intérieur avaient un pli de reproche et sa peau pelait comme les vieux parchemins de ses premiers édits. À force de rester coincé à l’article de la mort, il avait fini par ressembler à ses champs de bataille, des terres ravagées par de l’impardonnable qui recrachaient des tibias au moment des semailles.
– Reposez en paix, Fénélon, vous qui l’avez si ardemment souhaitée, murmura Mercenaire en respirant à fond l’odeur sucrée du cadavre.
Quelque chose piqua sa curiosité. Il effleura les doigts du roi, croisés pour l’éternité, comme s’il faisait un dernier souhait. Il les souleva, les laissa retomber. Il fit bouger le poignet, puis descendit vers la cheville. Un coup de coude d’Esmée le dissuada de poursuivre.
– Quand même, chéri, le décorum.
Mercenaire se tourna plutôt vers leurs hôtes et les toisa tour à tour. Geneviève, d’abord, Gigi, Pavot. Habitué à ce qu’on s’arrache ses services, il demanda :
– Comment puis-je vous être utile ?
Geneviève entrelaça ses longs doigts bordés de dentelle. Gigi regarda ses souliers et s’aperçut qu’il ne les avait pas cirés, tant il était chamboulé. Il se fit tout petit, car il n’aurait pas dû être là, et on l’oublia dans l’ombre royale où il avait si longtemps vécu. Maître Pavot, notaire, gonfla son ample poitrine, l’amphithéâtre d’une voix qu’il avait basse et puissamment légale.
– Feu notre bon roi Fénélon, eh hum… vous a. Vous êtes.
Pavot se reprocha son hésitation. Après tout, il ne faisait que son métier. Allons :
– C’est une question d’ordre administratif.
– Je vois, dit Mercenaire. Mais encore ? Il m’a parlé de vacances. Il m’a parlé d’un cadeau.
– Cadeau, vraiment ? s’étonna le notaire en clignant des paupières. En effet. Tout un cadeau. En effet. Un honneur, à tout le moins. Cadeau honorifique, en somme.
– Mais encore ?
– Monsieur Mercenaire, feu le roi Fénélon vous a nommé exécuteur testamentaire.
Mercenaire haussa un sourcil, marque chez lui de l’étonnement le plus total, souvent doublé de l’étonnement de s’étonner. Pavot joignit ses mains prospères sous son menton douillet. Il ajouta : – Je n’ai jamais vu de testament si peu exécutable.