ET COULE LE SANG DU DÉSERT
À celles et ceux qui ont connu l’exil.
Je dis les choses comme elles sont, laissant le lecteur ramasser les moralités à mesure que les faits les sèment sur leur chemin.
Claude Gueux, Victor Hugo
Lentement, il fit tourner le volant de l’Audi sur l’avenue d’Annecy et prit le temps d’inspecter les lieux. Sur sa gauche, devant la galerie commerciale située au rez-de-chaussée d’une barre d’immeubles, il en dénombra six. Trois appuyés contre les gros piliers en béton. Un sur sa trottinette électrique. Un autre assis sur un scooter. Et un dernier affalé dans un fauteuil de bureau. Cheveux longs sous la casquette. Barbes et moustaches clairsemées. Tous habillés en noir. Des merdeux, tout juste sortis de l’adolescence. Inconscients de la fragilité de l’existence. Et c’était bien ce qui faisait leur différence. Lui était à peine plus âgé qu’eux, mais il connaissait le prix d’une vie.
Il scruta les voitures stationnées en épi. Dans une Polo, il aperçut un autre membre du four1. Vitre baissée, la main du dealer dansait au rythme du rap scandé dans l’habitacle. C’était sûrement un lieutenant. Il remonta l’avenue. Fit le tour du rond-point en observant les environs. Il n’y avait personne pour l’empêcher
1 Four : point de vente pour le trafic de drogue.
d’exécuter son contrat. Ni les flics ni le daron du four et sa garde rapprochée. Il augmenta le volume de sa musique. Les doigts du pianiste martelaient le clavier. Les notes les plus aiguës lui donnaient des frissons, c’était comme une caresse sur la peau. D’un geste vif, il releva son cache-cou, puis sa capuche, détacha sa ceinture et sortit un Glock du sac posé sur le siège passager. Il lâcha le volant quelques secondes pour chambrer une cartouche, glissa l’arme entre ses jambes et remonta l’avenue dans l’autre sens, poussant l’accélérateur au maximum. Son cœur battait fort dans sa poitrine. L’adrénaline se répandait dans ses veines. Il était un guerrier. Comme ses ancêtres sérères2 avant lui. Puissant et invincible.
Arrivé au bout de l’avenue, il écrasa les freins. Le crissement des pneus figea la scène. Il s’éjecta de sa caisse. Le lieutenant, dans sa voiture, n’eut pas le temps de réagir. Il lui colla une balle dans la tempe. Du sang gicla sur sa main et ses vêtements. Il pivota vers le groupe. Le gamin dans son fauteuil se cramponna aux accoudoirs. Il visa son ventre pour ne pas être éclaboussé. L’autre, sur son scooter, était tombé à la renverse de frayeur. Son engin lui bloquait une jambe, l’empêchant de fuir. Il chialait et le suppliait de l’épargner. Face à la mort, on ne triche plus. La mort est un gouffre sombre peuplé de fantômes hurlants. Qui voudrait y errer pour l’éternité ? Il tira dans une des mains derrière laquelle le merdeux se protégeait. La balle la transperça avant d’aller se loger dans sa poitrine. Autour de lui, il n’y avait plus âme qui vive. Les autres jobbeurs3 s’étaient enfuis en abandonnant leurs potes. Les rares passants qui déambulaient dans la coursive avant qu’il ne fasse un carnage s’étaient réfugiés entre les voitures garées. Il sortit son téléphone et filma sa
2 Sérère : peuple d’Afrique de l’Ouest, présent au centre-ouest du Sénégal.
3 Jobbeur : travailleur (pour le trafic de drogue).
scène de crime. Le gamin toujours vautré dans son fauteuil, la tête renversée en arrière, les yeux grands ouverts, l’autre sous son scooter. Maintenant, il avait l’air de dormir paisiblement. Il s’attarda quelques secondes sur sa première victime, dans la Polo. Du sang et de la cervelle avaient giclé un peu partout dans l’habitacle. Avec ça, il était certain que sa vidéo ferait le buzz.
L’euphorie rendait ses pas si légers qu’il avait la sensation d’être en apesanteur. Il ne courait pas, il volait. Les notes de piano s’échappaient de sa voiture et s’élevaient vers le ciel en tournoyant, portées par une légère brise. Un instant de grâce au milieu du chaos.
Il se glissa à l’intérieur de l’Audi. Fit hurler les pneus sur le bitume et disparut dans les rues de Chambéry en poussant un cri de guerrier qui explosa dans sa gorge.
*
Louise Pariset invita le sexagénaire à s’asseoir sur une des chaises face à elle. Le visage fermé à double tour, le menton en avant, prêt à en découdre, cet homme ne lui inspirait aucune sympathie. Si chaque justiciable avait la possibilité, par les réseaux sociaux, de se renseigner sur elle, sur son activité professionnelle et pouvait la choisir pour ses compétences ou pour son apparence, la réciproque n’existait pas. Pour l’avocate, tout nouveau rendez-vous était une surprise. Et elle n’était pas forcément à son goût.
– Que puis-je faire pour vous, monsieur… Debiasi ?
– Je passe au tribunal la semaine prochaine.
– Vous avez votre convocation ?
L’homme la sortit d’une pochette cartonnée et la lui tendit.
– Si j’en crois la date, vous avez reçu cette citation il y a plusieurs mois…
– J’ai pas eu le temps de m’en occuper avant.
L’avocate observa son vis-à-vis. L’attitude à la fois agressive et fuyante de cet homme était un aveu de culpabilité. Elle en était persuadée.
– Ça ne me laisse pas beaucoup de temps pour préparer votre défense. D’autant que vous êtes poursuivi pour une agression sexuelle. Ce n’est pas anodin.
Le visage du client se ferma un peu plus sans qu’il daigne répondre.
– Bon, que s’est-il passé ?
– C’est une secrétaire de la boîte qui m’accuse de lui avoir mis une main aux fesses.
– Et c’est faux ?
– Je ne m’en souviens pas. J’avais un peu bu. Je fêtais mon départ à la retraite.
– Vous exerciez quelle profession ?
– Chef de rayon dans une grande surface.
– Laquelle ?
Le client lui donna le nom qu’elle nota sur une feuille de son bloc.
– Donc, vous ne vous souvenez pas de ce geste qu’elle vous reproche ?
– Non. Mais si je l’ai fait, c’était pas méchant, on rigolait.
– Si votre collègue a déposé plainte, c’est qu’elle n’a pas trouvé ça drôle.
– C’était juste une main aux fesses ! On ne va pas m’envoyer en taule pour ça quand même !
Louise prit une profonde inspiration avant de répondre. Elle devait rester professionnelle et ne pas exprimer le fond de sa pensée.
– Monsieur Debiasi, vous veillerez à garder pour vous ce genre de commentaire si vous ne voulez pas qu’à l’audience votre condamnation soit plus sévère qu’elle ne devrait.
– Je risque quoi ?
– En matière d’agression sexuelle, la peine peut aller jusqu’à cinq ans de prison et soixante-quinze mille euros d’amende.
Le délit dont Debiasi s’était rendu coupable ne lui vaudrait pas plus de quelques mois de prison, avec sursis de surcroît, mais en lui annonçant la condamnation la plus lourde prévue par le code pénal, maître Pariset voulait rabattre le caquet de ce sale type.
– Pour une main aux fesses ? C’est n’importe quoi ! Maintenant, on n’a plus le droit d’approcher une gonzesse sans risquer la prison !
L’avocate s’enfonça un peu plus dans son fauteuil. Elle n’avait vraiment aucune envie de défendre cet homme, mais si elle devait mettre à la porte tous les clients dont elle désapprouvait la conduite, elle irait pointer au chômage.
– Rien dans le code pénal ne vous interdit d’aborder une femme, ce qui est interdit en revanche, c’est de lui imposer des gestes à caractère sexuel, c’est-à-dire sans son consentement. Louise Pariset laissa un silence s’installer entre eux. Des gouttes de sueur perlaient sur le front de Debiasi. Il était anxieux.
– Racontez-moi comment ça s’est passé.
– On buvait un coup dans l’entrepôt pour fêter mon départ. Y avait une bonne ambiance. Les collègues me chambraient, ils me disaient que j’allais déprimer sans le boulot. C’est parce que ça fait quarante ans que je travaille dans l’entreprise, je connais tout le monde. Pauline était là, elle rigolait avec nous. À un moment, elle a mis son bras sur mon épaule et m’a embrassé en me disant que j’allais lui manquer.
– Pauline, c’est la victime ? Il acquiesça.
– Elle a quel âge ?
– Vingt-cinq ans, je crois. Ça fait deux ans qu’elle travaille chez nous.
– Quel poste occupe-t-elle ?
– Elle fait les payes.
– Assistante des ressources humaines. Donc, elle vous a embrassé. Ensuite ?
– Je sais plus, je crois que je lui ai mis une main dans le dos. Rien de méchant. Mais elle s’est dégagée brutalement. C’est comme ça que ma main a glissé et lui a touché les fesses.
– Votre main a glissé ?
– Ben oui. Je ne l’ai pas agressée.
Il marqua une pause.
– Moi, j’ai jamais eu besoin de forcer une femme. C’est même moi qui me faisais harceler par certaines clientes quand je bossais. Parce qu’il faut pas croire, y en a qui s’ennuient chez elles à ne rien faire. Alors, elles viennent nous voir, et nous on leur offre un peu de réconfort, si vous voyez ce que je veux dire.
Louise ne voulait surtout pas voir. Elle ne pouvait imaginer que cet homme puisse plaire aux femmes. À ses yeux, il avait tout du type ringard, à commencer par sa sacoche banane attachée sous son ventre proéminent. Elle avait remarqué que les jeunes avaient remis au goût du jour cet accessoire tombé en disgrâce. Mais contrairement à Debiasi, la mode voulait désormais qu’on attache sa banane en travers de la poitrine et non sous son ventre.
– Vous êtes marié ?
– Ma femme m’a foutu à la porte à cause de cette histoire avec Pauline. Elle va demander le divorce.
– Où est-ce que vous vivez ?
– Chez mon fils. Je dors sur son canapé, au salon. Ma belle-fille n’est pas contente, elle veut que je parte. Bientôt, je serai à la rue.
Il soupira.
– Pauline a foutu le bordel dans ma vie.
L’avocate ne releva pas. Se victimiser plutôt que de reconnaître les faits était une réaction habituelle de ses clients poursuivis pour des violences faites aux femmes. Combien y en avait-il qui faisaient acte de contrition ? Finalement, assez peu. Même quand les preuves étaient accablantes, ils réfutaient l’évidence.
– Y a-t-il eu des témoins de la scène ?
– Ben oui, parce que Pauline a fait un scandale. Je lui ai dit que ma main avait glissé. Les collègues ont essayé de la calmer, mais elle était hystérique. Et finalement, c’est moi qu’on a foutu dehors. Ça a gâché ma fête.
Pour quelqu’un qui ne se souvenait de rien, Debiasi semblait avoir une mémoire assez exacte du déroulement des faits.
– Ensuite ?
– Un collègue est venu me voir le lendemain. Il m’a annoncé que Pauline voulait déposer plainte. Je l’ai appelée plusieurs fois, j’ai essayé de discuter, elle m’a raccroché au nez. Elle voulait pas m’écouter. Voilà.
L’avocate continuait de prendre des notes. Debiasi se sentit obligé de combler les blancs.
– Depuis #Metoo, les gonzesses font des histoires pour rien. Elles se rendent pas compte que ces conneries, ça détruit des familles. Faudrait leur dire, aux féministes. À cause de ça, ma femme m’a foutu à la porte. J’ai tout perdu, moi !
Son client jouait encore la carte de l’apitoiement, l’avocate allait devoir le briefer pour qu’il change de discours le jour de l’audience.
– Bon, monsieur Debiasi, je vais solliciter les pièces de votre dossier pénal. Dès que le greffe me les aura transmises, je vous recontacterai et nous aviserons de la conduite à tenir.
– Je vais aller en taule ?
– Non, vous n’irez pas en prison, mais si l’agression sexuelle est retenue, vous risquez d’être condamné à une
peine de prison assortie d’un sursis. Vous avez un numéro de portable pour que je puisse vous contacter ?
Le client le lui indiqua ainsi que son adresse mail et l’adresse postale de son fils.
– Est-ce que vos anciens collègues, vos amis, votre famille, pourraient attester en votre faveur ?
– Pour dire quoi ?
– Que vous avez toujours eu une conduite exemplaire, que vous n’avez jamais eu de gestes déplacés envers vos collègues féminines ou envers vos amies.
– Je sais pas. Faudrait que je leur demande.
Elle sortit d’un tiroir quelques formulaires d’attestation et les lui tendit.
– Faites-le rapidement.
– D’accord.
– Concernant mes honoraires, pour ce type d’audience, ils sont fixés à mille cinq cents euros hors taxes.
– Juste pour une audience ?
– Pas uniquement monsieur Debiasi. Je vous ai reçu, je vous recevrai de nouveau quand j’aurai les pièces. Et ce, en urgence. Je vais étudier votre dossier et assurer votre défense. Concernant l’audience, il y a de fortes chances pour que nous y passions une partie de la journée. L’heure de convocation n’est pas l’heure à laquelle nous passerons devant le tribunal.
– Je dois venir ?
– Oui, vous devez venir.
Même si Louise était persuadée que la présence de son client à l’audience allait le desservir, elle n’avait pas le choix. Une citation en justice n’était pas une invitation que l’on pouvait décliner.
L’avocate raccompagna le sexagénaire à la porte. Par simple curiosité, comme elle le faisait avec ses nouveaux clients, elle lui demanda comment il avait eu ses coordonnées.