Libertariannisme

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SOMMAIRE

1 Introduction : pourquoi débattre du libertarianisme et du nationalconservatisme ? 4

2 Les grandes figures du libertarianisme 7

2.1 Ayn Rand : la figure centrale du libertarianisme 7

2.2 Milton Friedman et la révolution néolibérale 8

2.3 L’anarcho-capitalisme 9

2.4 Robert Nozick et le « minarchisme » 10

2.5 Les fondements idéologiques du national-conservatisme 11

2.6 Yoram Hazony : la mutation de la pensée libertarienne au XXIe siècle et la synthèse avec le national-conservatisme 11

2.7 Les critiques du libertarianisme 12

2.7.1 La critique du libertarianisme par John Rawls 12

2.7.2 Amartya Sen : la critique du libertarianisme par les capabilités 13

2.7.3 Une approche critique du libertarianisme au travers des travaux de Thomas Piketty et de Gabriel Zucman 13

2.7.4 Le libertarianisme : capitalisme contre la démocratie libérale ? 14

3 Le libertarianisme contemporain : une idéologie composite mêlant populisme, nationalisme, technologie et autoritarisme 16

3.1 Donald Trump : libertarianisme comme source du populisme autoritaire 16

3.2 Viktor Orbán et Giorgia Meloni : le libertarianisme autoritaire européen 17

3.3 Javier Milei et Augusto Pinochet : la mise en pratique du libertarianisme en Amérique du sud Erreur ! Signet non défini.

3.4 Une internationale national-conservatrice et libertarienne ? 19

3.5 Le libertarianisme technologique : entre utopie et dystopie 20

3.5.1 Peter Thiel et le libertarianisme technologique radical 20

3.5.2 Elon Musk et la sublimation mortifère de l’individu 20

3.5.3 La Silicon Valley entre utopies libertariennes, crise démocratique et déni des réalités sociales 22

4 Existe-t-il un « libertarianisme à la belge » ? 24

4.1 Bart De Wever, un national-conservatisme entre libertarianisme culturel et obsession identitaire 24

4.2 Les nouveaux habits idéologiques de Georges-Louis Bouchez 25

5.1

7.1

7.2

7.3

7.4

7.5

7.6

Biographie de l’auteur François Perl est conseiller à l’Institut Emile Vandervelde.

Introduction : pourquoi débattre du libertarianisme et du national-conservatisme ?

La réélection de Donald Trump aux États-Unis en novembre 2024 et, encore plus, celle de Javier Milei en Argentine un an plus tôt, ont toutes les deux mis en lumière l’attraction qu’exerce le libertarianisme.

En postulant la défense absolue des libertés individuelles, nous nous trouvons face à une idéologie qui pourrait apparaître aussi séduisante que consensuelle. En effet, qui penserait s’opposer au primat des libertés individuelles ? Mais à partir du moment où l’idéologie libertarienne exerce un attrait puissant sur certains courants politiques conservateurs et nationalistes et que sa mise en pratique a souvent conduit à un recul des libertés, elle mérite une analyse approfondie. Si l’analyse critique du libertarianisme constitue le point de départ de cette étude, nous analyserons aussi en quoi l’alliance intellectuelle et politique entre le libertarianisme et l’idéologie qui anime les droites radicales et l’extrême-droite contemporaine, le nationalconservatisme, constitue, à des degrés divers, en cette première moitié du XXIe siècle, la principale matrice idéologique des droites.

En apparence, le libertarianisme et le national-conservatisme incarnent deux pôles opposés de la pensée politique. D’un côté, une idéologie qui proclame la primauté absolue des libertés individuelles, la réduction radicale du rôle de l’État et la dérégulation des marchés. De l’autre, une doctrine attachée aux traditions, à la souveraineté nationale et au renforcement d’un État fort sur le plan moral, sécuritaire et identitaire. Pourtant, ces deux idéologies nouent dans la pratique une alliance de plus en plus visible. Ce qui les rapproche, c’est d’abord une hostilité commune à l’État social, aux protections collectives et aux élites progressistes qu’ils accusent d’imposer une vision cosmopolite, et technocratique de la société. Elles convergent dans la critique des « élites globalistes » qu’elles décrivent comme une menace pour la liberté individuelle d’un côté, pour l’identité culturelle et nationale de l’autre.

Elles se retrouvent aussi dans leur défense d’un capitalisme dérégulé. Les libertariens militent pour la suppression de toute forme d’entrave au marché tandis que les nationauxconservateurs, malgré une rhétorique centrée sur la souveraineté économique et le protectionnisme, s’accommodent volontiers d’un programme économique ultra-libéral réduisant le rôle des syndicats, affaiblissant la fiscalité progressive et privatisant les services publics.

Le national-conservatisme associe une conception conservatrice de la société (centrée sur la défense des traditions, de la religion, de la famille et des hiérarchies sociales) avec une exaltation de la souveraineté nationale, une valorisation des identités culturelles et une méfiance à l’égard des institutions supranationales comme l’Union européenne ou l’ONU. Le national-conservatisme prône un État fort sur le plan régalien, notamment en matière d’immigration, de sécurité et d’ordre public, tout en défendant le capitalisme de marché dans sa version nationale. À la différence des droites libérales « classiques », le nationalconservatisme adopte le plus souvent une position critique à l’égard de la mondialisation/globalisation économique et culturelle, qu’il perçoit comme une menace pour l’identité nationale.

Cette convergence idéologique s’est aussi nourrie, ces dernières décennies, d’intérêts politiques partagés. Aux États-Unis, par exemple, la droite républicaine agrège depuis longtemps ces deux sensibilités : d’un côté, des think tanks libertariens qui défendent la réduction du périmètre d’intervention de l’État à sa plus simple expression et, de l’autre, des intellectuels et hommes politiques conservateurs qui veulent imposer une politique migratoire stricte et une vision rétrograde des mœurs. Cette alliance à la fois tactique et pragmatique permet aux uns de réaliser leur rêve d’un marché sans contraintes et sans entraves, et aux autres de donner corps à leur vision à la fois autoritaire et identitaire de la société.

Ainsi, libertarianisme et national-conservatisme se rejoignent autant sur le plan théorique que sur le terrain stratégique : une alliance entre la dérégulation économique, la défense des valeurs traditionnelles et la défiance partagée envers une modernité perçue comme trop égalitaire et progressiste.

En Europe, ces courants politiques, incarnés en Pologne par le PiS (Droit et Justice) et en Italie par Fratelli d’Italia, le parti de la Première ministre Giorgia Meloni, entretiennent une vision culturaliste et anti-immigration, tout en réduisant le rôle de l’État dans le domaine économique, par exemple en assouplissant le droit du travail. Cette porosité entre programme national-conservateur et dérégulation économique s’est observée également au Royaume-Uni singulièrement, où la rhétorique du Parti conservateur mêle, depuis Margaret Thatcher, une rhétorique souverainiste à une approche en termes de dérégulation sociale, fiscale et économique inspirée par les cercles libertariens.

Enfin, ces affinités s’alimentent d’une hostilité commune aux élites « globalistes » : les libertariens dénoncent le poids de l’État dans la fiscalité, et les nationaux-conservateurs accusent les élites cosmopolites de diluer les identités culturelles. C’est le cas dans le cadre du réseau européen de la New Right, popularisé par le mouvement NATCON où nationauxconservateurs et libertariens se côtoient. Cette alliance tactique permet aux uns d’imposer un programme de dérégulation économique et aux autres de promouvoir une vision autoritaire et identitaire de la société.

En somme, au-delà des contradictions théoriques entre libertarianisme et nationalconservatisme, le contexte européen illustre une alliance pragmatique : face aux institutions communautaires et aux partis progressistes, ces deux courants se rejoignent dans une critique commune de l’État-providence, des élites « mondialisées » et dans une défense, pour des motifs différents, d’un ordre économique libéralisé et d’une souveraineté nationale revalorisée. Nous verrons aussi que cette synthèse idéologique se manifeste également dans l’univers des techs et en particulier dans la Silicon Valley, où les têtes de pont de ce qu’on pourrait qualifier de « libertarianisme technologique », Peter Thiel et Elon Musk, se font les chantres d’une pensée radicale associant une innovation débridée et une dérégulation marquée par la concentration de pouvoirs privés qui menacent les institutions démocratiques traditionnelles. Dans le même temps, ces figures emblématiques mènent une guerre idéologique contre le « mouvement woke », coupable à leurs yeux de détruire les valeurs « traditionnelles » de la société.

Même en Belgique, terre traditionnelle d’un libéralisme politique plutôt modéré, le libertarianisme et le national conservatisme trouvent des relais influents.

Depuis son arrivée à la présidence du MR, Georges-Louis Bouchez flirte de manière ambiguë avec ces courants idéologiques. De l’autre côté de la frontière linguistique, Bart De Wever ne cache pas ses accointances avec certains cercles de pensée et forums politiques se réclamant du nationalconservatisme. Dans le même temps, plusieurs intellectuels, des deux côtés de la frontière linguistique,

vectorisent les thèses libertariennes et national-conservatrices, notamment au travers d’interventions fréquentes dans le paysage médiatique.

Face à ces développements multiples il est apparu nécessaire de dresser un bilan critique approfondi et rigoureux du libertarianisme et du national-conservatisme. En effet, l’influence de ces mouvements de droite radicale dans les programmes politiques des droites traditionnelles (qu’elles soient d’obédience libérales ou conservatrices) devient de plus en plus évidente, que ce soit dans le domaine de l’identité culturelle ou des politiques migratoires et économiques.

Cette étude se propose d’analyser les fondements doctrinaires de ces courants politiques, leur actualité, leur bilan et surtout leurs convergences.

2

Les grandes figures du libertarianisme

2.1 Ayn Rand : la figure centrale du

libertarianisme

"Il n'y a qu'une seule catégorie d'hommes qui n'a jamais fait grève au cours de l'histoire. Toutes les autres se sont arrêtées, présentant leurs revendications au monde et prouvant qu'on ne pouvait pas se passer d'elles. Sauf les hommes qui ont porté le monde sur leurs épaules, qui l'ont fait vivre, qui ont supporté les pires affronts pour seuls remerciements, sans jamais abandonner pour autant l'espèce humaine. Eh bien, leur tour est venu. Il est temps que le monde découvre qui ils sont, ce qu'ils font et ce qui se passe quand ils ne veulent plus jouer leur rôle. C'est la grève des êtres pensants."1

Ayn Rand, née Alissa Zinovievna Rossenbaum en Russie en 1905 et décédée à New-York en 1982 est une romancière et philosophe connue pour sa philosophie dite « objectiviste ». Elle est considérée comme la figure centrale du libertarianisme contemporain qui puise une partie de son inspiration dans la pensée radicale de cette autrice singulière.

Son roman, « La Grève », publié en 1957, (Atlas Shrugged dans sa version originale) occupe une place centrale dans l’imaginaire libertarien.

La grève n’est pas celle des opprimés mais celle des « hommes d’esprits » (les créateurs, les entrepreneurs, les financiers), révoltés par la marche d’un monde qu’ils jugent trop « collectivisé » et qui finissent par se retirer dans une zone géographique connue d’eux-seuls, Atlantis2, pour attendre la chute du gouvernement et s’atteler à la reconstruction d’une nouvelle société qui ne pourra renaître que par la sacralisation de l’individu.

Au travers de ce livre, et de son œuvre en général, Ayn Rand, défend la primauté absolue de l’individu sur la collectivité, l’irrationalité de la solidarité et de la régulation et la supériorité des « entrepreneurs » sur le reste de l’humanité. La pensée de Rand est particulièrement radicale dès lors qu’elle n’octroie aucune légitimité aux institutions politiques et, plus généralement, au contrat social qui est, pourtant, au centre de la pensée libérale classique. Le capitalisme et les inégalités sont un ordre naturel qu’aucune construction, fût-elle démocratiquement établie, ne peut venir perturber. L’objectivisme de Rand est une croyance absolue dans les prédispositions naturelles et la raison de chaque individu et dans sa capacité, ou son incapacité, à devenir un entrepreneur.

La pensée d’Ayn Rand est une clé essentielle dans la compréhension du libertarianisme contemporain.

« La grève » est un des livres de chevet de Donald Trump et des mentors de l’industrie technologique3 Atlantis n’est plus une dystopie de l’organisation spatiale des États-Unis dès lors que celle-ci s’organise de plus en plus au travers de « gated communities », des enclaves résidentielles fermées réservées aux plus nantis dont les plus emblématiques se situent dans la Silicon Valley. L’idée d’une « sécession des riches » (telle que Rand l’a théorisée dans « La grève ») est également une réalité sociologique documentée en Europe par divers travaux4 .

1 Ayn RAND, La grève, les Belles Lettres, version française, 2017.

2 Une référence paradoxale à la citée mythique inventée par Platon.

3 « Ayn Rand, l’auteure de chevet de Donald Trump rééditée en France », Le Monde, 4 mars 2018.

4 On se reportera notamment à l’étude de Jérôme Fourquet pour la Fondation Jean Jaurés « 19852017, quand les classes favorisées font sécession », publiée en 2018 (source : site de la Fondation Jean Jaurès https://www.jean-jaures.org/

L’héritage intellectuel d’Ayn Rand, qui réfute les principaux socles de la démocratie libérale, porte en lui-même ses propres contradictions et dangers. Il nie les inégalités sociales structurelles, considérant chaque individu comme entièrement responsable de son sort, ce qui est une vision profondément simpliste et erronée. Par ailleurs, il crée une forme de mépris implicite des individus moins performants ou défavorisés et légitime de ce fait une société « naturellement » inégalitaire où les plus faibles sont renvoyés à leur unique responsabilité pour « s’en sortir ». Ce mépris des faibles trouve une résonance dans le vocabulaire politique de la droite qui, grossièrement, oppose les « assistés » aux « bosseurs ».

2.2 Milton Friedman et la révolution néolibérale

Dans les années 1970, l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006) popularise les théories libertariennes en économie au travers d’ouvrages comme Capitalisme et liberté, Le pouvoir du marché ou encore La tyrannie du contrôle. Dans sa production scientifique, Friedman défend l’idée d’une dérégulation maximaliste des marchés et une minimisation tout aussi maximaliste du rôle de l’État. Friedman, à l’inverse de nombreux libertariens, ne conteste pas la légitimité de toute forme de redistribution au profit des catégories sociales les moins favorisées mais celle-ci ne peut se faire qu’au travers de crédits d’impôt et non de transferts financiers. Le crédit d’impôt chez Friedman « fonctionne » comme une forme de ristourne pour les personnes dont les revenus sont inférieurs à une tranche unique d’imposition (la flat tax). Cette redistribution est, de fait, assez limitée et, par définition, temporaire puisqu’une fois que le marché a atteint son fonctionnement optimal, les citoyens, libérés de la contrainte étatique, sont des « agents économiques » susceptibles d’atteindre une autonomie financière. Par ailleurs, le crédit d’impôt ne peut être établi, pour Friedman, que lorsque toutes les scories de l’État social (sécurité sociale, assurance santé, etc.) ont été abolies.

Son influence politique a été très importante. De Ronald Reagan à Margaret Thatcher, Friedman a été l’un des principaux inspirateurs du néo-libéralisme politique qui trouve son essor après les chocs pétroliers qui enclenchent une dynamique de destruction méthodique de l’État providence en Europe et de ce qu’il reste du New Deal, aux Etats-Unis.

L'héritage de Friedman reste important. Ses prescriptions ont influencé beaucoup de décisions politiques et ses théories ont transformé les politiques économiques des États-Unis et du Royaume-Uni au cours du dernier quart du XXe siècle. Sa conception extrême du libre marché a également influencé l'économie de nombreux pays en développement pendant et après la guerre froide, au travers des politiques d’ajustement structurel préconisées par les institutions monétaires internationales. Ces « thérapies de choc » ont souvent laissé souvent derrière elles un bilan contrasté.

Mais c’est probablement son influence sur la politique du dictateur chilien Augusto Pinochet qui a été le cas d’école le plus marquant de l’application concrète du libertarianisme. Au travers de cette expérience chilienne, Friedman a vu une opportunité unique de démontrer l’efficacité de ses théories économiques. Friedman n’était pas motivé que par des considérations économiques. Sa pensée ne se limite pas aux théories économiques et s’est, sur un plan plus politique, fortement ancrée dans le conservatisme américain de l’époque, marqué par un anticommunisme obsessionnel et une opposition aux politiques visant à octroyer des droits civiques aux minorités. Sur ce dernier point, Friedman considérait que les libertés politiques étaient subordonnées aux libertés économiques. Les premières ne pouvaient être garanties par les États (liberticides par nature) et devaient l’être au travers d’un nouvel ordre économique dérégulé, seul à même de garantir la fin de la servitude humaine.

Cette idée d’un « ordre naturel » des libertés politiques, garanti par la dérégulation de l’économie est, évidemment, complètement invalidée par le bilan de la dictature chilienne.

Appliquant à la lettre les recommandations de Friedman, qu’il a rencontré au Chili en 1975, Pinochet mit en œuvre une politique brutale, caractérisée par la dérégulation radicale des structures sociales et économiques, des privatisations massives, et la suppression des protections sociales et de toute forme de solidarité organisée.

Le résultat fut catastrophique, non seulement sur le plan social mais aussi sur celui des droits humains, avec une répression violente de toute opposition démocratique (des dizaines de milliers de cas de torture, d’emprisonnement arbitraire et d’assassinats d’opposants).

L’expérience chilienne est un exemple précurseur de la mise en application de la doxa libertarienne poussée à l’extrême qui, loin de renforcer les libertés individuelles, devient le support idéologique de l’autoritarisme et sert à l’écrasement des mouvements sociaux.

2.3 L’anarcho-capitalisme

L’anarcho-capitalisme est un courant libertarien utopique dont l’objectif est l’abolition totale de l’État. Mais à l’inverse de l’anarchie « traditionnelle », l’anarcho-capitalisme n’abolit pas l’État au nom du primat de l’égalité entre les humains et de son corollaire « organisationnel » : l’autogestion. À l’opposé des courants anarchistes classiques, la matrice idéologique de l’anarcho-capitaliste se développe autour de la primauté absolue de l’individu et, surtout, de la propriété privée.

Et là où les courants anarchistes de gauche considèrent le capitalisme, au même titre que l’État, comme un outil de domination, et voient son abolition comme une condition préalable à l’émergence d’une société où l’humain serait libéré de toute forme de contrainte, les anarcho-capitalistes voient dans le capitalisme une condition indispensable à la réalisation de leur objectif final : une société expurgée de toute forme d’organisation collective publique.

Dans cette vision, toutes les fonctions régaliennes (en ce compris la sécurité et la politique monétaire qui, chez Friedman, sont exercées par l’État) sont gérées par des entreprises privées qui sont mises en concurrence sur un marché libre. Chaque individu serait libre de contracter avec les prestataires de son choix, selon ses moyens et ses préférences.

La philosophie anarcho-capitaliste peut être résumée dans les propos, de Murray Rothbard5, figure tutélaire de ce courant :

« L’État est l’organisation du moyen politique. C’est la systématisation du processus de prédation sur un territoire donné (…) L’État est une bande de voleurs à grande échelle. »6

Loin d’être marginal, ce courant influence aujourd’hui une partie de la Silicon Valley, la mouvance crypto-libertarienne, certains think tanks néolibéraux et des figures comme Elon Musk ou Peter Thiel.

Les principes clefs de l’anarcho-capitalisme sont les suivants :

La seule souveraineté découle de la propriété privée : le droit de propriété est la source de tous les droits.

Le contrat privé est le seul fondement de l’organisation de la société : aucune obligation collective ne peut s’imposer à l’individu sans son consentement explicite.

5 Murray Rothard(1926–1995) est un économiste, philosophe et historien américain

6 Dans l’anatomie de l’État

Répudiation totale de l’État : taxes, lois générales, sécurité sociale, tout cela est vu comme une violence illégitime.

Privatisation intégrale : la justice, la police, les routes, la monnaie, jusqu’à l’air que l’on respire, peuvent devenir des biens privés.

L’influence politique de Murray Rothbard se retrouve notamment chez le Président de la République argentin, Javier Milei qui, en se réclamant ouvertement de Rothbard, a déclaré notamment : « L’État c’est un pédophile dans une école maternelle avec des enfants enchaînés et enduits de vaseline »7

La philosophie anarcho-capitaliste imprègne aussi des mouvements survivalistes comme les « Freemen of the land » ou les « Sovereign Citizens », des mouvements essentiellement implantés dans les pays anglo-saxons et qui regroupent des citoyens refusant l’autorité de l’État (et notamment les obligations en matière fiscale ou de sécurité publique) au motif qu’ils n’ont pas « contracté » avec celui-ci. Ces mouvements, nés à la fin du siècle passé, ont trouvé une nouvelle « jeunesse » avec l’essor du complotisme (lié notamment aux obligations en termes de vaccination) durant la pandémie de Covid19.

2.4 Robert Nozick et le « minarchisme »

Dans une perspective d’apparence plus modérée que Rand ou Rothbard, le philosophe américain Robert Nozick (1938-2002), auteur de « Anarchie, État et utopie » est une autre figure centrale du libertarianisme. À l’image de Friedman, il trouve son inspiration dans la tradition libérale classique.

Nozick propose, à l’instar de Friedman, la vision d’un État minimaliste qui serait limité à des fonctions strictement sécuritaires et régaliennes. À l’inverse, il considère que la redistribution des richesses (très limitée chez Friedman) est ontologiquement violatrice de la liberté individuelle dès lors qu’elle n’est pas librement consentie. La base de son raisonnement se construit autour de la primauté absolue du principe de propriété privée qui prime sur tous les autres droits humains.

Cette position libertarienne présente les mêmes écueils théoriques que les précédentes. Tout d’abord, Nozick ignore délibérément les inégalités structurelles et historiques qui sont inhérentes aux sociétés modernes. En présupposant le caractère juste de toute société à l’état de nature, sa théorie est incapable de proposer des solutions concrètes aux mécanismes d’inégalité systémique qui perpétuent la pauvreté ou les discriminations, en dehors d’une confiance aveugle dans le « marché ». Prenant le contre-pied d’une grande partie de la pensée libérale américaine de la seconde moitié XXe siècle, Robert Nozick a une conception très limitée de la justice. Cette dernière n’a pour unique fonction que la préservation de la propriété alors qu’elle occupe, chez John Rawls8 par exemple, une fonction centrale dans la légitimation aussi bien de l’action publique que de l’action privée.

Si la philosophie de Nozick apparaît plus « réaliste » que celle de Rand ou Rothbard, elle aboutit également à légitimer l’injustice sociale qui n’est pas le produit de la société mais bien celui des individus les plus faibles, qui sont les uniques responsables de leur sort. La pensée de Nozick offre un exemple emblématique des limites du libertarianisme en matière de compréhension des réalités sociales : loin d’offrir une véritable égalité des chances, et tout en prétendant les abolir par la sacralisation de la liberté, elle tend à renforcer les inégalités et les privilèges.

7 Cité par Le Grand Continent « Javier Milei en 10 phrases chocs, le paléolibertarien qui veut prendre l’Argentine », 18 septembre 2023.

8 Voir plus loin

2.5 Les fondements idéologiques du national-conservatisme

Le politiste néerlandais Cas Mudde qualifie le national-conservatisme d’élément clé de la « droite radicale populiste » contemporaine, aux côtés du populisme et du nativisme : « La droite radicale populiste est généralement nativiste, autoritaire et populiste. Certains y ajoutent également un élément national-conservateur fort qui met l'accent sur les traditions nationales et un État fort. »9

Pour autant, le national-conservatisme n’est pas une création idéologique mais une idéologie qui prend sa source dans une vision du monde qui remonte aux grandes secousses politiques du XVIIIᵉ siècle, lorsque la Révolution française définit un nouveau paradigme politique, en bousculant l’ordre établi par les monarchies d’Europe. La figure emblématique de ce mouvement est le philosophe et juriste Irlandais Edmund Burke, qui expose dans ses « Réflexions sur la Révolution française » une méfiance à l’égard des ruptures qu’il juge brutales et anti-éthiques. Pour Burke, les sociétés se construisent dans le temps long, à travers l’accumulation de coutumes, d’institutions et de repères communs, et leur renversement par les mouvements révolutionnaires est une rupture politique inacceptable. Cette vision sera reprise, dans une perspective plus confessionnelle, par des penseurs comme Joseph de Maistre ou Louis de Bonald, qui défendent le rôle stabilisateur de la monarchie et de l’Église dans le maintien de l’ordre social.

Au tournant du XXe siècle, le national-conservatisme prend des formes diverses dans le contexte européen. En France, Charles Maurras, théoricien de l’Action française, promeut un nationalisme intégral, monarchiste et catholique, qui fait de la nation une entité organique à préserver. Après la Seconde Guerre mondiale, ces idées se recomposent dans des contextes politiques différents. Carl Schmitt, juriste allemand, développe une critique du libéralisme parlementaire au nom de la souveraineté nationale et d’un État fort. À la fin du XXᵉ siècle, le philosophe britannique Roger Scruton offre une version plus culturelle du national-conservatisme, insistant sur le rôle du sentiment d’appartenance à une communauté nationale dans le fonctionnement des démocraties libérales. En somme, le national-conservatisme désigne une constellation d’auteurs qui, malgré des contextes différents, partagent une méfiance commune envers les idéaux cosmopolites et les constructions politiques perçues comme trop abstraites. Ils insistent sur le poids de l’histoire, le rôle de la religion, la préservation des identités culturelles et valeurs religieuses (en s’opposant souvent à toutes les avancées en termes d’éthique comme l’avortement, le mariage pour tous ou l’euthanasie) et la centralité de la souveraineté nationale dans le jeu démocratique.

2.6 Yoram Hazony : la mutation de la pensée libertarienne au XXIe siècle et la synthèse avec le national-conservatisme

Le national-conservatisme a connu une « seconde vie », ces dernières années, sous l’impulsion, de nouvelles figures comme Yoram Hazony, philosophe israélo-américain influent chez les conservateurs américains et européens. Il est le fondateur du think tank « National Conservatisme » (NATCON) qui se veut le trait d’union entre les droites radicales des deux côtés de l’Atlantique.

9 Mudde, Cas. “The Far Right Today.” Cambridge: Polity Press, 2019, p. 26

Hazony ouvre une justification intellectuelle à une nouvelle alliance entre libertarianisme économique et nationalisme identitaire. Dans son ouvrage majeur « la vertu du nationalisme », il soutient la thèse que la souveraineté nationale constitue le seul cadre efficace pour garantir la liberté individuelle et collective face à ce qu'il perçoit comme les excès de l'universalisme libéral et progressiste. Si la théorie d’Hazony a rencontré un certain écho, elle soulève plusieurs critiques importantes. Premièrement, Hazony oppose artificiellement liberté individuelle et solidarités transnationales, affirmant que seules les nations souveraines peuvent réellement protéger les libertés. Or, cette conception nationaliste conduit à fragmenter dangereusement les solidarités universelles, pourtant indispensables pour répondre efficacement aux crises globales contemporaines (crise climatique, crise migratoire, pandémies).

Deuxièmement, la théorie nationaliste-libertarienne de Hazony tend à légitimer des mesures politiques basées sur l’exclusion de groupes sociaux et des discriminations entre nationaux et étrangers, au nom de la défense de l’identité nationale. Cette logique, appliquée politiquement par Trump, Orbán ou Meloni, contribue à exacerber les fractures sociales, identitaires et culturelles.

Enfin, Hazony met en lumière une impasse du libertarianisme contemporain : comment revendiquer la défense des libertés individuelles tout en s’alignant sur un nationalisme identitaire, à la fois excluant et autoritaire ? Cette tension fondamentale révèle les limites d’une idéologie qui érige la liberté en dogme, mais qui, en écartant les fondements d’égalité, de solidarité et de contrôle démocratique, prépare le terrain aux dérives autoritaires.

2.7

Les critiques du libertarianisme et du nationalconservatisme

Il est important de relever que le libertarianisme fait l’objet de nombreuses critiques, notamment de la part d’intellectuels libéraux. Critiques qui reposent sur des désaccords fondamentaux quant à la justice, à la liberté et au rôle de l’État.

2.7.1 La critique du libertarianisme par John Rawls

John Rawls (1921-2002) est, sans doute, l’un des penseurs libéraux les plus influents du XXe siècle, notamment en matière de justice sociale. Dans son ouvrage majeur, Théorie de la justice (1971), il redéfinit la notion de justice en l’associant à un principe radical d’égalité et d’équité. À l’inverse des libertariens, Rawls considère que dans la théorie politique libérale, l’égalité est un principe de base de l’organisation de la société juste.

Au centre de sa pensée, on trouve un concept central : le « voile d’ignorance ». Rawls considère que les aléas sociaux sont au centre des choix, théorique, qu’un individu va poser et que cet individu se positionne par rapport aux règles d’organisation de la société sans savoir à quelle place il va naître : riche ou pauvre, en bonne santé ou malade, avec ou sans talents particuliers. L’idée qui en découle est assez simple : si nous ne savons rien de notre future position sociale, nous aurons tendance à choisir des règles justes pour tout le monde. Nous chercherons donc, naturellement, à limiter les inégalités et à garantir des droits égaux et des conditions de vie décentes à chacun. Mais pour que l’individu puisse poser ces choix, il faut une régulation forte (la justice n’est pas un principe naturel mais une construction sociale) et des institutions qui corrigent les injustices. La seule inégalité acceptable, pour Rawls, est celle qui améliore la situation des plus désavantagés. C’est ce qu’il appelle le principe de différence.

Cette vision s’oppose frontalement à celle des libertariens, comme Robert Nozick. Pour Nozick, une distribution est juste si elle découle d’échanges libres entre individus, à condition que la situation de départ ait été juste (par exemple, un don, un héritage ou un contrat). Peu importe que certaines

personnes deviennent très riches et d’autres très pauvres : tant que personne n’est contraint et que la liberté individuelle prime.

Rawls critique cette conception. Il souligne que la liberté formelle, le simple droit de faire quelque chose, ne suffit pas si on n’a pas les moyens concrets de l’exercer. Quel sens à la liberté d’étudier si l’on n’a pas accès à une éducation de qualité ? Quelle autonomie peut-on revendiquer sans logement, sans soins ou sans revenu minimum ? Pour Rawls, la vraie liberté, c’est celle qui s’appuie sur des conditions sociales concrètes permettant à chacun de faire des choix de vie réels. Cela implique que l’État garantisse à tous des « biens sociaux primaires » comme l’éducation, la santé, les droits civiques et un revenu décent.

Un autre désaccord profond entre Rawls et les libertariens concerne le rôle des institutions. Pour Nozick, l’État n’a qu’un rôle minimal : il protège les droits de propriété et les contrats. Il n’a pas à organiser la redistribution ni à chercher l’égalité. Rawls, au contraire, considère que les institutions ne sont justes que si elles sont consenties collectivement dans un cadre équitable, et si elles permettent à chacun de vivre dignement, quelles que soient ses chances de départ.

Fondamentalement, Rawls reproche aux libertariens de croire que la solidarité est un choix privé, jamais une exigence collective. Il estime que cette vision ignore une réalité essentielle : nous ne sommes pas des individus isolés, mais des êtres profondément interdépendants. Nos talents, nos ressources, notre réussite sont pour une grande part le fruit du hasard. Rawls appelle cela l’arbitraire moral. Et puisque nous ne méritons ni notre point de départ, ni nos avantages naturels, il est juste de les redistribuer partiellement pour corriger ces déséquilibres initiaux.

2.7.2 Amartya Sen : la critique du libertarianisme par les capabilités

Amartya Sen, économiste et philosophe indien (1933), prix Nobel d’économie en 1998, est l’un des principaux penseurs contemporains de la justice sociale. Dans ses travaux, il construit une approche de la pauvreté et des inégalités qui dépassent les causes « économiques » en y introduisant des dimensions éthiques et humaines.

Amartya Sen rejette l’idée, défendue par les libertariens, selon laquelle la liberté individuelle consiste uniquement à ne pas être contraint dans son usage de la propriété. Pour lui, la liberté réelle ne se limite pas à l’absence de contraintes extérieures mais elle repose sur la capacité effective de chaque individu. Or, dans une société inégalitaire, deux personnes disposant des mêmes ressources formelles peuvent avoir des capacités de départ qui sont très différentes. Par exemple, une personne handicapée, malade, analphabète ou discriminée devra franchir bien plus d’obstacles pour accéder aux mêmes opportunités qu’une autre.

C’est pourquoi Sen insiste sur l’idée que la justice ne se limite pas à la seule redistribution des ressources, mais qu’elle doit corriger les désavantages structurels, qu’ils soient sociaux, biologiques, économiques ou culturels. Le libertarianisme reste aveugle à ces réalités : il postule que les individus sont potentiellement « naturellement » égaux et que les inégalités sont le fruit de la volonté (ou de l’absence de volonté) des individus et ne se déterminent qu’à partir de choix individuels à partir du moment où l’absence totale de régulation économique permet à chacun d’agir comme bon lui semble et donc de se développer.

2.7.3 Une approche critique du libertarianisme au travers des travaux de Thomas Piketty et de Gabriel Zucman

La critique du libertarianisme a été relancée ces dernières années notamment au travers des travaux d’économistes comme Thomas Piketty et Gabriel Zucman. Les deux économistes français mettent en relation les inégalités de richesse depuis les années 1980 et leur lien direct avec les politiques néolibérales inspirées, notamment, par Milton Friedman et les « recettes » qu’il propose : baisse des impôts pour les classes les plus favorisées, dérégulation des marchés, affaiblissement de la protection sociale, et libre circulation des capitaux sans harmonisation fiscale.

Dans ses deux principaux ouvrages10, Piketty démontre que la situation actuelle des très grandes fortunes n’est, et n’a jamais été, le fruit d’un quelconque mérite et encore moins du travail mais bien le résultat d’une accumulation, héréditaire du capital, facilitée par des règles fiscales extrêmement favorables à la transmission et à l’accumulation du capital au détriment des revenus du travail. Il entre en opposition frontale avec l’idée que la "justice naturelle" défendue par les libertariens, selon laquelle chacun récolterait ce qu’il mérite dans un marché libre, est une pure illusion.

De son côté, Gabriel Zucman a documenté11 l’ampleur des fraudes et évasions fiscales des grandes fortunes, et comment des États entiers se sont alignés sur une logique de concurrence fiscale mondiale, en opposition frontale avec toute idée de justice redistributive. Pour Zucman, les principes libertariens ont permis à une minorité mondiale de se soustraire à tout effort de solidarité fiscale ce qui a profondément fragiliser les structures de l’État social.

Ces analyses soulignent une contradiction majeure du libertarianisme : à force de refuser toute régulation collective au nom de la liberté individuelle, on finit par renforcer la domination économique des plus puissants et miner les bases mêmes de la liberté et de la démocratie. Dans des sociétés où une minorité d’individus concentrent l’essentiel du pouvoir économique, ce sont les principes mêmes d’égalité politique et de citoyenneté qui sont vidés de leur sens.

En ce sens, Piketty et Zucman rejoignent Rawls et Sen : la liberté ne peut pas être réelle dans un monde où règnent les inégalités et une société juste ne peut se contenter de règles neutres et de droits naturels. Elle doit mettre en place des mécanismes ambitieux de redistribution, de justice fiscale et de correction des inégalités structurelles

2.7.4 Le libertarianisme : capitalisme contre la démocratie libérale ?

La démocratie libérale moderne repose sur un triple socle : la garantie de tous les droits humains, les mécanismes de solidarité collective et la démocratie institutionnelle. Or, l’anarcho-capitalisme s’oppose frontalement à chacun de ces principes.

En sacralisant le droit de propriété et en en faisant le premier des droits humains, le libertarianisme (et singulièrement sa variante anarcho-capitaliste), rompt un des principes de base de la garantie des droits humains par la démocratie libérale : leur indivisibilité12 . Ce principe est rappelé dans la Déclaration et Programme d’action de Vienne adoptée par la Conférence mondiale sur les droits de l’homme en 1993 dans son paragraphe 5 : « Tous les droits de l'homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter les droits de l'homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d'égalité et en leur accordant la même importance. »

10 Le Capital au XXIe siècle (2013) et Capital et idéologie (2019)

11 Voire à ce sujet notamment dans Le triomphe de l’injustice (coécrit avec Emmanuel Saez)

12 Pour un aperçu complet de la question de l’invisibilité des droits de l’homme, on se reportera à MarieJoëlle REDOR-FICHOT, « L’indivisibilité des Droits de l’homme », Cahiers de la recherche sur les droits fondamentaux, 7 | 2009, 75-86.

L’indivisibilité des droits de l’homme est aussi au cœur des travaux d’auteurs libéraux de la seconde moitié de la seconde moitié du XXe siècle comme Amartya

Sen13, Henry Shue14 ou Martha Nussbaum15

L’autre rupture entre libertarianisme et démocratie libérale est sa conception du rôle de l’État. En démocratie libérale, le système institutionnel ne repose pas que sur la règle de la majorité : c’est un système institutionnel où la loi est la même pour toutes et tous, où chacun est protégé par des droits fondamentaux, indépendamment de sa richesse. En abolissant l’État, libertarianisme et anarchocapitalisme suppriment l’unique cadre commun garant de l’égalité juridique. La justice devient un service payant, la sécurité un produit et les droits des privilèges contractuels.

Le citoyen disparaît, remplacé par un client. Et dans un monde de clients, c’est le plus riche qui décide.

Les penseurs des deux courants précités affirment que la liberté consiste à choisir ses engagements. Mais un contrat signé sous la contrainte économique ou l’ignorance n’est pas un acte libre. Le droit de vendre sa force de travail, ou sa vie, sans règles protectrices revient à légaliser la servitude.

La démocratie libérale affirme au contraire que la liberté réelle suppose des protections collectives : un droit du travail, une sécurité sociale, des services publics accessibles. Ces protections existent même dans des États fortement marqués par la domination libérale comme les États-Unis.

L’idée selon laquelle le marché produit spontanément l’ordre, la justice ou l’harmonie et ne peut reposer que sur des contrats entre individus est un mythe. Le contrat n’est, par essence, pas toujours libérateur, il peut être un instrument de domination. Le marché, quant à lui, lorsqu’il est laissé à lui-même, renforce les inégalités, concentre le pouvoir, marginalise les plus faibles. Sans mécanisme de redistribution, de régulation, ce sont les plus forts qui imposent leurs règles.

La démocratie libérale repose sur une autre conception de la liberté que celle du libertarianisme. Elle se construit, au sens rawlsien du terme, sur la justice qui est le socle d’un accès effectif aux droits fondamentaux. Dans la démocratie libérale, les droits humains ne sont pas réduits à des transactions commerciales.

Libertarianisme et anarcho-capitalisme reposent sur une autre illusion : que chacun peut se débrouiller seul. Mais aucun individu ne choisit d’être malade, pauvre ou handicapé. Personne ne vit hors de toute interdépendance. Refuser toute forme de solidarité institutionnalisée, c’est condamner les plus faibles à la relégation. La solidarité, ce n’est pas de la charité. C’est la reconnaissance que nous devons quelque chose les uns aux autres, en tant que membres d’une même société.

À l’extrême limite, ces idéologies nous conduisent tout droit vers une société où les plus riches s’achètent des lois, des armées, des territoires. Un monde sans État devient alors un archipel de fiefs privés, sans recours possible pour les citoyens ordinaires.

Ce n’est plus une utopie libérale, c’est une dystopie sociale.

13 Amartya SEN, Development as freedom, Oxford, Oxford University Press, 2001

14 Henry SHUE, Basic rights, Princeton University Press, 2020.

15 Martha NUSSBAUM, Creating Capabilities: The Human Development Approach, Harvard University Press, 2011

3

Le libertarianisme contemporain : une

composite

idéologie

mêlant populisme, nationalisme, technologie et autoritarisme

Le libertarianisme contemporain se décline sous de nouvelles formes, parfois surprenantes et inquiétantes, mêlant paradoxalement dérégulation économique et autoritarisme politique. Dans cette seconde partie, nous explorerons les avatars contemporains du libertarianisme, à travers l’exemple de Donald Trump aux États-Unis, Viktor Orbán en Hongrie ou encore celui de Giorgia Meloni en Italie. Toutes et tous ont en commun d’avoir peu ou prou mis en pratique les théories du philosophe Yoram Hazony.

3.1 Donald Trump : libertarianisme comme source du populisme autoritaire

Donald Trump incarne, de manière particulièrement éclairante, les dérives potentielles du libertarianisme. Certes, il ne s’est jamais revendiqué comme libertarien au sens strict, mais sa politique économique radicalement dérégulatrice en portait clairement la marque. Sa réforme fiscale de 2017, taillée sur mesure pour les plus fortunés et les multinationales, ses multiples mesures visant à affaiblir les régulations environnementales ou financières, répondaient toutes aux grands principes libertariens : moins d’État, moins d’impôts, et une liberté quasi absolue pour le capital. Pourtant, le Trumpisme révèle un paradoxe profond : alors qu’il libéralisait massivement l’économie, Trump adoptait en parallèle des positions de plus en plus autoritaires, nationalistes et identitaires, affaiblissant les institutions démocratiques au nom d’un ordre social prétendument naturel. À l’image du Chili des années 1970, où le néolibéralisme des Chicago Boys fut imposé sous la botte d’Augusto Pinochet, le Trumpisme démontre que la quête d’un État minimal sur le plan économique passe souvent par le recours maximal à la force. Derrière la façade d’un « État allégé » se dresse ainsi une machine répressive au service d’un projet de dérégulation conçu au profit d’intérêts privés.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le programme de Trump a été nourri par des think tanks libertariens comme l’Heritage Foundation16. Cette organisation, depuis les années Reagan, promeut une vision radicale d’un gouvernement cantonné à protéger la propriété et l’ordre social, au détriment des droits collectifs. Dans une telle logique, le droit d’exploiter ou d’accumuler prime sur les libertés fondamentales. À force d’exiger que l’État se retire face aux plus puissants, ces idéologues préparent le terrain à une démocratie vidée de sa substance.

En ce sens, le trumpisme s’inscrit dans une tradition libertarienne qui, dans sa pratique, converge vers l’autoritarisme. Pour imposer le règne d’un marché sans limites, Trump a su mobiliser les pulsions nationalistes, identitaires et xénophobes qui transforment peu à peu les États-Unis en régime autoritaire. Comme le souligne le philosophe Yoram Hazony : « Si Trump réussit ne serait-ce qu’à moitié ce qu’il essaie de faire, les conservateurs nationalistes seront renforcés dans tout le monde démocratique. »17 Cette apologie d’un peuple enraciné, fort face aux « élites » cosmopolites, épouse parfaitement la tentation libertarienne de protéger les privilèges existants au nom d’un ordre « naturel » maintenu par la force.

Les exemples de cette dérive autoritaire sous Trump sont nombreux :

16 Sur les liens entre l’Administration Trump et l’Heritage Foundation : Joel Fassler, “70 Percent of Trump’s Cabinet Tied to Project 2025 Groups”, juin 2025, www.desmog.com

17 Yoram Hazony, X ex-Twitter, 4 mai 2025

L’envoi illégal de la Garde nationale pour réprimer des manifestations à Los Angeles et le bras de fer engagé contre le gouverneur démocrate Gavin Newsom ;

L’arrestation spectaculaire du sénateur démocrate Alex Padilla, menotté publiquement pour avoir simplement posé une question lors d’un point presse ;

La mise sous pression systématique des magistrats et du ministère de la Justice pour qu’ils se plient aux priorités politiques de la Maison-Blanche.

Loin d’être une contradiction, la dérive autoritaire du Trumpisme est donc la conséquence logique d’un libertarianisme sans garde-fous démocratiques. À partir du moment où la liberté est réduite au droit de propriété, où l’État est prié de s’effacer devant le capital, sa seule fonction devient le maintien brutal d’un ordre profondément inégalitaire. Comme au Chili sous Pinochet, ce projet engendre une société où l’arbitraire du plus fort l’emporte sur le droit, et où l’État, loin d’être minimal, se mue en bras armé d’intérêts privés.

3.2 Viktor Orbán et Giorgia Meloni : le libertarianisme autoritaire européen

En Europe, une dynamique comparable se déploie, notamment, au travers de deux figures politiques emblématiques de l’extrême-droite : Viktor Orbán en Hongrie et Giorgia Meloni en Italie.

Chez Orbán, l’illibéralisme s’articule autour d’une dérégulation économique, sociale et fiscale directement inspirée par Milton Friedman. Il suffit d’en observer les leviers : Une « flat tax » à 16 %, qui remplace l’impôt progressif sur les revenus (où les tranches supérieures de revenus sont plus imposées que les tranches les plus basses) par un taux d’imposition unique, qui avantage les plus aisés au détriment des plus modestes ;

Une indemnisation du chômage réduite à trois mois ;

La privatisation rampante de l’enseignement supérieur ; La flexibilisation toujours plus grande du marché du travail.

Le tout s’accompagne d’un discours souverainiste, sous couvert duquel Orbán a méthodiquement miné l’indépendance judiciaire, corseté les médias, contrôlé la culture. L’espace public se resserre pendant que le marché s’élargit. Ainsi la liberté individuelle est réduite à son expression économique, tandis que la contestation sociale est étouffée dans un cadre politique autoritaire.

En Italie, Giorgia Meloni a choisi une autre voie, moins frontale mais tout aussi efficace : une libéralisation mesurée dans certains secteurs stratégiques, assortie d’un durcissement progressif du pouvoir. Sur le plan économique et fiscal, son gouvernement a dérégulé certains secteurs (comme les taxis) et fait adopter un paquet de mesures fiscales abaissant l’imposition des entreprises et du capital. Le gouvernement Meloni mène une politique qui, dans les faits, profite d’abord aux régions les plus prospères du nord et aggrave le déséquilibre entre nord et sud.

Parallèlement, le gouvernement resserre son emprise sur les contre-pouvoirs : affaiblissement du Parlement, mise au pas des médias, encadrement accru des universités. Ce glissement autoritaire, justifié au nom d’une stabilité supposée, fragilise peu à peu le pluralisme et la vitalité démocratique. Au total, le bilan de ces deux dirigeants est ambivalent : la libéralisation qu’ils promeuvent, qu’elle soit brutale ou prudente, s’articule toujours à une concentration du pouvoir. L’économie s’ouvre à la dérégulation pendant que l’espace civique se referme, laissant entrevoir une Europe où la liberté économique l’emporte sur la liberté politique.

Sur un plan idéologique, tous les deux revendiquent, sans fards, leur inspiration national-libertarienne en étant des contributeurs réguliers des congrès des conférences de NATCON, l’organisation dirigée par Yoram Hazony.

3.3 Javier Milei et Augusto Pinochet : la mise en

pratique du libertarianisme en Amérique du sud

Avec l’élection de Javier Milei en Argentine en 2023, la question centrale de l’application autoritaire du libertarianisme est revenue sur le devant de la scène : peut-on vraiment diriger un pays en appliquant jusqu’au bout ses préceptes ? En d’autres termes, faut-il faire « sauter l’État » pour rendre la société plus libre, comme le promettent ses partisans ?

En regardant les choses dans une perspective à la fois historique et critique, ce que tente Milei n’a rien de totalement nouveau. L’Amérique latine a déjà connu une version de ce scénario au Chili sous la dictature mise en place par Augusto Pinochet après le coup d’État du 11 septembre 1973. On objectera, à raison, que les modes d’accession au pouvoir créent des différences majeures. D’un côté, Milei a été élu dans les urnes, de l’autre, Pinochet a pris le pouvoir par la force. Mais en s’intéressant au fond des projets, on constate que la philosophie est la même : laisser les lois du marché gouverner le pays sur un plan socio-économique, en balayant les services publics et les protections sociales, et en attaquant les fonctions redistributrices de la fiscalité.

Milei est un pur produit de cette école de pensée. Nourri de la lecture de Hayek, Friedman, Rothbard et Rand, il propose d’appliquer à la lettre les idées de l’anarcho-capitalisme. Et son programme s’inscrit dans la droite ligne des idées libertariennes : suppression de la Banque centrale, dollarisation de l’économie, coupes budgétaires massives dans la santé, l’enseignement et la fonction publique. Derrière ces mesures, une intention limpide : réduire le rôle de l’État à presque rien, au nom d’une liberté individuelle érigée en dogme.

Ce qui se joue en Argentine, le Chili l’a déjà vécu. Après le coup d’État, Pinochet a donné les pleins pouvoirs aux « Chicago Boys », ces économistes formés aux idées de Milton Friedman. Privatisation des retraites, baisse des salaires, casse des syndicats : le pays a été le laboratoire grandeur nature d’un néolibéralisme sans frein.

La leçon que laisse le Chili est simple : ce genre de politique radicale ne peut advenir sans une dose d’autoritarisme. Dans une démocratie saine, les citoyens n’acceptent pas qu’on saborde les services publics ou qu’on brade leur souveraineté économique. Il a fallu, dans le cas chilien, la peur, la censure et la répression pour imposer ce système.

En ce sens, le Chili des années 1970-1980 a été bien plus qu’un terrain d’expérimentation économique. C’était une préfiguration du libertarianisme autoritaire : Un État ramené aux seules fonctions de police, d’armée et de protection des grands intérêts privés.

Une société où le citoyen est rabaissé au rang de consommateur.

Une démocratie vidée de sa substance sociale.

Et même si la méthode semble moins autoritaire, ce que fait Milei aujourd’hui suit le même fil. Dès son arrivée au pouvoir, il a multiplié les décrets d’urgence, mis le Congrès sur la touche, attaqué les syndicats, les universités, les journalistes. Dans sa rhétorique, ceux qui lui résistent deviennent des « parasites ». À la moindre protestation, la réponse est la répression. Toute son action repose sur une exaltation de sa personne et sur une méfiance permanente à l’égard des contre-pouvoirs.

Alors oui, Milei a été élu démocratiquement, mais son style, ses méthodes et, plus encore, ses références idéologiques rappellent ceux d’Augusto Pinochet. Derrière la façade, ce qu’il propose revient à affaiblir le cadre démocratique au profit d’un État minimal au service des plus puissants. En fin de compte, qu’il se glisse par les urnes ou s’impose par les armes, le libertarianisme produit toujours les mêmes effets : privatisation des ressources, marchandisation des droits et, au bout du compte, une société plus brutale, plus inégalitaire, où le pouvoir est concentré entre les mains d’une minorité. Le mythe d’un marché totalement libre n’amène jamais la liberté promise. À sa place, on voit émerger la loi du plus fort, qu’il faut imposer par le chaos ou la force.

C’est exactement ce que le Chili nous a appris hier, et ce que l’Argentine redécouvre aujourd’hui.

3.4 Une internationale national-conservatrice et libertarienne ?

La thèse de cette étude est la suivante. De manière consciente, le libertarianisme s’est fondu, à partir de l’expérience politique (notamment au Chili) et d’une nouvelle orientation doctrinaire, dans le national conservatisme qui opère une fusion entre la théorie économique du libertarianisme et l’autoritarisme politique.

Au centre de ce mouvement, qui n’a rien d’une « génération spontanée », se trouve notamment le think tank NATCON.

Si le projet idéologique porté par NATCON se présente comme un projet post-libéral, soucieux d’ordre, d’identité et de tradition, il serait réducteur de ne pas reconnaître l’empreinte que le libertarianisme y a laissé. Les « pères fondateurs » du libertarianisme hantent les soubassements théoriques de nombreux intervenants de NATCON.

Le paradoxe apparent du national-conservatisme contemporain est qu’il associe un rejet du libéralisme culturel à une défense persistante de l’individualisme économique, de l’hostilité à l’État-providence et d’une certaine forme de souverainisme fiscal. Autrement dit, même si certains discours valorisent les traditions religieuses ou les vertus collectives, ils restent imprégnés de l’anthropologie libertarienne du self-made man (ou des « hommes d’esprit d’Ayn Rand), du mérite individuel, et du rejet de la solidarité organisée et des droits sociaux.

Yoram Hazony, le fondateur de NATCON, est, comme nous l’avons déjà souligné, la pierre angulaire à la fois idéologique et politique de ce mouvement. Il critique vertement le libéralisme progressiste, mais n’abandonne pas l’idée que les marchés libres doivent rester la norme. Il s’oppose aux normes imposées par les régulations internationales, préférant un capitalisme enraciné dans l’autorité nationale, une sorte de « libertarianisme de clocher », où les élites locales plutôt que les bureaucraties internationales dictent les règles. Si ce national-conservatisme n’abolit pas strictement l’Etat au sens libertarien du terme, il l’instrumentalise au profit de l’émergence d’une société gouvernée sans recherche du bien commun. Cet État, vidé de la substance que lui a donné la démocratie libérale, n’est plus qu’un instrument purement coercitif au profit des intérêts privés.

Dans les cercles américains qui participent à NATCON, plusieurs penseurs et sponsors majeurs proviennent de l’univers libertarien classique :

Nous avons déjà évoqué l’Heritage Foundation qui a longtemps été un bastion de l’économie de marché dérégulée, influencée par Hayek et Friedman, avant de basculer dans la guerre culturelle sous Trump. Il y a également le Claremont Institute qui fait coexister des thèses antilibérales avec des appels à la déréglementation et à la baisse des impôts18

Il y a, enfin, le Cato Institute, think tank fondé, notamment, par Murray Rothbard et donc d’obédience libertarienne pure qui ne participe pas directement à NATCON mais alimente, par ses publications, une partie de l’arsenal rhétorique anti-étatique récupéré par les conservateurs identitaires.

En Europe, la situation est plus complexe. Si le libertarianisme pur y est marginal, on observe des hybridations, nous l’avons vu, chez Giorgia Meloni ou Viktor Orbán, qui mêlent nationalisme moral et

18 Marc-Olivier Bherer, «Aux Etats-Unis, des Républicains à l’école de la régression démocratique », Le Monde, 7 novembre 2022

capitalisme de connivence : subventions aux entreprises « patriotes », hostilité aux impôts redistributifs, valorisation du mérite familial. En France, Eric Zemmour s’inscrit dans ce courant en revendiquant une proximité idéologique ouvertement en concordance avec les thèses précitées et participe aux travaux de NATCON. Cette continuité idéologique traverse la plupart des partis affiliés au groupe ECR (European Conservatives and Reformists) comme le PiS (Pologne), Fratelli d’Italia (Italie), Identités Libertés (France, le groupe politique de Marion Maréchal-Le Pen) les Démocrates de Suède ou l’ODS (République Tchèque). Notons que la N-VA est affiliée au groupe ECR depuis l’élection de son premier député européen et, malgré des velléités de changement, ses instances ont décidé de rester dans ce groupe politique revendiquant ouvertement son « national-conservatisme »19

NATCON et ses satellites ne sont pas anti-libéraux au sens strict, mais sélectivement antilibéraux : ils rejettent les libertés nouvelles (mariage pour tous, antiracisme, féminisme), tout en défendant les libertés anciennes (propriété, libre entreprise, autonomie locale). Le résultat est une idéologie composite, que certains appellent post-libertarianisme réactionnaire, où la liberté n’est plus conçue comme un droit égal pour tous, mais comme un privilège culturel à défendre contre les « excès » de l’égalité.

3.5

Le

libertarianisme technologique : entre utopie et dystopie

Le libertarianisme contemporain trouve également une puissante incarnation dans l’univers technologique, notamment dans la Silicon Valley, où cette idéologie prend une dimension à la fois séduisante et inquiétante. À travers des figures emblématiques telles que Peter Thiel, le libertarianisme technologique associe innovation radicale, dérégulation extrême, et critique profonde de toute intervention étatique. Pourtant, cette vision d’un avenir fondé exclusivement sur la technologie et le marché révèle rapidement des contradictions profondes lorsqu’elle est confrontée aux réalités sociales et démocratiques.

3.5.1 Peter Thiel et le libertarianisme technologique radical

Peter Thiel est sans aucun doute, avec Elon Musk, la figure emblématique du libertarianisme high-tech américain. Cofondateur de PayPal et de Palantir, entreprise technologique spécialisée, investisseur précoce dans Facebook, Thiel a également contribué au débat d’idées sur la refondation du libertarianisme au travers d’une vision radicale de l’organisation (ou plutôt de la non-organisation) du marché et de la société. Selon lui, l’innovation technologique doit être totalement libérée des contraintes réglementaires, fiscales et sociales, qu’il considère comme autant de freins à la créativité et au progrès humain. Dans son ouvrage influent, « De zéro à un », Thiel défend explicitement l’idée que seules les entreprises privées, libérées des régulations étatiques, sont capables d’apporter une véritable rupture innovante.

Mais Thiel va plus loin en articulant son libertarianisme économique à un conservatisme culturel assumé, faisant de lui un soutien affiché de Donald Trump en 2016. Cette alliance paradoxale entre conservatisme politique autoritaire et libertarianisme économique révèle clairement les contradictions profondes d’une idéologie prétendant défendre la liberté individuelle tout en soutenant des politiques autoritaires, identitaires, voire antidémocratiques. Peter Thiel ne cache d’ailleurs sa piètre opinion de la démocratie puisqu’il écrivait déjà en 2009, dans un article publié sur le site internet du think tank libertarien Cato Institute : « Je ne crois plus que la liberté et la démocratie sont compatibles »20

3.5.2 Elon Musk et la sublimation mortifère de l’individu

19 « La N-VA reste finalement membre du groupe ECR », La Libre Belgique, 3 juillet 2024.

20 Peter Thiel, « the education of a libertarian”, www.cato-unbound.org, 13 avril 2009

Elon Musk incarne plusieurs traits du libertarianisme, même s’il ne s’en réclame pas toujours explicitement. Il mêle individualisme radical, méfiance envers l’État, exaltation de l’entrepreneuriat, et une fascination pour la technologie comme moteur d’émancipation.

Musk a soutenu des figures proches du libertarianisme ou de la droite libertarienne radicale comme Ron Paul, Joe Rogan, ou des influenceurs anti-woke.

La vision libertarianisme techno-capitaliste de Musk ne suit pas à la lettre un catéchisme libertarien, mais il en incarne plusieurs piliers :

haine des régulations, rejet des syndicats, exaltation de l’individu créateur, solutionnisme technologique.

Il représente une version contemporaine et high-tech du libertarianisme américain, inspirée d’Ayn Rand, de la Silicon Valley et des cyberlibertaires des années 1990.

Elon Musk n’a pas seulement « mis en pratique » le libertarianisme dans sa sphère « commerciale » mais a été, brièvement, un de ses acteurs politiques.

En effet, sous l’administration Trump, Elon Musk a brièvement dirigé un organisme gouvernemental nommé DOGE (Department of Government Efficiency), acronyme ironique faisant référence à Dogecoin, une cryptomonnaie que Musk a largement contribué à populariser. Ce département avait pour objectif affiché de réduire les gaspillages de l’État, de supprimer des agences publiques jugées inutiles, et d'appliquer une politique d’efficience inspirée du management d’entreprise.

Ce programme incarne parfaitement la philosophie libertarienne : l’idée que l’État est par nature inefficace, que le marché et la concurrence sont toujours supérieurs à l’administration, et qu’il faut réduire l’intervention publique à son strict minimum.

DOGE aurait permis, selon ses promoteurs, de générer jusqu’à 160 milliards de dollars d’économies. Mais ces chiffres sont contestés. Certaines études indiquent que les coupes ont au contraire désorganisé des services essentiels, et pourraient à terme coûter plus cher aux contribuables (par exemple via des recours judiciaires ou des externalités mal gérées)21

Là encore, on retrouve un des paradoxes du libertarianisme : l’obsession de la réduction des coûts à court terme, souvent au détriment des logiques de long terme, de justice sociale ou de cohésion institutionnelle.

Elon Musk a quitté officiellement la direction du DOGE en mai 2025, tout en affirmant qu’il continuerait à conseiller Trump de manière informelle. Ce retrait est survenu après plusieurs controverses liées à des coupes brutales, des suppressions de postes et une gestion autoritaire de l’appareil administratif.

Musk incarne ici le libertarien devenu gestionnaire autoritaire, un paradoxe fréquent chez les ultralibéraux : ils dénoncent l’État, mais une fois aux commandes, ils l’utilisent de façon centralisée pour imposer la logique du marché.

21 Steven GREENHOUSE, «As Musk steps back, experts say Doge cuts have harmed government services», The Guardian, 5 mai 2025

L’évolution récente du discours public d’Elon Musk révèle aussi un déplacement idéologique sur lequel il convient de s’interroger. Longtemps célébré pour son rôle d’innovateur dans les domaines de l’automobile, du spatial ou de l’intelligence artificielle, Musk est aujourd’hui tout autant connu pour sa rhétorique volontiers polémique sur les questions culturelles. À ses yeux, le « wokisme » incarnerait une dérive intellectuelle de la gauche progressiste, une idéologie rigide qu’il accuse d’étouffer la liberté d’expression au nom d’un égalitarisme exacerbé.

Cette critique, fréquente dans les cercles conservateurs aux États-Unis, prend chez lui une forme particulièrement virulente. Sur son réseau social X, Musk pourfend une société qu’il juge obsédée par les identités, ethniques, sexuelles, de genre et par une vigilance excessive à l’égard des mots, jusqu’à se moquer ouvertement du recours aux pronoms non genrés. Derrière ces saillies, une conviction profonde : à trop multiplier les droits, les revendications et les protections, on menacerait le cœur de ce qu’il appelle la liberté, c’est-à-dire la capacité d’innover, d’entreprendre et de parler sans crainte. Ce positionnement n’est pas anodin. Il traduit un basculement dans le débat public américain, où une partie des élites technologiques tend à se rapprocher des discours nationalistes et libertariens qui dominent à la droite de l’échiquier. Dans ce schéma, la dénonciation du « wokisme » sert de ciment idéologique : ce qu’on lui reproche n’est plus seulement d’être une exigence d’égalité, mais une forme d’oppression culturelle imposée par une minorité agissante sur le reste de la société.

Dans le cas d’Elon Musk, cette critique prend une tournure d’autant plus paradoxale qu’elle émane d’un entrepreneur qui a construit sa fortune grâce à la liberté d’entreprendre, dans un écosystème californien traditionnellement progressiste. Pourtant, en multipliant les attaques contre les revendications liées aux droits des personnes transgenres, en se montrant complaisant à l’égard d’élus qui restreignent ces droits dans l’espace public, Musk contribue à une normalisation de discours jusqu’alors cantonnés aux marges.

Le rôle qu’il joue dans le débat public est loin d’être neutre : à une époque de bouleversements technologiques et de recompositions politiques, sa critique du « wokisme » et de l’extension des droits contribue à consolider une coalition hétéroclite entre libertariens, conservateurs et nationalistes qui entend bien imposer sa conception du monde.

En ce sens, Elon Musk est sans doute l’un des principaux vecteurs de l’alliance stratégique entre libertarianisme et national-conservatisme.

3.5.3 La Silicon Valley entre utopies libertariennes, crise démocratique et déni des réalités sociales

Au-delà de Thiel, c’est toute la Silicon Valley qui baigne dans cette idéologie libertarienne. Google, Amazon, Facebook, Tesla… les géants de la tech portent un projet qui présente de nombreuses similitudes : une société où la technologie remplacerait peu à peu l’État, jusqu’à lui ôter ses missions les plus fondamentales comme la santé et l’éducation mais aussi ses fonctions régaliennes comme la justice ou la sécurité.

Chez certains, le rêve va jusqu’à une privatisation complète du monde, sans règles ni protections, avec pour seule loi celle d’algorithmes prétendument « neutres » et d’intelligences artificielles censées se réguler d’elles-mêmes.

Derrière ce vernis d’efficacité, la réalité est tout autre. Quand on laisse ces entreprises agir sans frein, on ne fabrique ni liberté ni égalité : on fabrique une concentration inédite des richesses, on creuse les écarts entre ceux qui ont le pouvoir technologique et tous les autres.

Et le plus inquiétant, c’est que ce déséquilibre affaiblit les institutions démocratiques. Les géants du numérique contrôlent nos données, influencent le débat public, pèsent sur les élections. Bref : ils prennent la place d’un État qu’ils prétendent rendre inutile. À ce jeu-là, ce n’est jamais le bien commun qui gagne.

Cette réalité sociale où les pires dystopies rejoignent la réalité est d'autant plus préoccupante qu’elle s’accompagne d’un affaiblissement significatif, aux États-Unis, des institutions démocratiques traditionnelles dès lors que les grandes entreprises technologiques disposent désormais d'un pouvoir considérable sur les données personnelles et sur l’information. Sur ce dernier point le contrôle ne s’exerce pas seulement au travers des publications sur les réseaux sociaux mais aussi via le contrôle de médias « traditionnels ». Le rachat et la « mise au pas » d’un quotidien américain de référence par le patron d’Amazon, Jeff Bezos, est à cet égard illustratif. Ce pouvoir s’étend au fonctionnement même des processus démocratiques (élections, débats publics), souvent au détriment de l’intérêt général et du contrôle démocratique légitime22

Ce libertarianisme technologique pose une autre question simple : jusqu’où sommes-nous prêts à laisser quelques entreprises privées devenir plus fortes que nos démocraties ? Derrière le discours sur la liberté individuelle, c’est une tout autre réalité qui se construit : une société où une petite oligarchie technologique décide à notre place, contrôle nos données, nos usages, et finit par façonner nos vies à sa guise.

Face à ce constat, il est urgent d’opposer une autre vision. Il ne suffit plus d’espérer que ces géants se comporteront bien ; il faut que la puissance publique reprenne la main. La technologie doit servir le bien commun, et non l’inverse.

En clair : une société libre n’est pas une société abandonnée aux marchés. C’est une société où la démocratie reste le seul vrai garde-fou face aux appétits privés. Le libertarianisme technologique est une impasse.

22 Voir Valentine FAURE, « Comment la droite tech a pris le pouvoir », Le Monde, 18 novembre 2024

4

Situation du libertarianisme et du nationalconservatisme en Belgique

Si le libertarianisme est souvent associé aux États-Unis ou à certains pays européens comme la Hongrie ou l'Italie, la Belgique n'est pas épargnée par ce courant idéologique. En effet, sous des formes certes plus nuancées, des personnalités politiques et intellectuelles belges défendent ouvertement ou implicitement des idées libertariennes, soulevant ainsi des débats fondamentaux sur le rôle de l'État, la justice sociale et les enjeux identitaires contemporains.

4.1 Bart De Wever, un national-conservatisme entre libertarianisme culturel et obsession identitaire

Bart De Wever représente une dimension iconique du libertarianisme et national-conservatisme à la belge, plus culturelle qu’économique. Obsédé par le prétendu danger du « wokisme », De Wever instrumentalise régulièrement l’idée de liberté individuelle contre les mouvements sociaux progressistes, au nom de la défense de la liberté d’expression et de la « culture flamande ». Sous couvert de libertarianisme culturel, il pratique en réalité une forme très spécifique de conservatisme identitaire, visant à marginaliser toute contestation progressiste sur les questions d’identité, de genre ou de multiculturalisme.

Cette approche constitue une dérive préoccupante du libertarianisme culturel : loin de renforcer les libertés individuelles, elle exacerbe les tensions identitaires et culturelles internes à la société belge, menaçant directement la cohésion sociale. En prétendant lutter contre le « wokisme », Bart De Wever alimente paradoxalement un climat de division et de tension, contraire aux principes mêmes de liberté individuelle et de cohésion sociale qu’il prétend défendre.

Il est frappant de constater à quel point Bart De Wever, devenu Premier ministre au terme d’une longue stratégie d’implantation institutionnelle, s’inscrit dans une filiation intellectuelle précise, que peu de ses adversaires prennent le temps de déconstruire. Cette filiation, bien identifiable, puise chez Edmund Burke la méfiance envers les abstractions universalistes, et chez Roger Scruton la défense des appartenances comme formes supérieures de lien. L’un et l’autre constituent les matrices profondes d’un conservatisme culturel que De Wever adapte à la réalité belge et, plus précisément, flamande.

Burke pose, dans son œuvre, les jalons d’un conservatisme farouchement hostile à l’idée de progrès. Chez lui, les institutions humaines sont le fruit d’un long compromis entre générations. Les détruire au nom de principes rationnels, c’est courir le risque d’un effondrement social. Cette idée d’une sagesse du passé, d’un ordre implicite inscrit dans les coutumes, trouve chez De Wever une traduction politique concrète : le rejet de l’ingénierie institutionnelle belge, la défense d’un ordre linguistique structurant, la promotion d’une autonomie territoriale fondée sur une histoire vécue plutôt qu’un idéal abstrait de citoyenneté nationale.

De Wever ne cache pas l’influence politique de Burke23. Ce n’est pas une coquetterie d’intellectuel, mais bien une affirmation centrale de son identité politique. Comme Burke, il valorise l’héritage, non comme une nostalgie figée, mais comme une chaîne vivante entre les morts, les vivants et les générations futures. La nation, dans cette optique, n’est pas une invention arbitraire, mais une forme organique de vie commune, enracinée dans des traditions, des langues, des paysages et des sacrifices partagés.

23 Face au "wokisme", Bart De Wever et Sammy Mahdi sont unis par un philosophe irlandais - La Libre

Cette sensibilité burkéenne se trouve chez le philosophe anglais Roger Scruton. Philosophe de l’enracinement, Scruton voyait dans la nation le lieu par excellence où se sédimentent la mémoire, la culture et la responsabilité mutuelle.

De Wever revendique l’héritage intellectuel de Scruton24 et reprend à son compte cette lecture de la nation comme socle d’une vie morale partagée. Il s’oppose à un libéralisme culturel qu’il juge désincarné, plaide pour une limitation des flux migratoires au nom de la cohésion, et récuse un multiculturalisme qu’il perçoit comme vecteur de fragmentation.

Dans cette perspective, la nation n’est pas un mythe romantique, mais une condition pratique de la solidarité. C’est précisément là que se joue le cœur de l’argument conservateur : ce n’est pas l’État qui produit la confiance, mais le sentiment d’appartenir à une même histoire, à une même langue, à une même communauté politique. Dès lors, toute tentative de fonder la société sur le seul droit ou sur des principes universels est perçue comme vouée à l’échec. C’est, pour De Wever comme pour Scruton, une méconnaissance de la nature humaine.

4.2 Les nouveaux habits idéologiques de Georges-Louis Bouchez

Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur (MR), développe régulièrement des positions proches du libertarianisme et du national-conservatisme. Son discours prônant une réduction drastique des dépenses publiques, une limitation de l’intervention étatique dans l’économie et une défense parfois radicale de la liberté d'entreprendre, constitue une tentative manifeste de séduire un électorat sensible aux thèses libertariennes et national-conservatrices

Cependant, cette proximité idéologique révèle une ambiguïté problématique : Bouchez tente simultanément de préserver un discours centriste et modéré tout en adoptant parfois des positions très proches des libertariens purs. Cette dualité tranche avec le libéralisme modéré qui fut longtemps la marque de fabrique du Parti libéral et de ses successeurs, le PLP, le PRL et le MR tel que composé par Louis Michel.

Georges-Louis Bouchez et Bart De Wever n’ont ni la même histoire politique, ni le même électorat, ni les mêmes références philosophiques apparentes. Le premier se veut le visage d’un libéralisme « moderne et progressiste » ; le second se réclame de la tradition conservatrice burkéenne, parfois teintée de contre-révolution culturelle. Pourtant, ils semblent converger sur un même front idéologique : la dénonciation obsessionnelle du « wokisme », la glorification d’une société de l’effort contre les droits sociaux jugés excessifs, et un rapport pour le moins ambigu à l’État de droit.

Depuis plusieurs années, Bouchez multiplie les saillies contre ce qu’il nomme la « dérive woke », dénonçant tour à tour la déconstruction, l’écriture inclusive, ou encore l’antiracisme qu’il perçoit comme une idéologie victimaire. Dans un entretien donné au Vif en 2023, il affirmait : « Le wokisme est une maladie de la démocratie. » Une formule qui aurait tout aussi bien pu sortir de la bouche de De Wever, lequel déclare régulièrement que « le wokisme est une forme de néo-totalitarisme culturel » (interview dans Knack, 2021).

Ce discours partage une même structure argumentative : il identifie dans les luttes sociales et culturelles contemporaines (féminisme, antiracisme, écologie radicale, transidentités) non pas des revendications démocratiques, mais des menaces pour la civilisation occidentale. Ce glissement de perception est caractéristique d’un tournant national-conservateur, qui prétend défendre les « valeurs traditionnelles » au nom d’une prétendue neutralité libérale. Or cette neutralité est instrumentalisée pour exclure du débat public ceux qui contestent l’ordre établi.

24 Britse conservatieve denker Roger Scruton overleden | De Standaard

À cette croisade culturelle s’ajoute une inflexion libertarienne. Bouchez, tout comme De Wever, n’hésite pas à reprendre les codes de l’idéologie néolibérale radicale : exaltation de l’individu, dénonciation de l’impôt, rejet des corps intermédiaires. Le président du MR a plusieurs fois critiqué le modèle de sécurité sociale solidaire comme étant « trop coûteux », défendant une responsabilisation individuelle des assurés, une contractualisation des droits, et un plafonnement des mécanismes de solidarité, autant de marqueurs d’une dérive libertarienne à la belge.

Derrière l’étiquette libérale, le MR de Bouchez épouse de plus en plus clairement une ligne post-libérale, qui substitue à l’idéal de liberté pour tous une logique de mérite, de compétition, de répression et d’identitarisme. Le combat contre le « wokisme » n’est ici qu’un symptôme : il dissimule mal une mutation idéologique plus profonde, où la défense des libertés individuelles n’est plus qu’un paravent pour la remise en cause des droits collectifs et des contre-pouvoirs démocratiques.

Partie IV : Critiques générales du libertarianisme et du national-conservatisme

5.1 Un échec profond face aux crises contemporaines

La première critique majeure porte sur l’incapacité intrinsèque de ces idéologies à répondre efficacement aux crises contemporaines majeures : crise climatique, crise sanitaire (Covid-19), crise migratoire, et crise des inégalités économiques. En prônant un État minimaliste, le libertarianisme se prive volontairement des instruments indispensables pour affronter ces défis collectifs, qui nécessitent précisément des réponses coordonnées, planifiées et solidaires.

La pandémie de Covid-19 a été particulièrement révélatrice : dans des contextes où les principes libertariens ont dominé (comme aux États-Unis ou au Brésil), l’absence de coordination étatique efficace a entraîné une gestion chaotique et dramatiquement coûteuse en vies humaines. Cette crise sanitaire a démontré clairement l’insuffisance radicale du libertarianisme face à des défis nécessitant une réponse collective et solidaire.

De même, face à la crise climatique, le libertarianisme prône une dérégulation environnementale massive qui aggrave irrémédiablement la situation. Incapable de considérer l’environnement comme un bien commun à préserver collectivement, cette idéologie échoue systématiquement à apporter une réponse crédible au plus grand défi de notre époque.

5.2 Individualisme extrême et fragmentation sociale

Le libertarianisme et le national-conservatisme défendent un individualisme radical qui nie systématiquement l’importance des solidarités collectives. Or, cette conception de la société, si elle est séduisante en théorie, produit en réalité des sociétés profondément fragmentées et inégalitaires. En glorifiant systématiquement l'individu au détriment du collectif, cette idéologie renforce inévitablement les fractures sociales existantes et empêche toute réelle justice sociale.

Cette critique se confirme dans tous les contextes où le libertarianisme a été appliqué : l’exemple chilien sous Pinochet, les États-Unis sous Trump, la Hongrie d'Orbán ou l'Italie de Meloni, et les dérives du libertarianisme technologique en Silicon Valley. Partout, le résultat est identique : une concentration extrême des richesses dans les mains d’une minorité privilégiée, associée à une précarisation croissante du reste de la population.

Ainsi, loin de garantir une liberté effective pour tous, le libertarianisme conduit au contraire à une perte radicale de liberté pour la majorité des citoyens, privés de véritables choix économiques, sociaux et politiques.

Enfin, une contradiction majeure du libertarianisme contemporain réside dans sa capacité à cohabiter aisément avec l'autoritarisme politique et culturel. Trump, Orbán, Meloni ou les dérives identitaires incarnées par Bart De Wever montrent bien comment un discours libertarien sur la liberté économique peut facilement justifier des politiques autoritaires, répressives et exclusives sur le plan politique et culturel.

Cette contradiction révèle clairement la faiblesse fondamentale du libertarianisme : prétendant défendre une liberté absolue, il se révèle incapable de résister à des dérives antidémocratiques dès lors qu’elles servent ses intérêts économiques ou identitaires immédiats. Cette incompatibilité fondamentale avec les principes démocratiques universels montre clairement que le libertarianisme n’est pas une solution viable pour les sociétés modernes, mais une menace réelle pour leur stabilité et leur cohésion.

Conclusion générale

Il est des moments où l’essentiel se dissout dans le confort des faux-semblants. Où la politique, au lieu de nommer les rapports de force, préfère les euphémiser. Où le débat public n’est plus qu’un théâtre d’ombres : chacun joue son rôle, agite les bras, mais plus personne ne touche aux fondations.

Nous vivons une de ces époques-là.

Alors que les inégalités s’aggravent, que la transition écologique est en panne, que la santé publique subit une érosion silencieuse, le discours dominant s’épuise à désigner des boucs émissaires : le « wokisme », les assistés, les jeunes, les fonctionnaires, les malades chroniques. Autrement dit, tout ce qui résiste encore un peu à l’idéologie de la rentabilité.

Le plus frappant n’est pas tant la violence des attaques que leur banalité. Elles sont devenues le bruit de fond de la démocratie fatiguée : une rhétorique libertarienne mal assumée, mêlée de conservatisme culturel et de mépris social, qui se glisse dans les interstices du débat sans qu’on ne la nomme jamais vraiment.

Et pourtant, il faudrait la nommer. Car c’est bien d’un projet politique qu’il s’agit : celui qui consiste à réduire l’État à un prestataire de services pour les plus solvables, à faire des droits sociaux un luxe conditionnel, à monnayer les solidarités selon le revenu fiscal de référence.

Face à cela, il n’y a pas de salut dans le confort. Il n’y a que le sursaut. Celui qui consiste à défendre une démocratie non pas d’opinion, mais de conviction. À reconstruire patiemment les institutions communes, à refuser l’idée que tout serait « trop complexe », « trop coûteux », « hors du temps ».

En conclusion, l’alliance idéologique entre libertarianisme et national-conservatisme ne constitue pas seulement une juxtaposition de deux doctrines en apparence contradictoires ; elle opère comme un mécanisme de transition au sein des familles politiques de droite. Elle permet d’articuler, dans un même horizon de pensée, la défense radicale des libertés économiques et de la dérégulation avec la valorisation autoritaire de l’ordre moral, identitaire et sécuritaire.

Cette hybridation a pour effet de déplacer progressivement le centre de gravité de la droite classique. Là où le libéralisme politique traditionnel se référait à un équilibre entre libertés individuelles, État de droit et compromis social, le couple libertarianisme–national-conservatisme favorise une recomposition idéologique où le rejet de l’État social, la défiance envers les institutions multilatérales et la critique des élites « globalistes » tiennent lieu de ciment doctrinaire.

Ce processus conduit, de manière pragmatique et parfois imperceptible, à une radicalisation des droites traditionnelles : sous couvert de modernisation économique et de défense des traditions nationales, elles adoptent des éléments programmatiques qui les rapprochent structurellement de l’extrême droite. Ainsi, loin de représenter des courants marginaux, libertarianisme et national-conservatisme fonctionnent aujourd’hui comme une matrice de transition idéologique, contribuant à la normalisation d’idées et de pratiques autrefois cantonnées aux marges du champ politique.

7 Bibliographie

7.1 Textes fondamentaux libertariens

RAND, Ayn, Atlas Shrugged (La Grève), Paris, Les Belles Lettres, 2011.

RAND, Ayn, La vertu d’égoïsme, Paris, Les Belles Lettres, 1993.

FRIEDMAN, Milton, Capitalisme et liberté, Paris, Flammarion, 1971.

FRIEDMAN, Milton, La tyrannie du statu quo, Paris, Plon, 1984.

NOZICK, Robert, Anarchie, État et utopie, Paris, PUF, 1988.

HAYEK, Friedrich, La route de la servitude, Paris, PUF, 2014.

7.2 Critiques philosophiques et politiques du libertarianisme

RAWLS, John, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987.

KRUGMAN, Paul, Pourquoi les crises reviennent toujours, Paris, Seuil, 2009.

STIGLITZ, Joseph, Le prix de l’inégalité, Paris, Les Liens qui libèrent, 2012.

PIKETTY, Thomas, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.

HARVEY, David, Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007.

7.3 Libertarianisme autoritaire, populisme et nationalisme contemporain

HAZONY, Yoram, La vertu du nationalisme, Paris, Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2019.

TRAVERSO, Enzo, Les nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2017.

LEVITSKY, Steven & Ziblatt, Daniel, La mort des démocraties, Paris, Calmann-Lévy, 2019.

MUDDE, Cas, The Far Right Today, Cambridge, Polity Press, 2019.

7.4 Libertarianisme technologique et critiques

THIEL, Peter & MASTERS, Blake, De zéro à un, Paris, JC Lattès, 2016.

ZUBOFF, Shoshana, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.

MOROZOV, Evgeny, Le mirage numérique : Pour une politique du Big Data, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015.

LANIER, Jaron, Dix arguments pour supprimer vos comptes sur les réseaux sociaux, Paris, Fayard, 2018.

7.5 Libertarianisme en Belgique

DE SALLE, Corentin, La Tradition de la Liberté, Bruxelles, Renaissance du Livre, 2007.

GODEFRIDI, Drieu, La passion de l’égalité, Bruxelles, Texquis, 2017.

GODEFRIDI, Drieu, Le GIEC est mort, vive la science !, Bruxelles, Texquis, 2010.

BOUCHEZ, Georges-Louis, Lettres aux progressistes qui flirtent avec le populisme, Bruxelles, Luc Pire, 2021.

DE WEVER, Bart, Sur l’identité, Bruxelles, Éditions du CEP, 2019.

7.6 Ouvrages complémentaires sur les cas historiques évoqués

KLEIN, Naomi, La stratégie du choc : La montée d'un capitalisme du désastre, Paris, Actes Sud, 2008.

COLLIER, Paul, Exodus : Immigration et multiculturalisme au XXIe siècle, Paris, Plon, 2019.

SNYDER, Timothy, De la tyrannie : Vingt leçons du XXe siècle, Paris, Gallimard, 2017.

PRASHAD, Vijay, Néolibéralisme et fascisme : Histoires croisées, Paris, Éditions Amsterdam, 2020.

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