"Qui aime Martin" de Sophie Grenaud - Extrait

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De la même autrice au Rouergue

Diego aime Julie – 2023, roman dacodac.

Illustration de couverture : Clémence Paldacci © Éditions du Rouergue, 2026

Sophie Grenaud qui aime Martin ?

à ma préférée à mon autre préférée à mon autre autre préférée

à celles ou ceux qui pensent parfois que personne ne les aime

chapitre 1

C’est petit et plié en quatre. Ça dépasse du cartable grand ouvert de Martin. Un papier blanc, un peu froissé, avec les coins écrasés.

Je vois par transparence qu’un truc est écrit à l’intérieur. Je l’aperçois si je me lève un peu de ma chaise en me penchant par-dessus mon bureau.

C’est un message secret, j’en suis sûr.

Ça sent l’embrouille. Des insultes ? Des menaces ? Martin a eu tellement d’ennuis depuis le début de l’année que tout est possible.

À la cantine il se fait piquer son pain tous les jours. Quand il faut se mettre en rang par deux il finit toujours seul. Son bonnet a disparu trois fois, son écharpe pareil. Il a eu droit aux pires surnoms. Et quand le maître tourne le dos, on lui lance des bouts de gomme. Impossible de savoir ce que Martin en pense, il sourit tout le temps. Soit il est idiot, soit il espère se faire des amis en restant gentil.

Si ce message est une lettre d’insultes, je dois agir. Vu que moi, Ben, en plus d’être

Délégué de classe, je suis Référent Prévention

Harcèlement, c’est ma mission d’intercepter ce mot. L’avantage avec les cours de géographie, c’est qu’il y a du mouvement et du bruit.

Maître Robert nous autorise à aller chercher du matériel dans l’armoire et à parler, un peu, pendant qu’on colorie les cartes. Martin s’est levé pour emprunter une mappemonde au

fond de la classe. Avec ses cheveux orange et son tee-shirt fluo il est facile à repérer. Avant son retour, j’arriverai peut-être à piquer le papier dans son sac.

– Jules, tu me couvres ?

– Te couvrir de quoi ?

– Pose pas de question, dis-moi juste si Martin revient, ou si Maître Robert approche.

L’avantage avec Jules, c’est qu’il dit oui à tout ce que je propose, même quand mes idées ne sont pas fabuleusement fantastiques, comme le jour où je l’ai pris sur mes épaules pour faire de la trottinette et qu’il s’est cassé une dent. Une dent de lait, mais quand même, la honte.

Depuis cette aventure, il est un peu plus méfiant, mais il reste le meilleur bras droit du monde. Par exemple, faire le guet, c’est une mission qu’il maîtrise à la perfection. J’ai hyper confiance en lui quand il me chuchote :

– La voie est libre ! Vas-y Ben, fonce !

L’air parfaitement innocent, je fais tomber mon crayon de couleur. Grâce à mon tir bien ajusté, il roule pile à côté du cartable de Martin. C’est l’avantage d’être méga fort au basket. Et au foot. Et à la pétanque. Et au ping-pong.

Je glisse à plat ventre, le carrelage est glacé et taché de traces de pieds, peu importe, j’avance. Je rampe entre les pieds d’une chaise, écarte le sac de sport de Jules, contourne une gourde abandonnée et j’atteins la rangée de devant. Hop, je récupère mon crayon de la main droite pendant que la gauche pique le papier blanc dans le cartable de Martin. Si je ne deviens pas champion de basket, je pourrai être pickpocket. Comme dirait Maître Robert, « a des aptitudes qui ne demandent qu’à être exploitées… avec un peu de travail et de volonté ».

Maintenant, plus difficile : ramper à reculons sans me cogner et sans bruit.

Coup de chance, Maître Robert attire l’attention générale : – Assez de géographie pour aujourd’hui ! Je veux un rangement exemplaire du matériel, illico presto.

J’aime bien quand il utilise des mots bizarres. À part Ludivine qui a toujours réponse à tout, personne ne connaît la traduction exacte de ces expressions. Ça donne un petit côté Poudlard à notre classe.

Avec cette formule magique, les élèves s’agitent comme une fourmilière géante.

C’est une belle pagaille. Tant mieux, je reprends ma place sans me faire remarquer.

Première étape : réussie !

Le regard noir de Maître Robert est si efficace qu’en un instant, plus rien ne traîne. Le silence règne et les cahiers sont sortis. Nous copions sagement la poésie inscrite au tableau pendant qu’il sillonne les rangées en caressant sa barbe qui frisotte de satisfaction.

La classe est à son niveau de concentration maximal. Je peux déplier le papier blanc sans risque. C’est la grande occasion dont je rêvais pour montrer toute l’étendue de mes compétences de Référent Prévention Harcèlement. Je suis prêt. Mes mains tremblent. Pourvu que cette lettre ne soit pas trop méchante pour Martin.

Le texte est court. Deux lignes, aucune signature. L’écriture bleue est facile à lire, les lettres sont détachées les unes des autres, nettes, comme dans les livres.

Mais… c’est étrange…

Je vérifie trois fois que j’ai bien lu. – Jules, regarde. Incroyable, non ?

Je lui tends la feuille et il déchiffre : Je t’aime Martichou tu est super fort tu est mème le plus fort !

On se regarde.

L’avantage avec les meilleurs copains, c’est qu’on peut deviner ce qui se passe dans la tête de l’autre. Là, Jules pense exactement comme moi : Quelqu’un aime Martin ?

Quelqu’un le trouve super fort ?

Martin, le garçon avec des pulls plus moches que ceux de mon grand-père ? Celui qui n’a pas la force de soulever le banc du couloir ? Celui qui se fait des croche-pattes à lui-même quand il traverse la cour ? Celui qui met les mains devant son visage quand le ballon arrive vers lui ?

Quelqu’un aime ce Martin-là ?

Et ce quelqu’un l’appelle « Martichou » ?

« Martichou »… on explose de rire.

Le problème quand Jules rit, c’est qu’il fait des petits hoquets de souris qui couine. Et s’il essaye de se retenir, ça empire : son rire se transforme en cri de phoque. Exactement comme maintenant…

Catastrophe, tout le monde nous regarde. D’un geste du poignet digne d’un pick pocket expert, je fais disparaître le mot d’amour secret dans ma manche. Je l’examinerai plus tard.

En revanche, impossible de m’arrêter de rire. Ça m’étrangle, je tousse, j’ai l’impression d’avoir avalé une cocotte-minute.

Juste avant que mes poumons n’explosent, la voix du maître me coupe le rire. Sa grosse main me tire en arrière, me fait pivoter et me pousse vers la sortie. Comme moi, Jules glisse presque sans toucher le sol.

– Terminado los rigolos , sortez ! Adossezvous contre la vitre du couloir. Debout. Bien droits. Je veux voir vos dos immobiles depuis l’intérieur de la classe. Quand vous serez calmés, vous demanderez poliment l’autorisation de rentrer. Je déciderai du sort que je vous réserve.

Dos collé à la vitre froide, les bras croisés, je sens le regard du maître nous transpercer.

Je n’ose même pas lever les yeux vers Jules. Je sais qu’au fond, il sourit encore. S’il éclate à nouveau de rire, je ne pourrai pas me retenir. Surtout, ne pas bouger. Même pas respirer. Attendre que le silence glacial du couloir fasse effet.

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