Fabien Arca TKT
« La
lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil. »
René Char
8 h 21
Machinalement je vide mon sac, tandis qu’à son bureau madame Lallier termine l’appel. Cours de français. D’après Gus, c’est aujourd’hui qu’elle doit nous rendre les copies du brevet blanc. J’avais oublié. Gus nous l’a rappelé, juste avant d’entrer au collège. Avec Océane, on poireautait devant les grilles. Matin brumeux. J’étais encore perdu dans mes pensées, préoccupé par toute cette histoire avec Ava quand Gus a dit : « Sérieux, vous stressez pas ? Bordel, moi je stresse grave ! » Je l’ai regardé, l’air étonné. J’ai pas répondu. La sonnerie a retenti. Automatiquement la grille s’est ouverte accueillant le troupeau de collégiens. « Faut y aller ! » J’ai suivi le mouvement. Comme chaque matin. Passé la porte, salué les surveillants, traversé la cour. J’espérais croiser Ava, quelque part, là, dans les couloirs bruyants. Le collège est un labyrinthe. Partout les mêmes portes, les
mêmes couleurs au mur, le même faux plafond, les mêmes baies vitrées. Arrivé devant la salle de cours, je me suis adossé le long du mur. Normal. Madame Lallier a ouvert la porte avec son trousseau de clés. Elle est restée devant l’embrasure, un peu comme un vigile à l’entrée d’un supermarché.
« C’est certain, elle a les copies ! » Gus a insisté.
« Putain, je stresse bordel de merde ! » Les uns derrière les autres, à la queue leu leu, encore une fois, certains traînaient des pieds, d’autres discutaient entre eux. J’ai posé mon sac sur ma table, enlevé mon manteau puis je me suis assis. Ma chaise était froide. Madame Lallier a allumé les néons de la salle. La lumière a ravivé les couleurs glauques des murs. Heureusement je suis juste à côté de la fenêtre. Je peux profiter du paysage. Vue imprenable sur le parc, le stade et la forêt. Souvent mon regard s’y perd. Et sinon, juste dans l’axe, l’horloge murale au-dessus du tableau. 8 h 22. L’impression que cette journée va être longue.
Lourde. Pénible. Après avoir allumé son ordi, fait l’appel, noté les absents, réclamé le silence à deux reprises, madame Lallier finit par ouvrir son sac en bandoulière duquel elle sort sa petite trousse en cuir, un livre de poche Le journal d’Anne Frank, le manuel scolaire de français et enfin et surtout
le gros paquet de copies qu’elle dépose sur le bord de son bureau. Je jette un regard vers Gus. Sur ses lèvres, je lis : « Tu vois, je te l’avais dit… » De son côté, Océane mâche discrètement un chewinggum. Pas stressée. Normal, elle fait partie des meilleures de la classe !
– Madame, j’ai une bonne note ?!
Gus a brusquement pris la parole sans l’avoir demandée. Est-ce pour cette raison que mon cœur s’accélère ? À l’intérieur, j’entends sa cadence, boum-boum-boum.
– Tu verras bien !
– Je peux distribuer les copies ?
– Non ! Je le ferai à la fin du cours, comme à chaque fois !
Agacée, madame Lallier ajuste sur son nez sa paire de lunettes rouges puis nous demande de nous mettre au travail. 8 h 23. Le regard braqué sur le tas de copies, j’ai le sentiment qu’un compte à rebours vient d’être enclenché. Dans 47 minutes je serai fixé. Cette note, autant se l’avouer, peut changer beaucoup de choses. Madame Lallier m’avait mis en garde : « Les résultats de ton brevet blanc peuvent infléchir ton orientation ! »
la réunion parents / prof
À la fin du premier trimestre, quelques jours après le conseil de classe, madame Lallier avait convoqué mes parents. La journée tirait à sa fin. Il faisait presque nuit. On entrait à peine dans l’hiver. Tous mes potes, dehors, rigolaient entre eux, mais moi, non, j’étais assis entre mon père et ma mère. Coincé. Tête baissée, en mode prisonnier. Je scrutais l’usure de mes baskets tout en frottant une tache sur mon sweat, avec cette foutue boule au ventre et la gorge serrée. « Bon. Si j’ai souhaité vous rencontrer c’est afin de discuter de l’orientation de Tristan… » Directe, madame Lallier a posé le cadre. Silence. J’étais trop mal. Mes parents ne bronchaient pas. L’air imperturbable, ils écoutaient son topo : « L’ensemble des enseignants est d’accord pour dire que Tristan n’a pas le niveau d’un élève de troisième. Cette mise en garde ne date pas d’hier. Malheureusement,
Tristan n’a pas saisi tous les signaux d’alerte que nous lui avons signifiés à maintes reprises. En conséquence, nous pensons qu’il faut envisager une filière professionnelle car, en l’état, le passage en section générale n’est pas envisageable. » Silence. Toujours immobiles, mes parents me regardaient tandis que madame Lallier s’adressait à moi : « Tristan, est-ce que tu as des envies particulières ? » Que pouvais-je répondre ? J’avais la gorge serrée, même déglutir c’était compliqué.
Et puis surtout, l’impression que si je me mettais à parler, là maintenant, j’allais fondre en larmes, comme un gosse. Pour rien au monde je voulais chialer, surtout devant mon père, il me l’aurait reproché, genre : « On ne pleure plus à ton âge !
Qu’est-ce qui te prend ? Est-ce que ton grand frère pleure… ? » Non, bien sûr ! Mon grand frère, c’est l’enfant prodige. L’incarnation de la réussite absolue. La fierté de mes parents. Jamais de problème. Il réussit tout ce qu’il entreprend.
Ses profs l’adoraient. Il a toujours eu des notes excellentes, sans jamais bosser ! Je ne sais pas comment il a fait. Un mystère ! Bac avec mention. Parcours sans faute. Cette année il a intégré une « grande » école. C’est dire à quel point nous sommes différents…
Devant l’incapacité de m’exprimer, mon père a pris la parole et demandé si « la décision du conseil de classe était irrévocable ? » D’après lui, l’année n’étant pas encore terminée, je pouvais encore améliorer mes résultats. Évidemment, madame Lallier l’écoutait avec attention. « Nous serions tous ravis de voir ses résultats progresser ! Nous n’attendons que ça. Rien n’est perdu ! Cependant, il est de mon devoir de vous prévenir. C’est pourquoi, Tristan, je t’invite à réfléchir très sérieusement à la possibilité d’intégrer une filière professionnelle… » Mon destin semblait joué d’avance. Et si je ne voulais pas être orienté de force, j’avais tout intérêt à envisager une filière professionnelle. Le seul problème c’est que je n’avais absolument aucune idée. Quoi faire ? Où aller ? J’étais vide. Perdu.
Juste après le rendez-vous, dans la rue, je marchais vite. Pressé de rentrer à la maison, je voulais aussi éviter de croiser mes potes. Dans ma poche arrière, j’ai senti mon téléphone vibrer. Une notification. Pas le moment. Non. Simplement l’envie de disparaître au plus vite. Une fois dans la voiture, mon père a entamé son laïus habituel : « Dans la vie, faut rien lâcher ! Dans la vie, faut se battre ! Dans la vie, faut jouer des coudes pour se faire une
place au soleil ! Faut être performant ! Faut performer ! Dans la vie, faut viser la première place ! Être dans les meilleurs sinon tu n’auras que les restes ; les miettes. C’est ça que tu veux ?! » Pour mon daron, la réussite est au centre des priorités. Mes états d’âme n’ont pas beaucoup d’importance.
« Moi à ton âge je n’avais pas la chance d’avoir le confort d’un foyer chaleureux… Moi à ton âge je travaillais dur ! Je n’étais pas constamment devant un écran comme un zombie ! Je n’avais pas de temps libre ! Je n’attendais pas que tout me tombe du ciel. Tu sais ce qu’il te reste à faire, tu dois travailler ! » De son côté, et sur un autre registre, ma mère a cherché à relativiser la situation.
« Il faut peut-être accepter l’idée que… »
Typiquement le genre d’argument que mon père ne supporte pas. Dans la voiture, mes parents se sont mis à s’engueuler. Ma mère lui reprochait d’avoir « autant de psychologie qu’un homme préhistorique » tandis que mon père déplorait « sa vision défaitiste du monde ! ». Encore une fois, j’étais l’épicentre de leur engueulade, ce qui avait tendance à me peser. À nouveau mon téléphone a vibré. Discrètement je l’ai sorti de ma poche. Sur l’écran un message de Gus qui demandait : « Tt va bien ? » J’ai simplement répondu : « Tkt ».
8 h 26
Pour conjurer le sort, dans la marge de mon cahier ouvert, j’écris son prénom en lettres majuscules. AVA. Trois lettres qu’on peut lire dans les deux sens.
A comme Aimer.
V comme Vie.
A comme Absente.
Ava. J’ai encore du mal à accepter ton silence. Si seulement je pouvais remonter le temps. Revenir en arrière… Soudain, quelques coups frappés à la porte.
– Entrez !
C’est Donovan. L’air nonchalant, fier, imbu de sa personne (je ne peux pas le blairer ce connard !).
– Tu as ton billet de retard ? lui demande madame Lallier.
Sourire narquois, il le dépose sur son bureau puis tranquillement se dirige vers sa place. Je le
suis du regard. J’en profite pour détailler les autres dans la classe :
Ceux qui écoutent,
Ceux qui font semblant,
Ceux qui somnolent,
Ceux qui rêvent encore,
Ceux qui sont ailleurs,
Ceux qui cherchent à comprendre,
Ceux qui s’accrochent,
Ceux qui veulent se faire remarquer à tout prix,
Ceux qui ont déserté,
Ceux qui bataillent,
Ceux qui bâillent,
Ceux qui se font violence pour être là,
Ceux pour qui tout coule de source,
Ceux qui s’en foutent,
Ceux qui s’ennuient,
Ceux qui se demandent,
Ceux qui me regardent,
Ceux qui attendent,
Ceux qui stressent…
Ce faisant, je me ronge la peau autour de mon pouce gauche. C’est un tic. Nerveux. Instinctif. Incontrôlable. Et déjà le goût du sang dans ma bouche me fait prendre conscience de ce que je suis en train de faire. Je me souviens d’une fois,
Ava m’avait demandé : « Pourquoi tu fais ça ? T’es cannibale ?! » Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Elle avait alors sorti son baume à lèvres mais attention pas n’importe lequel, un baume à lèvres goût Fanta, un truc qu’on peut trouver dans les supermarchés et qui fait briller les lèvres. Elle m’avait proposé de l’embrasser. Sans discuter, j’avais obéi. Ce baiser goût parfumé m’avait apaisé. Et là, rien que d’y penser ça me revient.