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Introduction
Le 20 novembre 2022 débutera la 22e édition de la Coupe du monde de Football, laquelle se déroulera au Qatar. À quelques jours de l’événement, le match entre détracteurs et promoteurs de la compétition sportive bat son plein. Nul n’a pu ignorer les nombreuses sorties médiatiques au sujet des conditions de vie et de mort des travailleurs sur les chantiers, ni les conclusions désastreuses concernant le bilan écologique de ce Mondial. À ce triste tableau s’ajoutent également les nombreux cas de violations des droits LGBTQIA+ dans le pays, ainsi que les dénonciations de restrictions de libertés à l’égard des femmes, ou encore les soupçons de corruption quant à l’attribution même de l’organisation de cet événement au Qatar.
Côté qatari, on crie à la « calomnie » et au « racisme », comme l’indique le ministre qatari du Travail, Ali Ben Samikh, dans une interview à l’AFP1. Même son de cloche de la part du ministre des Affaires étrangères, lequel dans un entretien donné au Monde parle « d’hypocrisie » de la part des pays occidentaux et assure que les critiques ne proviennent que d’une « minorité de personnes »2. L’émir Cheikh Tamim ben Hamad Al-Thani, déclarait aussi, il y a peu, devant le conseil législatif à Doha que le Qatar était « la cible d’une campagne sans précédent, qu’aucun autre pays hôte n’a subi »3. Ces quelques sorties de presse permettent de saisir aisément la logique et stratégie argumentaire des responsables qataris, lesquels, en se présentant comme « victimes » d’un Qatar bashing – à leurs yeux injustifié – évacuent les réponses de fond à donner.
Presque 12 ans après l’attribution au Qatar de l’organisation de la Coupe du monde 20224, la polémique ne cesse de vivre au sein de l’opinion publique. Ce petit pays désertique de 2,7 millions d’habitants (dont 250.000 natifs, à peine) continue à défrayer la chronique. Au-delà des nombreux points de crispation rappelés ci-dessus, il convient de s’interroger sur l’organisation même de ce type d’événements. Le Qatar fait-il vraiment exception ? De manière générale, l’intérêt porté pour la géopolitisation du sport dépasse de loin le nombre de médailles ou de coupes remportées. Les exemples ne manquent pas : le Mondial au Brésil (2014), celui en Russie (2018) ou encore les Jeux olympiques de Beijing en 2008 et 2022. Ainsi, le sport est sans conteste « devenu une des dimensions les plus visibles et médiatisées du grand jeu qui anime la scène internationale »5. Le sport est une arme de diffusion massive. Le Qatar l’a compris depuis longtemps avec l’organisation de la Coupe du monde qui parachève une stratégie de puissance sportive commencée il y a plus de vingt ans. C’est d’ailleurs tout l’objet de cette note : démontrer comment le « méga-événement sportif » est devenu une arme de softpower (à savoir, la capacité d’un État à influencer par des critères non coercitifs6). La présente analyse a pour premier objectif de dresser le paysage de l’organisation du sport au niveau mondial et d’étudier le sport en tant qu’instrument de soft power . Le second objectif consiste en un examen plus fouillé du cas qatari. Le sport, plus, peut-être que tout autre domaine, mérite une attention et une analyse politique. Quelles autres activités humaines qu’une finale de Coupe du monde de football ou qu’un 100 mètres aux Jeux Olympiques sont en effet capables de réunir plus de 2 milliards de téléspectateurs, d’auditeurs, bref, de citoyens ?
1 « Des affirmations délibérément trompeuses motivées par le racisme ». in Le Soir. Bruxelles : 2 novembre 2022 [Article disponible en ligne : https://www.lesoir.be/474709/article/2022-11-02/des-affirmations-deliberement-trompeuses-motivees-parle-racisme-le-qatar-refuse (consulté le 14/11/22)].
2 « Mondial 2022 : le ministre des Affaires étrangères qatari dénonce l’hypocrisie des attaques ». in Le Monde. Paris : 4 novembre 2022 [Article disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/04/la-coupe-du-monde-auqatar-est-comme-n-importe-quel-evenement-sportif-dans-le-monde_6148433_3210.html (consulté le 14/11/22)].
3 « L’émir du Qatar pointe une campagne de critiques sans précédent contre son pays avant la Coupe du monde ». InL’équipe. Paris : 25 octobre 2022 [Article disponible en ligne : https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/L-emir-du-qatar-pointe-unecampagne-de-critiques-sans-precedent-contre-son-pays-avant-la-coupe-du-monde/1361122 (consulté le 14/11/22)].
4 Rappelons que la nouvelle a été annoncée le 2 décembre 2010 à Zurich.
5 GUÉGAN, Jean-Baptiste. Géopolitiquedusport.Uneautreexplicationdumonde. Paris : Bréal. 2022. p. 8.
6 Pour une définition complète : « Soft power (puissance douce) ». in Géoconfluences. Ressources de géographie pour les enseignants [site disponible en ligne : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/soft-power (consulté le 14/11/22)].
1 Le sport au-delà des nations
1.1 L’institutionnalisation du sport
1.1.1 Le CIO7
La complexité de l’organisation du sport au niveau mondial est un premier constat pour quiconque s’intéresse aux questions sportives. Entreprises, ligues professionnelles, fédérations internationales et même États, nombreuses sont les instances à chapeauter l’organisation mondiale des compétitions et à fixer les règles du jeu. Afin de mieux saisir les mécanismes de ce secteur, un tour d’horizon s’impose. Le sport est structuré « par échelles et cercles concentriques au sommet duquel se trouve le CIO (le « Comité international olympique ») »8. Créé le 23 juin 1894 par le baron Pierre de Coubertin, le CIO est une organisation non gouvernementale composée de 115 membres au maximum. En 2022, le CIO comptait 102 membres actifs (dont les Belges Ingmar De Vos – d’abord Secrétaire général de la Fédération équestre belge, puis Président de la Fédération équestre internationale – et le Baron PierreOlivier Beckers
Administrateur Délégué honoraire du groupe Delhaize –), 43 membres honoraires et un membre d’honneur (Henry Kissinger)9. Le CIO regroupe d’anciens sportifs de haut niveau, d’anciens présidents de fédérations et d’agences internationales et des membres de la société civile, « souvent issus des milieux d’affaires influents et de l’aristocratie mondiale »10. L’ancien escrimeur allemand Thomas Bach préside le CIO depuis 2013
1.1.2. La FIFA11
Aux côtés du CIO se trouvent les fédérations sportives internationales – dévolues à un sport en particulier
comme la FIFA (Fédération internationale de football association), le World Rugby (Fédération internationale de rugby), l’UCI (Union cycliste internationale) ou encore la FIG (Fédération internationale de gymnastique). « Si les fédérations internationales régissent et administrent leur sport à l’échelle globale, elles délèguent aussi leur organisation à des confédérations régionales qui rassemblent des fédérations nationales, dans le cadre d’un système pyramidal fonctionnant par zone géographique »12. Ainsi, si on analyse l’exemple du football belge, celui-ci fait partie de l’UEFA (Union des associations européennes de football) au niveau continental et est régi par la RBFA (Royal Belgian Football Association13) au niveau national. Membre fondatrice de la FIFA (1904) et de l’UEFA (1954), la RBFA regroupe la majorité des clubs de football belges et comptabilise 542.387 membres. Les compétitions de football en Belgique sont subdivisées en deux catégories :
- Le football professionnel organisé par la Pro League ;
- Le football amateur organisé par les ailes linguistiques de la RBFA :
o L’ACFF (Association des clubs francophones de football qui gère le football amateur dans les parties francophones et germanophones du pays) laquelle dénombre 719 clubs ;
o Voetbal Vlaanderen (Fédération indépendante régionale qui gère le football amateur en Flandre) qui compte 3.014 clubs14
Concernant le cas spécifique de la FIFA, cette fédération a été fondée en 1904 à Paris par la Belgique, la France, les Pays-Bas, la Suède, le Danemark, la Suisse et l’Espagne. Installée aujourd’hui à Zurich, la FIFA est un acteur à la fois influent et sous influence, dont le pouvoir dépasse de loin le cadre strict du ballon rond.
7 L’ensemble des membres du CIO sont repris en annexe.
8 Ibid. p. 13.
9 La liste complète des membres du CIO est disponible via le lien suivant : https://olympics.com/cio/membres (consulté le 12/11/22).
10 GUÉGAN, Jean-Baptiste. Géopolitiquedusport.Uneautreexplicationdumonde. Paris : Bréal. 2022. p. 13.
11 L’ensemble des membres de la FIFA sont repris en annexe.
12 AUBIN, Lukas et Jean-Baptiste GUÉGAN Atlasgéopolitiquedusport. Paris : Autrement. 2022. p. 29.
13 Il existe, bien évidemment, aussi une appellation française – l’URBSFA (Union royale belge des Sociétés de Football Association) – et une appellation flamande – KBVB (Koninklijke Belgische Voetbal Bond).
14 Tous les chiffres proviennent du rapport annuel de la RBFA, disponible en ligne : https://belgianfootball.s3.eu-central1.amazonaws.com/s3fs-public/rbfa/docs/pdf/rbfa_knowledge_centre/Rapport+Annuel_2021_FR_Online.pdf (consulté le 15/11/22).
La FIFA concentre à la fois « le pouvoir de décision et d’action et les capacités de financement »15 Avec plus de 300 millions de pratiquants officiels et 1 milliard de pratiquants amateurs, le football est pratiqué sur l’ensemble des continents. Directement et indirectement, la FIFA tient les rênes de cet empire, via notamment les confédérations, qui sont au nombre de six :
- L’UEFA (Union des associations européennes de football) ;
- L’AFC (Confédération asiatique de football) ;
- La CAF (Confédération africaine de football) ;
- L’OFC (Confédération du football d’Océanie)16 ;
- La CONMEBOL (Confédération sud-américaine de football) ;

- La CONCACAF (Confédération de football d’Amérique du Nord, d’Amérique Centrale et des Caraïbes).
La FIFA prend ses principales décisions via son Conseil, lequel est composé de 37 membres : un Président (Gianni Infantino, élu par le Congrès de la FIFA en février 2016), huit vice-présidents et 28 autres membres élus par les associations membres de la FIFA.
Soulignons enfin que tant le CIO que la FIFA rassemblent aujourd’hui plus de membres que l’ONU (206 pour le CIO, 211 pour la FIFA contre 197 pour l’ONU). Elle parvient à « faire cohabiter la Chine, Taïwan, Israël et la Palestine, ce que l’organisation mondiale n’est pas en mesure de faire »17. La FIFA parvient donc à offrir une représentation de l’organisation du monde et de ses rapports de force.
1.1.3. Les partenaires privés
En outre, le sport mondial est financé par des partenaires et acteurs privés comme les sponsors, les équipementiers ou les entreprises. Les exemples des groupes Amaury SA (groupe français) et RCS (groupe italien) sont parlants : « à la fois propriétaires de médias sportifs dominants comme L’Équipe, FranceFootball,VéloMagazine ou la GazzettadelloSport , ces groupes médiatiques ont développé des filiales chargées de l’organisation d’événements sportifs majeurs. Le groupe RCS Sport organise le Giro, le tour cycliste d’Italie. Quant au groupe Amaury, il organise le Tour de France, le Dakar, le Tour de France à la voile, l’Open de golf de France ou encore le Mud Day »18 (course à obstacles).
Concernant les équipementiers, les incontournables à l’échelle internationale sont Nike (premier équipementier sportif mondial), Adidas, Puma ou encore Asics, lesquels sont les premiers partenaires économiques et financiers des grandes institutions du sport mondial (CIO, FIFA, NBA, etc.).
15 AUBIN, Lukas et Jean-Baptiste GUÉGAN Atlasgéopolitiquedusport. Paris : Autrement. 2022. p. 40.
16 L’Australie est depuis le 1er janvier 2006 membre de la Confédération asiatique de football.
17 BONIFACE, Pascal. « Le sport : une fonction géopolitique ». in Revue Défense nationale. N°800. 2017. p. 138.
18 GUÉGAN, Jean-Baptiste. Géopolitiquedusport.Uneautreexplicationdumonde. Paris : Bréal. 2022. p. 30.
Á leurs côtés figurent également deux autres types d’acteurs incontournables : les médias qui s’occupent de la diffusion des grandes compétitions (Eurosport, Eleven Sports, NBC, beIN Sports, etc.) et les tops sponsors qui les financent (Coca-Cola, Kia, Emirates Airlines, Heineken, Samsung, etc.). Le cas des Jeux Olympiques d’été de 1996 illustre l’impact et l’influence de ces acteurs. De fait, ceux-ci se sont déroulés à Atlanta, ville dans laquelle se trouve le siège historique de Coca-Cola. De la même manière, les derniers championnats du monde d’athlétisme se sont déroulés aux États-Unis, à Eugene, ville d’origine de la société Nike.
Les partenaires et acteurs privés, les équipementiers, les sponsors et les médias apparaissent dès lors non seulement comme de véritables financeurs du sport mondial, mais aussi comme d’incontournables décideurs.
1.2 Le sport, indicateur géopolitique
1.2.1 Sport et hard power
Le XXIe siècle est celui du sport mondialisé, lequel est devenu le terrain de démonstration de la puissance économique et financière des États. Les classements mondiaux font ressortir les hiérarchies existantes entre nations. Initialement, le concept de hard power renvoie à la capacité d’un corps politique à imposer sa force et sa volonté à d’autres corps politiques. Composées de plusieurs éléments, le hardpower repose notamment sur :
- La puissance économique ;
- La puissance militaire ;
- La puissance démographique ;
- La puissance politique d’un territoire.
Le football est le stade ultime de la mondialisation. Il a cependant deux différences avec les autres facettes de ce phénomène : « il n’est pas dominé par les États-Unis ; il ne vient pas effacer les identités nationales »19
Le sport est hard power puisqu’il démontre l’aptitude d’un territoire à pouvoir s’investir institutionnellement, socialement et financièrement dans ce domaine. Effectivement, la performance sportive ne repose pas uniquement sur le talent seul d’un athlète. Elle est le résultat de la mise en place d’une gouvernance organisée, institutionnalisée et financée de manière durable et qui « suppose la capacité d’un pays à sélectionner, former et entraîner sa jeunesse pour la rendre compétitive, à toutes les échelles, du local au mondial »20
1.2.2 Sport et soft power
Tant dans la Charte olympique du CIO que dans le code de la FIFA, il est inscrit que le sport doit être un objet neutre, entièrement dépolitisé21. Pourtant, « de la création des Jeux Olympiques au Mondial de football au Qatar en passant par l’exclusion de la Russie du sport mondial à la suite de l’invasion de l’Ukraine, le sport moderne a toujours été politique. Instrument de softpower– la puissance douce –, il est utilisé par les États pour construire leur représentation à l’étranger et élargir leur influence »2223 Dès les prémisses du sport moderne, les instances sportives ne cessent de répéter pourtant que sport et politique n’ont pas à être mélangés. Pourtant, déjà le baron Pierre de Coubertin, lors de la création des Jeux Olympiques, poursuivait deux objectifs :
- Contribuer, par le sport, à la pacification des relations internationales ;
19 BONIFACE, Pascal. « Le sport : une fonction géopolitique ». in Revue Défense nationale. N°800. 2017. p. 134.
20 GUÉGAN, Jean-Baptiste. Géopolitiquedusport.Uneautreexplicationdumonde. Paris : Bréal. 2022. p. 47.
21 Les extraits de la Charte olympique du CIO et du Code d’éthique de la FIFA relatifs à l’apolitisme sont disponibles en annexe.
22 AUBIN, Lukas et Jean-Baptiste GUÉGAN Atlasgéopolitiquedusport. Paris : Autrement. 2022. p. 30.
23 Les exemples de boycotts, de scandales et de controverses sportives sont nombreux. Rappelons, à titre d’exemple, le massacre de Munich en 1972 ou encore l’exclusion de l’Afrique du Sud des Jeux Olympiques de 1964 à 1992.
- Préparer la jeunesse française au combat et aux efforts physiques et mentaux (car les aptitudes des Prussiens face aux Français avaient été considérées comme déterminantes en 1870)24
La distinction entre hard et softpower provient de Joe Nye, universitaire américain et spécialiste des questions internationales, qui, au début des années 1990 se questionne sur les possibilités de rayonnement et d’attractivité d’un État. Alors que le hardpowerrepose, nous l’avons vu, sur les moyens économiques d’un pays en vue de développer une stabilité et un ascendant forts sur d’autres territoires, le softpoweraspire aux mêmes résultats, mais par le biais de tactiques différentes, reposant sur l’attraction, l’influence ou encore la persuasion. Le sport apparaît, de ce fait, comme un indicateur fiable du rayonnement d’une nation, de sa capacité à attirer et à exister sur l’échiquier international. Véritable outil géopolitique, le sport doit être pensé comme un « levier de puissance complémentaire d’une politique de puissance classique »25, comme un moyen de montrer la solidité et la santé d’un modèle sociétal et comme une manière de solidifier, voire de faire reconnaître une identité nationale. C’est le cas de la Palestine, non reconnue par l’ONU, et pourtant membre de la FIFA, appartenance sportive permettant, d’une certaine manière, sa légitimité à l’international. De surcroît, l’accueil de grandes compétitions mondiales par un territoire déterminé s’impose comme une démonstration de sa puissance et de son importance. Par l’attribution de super-événements à certains pays, le CIO et la FIFA opèrent, dès lors, des choix géopolitiques orientés et stratégiques.
2 Le cas du Qatar
2.1 Le sport comme instrument de puissance
Le méga-événement sportif contribue, sans conteste, à la construction de l’image de marque d’une nation (nationbranding) et à l’édification de son unité (nationbuilding). Par conséquent, l’organisation d’un Mondial offre l’opportunité à un État de marquer les esprits, de vendre l’image de son pays à l’international, d’attirer des touristes et de faire des affaires. Longtemps restée l’apanage de l’Europe de l’ouest et de l’Amérique, la Coupe du monde de football s’ouvre, dès les débuts des années 2000, à d’autres marchés : la Corée du Sud (2002), l’Afrique du Sud (2010), la Russie (2018) et aujourd’hui le Qatar.
En misant sur le sport plutôt que sur des secteurs plus traditionnels comme la défense26, le Qatar construit, petit à petit, une image de puissance moderne, recherchant l’assentiment et le soutien à l’international ainsi qu’une protection face à d’éventuelles « velléités contre son territoire, sa population et ses intérêts nationaux dans une région instable »27
L’attrait pour le sport touche l’ensemble des pays du Moyen-Orient : Israël, le Brunéi, le Qatar, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite en sont des exemples. Tous ont priorisé le sport dans leurs programmes de planification à l’horizon 203028. Tant Tamim Al Thani (Qatar), que Mohammed ben Zayed (Émirats arabes unis) ou encore Mohammed ben Salmane (Arabie saoudite) sont aujourd’hui « parmi les premiers investisseurs étatiques dans le sport via leurs fonds souverains nationaux. Profitant de la manne énergétique des énergies fossiles, ces États rentiers opposent une concurrence réelle aux grandes puissances sportives traditionnelles sur la diffusion du sport, son financement, sa gouvernance et l’organisation des grands événements sportifs internationaux »29. Le tableau30 cidessous illustre ces enjeux politico-sportifs :
24 D’ailleurs, dès 1912, le baron de Coubertin a introduit au sein des JO le pentathlon moderne (équitation, course à pied, nage, escrime et tir au pistolet). L’objectif était d’entraîner de potentiels futurs prisonniers à pouvoir s’échapper du camp ennemi.
25 GUÉGAN, Jean-Baptiste. Géopolitiquedusport.Uneautreexplicationdumonde. Paris : Bréal. 2022. p. 50.
26 Le Qatar est effectivement l’un des plus faibles investisseurs militaires de la région du Golfe avec un taux de dépenses militaires de l’ordre de 4,8 % du PIB. En comparaison, les autres pays font : 5,4 % pour les Émirats arabes unis, 8,5 % pour Oman, 10 % pour l’Arabie saoudite.
27 VERSCHUUREN, Pim. « Les multiples visages du sportpower ». inRevueinternationalestratégique. N°89. 2013. p. 131.
28 À titre d’exemple, le QNV (Qatar National Vision 2030) a été lancé en 2008 par le Secrétariat général à la planification du développement de l’État du Qatar, dont l’objectif premier est la transformation du pays en une société avancée capable de réaliser un développement durable.
29 AUBIN, Lukas et Jean-Baptiste GUÉGAN Atlasgéopolitiquedusport. Paris : Autrement. 2022. p. 66.
30 Les sources proviennent de la Banque mondiale, de l’Institut international de recherche sur la paix (SIPRI) et de l’OCDE.
Investissement
On le voit donc : ces différents états cherchent tous à structurer l’identité nationale par une intervention étatique (nation building) par le biais d’événements culturels et/ou sportifs. Le deuxième usage politique du sport passe lui par la construction d’une image de marque nationale (nation branding), image qui peut notamment reposer sur les connotations et les valeurs positives que véhicule le sport.
Indépendant depuis 1971, le Qatar intègre rapidement d’importantes organisations mondiales : l’ONU en 1971, la FIFA l’année suivante et le CIO en 1980. Avec ses réserves de gaz naturel liquéfié et de pétrole, le Qatar a une énorme capacité d’investissement. Le sport en est un exemple. En effet, dès le début des années 1990, le pays va organiser de multiples compétitions et événements sportifs. De nombreux sports sont ainsi prisés par le jeune État : le tennis avec le tournoi de tennis de Doha (ATP World Tour pour les hommes et WTA pour les femmes) organisé à partir de 1993, le golf avec l’organisation du Qatar Masters dès 1998, l’hippisme avec le Longines Global Champions Tour en 2016 et 2017, la voile avec l’Oryx Cup (aujourd’hui arrêtée), le cyclisme avec les Championnats du monde de 2016 ou encore l’athlétisme avec les mondiaux de 2019. La natation n’échappe pas non plus à la règle. Doha accueillera, effectivement, les mondiaux de natation en 2023 avant de recevoir les Jeux asiatiques 2030. Le Qatar a donc compris qu’organiser des compétitions sportives majeures était synonyme de prestige, de reconnaissance, de rayonnement et d’attraction envers l’opinion internationale.
2.2 Organiser mais aussi gagner
Ainsi, au travers des nombreuses actions sportives précédemment énumérées, il est aisé de constater qu’une grande majorité de fédérations olympiques ont pu bénéficier de subsides et d’investissements du Qatar. Ce pays du Golfe l’a donc bien compris : être un acteur clé dans le monde du sport permet, à terme, l’organisation de super-événements prestigieux : la Coupe du monde en 2022, les Jeux d’Asie en 2030 et qui sait… les Jeux olympiques prochainement ?
Toutefois, « l’autre facette de la stratégie globale du Qatar face au sport s’appuie sur une autre donnée du sport actuel : pour exister dans le sport mondial, il faut organiser mais plus encore gagner »31. Avec ses 11.586 km2 de superficie – équivalent à la superficie des provinces de Hainaut, Namur et Liège réunies – et ses quelques 250.000 nationaux, l’Émirat manque de forces vives d’où le développement d’une politique de naturalisation de talents. Cette stratégie a débuté en 1999 avec la naturalisation de huit haltérophiles bulgares et ce, avec l’approbation de l’opinion internationale. C’est ainsi que le Bulgare Angel Popov (aujourd’hui nommé Said Saif Asaad) a remporté une médaille de bronze aux Jeux olympiques de Sydney en 2000. Même chose en athlétisme avec le kényan naturalisé qatari Saif Said Shaheen, né Stephen Cherono, devenu champion du monde du 3.000 mètres steeple en 2003 à Paris puis en 2005 à Helsinki. Un autre exemple concerne le handball, équipe dans laquelle on ne compte que cinq Qataris pour douze naturalisés, dont un Français, Bertrand Roiné, champion du monde avec la France en 2011.
Le Qatar n’en reste pas là. En plus de sa volonté d’organiser et de recruter des champions, l’Émirat ambitionne de devenir un acteur incontournable de la pratique du sport en faisant de son territoire un véritable hub pour le sport d’élite avec notamment son entreprise Burrda Sport, spécialisée dans les équipements sportifs ou encore ses « cliniques sportives » Aspire Academy et Aspetar. Cette dernière, ouverte en 2007 en périphérie de Doha, rassemble du matériel dernier cri et a accueilli des sportifs de renoms. Neymar et Thomas Meunier y ont, par exemple, déjà mis les pieds. Au total, c’est près de 50.000 sportifs du monde entier qui passent par Aspetar chaque année !
Enfin, le dernier levier actionné par le Qatar concerne les médias. « Dans le sport actuel, pour exister, il faut participer, organiser, gagner ou faire partie de ceux qui font et montrent le sport. C’est donc sans surprise que le Qatar a assigné à la déclinaison sport d’Al Jazeera (beIN Sports) le soin d’être le bras armé des diffusions sportives mondiales »32 Le sport de haut niveau mondialisé emploie donc une stratégie à 360°, stratégie toutefois questionnable, ambigüe et aux antipodes mêmes des valeurs défendues par le sport qui sont le fair-play et les victoires obtenues de manière juste.
32 Ibid. p. 121.
Conclusion
Le monde du sport est aujourd’hui face à un dilemme : doit-on continuer à fermer les yeux en appliquant un apolitisme de façade ou bien conditionner réellement le sport à des critères éthiques touchant tant aux droits humains, qu’aux droits des minorités et s’ouvrant au respect du droit international et environnemental ? Des jeux de Berlin en 1936 à l’organisation du Mondial 2022 au Qatar en passant par l’épisode de Munich en 1972, l’histoire nous démontre que le sport a toujours été un instrument de confrontation, de prise de position, d’affirmation de soi. L’ambivalence originelle de Coubertin – entre volonté de faire la paix et utilisation du sport comme instrument de puissance
persiste dans le temps. Dès lors, le devoir des démocraties est non seulement de rester vigilantes face au jeu dangereux amorcé par les régimes autoritaires, mais aussi de comprendre et de s’emparer du pouvoir du sport. L’utilisation du sport en tant qu’outil politique se doit d’être réinventé par les pays démocratiques en recourant à des outils tels que le droit, l’intégrité ou encore le respect de la gouvernance. Quiconque nie aujourd’hui le fait que le sport soit l’un des instruments de puissance les plus mobilisés fait preuve d’un aveuglement et d’une ignorance manifestes.
La mondialisation a permis au sport de détenir une place sans commune mesure dans l’espace public, en lui conférant également ses dérives telles que les logiques marchandes et les dynamiques clivantes. « Fruit, reflet et accélérateur de la mondialisation, l’univers globalisé du sport reproduit également les inégalités et disparités que génère l’économie globale »33. Plus que jamais, le sport doit se réinventer à l’aune des valeurs qui lui sont chères : l’équité, la discipline, l’inclusion et le respect.
Bibliographie
Ouvrages
- AUBIN, Lukas et Jean-Baptiste GUÉGAN Atlasgéopolitiquedusport. Paris : Autrement. 2022.
- BONIFACE, Pascal. Football et mondialisation. Paris : Armand Colin. 2010.
- BONIFACE, Pascal. « Le sport : une fonction géopolitique ». inRevueDéfensenationale. N°800 2017.
- GUÉGAN, Jean-Baptiste. Géopolitiquedusport.Uneautreexplicationdumonde. Paris : Bréal. 2022.
Ressources en ligne
- Rapport annuel de la RBFA [disponbile en ligne : https://belgianfootball.s3.eu-central1.amazonaws.com/s3fspublic/rbfa/docs/pdf/rbfa_knowledge_centre/Rapport+Annuel_2021_FR_Online.pdf].
- « Soft power (puissance douce) ». in Géoconfluences. Ressources de géographie pour les enseignants [disponible en ligne : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/soft-power].
- VERSCHUUREN, Pim. « Les multiples visages du sport power ». in Revue internationale stratégique. N°89. 2013.
Articles de presse
-
« Des affirmations délibérément trompeuses motivées par le racisme ». in Le Soir. Bruxelles : 2 novembre 2022 [Article disponible en ligne : https://www.lesoir.be/474709/article/2022-1102/des-affirmations-deliberement-trompeuses-motivees-par-le-racisme-le-qatar-refuse].
- « Mondial 2022 : le ministre des Affaires étrangères qatari dénonce l’hypocrisie des attaques ». in Le Monde. Paris : 4 novembre 2022 [Article disponible en ligne : https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/04/la-coupe-du-monde-au-qatar-estcomme-n-importe-quel-evenement-sportif-dans-le-monde_6148433_3210.html].
- « L’émir du Qatar pointe une campagne de critiques sans précédent contre son pays avant la Coupe du monde ». In L’équipe. Paris : 25 octobre 2022 [Article disponible en ligne : https://www.lequipe.fr/Football/Actualites/L-emir-du-qatar-pointe-une-campagne-decritiques-sans-precedent-contre-son-pays-avant-la-coupe-du-monde/1361122].
Annexe 1 : membres du CIO
43 membres honoraires
Annexe 2 : membres du Conseil de la FIFA
Annexe 3 : la politique de l’apolitisme du CIO et de la FIFA
Extraits de la Charte olympique du CIO
« Le rôle du CIO est d’agir dans le but de renforcer l’unité du mouvement olympique, de protéger son indépendance, de maintenir et promouvoir sa neutralité politique et de préserver l’autonomie du sport ».
« Les organisations sportives au sein du mouvement olympique se doivent d’appliquer le principe de neutralité politique ».
Extraits du Code d’éthique de la FIFA
« Dans leurs relations avec les autorités gouvernementales, les organisations nationales et internationales, les associations et les groupements, les personnes auxquelles s’applique le présent code doivent […] rester politiquement neutres, conformément aux principes et aux objectifs de la FIFA, des confédérations, des fédérations, des ligues et des clubs, et de façon générale agir d’une manière compatible avec leur fonction et leur intégrité ».
« Les personnes auxquelles s’applique le présent code ne doivent en aucun cas porter atteinte à la dignité ou à l’intégrité d’un pays, d’une personne ou d’un groupe de personnes en le rabaissant, discriminant ou dénigrant […] en raison de la couleur de peau, de l’origine ethnique, nationale ou sociale, du sexe, du handicap, de la langue, de la religion, de l’opinion politique ou de toute autre opinion, de la richesse, de la naissance, de l’orientation sexuelle […] ».