drogues: modele portugais est-il parfait-2022

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ETAT DE LA QUESTION

DROGUES : LE MODÈLE PORTUGAIS EST-IL PARFAIT ?

Martin JOACHIM
NOVEMBRE 2022
ER : Amaury Caprasse13 Bd de l’Empereur1000 Bruxelles

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SOMMAIRE 1 La dépénalisation des drogues aux Portugal : présentation 2 1.1 Contexte de l’émergence du modèle portugais 2 1.1.1 La Dictature de l’Estado novo 2 1.1.2 L’ouverture du pays et l’émergence de la problématique de la drogue 2 1.1.3 La réaction des pouvoirs publics 3 1.2 Présentation du dispositif de dépénalisation 4 1.2.1 La dépénalisation 4 1.2.2 La procédure 6 2 Le modèle portugais fonctionne-t-il ? 8 2.1 Les résultats du modèle portugais 8 2.1.1 Une évaluation difficile des résultats du modèle portugais 8 2.1.2 Hausse globale de la consommation de drogue mais des chiffres particulièrement bas par rapport à la moyenne de l’UE 9 2.1.3 Une réduction importante de la consommation d’héroïne, des décès pour surdose et des infections au HIV 10 2.1.4 Des systèmes judiciaire et carcéral soulagés 10 2.1.5 Conclusions sur les résultats du modèle portugais 12 2.2 Un modèle nécessairement imparfait 12 2.2.1 Le champ d’application de la dépénalisation 12 2.2.2 Une dépénalisation qui n’est pas une décriminalisation – le maintien de la stigmatisation 13 2.2.3 L’absence d’action à l’égard de l’offre de drogue 13 3 Conclusions 14 4 Bibliographie 15 4.1 Sources écrites 15 4.2 Sources audiovisuelles 16

Introduction

On ne compte plus les articles de presse mettant en avant la réussite du modèle portugais en ce qui concerne la prise en charge de la problématique de la drogue par les pouvoirs publics1

Ce modèle est la plupart du temps décrit comme vertueux, voire comme l’alternative miracle à une vision purement répressive du phénomène de la drogue.

Qu’est-ce que finalement ce « modèle portugais » ?

C’est à la réponse à cette question que la première partie de cet article est dédiée Comprendre le système portugais implique de rechercher le contexte historique qui a permis son émergence et sa pérennisation. Ensuite, nous tenterons de décrire le fonctionnement concret de la dépénalisation qui s’appuie en grande partie sur le concours des Commissions de dissuasion qui jouent un rôle primordial dans les résultats positifs du modèle.

En effet, le modèle portugais de prise en charge de la problématique de la drogue est une réussite, en tout cas partiellement. Ce n’est certes pas un modèle parfait – La question posée en titre trouve déjà ici sa réponse – mais il présente un certain nombre de résultats positifs qui démontrent que la dépénalisation peut être l’une des réponses crédibles, efficace et humaines à la problématique de la drogue.

La seconde partie est dédiée à l’exposé des résultats les plus saillants du système portugais On n’ignorera pas que le modèle portugais aussi novateur fût-il, malgré ses 20 années d’existence, présente un certain nombre de lacunes qui nous permettent d’entrevoir d’autres modèles de réponses à apporter à la problématique de la drogue : sa réglementation ou légalisation.

1 Exemple : Franceinfo, « Au Portugal, la dépénalisation des drogues est un succès », 2017, disponible sous

https://bit.ly/3F3cBfB ; RTS, « La dépénalisation des drogues au Portugal a changé les mentalités », 2018, disponible sous

https://bit.ly/3idr3ty ; France 24, « Portugal : la dépénalisation des drogues, un pari qui a fonctionné », 2021, disponible sous

http://bit.ly/3im36QZ

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1 La dépénalisation des drogues aux Portugal : présentation

Le modèle portugais de traitement de la problématique de la drogue, mérite d’être décrit avec une relative précision, en particulier en ce qui concerne la dépénalisation de la consommation de drogue qui est l’un de ses aspects les plus marquants.

Tout d’abord, il conviendrait de rappeler qu’il s’inscrit dans un contexte politique et social, fondé sur une Histoire particulière du pays, qui conférait au Portugal une certaine singularité par rapport au reste du monde occidental (1.1).

Ensuite, le modèle en tant que tel mérite également que l’on s’y attarde quelque peu afin de délimiter ses contours, qui sont souvent décrits à la fois de manière trop large (la dépénalisation n’est que partielle) et trop restrictives (le modèle portugais ne se restreint pas à la dépénalisation – 1.2).

1.1 Contexte de l’émergence du modèle portugais

Le développement d’une approche alternative de la problématique de la drogue au Portugal, si différente du prohibitionnisme largement partagé sur le plan international et l’adhésion qu’elle a suscitée et suscite encore aujourd’hui dans la société portugaise, ne semble pouvoir être expliqués que par rapport à un contexte particulier

1.1.1 La Dictature de l’Estado novo

Entre 1926 et 1974, le Portugal a connu la dictature, principalement avec Salazar (1932-1968), qui, à travers une censure efficace, a conduit à une fermeture culturelle du pays et au développement d’un certain hygiénisme social officiel. Cet isolement a permis de protéger le Portugal « dessystèmesde vie qui se développaient ailleurs »2 et notamment ceux qui favorisaient le développement de la consommation de la drogue, comme le mouvement hippie des années 19603

Sur ce point, les colonies portugaises d’Afrique (Angola, Mozambique, Cap-Vert) constituaient une exception. La consommation de marijuana, notamment par les soldats, était courante, voire banalisée 4

1.1.2 L’ouverture du pays et l’émergence de la problématique de la drogue

La fin de la dictature, lors de la période qui a suivi la Révolution des Œillets, a ouvert brutalement le Portugal à la « modernité ». Le retour des soldats et des colons sur le continent européen, avec la fin des guerres coloniales, avec leurs habitudes en matière d’usage de cannabis, a favorisé, dans un premier temps, la consommation de cette plante.

Le criminologue portugais Candido da Agra écrit : « Lors de la période révolutionnaire (1974-1976), onn’aplusentenduparlerdedrogue.Orc’estàce moment-là,danslesilencedesdiscoursquin’en parlaient pas qu’elle est venue danser sur la place publique avec la Liberté». Le Portugal était en « transes »5

Cet « effet de rattrapage », se développant, ensuite, à l’égard des autres drogues consommées en occident, a provoqué une épidémie importante de la consommation d’héroïne6 Bien qu’il semble

2 C. da AGRA, « Requiem pour la guerre à la drogue » , Déviance et Société, 2009/1, p. 31.

3 P. LANDEL et A.C. ZIELINSKA, « La politique de décriminalisation des drogues au Portugal. Entretien avec le Prof. João Goulão », Mouvements, 2016/2, p. 153.

4 P. LANDEL et A.C. ZIELINSKA, Op. Cit., p. 154 ; C. da AGRA, « Requiem pour la guerre à la drogue », Déviance et Société, 2009/1, p. 35.

5 C. da AGRA, Op. Cit., p. 32

6 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, « Dépénalisation des drogues au Portugal : Bilan 20 ans après » , OFDT, 2021, p. 3.

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n’exister aucun chiffre précis sur la consommation de drogue avant les années 20007, une estimation est fréquemment citée pour l’héroïne : le Portugal comptait 100.000 consommateurs de cette drogue hautement addictive au milieu des années 1990 (pour 30.000 à la fin des années 1980)8, ce qui représentait près de 1% de la population portugaise. En 1997, 235 personnes sont décédées de surdose, alors que ce chiffre était 10 fois moins important en 1987 (22)9 Entre 1996 et 1998, le nombre de consommateurs problématiques de drogue au Portugal était le plus élevé de l’Union européenne10

Cette épidémie n’était évidemment pas sans conséquence sur les problèmes de santé publique liés à la consommation de drogue par voie intraveineuse : de 1998 à 2000, le Portugal connaissait l’incidence du sida chez les utilisateurs de drogue par voie intraveineuse la plus forte de l’Union européenne11

La criminalité liée à la consommation de drogues problématiques était aussi fort élevée Ainsi, par exemple, en 1993, sur les 745 vols à main armée recensés dans les centres urbains portugais, 100 avaient été commis à l’aide d’une seringue annoncée comme « contaminée »12

L’importance quantitative de la problématique de l’héroïne – qui implique une visibilité importante dans la sphère publique13 - était telle que peu de portugais ont été épargnés par le phénomène Cette situation affectait, plus ou moins directement, la population de manière transversale : la consommation d’héroïne ne se restreignait pas « aux personnes isolées, sans attache, à un groupe de hippies, de pauvresoudemarginalisé », toutes les classes sociales furent concernées14 Cette situation a permis une prise de conscience collective, alimentée par une société civile organisée efficace15 , quant à la nécessité d’opérer un changement structurel dans l’approche de la problématique de la drogue et a constitué le substrat nécessaire à la réaction politique radicale du début des années 2000.

1.1.3 La réaction des pouvoirs publics

La drogue étant devenu un enjeu politique national, elle se retrouve au cœur des élections législatives de 1995, remportée par les socialistes.

En 1998, à l’initiative d’un ministre socialiste, José Socrates, futur premier ministre, le Gouvernement forme « la commission pour la stratégie nationale de lutte contre la drogue » Composée de spécialistes, cette commission fut chargée d’élaborer un Programme de lutte contre la drogue et sa transposition en norme juridique16

Un changement radical à nuancer

L’un des textes normatifs concrétisant cette stratégie devint la loi 30/2000 du 29 novembre 2000 qui mettra donc en place un dispositif de dépénalisation novateur17

Le caractère innovant du dispositif doit être nuancé. En effet, dès une loi de 1983, le Portugal avait déjà amorcé une tendance à la réduction de la pénalité Avec cette première réforme, le consommateur était principalement vu comme un « malade ». De ce fait, il n’était sanctionné

7 Ce qui, pour certains auteurs, rend l’évaluation de l’efficacité du dispositif compliqué (A. STEVENS et C. HUGHES, « Dépénalisation et santé publique : politiques des drogues et toxicomanies au Portugal », Mouvements, 2016/2, p. 22)

8 P. LANDEL et A.C. ZIELINSKA, Op. Cit., p. 154.

9 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p.4.

10 Ibidem

11 En 2000, 600 personnes avaient contracté le SIDA à la suite de la consommation d’une drogue par voie intraveineuse (Rapport Annuel sur l’état de la drogue dans l’Union européenne, 2000, OEDT, p.43).

12 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p.4.

13 A. DOMOSLAWSKI, “Drug Policy in Portugal – The benefits of decriminalizing drug use”, OpenSociety Foundations, 2011, p. 19.

14 P. LANDEL et A.C. ZIELINSKA, Op. Cit., p. 154.

15 Voir sur ce point : J. De MENEZES FERREIRA, « Le cas exemplaire du Portugal : drogues et toxicodépendances » , Multitudes, 2011/1

16 Ibidem, p. 55.

17 Lei 30/2000, disponible sur le site du journal officiel portugais http://bit.ly/3GRRSgZ Une version traduite en anglais est également disponible http://bit.ly/3iiXlU1

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pénalement que « symboliquement » et renvoyé vers les services socio-sanitaires. Cette sanitarisation du système fut renforcée en 199318

Ces évolutions furent surtout théoriques : cette nouvelle législation fut mal appliquée et n’eut pas l’impact escompté en ce qui concerne l’articulation entre la justice et le socio-sanitaire19 Toutefois, elles ont permis de préparer le terrain à l’émergence d’une politique de dépénalisation plus ambitieuse20

La dépénalisation n’est qu’un aspect d’une stratégie globale

Si la seule description du système de dépénalisation est souvent utilisée pour illustrer les changements de politiques intervenus au Portugal entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, elle n’est, en réalité, que l’une des composantes, certes spectaculaire, d’une stratégie globale de prise en charge de la problématique de la drogue 21

La commission d’experts précitée avait, en effet, élaboré une stratégie plus large fondée principalement sur la réduction des risques et impliquant des investissements importants dans ce domaine22 : les investissements en matière de réduction des risques, de prévention, de traitement de réinsertion sociale des consommateurs et de lutte contre le trafic de drogue furent doublés23

Ceci s’est notamment concrétisé par la création de nombreux centres de soins aux usagers de drogue24 et le développement de programmes d’échange de seringues, des traitements de substitution par opiacés, de salles de consommation à moindre risque, de programme d’analyse des pilules de drogue de synthèse, des programmes de vaccination contre l’Hépatite B, etc.25

1.2 Présentation du dispositif de dépénalisation

Le contexte qui vient d’être décrit permettait donc la mise en œuvre d’une politique audacieuse en matière de drogue qui rompait largement avec la tendance internationale de « guerre totale contre la drogue » à travers une prohibition stricte des faits liés à la drogue, notamment de sa consommation.

Cette rupture ne fut, toutefois, pas totale Il convient donc de s’attarder sur les contours du champ d’application de cette dépénalisation (1.2.1.).

Ensuite, nous décrirons comment le Portugal a concrètement mis en œuvre ce modèle de dépénalisation original à travers la loi 30/2000 (1.2.2).

1.2.1 La dépénalisation

Une dépénalisation ou une décriminalisation ?

Les notions de dépénalisation et de décriminalisation sont assez ambigües. Il n’existe, semble-t-il pas, parmi les auteurs de consensus autour de ces deux notions.

18 C. da AGRA, Op.cit., p. 37 Dès 1983, le législateur reconnaît que la limite qui est faite entre le consommateur addicte qui doit être soigné et le trafiquant qui doit être lourdement sanctionné est trop simpliste. En effet, de nombreux toxicomanes financent leur consommation par le trafic de drogues. La notion de « trafiquant-consommateur » est ainsi créée

19 Ibidem, p. 38.

20 Ibidem, p. 42.

21 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p. 7; X. REGO,M-J. OLIVIERA, C. LAMEIRA et O. S. CRUZ, « 20 years of portuguese drug policy – development, challenges and the quest for human rights » , Substance abuse treatment, prevention andpolicy , 2021, p. 5.

22Comissão para a Estratégia Nacional de Combate à Droga, “Estratégia Nacional de Luta contra Droga “, 1999, disponible en septembre 2022 sous ce lien.

23 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p. 7.

24 Le nombre de centres de soin dédiés aux usagers de drogue est passé de 40 en 1990 à 170 à l’heure actuelle.

25 A. STEVENS et C. HUGHES, Dépénalisation et santé publique : politique de drogues et toxicomanies au Portugal, Mouvements, 2016/2, p.25.

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Certains les utilisent dans un même sens, comme désignant la suppression du caractère pénal d’un acte au profit d’un autre type de sanction, généralement, les sanctions administratives26

D’autres opèrent une distinction entre ces deux notions. Alors que la dépénalisation serait le remplacement du système pénal par un autre système de sanction, la décriminalisation serait la suppression de toute possibilité de sanction27

Cette distinction peut être utile pour décrire le système portugais. On l’utilisera dans la suite de la note.

Une dépénalisation partielle

La loi 30/2000 n’a pas dépénalisé l’ensemble des faits liés à la drogue. En effet, le trafic (production, vente, distribution, etc.) de drogue reste une infraction pénale28 Il doit être noté que loi pénale portugaise prend en compte le cas des consommateurs qui vendent des produits prohibés pour financer leur propre consommation problématique29, ceci n’en reste pas moins un dispositif pénal.

Par ailleurs, depuis une décision de la Cour suprême de Justice portugaise, la possession d’une quantité de drogue en vue de la consommation personnelle qui dépasse certaines limites (voir plus bas), continue à être incriminée pénalement

Une dépénalisation et non une décriminalisation : le maintien de l’interdit

Comme nous l’avons vu, la dépénalisation n’implique pas l’absence d’interdiction, mais bien l’absence de conséquence pénale en cas de violation de la règle (donc notamment de peine de prison)30

Dès son article 2, la loi 30/2000 rappelle l’interdit de l’acquisition et de la détention de drogues pour sa propre consommation : ces faits sont constitutifs d’une infraction administrative

Ce régime administratif ne s’applique que si la quantité détenue pour la consommation individuelle correspond à « laquantiténécessaireàuneconsommationindividuellemoyennependantunepériode de10jours» 31. La police ne dispose pas de marge d’appréciation. Cette quantité a été précisée pour chaque substance illicite32 :

26 M. NOUGIER, « 20 ans de décriminalisation des drogues au Portugal : quelles leçons en tirer ? », Drogues – Santé –Prévention, 2022, p.24 ; M. HAUTEFEUILLE et E. WIEVIORKA, « la légalisation des drogues : une mesure de salut public Inévitable, utopique, dangereuse ? » , Mouvements, 2016, p. 47 ; I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p.7

27 J. ROZIE, D. VANDERMEERSCH et J. DE HERDT, “Un nouveau code pénal pour le futur ? » , Les dossiers de la R.D.P.C., n°

27, 2019, p. 162 ; A. DOMOLSLAWSKI, « Drug policy in Portugal : the benefits of decriminalizing Drug Use » , Open Society Foundations, 2011, p.25.

28 L’article 21 de la loi 15/93 « de combate à droga » incrimine la culture, la fabrication, la préparation, la vente, la distribution, l’achat, le transport, l’importation, etc. des drogues illicites

29 Pour cette catégorie de trafiquant, les peines sont allégées (article 26 du décret-loi 15/93, http://bit.ly/3Vwesjj ).

30 La dépénalisation n’a de sens que si elle s’accompagne d’un allégement des sanctions. Par exemple, aussi étonnement que cela puisse paraître la Russie a dépénalisé la possession de drogue pour consommation personnelle (les quantités retenues sont bien inférieures à celles prévues au Portugal). Par ailleurs, les sanctions administratives peuvent être très lourdes puisque de l’enfermement « administratif » (jusqu’à 15 jours) est prévu (https://www.talkingdrugs.org/drug-decriminalisation , consulté le 27 octobre 2022)

31 Article 2-2 de la loi 30/2000, traduction libre.

32 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p.7 ;Voir l’article 9 de l’ordonnance (« portaria ») n° 94/96 du 26 mars 1996

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Lorsque la quantité possédée dépasse ces limites, le dispositif de dépénalisation ne s’applique pas. C’est le droit pénal qui prend le pas (article 40 de la loi 15/93) La consommation de drogue n’est donc que partiellement dépénalisée33

1.2.2 La procédure

L’intervention de la police

Le maintien de l’interdiction implique que la police a la possibilité d’interpeller les personnes en possession des substances illicites et de les saisir. Elle rédige alors un rapport qui est communiqué à la commission de dissuasion (article 4.1. de la loi 30/200034)

Le passage devant la commission de dissuasion

Après le contrôle de la police, la personne est convoquée devant une commission de dissuasion de l’addiction à la drogue Il semble que la personne appréhendée par la police disposera d’une convocation dans les 72 heures suivant la communication du rapport par la police, soit un délai très court par rapport à ce que permet généralement la justice pénale35

Il existe 18 commissions de ce type sur le territoire portugais. Placées sous l’autorité du ministre de la Santé, elles sont composées de trois personnes : un juriste, un psychologue et un assistant social36 Ces commissions font la particularité du modèle de dépénalisation du Portugal. C’est ce qui le distingue des autres modèles de dépénalisation de la consommation de drogue comme en Espagne ou en Italie37

La détermination de la situation du consommateur

Dans les faits, le rôle prioritaire de la Commission est de poser un diagnostic sur la consommation de la personne convoquée. Cela permet de faire de la prévention à l’égard de ceux dont la consommation

33 Il eut une ambiguïté sur le point de savoir si le consommateur qui était pris en possession de quantité de drogue supérieure à ces limites étaient concernés par la dépénalisation. En 2008, la Cour suprême portugaise a réglé cette question par la négative. Cette interprétation est contestée par certains auteurs car contraire à l’esprit de la loi 30/2000 (X. RÊGO et al., Op. cit., p. 6)

34 Dans la suite de la note, lorsqu’un article est cité sans référence légale, il s’agit d’une disposition de la loi 30/2 000.

35 A. SILVESTRI, « Gateways from crime to health: the portuguese drug commissions » , Winston Churchil Memorial Trust, 2015, p.15

36 P. LANDEL et A.C. ZIELINSKA, Op. Cit., p. 162.

37 X. RÊGO et al., Op. Cit., p.5.

État de la question 2022 - IEV • 6 Drogue illicite Drogue illicite Quantité admise pour usage personnel (en gramme) Herbe de cannabis 25 Résine de cannabis 5 Cocaïne 2 Ecstasy 1 MDMA Amphétamine Héroïne

n’est pas problématique et d’orienter ceux qui font face à une addiction problématique vers des structures de soins.

La suspension de la procédure

La commission entend le consommateur et recueille les éléments au sujet de sa consommation, afin de déterminer si elle est problématique ou non, les circonstances de sa consommation (produits consommés, lieu de consommation) et sa situation économique (article 10)

Dans le cadre de cette évaluation, la commission et le consommateur peuvent proposer la réalisation d’un test médical pour déterminer son niveau de consommation

S’il apparaît qu’il s’agit du premier passage devant une commission de dissuasion, la procédure est suspendue provisoirement, que le consommateur soit ou non toxicodépendant (art. 11.1 et 2). Il s’agit là d’une sorte de sursis systématique.

Si le consommateur est toxicodépendant et qu’il ne s’agit pas de son premier passage devant la commission, la commission dispose de la faculté de suspendre provisoirement la procédure (art. 11.3)

Cette suspension du dossier court pendant une durée de deux ans, prolongeable un an.

A l’issue de cette période de suspension, la commission clôture le dossier pour autant que le consommateur non dépendant n’a pas récidivé et que le consommateur dépendant est entré en traitement et ne l’a pas interrompu indûment (art. 13 2).

Les sanctions pécuniaires et non pécuniaires – la suspension de leur détermination et la suspension de leur exécution

Lorsque le consommateur est pris en état de récidive ou s’il n’est pas entré en traitement ou l’a interrompu indûment, pour les toxicodépendants, il peut se voir infliger une sanction.

Les consommateurs non toxicodépendants peuvent se voir infliger une amende ou une autre sanction (article 15.1)

Les consommateurs toxicodépendants ne peuvent se voir infliger de sanction pécuniaire (15.2) La commission peut décider de suspendre la détermination de la sanction infligée si le consommateur toxicodépendant accepte de suivre un traitement (article 14)

Les sanctions pécuniaires, qui ne sont donc réservés qu’aux consommateurs non dépendants, varie entre 25 euros et le salaire minimum portugais38. Dans la détermination du montant la commission doit notamment prendre en compte la situation financière du consommateur (voir ci-dessous).

La commission de dissuasion dispose d’une très large marge de manœuvre dans la détermination de la sanction non pécuniaire qui peut être infligée soit à titre de sanction principale, soit en complément de l’amende.

Ces sanctions peuvent consister en un simple « blâme » (article 18). Elle peut également imposer des sanctions plus importantes comme l’interdiction de fréquenter certains lieux, l’ obligation de se rendre périodiquement dans un lieu désigné par la commission, l’interdiction du port d’armes ou encore l’interdiction de quitter le territoire (article 17)

La commission dispose également de la faculté de suspendre l’exécution de la sanction dans certaines conditions (article 19).

La loi 30/2000 indique que l’objectif de la sanction est de prévenir la consommation de drogues (article 15.4)

État de la question 2022 - IEV • 7
38 I.
OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT,Op.cit., p.9.

Elle doit prendre en compte dans sa détermination de la gravité des faits, la faute du consommateur, le type de drogue, le fait que la consommation ait eu lieu en public ou en privé, le type de lieu public où la consommation a eu lieu, en cas d’absence d’assuétude, le caractère occasionnel ou régulier de la consommation et la situation personnelle, notamment financière du consommateur (article 15.5)

Une large marge de manœuvre pour des solutions « taillées sur mesure » dans une optique sanitaire

On peut aisément le constater : les commissions de dissuasion disposent d’une large marge de manœuvre dans les interventions possibles. Ceci leur permet d’adapter au mieux la prise en charge de la problématique au cas individuel de la personne concernée39

Ensuite, si, sur papier, la sanction semble conserver un rôle relativement important40, dans les faits, il semble que les commissions de dissuasion axent avant tout leur action sur les aspects sociaux et sanitaires41

Pour prendre les derniers chiffres disponibles en année « normale », c’est dire à en dehors de la période de crise sanitaire, soit pour l’année 2019, les commissions de dissuasion ont prononcé 8150 décisions42

Sur ce total, 6575 décisions (80%) concernent une suspension de la procédure, de la détermination de la sanction ou de son exécution, ou encore des « acquittements ».

1575 décisions (20 %) portent sur une sanction. 824 amendes ont été prononcées (10 % du total). 625 sanctions portent sur une obligation de se rendre dans un certain lieu désigné par la Commission. 106 décisions imposent des travaux d’intérêt général43

2 Le modèle portugais fonctionne-t-il ?

La question « provocatrice » posée par le titre de la présente note ne pouvait qu’amener une réponse négative : aucun système dédié à la prise en charge de la problématique de la drogue ne pouvant prétendre à la perfection Une approche plus raisonnable nous conduit plutôt à nous demander si le modèle portugais fonctionne. En d’autres mots, a-t-il répondu aux objectifs de prévention et de réduction des risques qu’il s’est fixé ?

Plus de 20 ans après le lancement de la nouvelle stratégie du Portugal et l’entrée en vigueur de la loi 30/2000, il est possible de tirer un certain bilan. Les résultats de ce modèle inédit dans le monde (2.1.) ne doivent pas masquer les problèmes subsistant dans la prise en charge de la problématique de la drogue (2.2.)

2.1 Les résultats du modèle portugais

2.1.1 Une évaluation difficile des résultats du modèle portugais

Les auteurs reconnaissent le plus souvent qu’il est difficile d’identifier les raisons qui justifient les tendances des données en matière de drogue44 Ceci peut s’expliquer pour plusieurs motifs

39 A. SILVESTRI, Op.cit., p. 46.

40 Selon l’ancien député socialiste João de Menezes Feirera, le système de sanction est une façade formelle destiné à convaincre les plus réticents à soutenir la dépénalisation (Op. Cit, p. 56).

41 M. NOUGIER, Op.cit., p.26.

42 SICAD, Relatório Anual 2020 –- A situaçao do País em Matéria de drogas e Toxicopendências, Anexo – Caracterizaçao e Evolução da Sitúação, 2022, p. 107 et s.

43 Le solde concerne des interdictions de fréquenter certains lieux (3), une privation d’un subside (1) et des admonestations (16).

44 A. STEVENS et C. HUGHES,Op. Cit., p.26 ;

État de la question 2022 - IEV • 8

A titre d’exemple, après 2001 le niveau d’usage de l’ensemble des drogues illicites confondues a augmenté au Portugal. On peut toutefois difficilement accuser le modèle décrit plus haut comme étant la raison de cette augmentation, dès lors que cette tendance touche l’ensemble de l’UE45

La « déstigmatisation » de la drogue consécutive à dépénalisation peut aussi conduire à une meilleure déclaration de l’usage des drogues dans les enquêtes menées par les centres d’études dédiées à ces sujets.

Par ailleurs, la comparaison avec la situation critique d’avant 2001 est aussi difficile en raison de l’absence de chiffres clairs pour cette période46

Moyennant ces réserves, les auteurs tirent un certain nombre de conclusions à partir des données existantes qui permettent d’identifier les résultats du modèle portugais.

2.1.2 Hausse globale de la consommation de drogue mais des chiffres

bas par rapport à la moyenne de l’UE

De manière générale, pour la population générale (15 et 64 ans) la consommation de drogue illicite au cours de l’année et au cours du mois a augmenté entre 2001 et 201747

Cette tendance se retrouve dans toute l’UE. Le Portugal conserve des chiffres de consommation faible par rapport à la moyenne européenne. Il est ainsi le quatrième pays de l’UE où l’on a moins consommé de drogue illicite dans l’année48

Il semble que cette augmentation soit essentiellement due à l’augmentation de la consommation du cannabis et, dans une moindre mesure, de cocaïne, commune à l’ensemble de l’UE

Pour les autres drogues (Héroïne, amphétamines, MDMA/ecstasy, LSD et champignons), les niveaux de consommation ont, finalement, soit baissé soit stagné49

Pour l’héroïne, au cœur de la problématique portugaise, son usage dans l’année a légèrement augmenté après la réforme pour ensuite baisser de façon importante. Actuellement, le niveau de consommation semble stagner.

45 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p.9.

46 A. DOMOSLAWSKI, Op.Cit., p. 17.

47 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p.10.

48 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op. cit.,, p. 12

49 Ibidem, p. 10

État de la question 2022 - IEV • 9
particulièrement
2001 2017 Expérimentation dans la vie
% Consommation dans l’année
Consommation dans le mois
7,8 % 11,7
3,4% 5,1%
2,5 % 4,4 %
2001 2007 2012 2016
0,3 <0,1 0,1
Evolution du niveau d’usage de la population générale (15-64 ans) au cours de l’année (%). 0,2

2.1.3 Une réduction importante de la consommation d’héroïne, des décès pour surdose et des infections au HIV

Démontrer qu’après la réforme de 2001, les chiffres de l’usage de la drogue n’ont pas augmenté ou en tout cas de façon considérable, sauf pour ce qui concerne le cannabis, vise en fait à répondre à l’une des critiques formulées à l’égard des modèles de dépénalisation. Les opposants de la réforme mettaient en effet en avant le risque que la dépénalisation conduise à une augmentation importante de la consommation.

En réalité, le modèle portugais, moins que de viser la réduction l’usage de la drogue, poursuit la réduction des risques liés sa consommation, soit la diminution de la consommation problématique Les données les plus importantes pour évaluer sa réussite sont donc celles liées à ce phénomène qui présente un réel coût social50

Depuis la réforme, le nombre de consommateurs d’héroïne a baissé de manière importante Mais surtout après la réforme, le nombre de décès liés à une surdose a diminué de façon radicale

En 2001, pour un million d’habitant, 34 personnes décédaient en raison de la drogue (pour 4 au PaysBas et 7 en Espagne). Ce chiffre tombait à 6 décès par million d’habitant en 2019 Le meilleur résultat des pays membres de l’UE et un chiffre 4 fois inférieur à la moyenne européenne pour la même année qui était de 23,7 par million d’habitants51

Des résultats impressionnants peuvent aussi être constatés en ce qui concerne les contaminations au virus du SIDA qui était l’une des autres préoccupations des autorités portugaises

En 2001, 50% des diagnostiques SIDA attribués à la consommation de drogue par voie intraveineuse dans l’UE avaient été réalisés au Portugal qui ne représente que 2% de la population de l’UE52 .

En 2018, il y avait 1,6 diagnostic du HIV/millions d’habitants due à la consommation de drogue intraveineuse au Portugal alors que la moyenne européenne était de 1,9. Des chiffres similaires sont constatés pour ce qui concerne les hépatites.53

Il n’est pas étonnant de constater une réduction si importante de la réduction des conséquences sanitaires de la drogue. Comme cela a été souligné, la dépénalisation s’est accompagnée d’importants investissements dans la prévention et la réduction des risques. Ceci se ressent dans les chiffres impressionnant de prise en charge des consommateurs d’opioïdes. On compte 16 867 consommateurs bénéficiaires d’un traitement de substitution aux opiacés en 2019, ce qui, au regard des estimations du nombre de consommateur représente un taux de 60% de prise en charge. Pour la même année, la moyenne européenne était de +/- 45 %54

2.1.4 Des systèmes judiciaire et carcéral soulagés

Très rapidement après l’entrée en vigueur de la loi sur la dépénalisation la pression sur les systèmes judicaire et carcéral a fortement baissé

Nombre d’arrestations

En 2000, on dénombrait un peu moins de 14.0000 personnes appréhendées par la police pour des infractions pénales prévues par la législation sur la drogue. Avec la dépénalisation ce chiffre est passé à 5000 personnes55

50 A. STEVENS et C. HUGHES, Op. Cit., p.27-28.

51 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op. cit., p. 14.

52 Ibidem, p. 15

53 OEDT, Rapport Annuel sur l’état de la drogue dans l’Union européenne, 2021, p.52.

54 I. OBRADOVIC et M. de SAINT VINCENT, Op.cit , p.16

55 A. STEVENS et C. HUGHES, Op. Cit, p. 30.

État de la question 2022 - IEV • 10

Nombre de condamnations pénales

Le nombre de condamnations pénales pour violation de la législation pénale sur la drogue (loi 15/93 précitée) a également fortement diminué. De 3600 condamnations pénales en 2000, on est passé de 1474 condamnations en 200656 Une légère hausse a pu être constatée après 2008 Ceci s’explique par la décision de la Cour suprême du Portugal de réintroduire l’infraction de détention de drogue pour usage personnel lorsque la quantité est supérieure à 10 jours de consommation (en dehors d’actes de trafic)57 En 2012, le nombre de personnes condamnées pénalement pour violation de la loi 15/93 était de 2502. Après une certaine stabilisation, le nombre de personnes condamnées a diminué pour atteindre 1307 en 202058 59

Nombre de personnes condamnées pour infraction à la loi drogue (15/93) entre 2000 et 2020

Nombre d’emprisonnements pour violation de la législation sur la drogue

Le nombre détenu pour infraction à la législation sur la drogue a diminué de façon importante : en 2000, on constatait 3829 détenus (43% de la population carcérale60) avaient été condamné pour violation de la loi drogue, 2252 en 2012 et 1173 en 202061 (17,7 % de la population carcérale62)

S’il semble que la décision de la Cour de justice de 2008 précitée a eu un impact sur le nombre de condamnations pénales, ce n’est pas le cas en ce qui concerne le nombre de détenu : les données disponibles sur le type d’infractions à la loi sur les drogues ayant conduit à une peine de prison ne relatent aucune condamnation pour usage de drogue63

En réalité, la réduction du nombre de détenus pour infraction à la drogue ne peut directement se justifier par la dépénalisation, puisque les incriminations pour trafic et trafic consommation – qui formait la plus grande part des peines de prison pour violation de la loi « drogue », le nombre de personne emprisonné pour consommation étant faible – sont restées inchangées.

56 Instituto da Droga e da Toxicodependência, Relatorio anual - A situaçao do País em Matéria de drogas e Toxicopendências, 2006, p.28.

57 X. RÊGO et al., Op. Cit., p. 6 ; SICAD, relatorio anual a situaçao do País em Matéria de drogas e Toxicopendências , 2019, p.131

58 SICAD, Sinopse Estastíca substâncias Ilícitas 2020, 2022, p.11

59 Ce chiffre particulièrement bas pourrait se justifier à la faveur de la crise sanitaire de la Covid 19. Cette tendance doit donc se confirmer.

60 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p. 17.

61 SICAD, Relatorio anual 2020- AsituaçaodoPaísemMatériadedrogaseToxicopendências, 2022, p.197

62 I. OBRADOVIC et M. de SAINT-VINCENT, Op.cit., p. 17.

63 Ibidem.

État de la question 2022 - IEV • 11
0 500 1000 1500 2000 2500 3000 3500 4000 2000 2002 2004 2006 2008 2010 2012 2014 2016 2018 2020
Nombre de
personnes condamnées

Il semble plutôt que la dépénalisation a transformé les représentations et les pratiques judiciaires, ce qui a amené à moins de condamnations à une peine de prison en raison d’infractions à la loi drogue Selon I. Obradovic et M. De Saint-Vincent de l’Observatoire français des drogues et de la toxicomanie, déjà citées à de nombreuses reprises : « la mobilisation décroissante de la chainepénaleautourdu contentieux des stupéfiants traduit un changement dans les représentations et les pratiques judiciaires. On observe en effet une diminution du nombre de peines d’emprisonnement ferme prononcéesparlestribunauxenmatières[d’infractionàlaloi« drogue »].Alorsqu’ellesreprésentaient 49%despeinesprononcéesen2002,leurproportionestde20%en2019(Sicad2020).Cesdonnées suggèrentquelaréformede2000aeuuneforteportéesymboliquemaisaussideseffetspratiques, participantàunemoindrepénalisationdes[infractions à la loi « drogue »]engénéral »64

2.1.5 Conclusions sur les résultats du modèle portugais

Les différents chiffres et études disponibles après plus de 20 années d’existence démontrent que le modèle portugais a répondu aux attentes pour lesquelles il avait été conçu : réduire de manière considérable les risques qui entourent la consommation problématique de drogues, dans un contexte particulier d’épidémie d’héroïne.

On aurait, donc, tort de lui reprocher de ne pas avoir réduit la consommation globale de drogue dès lors qu’il ne s’agissait pas de son objectif principal. Malgré cela on peut constater que la dépénalisation de l’ensemble des drogues n’a pas conduit à une augmentation importante de la consommation de drogues dans son ensemble. Elle s’est stabilisée et sa croissance a été moins rapide que dans les autres pays de l’UE. Les craintes

Donc oui, au regard des chiffres disponibles après 20 années d’existence, on peut constater que le système portugais a fonctionné et fonctionne.

2.2 Un modèle nécessairement imparfait

S’il est indéniable que le modèle portugais a porté ses fruits, il est nécessairement imparfait. Le modèle portugais présente un certain nombre de lacunes Petit à petit, les louanges sans nuance du système semblent avoir laissé la place à un positionnement plus réservé des forces progressistes. Ces critiques portent sur des lacunes du système qui ont trait soit au champ d’application de la dépénalisation (2.1), soit sont intrinsèques à l’idée de dépénalisation (2.2)

2.2.1 Le champ d’application de la dépénalisation

Comme cela a été souligné plus haut, la dépénalisation ne concerne que la possession de drogue pour une certaine quantité, calculée comme devant correspondre à 10 jours de consommation. Depuis 2008 et la décision de la Cour suprême de Justice du Portugal, les personnes prises avec une quantité supérieure à 10 jours de consommation, sans qu’il soit possible d’établir un trafic, sont déférées devant la justice pénale. Certes les peines de prisons ne sont, dans les faits, pas infligées65. Il n’en reste pas moins que de lourdes amendes peuvent être imposées à leur égard. A cela s’ajoute les conséquences connexes à la condamnation, notamment en matière de casier judiciaire.

Le nombre de personne poursuivies pénalement pour consommation de drogue n’est pas mince. En 2019, sur les 1883 individus condamnés pénalement pour infraction à la loi « drogue », 42% l’ont été uniquement pour la possession d’une quantité de drogue supérieure aux limites fixées par la loi. Les 58% restant concernaient les infractions relatives au trafic de drogue66

État de la question 2022 - IEV • 12
64 I. OBRADOVIC et M.
65 Voir
66
de SAINT-VINCENT, Op.cit., p. 18.
infra
X. RÊGO et al., Op.Cit., p. 7.

Alors que les limites retenues de 10 jours de consommation sont parfois présentées comme étant fort larges67 – et la comparaison avec les autres systèmes de dépénalisation tend à le démontrer – d’autres critiquent l’inadaptation de ces limites avec la pratique des consommateurs68 Alors que cette limite était, en principe, destinée à faire le départ entre l’usage personnel et le trafiquant, on voit que certains consommateurs sont toujours poursuivis pénalement et, en conséquence, ne bénéficient pas du suivi « sur-mesure » des commissions de dissuasion.

2.2.2 Une dépénalisation qui n’est pas une décriminalisation – le maintien de la stigmatisation Comme nous l’avons souligné plus haut, en retenant la distinction entre dépénalisation et décriminalisation, le Portugal n’a pas décriminalisé l’usage de drogue même dans les limites fixées par la loi, puisque les consommateurs se voient confisquer les quantités de drogues possédées et sont toujours susceptibles de faire l’objet de sanctions et d’arrestation par la police, avec les difficultés que l’intervention policière peut poser69

Bien qu’il faille admettre que les commissions de dissuasion sanctionnent effectivement peu et cherchent davantage à soutenir les personnes concernées70 , la consommation de la drogue reste prohibée. Il en découle un maintien, certes à relativiser par rapport à la dépénalisation, de la stigmatisation des consommateurs

2.2.3 L’absence d’action à l’égard de l’offre de drogue

Si le modèle portugais n’est pas une dépénalisation totale de la consommation de drogue ou une décriminalisation, il est encore un moins une légalisation de la drogue via sa réglementation.

Les consommateurs de drogues ne sont certes pas poursuivis pénalement dans les limites fixées, mais la vente des produits qu’ils consomment reste prohibée, de sorte qu’ils sont évidemment tenus de se fournir sur le marché illégal avec tous les risques que ceci comporte.

De manière générale, le consommateur est donc tenu d’être en contact avec le milieu criminel pour pouvoir se fournir en substance illicite, avec tous les inconvénients que cela présente. Ils doivent se rendre dans des environnements dangereux et clandestins marqué par l’exclusion social sans présence des pouvoirs publics et des services sociaux qu’ils offrent71

La dépénalisation n’offre par ailleurs aucune garantie autour de la qualité du produit. Or, évidemment, on retrouve souvent dans la drogue illicite des produits toxiques (champignons nocifs, métaux lourds, verres, pesticides ou bactéries)72 ou doté d’une puissance trop importante qui peuvent être à la source de surdose et donc de décès.

On pourrait considérer que la dépénalisation pêche par une certaine hypocrisie : l’état réduit considérablement la répression pénale autour de la consommation de drogue - ce qui peut s’interpréter comme une certaine tolérance à son égard– mais n’apporte aucune solution autour de l’offre, laissant les consommateurs confrontés aux risques importants du marché illégal.

67 J. de MENEZES FERREIRA,Op.Cit., p.53.

68 Dans une publication de 2018, l’« international network of public who use drug » (INPUD), qui se fait le porte-voix de la communauté de consommateur de drogue au Portugal, relate le témoignage d’une personne qui consommait jusqu’à un gramme d’héroïne par jour, ce qui est près de 10 fois supérieur à la limite fixée par la loi portugaise (J. LEVY, Isdecriminilisation Enough?DrugUsercommunityvoicesfromPortugal, INPUD, 2018, p.6 – la liaison prohibitionniste a publié une traduction de cet article http://bit.ly/3Vl1AgA )

69 J. LEVY, Op. cit., p. 11.

70M. NOUGIER, « 20 ans de décriminalisation des drogues au Portugal : Quelles leçons en tirer ? » , DroguesSantéPrévention, 2021, p. 26.

71 J.LEVY, Op. cit. ,p 7; S. BROCHU et G. LAMBRETTE, LalégalisationetlarèglementationducannabisauCanada , Drogues Santé Prévention, 2022, p. 23.

72 T. DECORTE, P. DE GRAUWE, J. TYTGAT, Le cannabis sous contrôle, comment ? , Louvain, Lannoo Campus, 2017, p. 36 ;

M. HAUTEFEUILLE et E. WIEVIORKA, « La légalisation des drogues : une mesure de salut public inévitable, utopique, dangereuse ? » , Mouvements, 2016/2, p.49.

État de la question 2022 - IEV • 13

3 Conclusions

Il semble difficilement contestable que le modèle portugais fonctionne. En ce sens qu’il a permis que soit menée une politique de gestion de la problématique de la drogue humaine et efficace.

« Humaine », dès lors que la dépénalisation se fonde sur le recours aux commissions de dissuasion qui, malgré leur rôle théorique d’autorité sanctionnatrice, ont pu prioriser leurs actions sur leur fonction d’orientation socio-sanitaire via la possibilité d’élaborer une solution sur-mesure propre à répondre à la problématique de drogue de la personne concernée Il s’agit là de la force du modèle portugais.

« Efficace », puisque le système portugais a répondu au défi qui se présentait devant lui face à sa situation gravissime en matière de consommation problématique de la drogue Il a réduit tant la mortalité liée à la drogue que les risques sanitaires

Les résultats du système portugais ont fait de lui un modèle qui sert systématiquement de référence au niveau international. Une sorte de phare pour les défenseurs d’une approche plus humaine de la problématique de la drogue. Malgré cela, on peut constater qu’il n’a pas été recopié

Il a certes exercé certaines influences sur les modèles de dépénalisation (parfois avec la mise en place d’un marché réglementé) qui se sont développés à l’étranger et qui concernent, la plupart du temps, uniquement le cannabis. Mais aucun n’a pu reproduire soit l’ampleur de la dépénalisation (toutes les drogues sont concernées), soit les modalités de prise en charge administrative des consommateurs de drogue via des commissions de dissuasions offrant une approche individualisée.

Si le modèle portugais doit rester une référence pour les tenants d’une approche plus humaine de la problématique de la drogue, cela ne doit évidemment pas occulter les lacunes du système et restreindre les ambitions progressistes de ceux qui sont las de la guerre infinie contre la drogue via une répression, que l’on pourrait qualifier de « bête et méchante »

Il se pourrait que l’action sur l’offre de drogue puisse être une solution. La mesure la plus radicale sur ce point étant légalisation de la drogue dans le cadre d’un marché réglementé, qui semble de plus en plus étudiée73 Il existe d’autres actions moins révolutionnaires, plus ciblées, qui mériteraient aussi d’être approfondies74

73 Il existe beaucoup de productions à ce sujet, en particulier en ce qui concerne le cannabis : T. DECORTE, P. DE GRAUWE, J. TYTGAT, Le cannabis sous contrôle, comment ? , Louvain, Lannoo Campus, 2017 ; E. AURIOL et P-Y. GEOFFARD, « Cannabis : comment reprendre le contrôle ? », Conseil d’analyse économique, 2019/4, p.1 ; I. OBRADOVIC, Le cannabis, Paris, La découverte, 2022 ; S. BROCHU et G. LAMBRETTE, La légalisation et la règlementation du cannabis au Canada, Drogues Santé Prévention, 2022, p. 20 Voir également les autres articles de cette revue qui est consacrée à cette problématique ;

74 L’administration d’Héroïne (Diacétylmorphine) dans le cadre d’un traitement médical contre l’addiction à cette drogue qui a été expérimentée dans le cadre du projet pilote Tadaam est une forme d’action relative à l’offre de drogue Voir sur ce point : TADAM – ULG, Projet pilote de traitement assisté par diacétylmorphine – protocole, 2010.

État de la question 2022 - IEV • 14

4 Bibliographie

4.1 Sources écrites

• AURIOL, Emmanuel et GEOFFARD, Pierre-Yves, « Cannabis : comment reprendre le contrôle ? », Conseil d’analyse économique, 2019/4, p.1, disponible sous ce lien

• BEN LAKHDAR, Christian, De l’intérêt de sortir le cannabis des réseaux criminels, Le bord de l’eau, Lormont, 2016.

• BROCHU, Serge et LAMBRETTE, Grégory, « La légalisation et la règlementation du cannabis au Canada », Drogues Santé Prévention, 2022, p. 20

• Comissão para a Estratégia Nacional de Combate à Droga, “Estratégia Nacional de Luta contra Droga “, 1999”, disponible sous ce lien

• Da AGRA, Candido, « Requiem pour la guerre à la drogue », Déviance et Société, 2009/1, disponible sous ce lien

• DECORTE, Tom, DE GRAUWE, Paul et TYTGAT JAN, Le cannabis sous contrôle –Comment ?, Louvain, Lanno Campus, 2017

• A. DOMOSLAWSKI, Drug Policy in Portugal – The benefits of decriminalizing drug use, Open Society Foundations, 2011, p. 19, disponible sous ce lien.

• GUILLAIN,Christine, « La politique pénale du gouvernementarc-en-ciel enmatière de droguesCourrier hebdomadaire du CRISP, 2003/11, p.5.

• GUILLAIN, Christine et NEDERLANDT, Olivia, La loi du 24 février 2021 sur les drogues : un centenaire stupéfiant, Bruxelles, La Charte, 2022.

• HAUTEFEUILLE, Michel et WIEVIORKA, Emma, « La légalisation des drogues ; une mesure de salut public. Inévitable, utopique, dangereuse ? », Mouvements, 2016, p. 44

• LEVY, Jay, Is decriminalisation enough ? Drug user community voices from Portugal, London, INPUD, 2018, disponible sous ce lien Sa traduction et adaptation par la liaison antiprohibitionniste (S. FAUTRE et O. TAYMANS) est disponible sous ce lien

• de MENEZES FERREIRA, João, « Le cas exemplaire du Portugal : drogues et toxicodépendances », Multitudes, 2011, p. 47.

• OBRADOVIC, Ivana et de SAINT-VINCENT, Marguerite, Dépénalisation des drogues au Portugal : Bilan 20 ans après, Paris, OFDT, 2021, disponible sous ce lien

• OBRADOVIC, Ivana, Le cannabis, La découverte, Paris, 2022

• Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), Rapport annuel sur l’état de la drogue dans l’Union européenne, 2021, disponible sous ce lien

• RÊGO, Ximene, OLIVIEIRA, Maria João, LAMEIRA, Catarina et S. CRUZ, Olga, « 20 years of Portuguese drug policy – developments, challenges and the quest for human rights », Substance abuse Treatment, Prevention, and policy, 2021, disponible sous ce lien.

• ROZIE, Joëlle et VANDERMEERSCH, Damien, La commission de réforme du droit pénal. Proposition d’avant-projet de livre Ier du Code pénal, Bruxelles, La charte, 2016.

• ROZIE, Joëlle et VANDERMEERSCH, Damien et DE HERDT, Jeroen, Un nouveau code pénal pour le futur ? La proposition de la commission de réforme du droit pénal, Bruxelles, La Charte, 2019 ;

• SICAD, relatorio anual 2020 - A situaçao do País em Matéria de drogas e Toxicopendências, 2022, disponible ici

• SICAD, Relatório Anual 2020 –- A situaçao do País em Matéria de drogas e Toxicopendências, Anexo – Caracterizaçao e Evolução da Sitúação, 2022, disponible sous ce lien disponible sous ce lien.

• SICAD, Sinopse Estastíca substâncias Ilícitas, 2020, 2022, p.11, disponible sous ce lien

• SILVESTRI, Arianna, « Gateways from crime to health: the portuguese drug commissions », Winston Churchil Memorial trust, 2015, disponible sous ce lien.

• STEVENS, Alex et HUGHES, Caitlin, Dépénalisation et santé publique : politiques des drogues et toxicomanies au Portugal, Mouvements, 2016, p. 22, disponible sous ce lien

• TADAM – ULG, Projet pilote de traitement assisté par diacétylmorphine – protocole, 2010, disponible sous ce lien.

• GOULÃO, João, « La politique de décriminalisation des drogues au Portugal (propos recueillis par P. Landel), Mouvements, 2016, p.151, disponible sous ce lien

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4.2 Sources audiovisuelles

• Arte Regards, Décriminaliser la drogue, le modèle portugais, reportage de Thomas Dandois, diffusé sur Arte, 25 janvier 2022, 20h50, 32 minutes, disponible sous ce lien.

État de la question 2022 - IEV • 16

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