ETAT DE LA QUESTION
L’INACCESSIBILITÉ DE LA JUSTICE POUR RAISONS FINANCIÈRES, UNE BRÈCHE DANS L’ETAT DE DROIT
Martin JOACHIMDÉCEMBRE 2019
1. Introduction
L’Etat de droit peut se définir comme étant un Etat « qui repose sur un droit sûr et prévisible, dans lequel toute personne a le droit d’être traitée par les décideurs de manière digne, égale et rationnelle, dans le respect du droit existant, et de disposer de voies de recours pour contester les décisions devant des juridictions indépendantes et impartiales, selon une procédure équitable »1
L’idée même d’une Justice impartiale et accessible à tous et devant laquelle les citoyens peuvent contester les actes d’autrui, en ce compris ceux des pouvoirs publics, est donc consubstantielle à l’Etat de droit2
Or, les freins à l’accessibilité de la Justice sont nombreux et un Etat de droit digne de ce nom doit mener une lutte constante contre chacun d’eux. Il peut s’agir de motifs financiers, psychologiques, intellectuels, géographiques, procéduraux, etc.
La présente note prend le parti d’aborder l’obstacle qui est le plus fréquemment cité ces derniers temps : l’obstacle financier, c’est-à-dire le coût du recours à la Justice. En effet, la crise économique et l’action des pouvoirs publics ces dernières années semblent l’avoir particulièrement renforcé.
Il s’agira, dans un premier temps, d’examiner ce que recouvre plus précisément le coût de la Justice et dans quelle mesure il constitue un obstacle pour le citoyen.
Dans un deuxième temps, on évaluera la suffisance des mécanismes correcteurs (l’aide juridique au sens large) mis en place par les pouvoirs publics afin de lutter contre cet obstacle.
Ensuite, dans la mesure où un droit fondamental de l’accès à la Justice existe, nous nous demanderons si les dispositifs juridiques qui le consacrent sont susceptibles de venir en aide aux personnes, qui sans bénéficier des mécanismes correcteurs, font face à cet obstacle financier.
Enfin, nous proposerons certaines solutions permettant d’améliorer les mécanismes correcteurs nécessaires pour garantir au mieux l’accessibilité de la Justice et, en conséquence, consolider l’Etat de droit.
2. Le coût de la Justice est-il un obstacle pour son accès ?
Il est difficile de déterminer, a priori, quel est le prix de l’accès à la Justice. Le coût d’un litige ayant des implications juridiques est fonction d’un nombre important de facteurs. La branche du droit dans lequel il s’inscrit, le caractère plus ou moins technique des questions soulevées, la procédure suivie (saisine d’un tribunal ou médiation par exemple), la juridiction saisie, l’avocat choisi, la combattivité de l’adversaire, sont autant d’exemples, parmi de nombreux autres, de facteurs qui influencent l’impact financier d’un procès sur le justiciable.
Il n’est, toutefois, pas déraisonnable d’affirmer que le coût du recours à la Justice est généralement de plusieurs milliers d’euros.
L’examen, illustré par un exemple inspiré d’un dossier réel, des postes du coût d’un procès permet de soutenir ce constat :
• Les honoraires des avocats : en matière de fixation des honoraires d’avocat, la règle est la liberté contractuelle. Ils sont libres de fixer le montant de ces honoraires. Dans ce cadre, ils ne peuvent toutefois « excède[r] les bornes d’une juste modération » (article 446ter du Code judiciaire). En outre, depuis 2014, la TVA à 21% s’applique sur les honoraires d’avocats. C’est sans doute
l’une des parties du budget les plus difficiles à estimer tant elle est fonction de différents facteurs.
Ex : Thierry introduit une action contre la société qui a installé chez lui sa nouvelle chaudière tombée en panne après deux mois d’utilisation. Les honoraires de son avocat sont de 2.500 euros HTVA pour la procédure en première instance (qui s’étalera sur un an et demi), soit un total de 3.025 euros.
• Les frais d’huissier : le recours à un huissier est la plupart du temps nécessaire dans le cadre d’une procédure judiciaire (car la loi l’impose), notamment afin d’introduire une action en Justice. Les frais d’huissier sont fixés dans un arrêté royal. Ces tarifs sont complexes. Depuis 2012, les huissiers sont assujettis à la TVA à 21 %.
Ex : l’action introduite par Thierry exige la signification de la citation (la communication officielle de l’acte qui lance le procès à la partie défenderesse) par un huissier de Justice. Cet acte coûtera à Thierry 250 euros TVAC.
• Les taxes : le recours à la Justice impliquera le plus souvent le paiement de taxes. La plupart relèvent des droits d’enregistrement. Par exemple, l’introduction d’une action en Justice impliquera le paiement d’un droit de mise au rôle dont le montant varie entre 50 et 650 euros en fonction de la juridiction saisie3. A cela s’ajoute depuis 2017, un montant de 20 euros dû par le demandeur à l’entame de la procédure4. Cette somme est destinée à alimenter le fonds de l’aide juridique.
Ex : Les droits de mise au rôle pour l’action introduite par Thierry s’élève à 160 euros pour la première instance et à 400 euros en appel5
• Les frais de Justice ou les autres dépens : le procès implique souvent d’autres frais, par exemple, parce que le dossier exige l’intervention d’un expert. Ces frais sont à la charge de la partie qui succombe, c’est-à-dire celle qui perd le procès. En matière pénale, les montants des frais de Justice sont fixés précisément dans un texte règlementaire et ils sont avancés par l’Etat.
Ex : afin de démontrer son argumentation, l’avocat de Thierry demande au juge la désignation d’un expert afin d’identifier la source du problème sur la chaudière. La société s’y oppose. Thierry devra supporter seul les frais d’expertise qui s’élèvent à 1.000 euros. S’il obtient gain de cause, ces frais seront à la charge de l’autre partie.
Thierry perd son procès. Ces 1.000 euros sont à sa charge.
• L’indemnité de procédure : parmi ces frais de Justice, on retrouve également l’indemnité de procédure. Il s’agit d’un montant que la partie ayant succombé doit payer à l’autre partie en vue de rembourser une partie des frais d’avocat. Ce montant est déterminé par le juge en fonction d’un certain nombre de bornes qui sont elle-même déterminées par l’enjeu financier du litige ou la juridiction saisie. La plupart du temps cette indemnité de procédure ne couvre pas entièrement les honoraires payés.
Ex : Thierry a perdu son procès, il doit payer à l’autre partie une indemnité de procédure de 1.080 euros.
Au regard de ce qui précède, il ne peut être nié que, pour un grand nombre de citoyens, le coût d’un procès est un enjeu important et peut-être décisif dans leur décision d’agir ou non en Justice ou de se défendre seul ou accompagné d’un professionnel.
Ex : Thierry a perdu son procès. Dès lors, il devra subir la charge des frais d’huissier (250 euros), celle du droit de mise au rôle (160 euros), l’indemnité de procédure (1080 euros) et les frais d’expertise (1000 euros). Le coût total du procès, avec les honoraires, s’élève pour lui à 5515 euros.
Si Thierry souhaite contester la décision du tribunal de première instance, il devra engager un montant similaire.
3 En 2018, ces droits de mise au rôle ont été fortement augmentés, ce qui a inévitablement porté atteinte au droit d’accès à la Justice. Par exemple, les droits de mise au rôle devant la Cour d’appel sont passés de 210 à 400 euros. Il faut le souligner, cette réforme a, toutefois, atténué l’effet négatif de cette augmentation en modifiant le momentum de la perception de la taxe : elle n’est plus due à l’entame du procès mais bien à sa clôture. Le juge condamne la partie qui a perdu le procès au paiement de la taxe.
4 En matière pénale, ce montant est dû par la personne condamnée. En matière civile, le demandeur pourra récupérer le montant payé, s’il obtient gain de cause, à l’issue du procès.
5 Notons qu’avant la réforme opérée par le Gouvernement Michel en 2018, les droits de mise au rôle devant le Tribunal de première instance étaient de 100 euros. Devant la Cour d’appel, de 210 euros.
Ex 2 : Thierry a gagné son procès : Il a donc avancé les honoraires d’avocats (3025 euros), les frais d’expertise (1000 euros) et les frais d’huissier (250 euros), soit un montant total de 4275 euros. La partie adverse sera toutefois condamnée à rembourser les frais d’expertise (1000) et les frais d’huissier (250). Elle aura également la charge des droits de mise au rôle (160 euros) ainsi que celle de l’indemnité de procédure (1080 euros). Au total, la procédure lui aura couté 1945 euros.
3. L’Aide juridique couvre-t-elle suffisamment de personnes ?
Le coût de la Justice étant un obstacle évident à son accès, le législateur a mis en place des mécanismes sociaux correcteurs que nous regrouperons sous le vocable « aide juridique au sens large ».
Dans cette deuxième partie, après avoir décrit brièvement ces mécanismes correcteurs, nous examinerons, notamment à travers des exemples concrets, si leur champ d’application est suffisant pour effectivement éviter que le coût de la Justice soit un obstacle à son accessibilité pour certains citoyens. Enfin, on examinera la question du budget de l’aide juridique au sens large.
3.1. Les composantes de l’aide juridique au sens large
On distingue l’aide juridique de première ligne, l’aide juridique de deuxième ligne et l’assistance judiciaire.
Ces trois composantes constituent « l’aide juridique au sens large ».
3.1.1. L’aide juridique de première ligne
Présentation
L’aide juridique de première ligne permet aux justiciables d’obtenir les premiers renseignements pratiques, une information juridique ou encore un premier avis juridique par un professionnel du droit. Elle permet au justiciable d’être orienté vers les institutions qui correspondent à son problème, le cas échéant vers l’aide juridique de deuxième ligne.
L’aide juridique de première ligne peut être dispensée par des avocats ou par des organisations d’aide juridique.
Généralement, l’aide juridique de première ligne est octroyée dans le cadre de permanences.
Depuis la sixième réforme de l’Etat, l’aide juridique de première ligne relève de la compétence des Communautés, soit de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour les Wallons et Bruxellois francophones.
Conditions d’octroi
L’aide juridique de première ligne est accessible à tous (aucune condition n’est imposée) et est gratuite.
3.1.2. L’aide juridique de deuxième ligne
Présentation
L’aide juridique de deuxième ligne permet aux justiciables d’obtenir un avis juridique plus complet, par exemple sur les chances de succès d’une action en Justice, ou l’assistance juridique d’un avocat dans le cadre d’une procédure juridique quelconque, ou d’un procès. C’est ce qu’on appelait auparavant le pro deo.
Le barreau dispose d’un monopole en ce qui concerne l’aide juridique de deuxième ligne. Au sein de chaque barreau, il existe un bureau de l’aide juridique qui est chargé d’organiser l’aide juridique de deuxième ligne.
Le bénéfice de l’aide juridique de deuxième ligne est soumis à des conditions de revenu. Selon le Code judiciaire, peut bénéficier de l’aide juridique de deuxième ligne, les personnes qui ne bénéficient pas de moyens d’existence suffisants6
Le Roi (le Gouvernement) a été chargé de définir plus précisément ce qu’étaient les moyens d’existence suffisants.
Depuis le 22 août 2019, soit la date de la dernière indexation des seuils, l’aide juridique de deuxième ligne, gratuite ou partiellement gratuite, est accessible selon les conditions de moyens d’existence suivantes :
Personne isolée personne isolée avec personne à charge ou la personne cohabitant avec un conjoint ou avec tout autre personne avec laquelle elle forme un ménage (-15% du revenu d’intégration par personne à charge, soit actuellement 188, 22 euros)
Aide juridique gratuite Revenus nets inférieurs à 1.026 euros Revenus nets inférieurs à 1.317 euros
Aide juridique partiellement gratuite Revenus nets entre 1.026 euros et 1.317 euros Revenus nets entre 1.317 euros et 1.607 euros
Certains justiciables sont présumés comme n’étant pas des personnes bénéficiant de moyens d’existence suffisants. Ils ne doivent pas, en conséquence, démontrer qu’ils se trouvent dans les conditions de moyens d’existence précités7. C’est par exemple le cas de la personne qui bénéfice du revenu d’intégration sociale ou encore de la personne détenue.
La personne qui bénéficie de la gratuité partielle paie à l’avocat une contribution propre dans les frais d’aide juridique. Le montant de cette contribution équivaut à la différence entre ses moyens d’existence et les montants des seuils de revenus pour l’accès à l’aide juridique totalement gratuite. Ce montant ne peut excéder 125 euros.
Ex : Pascaline est une « personne isolée » et dispose de moyens d’existence évalués à 1.100 euros. Elle ne pourra pas bénéficier de l’aide juridique totalement gratuite (moyens d’existence > à 1.026 euros) mais bien de l’aide juridique partiellement gratuite (moyens d’existence < à 1.317 euros).
Elle devra s’acquitter d’une contribution forfaitaire de 74 euros ce qui correspond à la différence entre ses moyens d’existence et la limite de 1.026 euros.
3.1.3. L’assistance judiciaire
L’aide juridique de deuxième ligne permet au justiciable d’être dispensé totalement ou partiellement du paiement des coûts des honoraires d’avocat.
Il existe de nombreux autres frais inhérents aux procédures judiciaires : droits de mise au rôle (taxe due au moment de l’introduction d’une action en Justice), honoraires des huissiers, frais d’expertise,… (Voir le point 1).
L’assistance judiciaire permet d’obtenir la dispense de paiement de ces frais.
Ce sont les bureaux de l’assistance judiciaire, situés au sein des juridictions et composés de magistrats, qui accordent l’assistance judiciaire. Devant le Conseil d’Etat, c’est la juridiction qui se prononce sur la demande d’assistance.
Le bureau d’assistance judiciaire octroie d’office cette assistance aux bénéficiaires de l’aide juridique de
deuxième ligne. Les bénéficiaires de l’aide juridique partiellement gratuite sont tenus de verser un montant qui est déterminé par le bureau d’assistance judiciaire. Cette somme sera, en priorité, affectée au paiement des frais et honoraires dus aux huissiers de Justice, notaires, experts, médiateurs et témoins.
3.2. Le champ d’application de l’aide juridique est-il suffisant ?
L’aide juridique au sens large, telle qu’elle vient d’être brièvement décrite, suffit-elle pour garantir qu’aucun citoyen ne soit contraint de renoncer à la Justice pour des raisons financières ?
A notre connaissance, il n’existe pas d’étude statistique portant sur la renonciation à l’accès à la Justice pour des raisons financières8. La comparaison du coût d’un procès (point 1) avec les seuils conditionnant l’accès à la Justice (point 2.1) suffit toutefois pour que l’on réponde par la négative à cette question. Il est inenvisageable pour les personnes dont les moyens d’existence se situent tout juste au-dessus des seuils de supporter les 3.000 à 5.000 euros qu’implique un procès.
Ceci peut être illustré par plusieurs exemples inspirés de la réalité :
1) Michel est ouvrier au sein d’une administration communale. Dans le cadre d’une réunion houleuse, il se bat avec un collègue. Michel fait l’objet d’une procédure disciplinaire. Il risque d’être sanctionné d’une démission d’office (la sanction disciplinaire maximale) et donc de perdre son emploi. S’il reconnaît avoir commis une faute, il estime que son collègue l’a fortement provoqué et que de ce fait, il ne mérite pas une telle sanction. Il souhaite se défendre mais ne dispose pas du recul et des connaissances requis pour le faire seul. Thierry vit seul et gagne 1.350 euros nets. Il ne peut donc bénéficier de l’aide juridique. Il se rend chez un avocat qui pratique des honoraires raisonnables. Il lui annonce que son intervention impliquera le paiement d’une provision immédiate de 500 euros et que les honoraires au total pourront s’élever à un montant variant entre 1.500 et 3.000 euros (HTVA), en fonction de la suite de la procédure. Si une sanction lourde est infligée, un ou plusieurs recours devant le Conseil d’Etat devront être introduits. Puisqu’il ne bénéficie pas non plus de l’assistance judiciaire, des droits de mise au rôle de 200 euros par recours devront être payés. Il le prévient également que s’il n’obtient pas gain de cause devant le Conseil d’Etat, Michel pourrait devoir payer une indemnité de procédure de 840 euros.
Michel, qui n’a pas d’épargne et dont le revenu est accaparé, pour un peu moins de la moitié, par le paiement de son loyer, ne peut s’offrir les services d’un avocat. Il décide de se défendre seul.
2) Louise est étudiante dans une école de cinéma. Dans le cadre de ses études, elle présente son film à un jury composé notamment de professionnels provenant de l’extérieur. Deux ans plus tard, elle constate qu’un autre film reprend la trame de son œuvre. Elle se sent lésée et souhaite faire cesser la publication du film. Elle ne peut bénéficier de l’aide juridique. En effet, elle vit chez sa mère. Elle a donc le statut de « personne cohabitant avec tout autre personne avec laquelle elle forme un ménage » mais le revenu de sa mère de 1.900 euros dépasse les seuils de revenu (deuxième colonne, deuxième ligne du tableau ci-dessus) pour l’aide juridique partiellement gratuite. Elle se rend chez un avocat spécialisé en droit d’auteur qui lui annonce qu’elle dispose d’un bon dossier mais que le coût des honoraires en matière de droit d’auteur est généralement élevé. Il devra, en effet, procéder à une comparaison minutieuse des deux œuvres pour relever les similitudes avant de rédiger les actes de procédure. Il lui annonce que le montant total devrait avoisiner les 5.000 euros sans les autres frais (droit de mise au rôle, frais d’huissier, éventuelle indemnité de procédure, ...). Louise renonce à recourir à la Justice pour défendre son œuvre.
Force est donc de constater que l’aide juridique telle qu’elle est actuellement conçue est insuffisante d’un point de vue quantitative pour répondre à l’exigence d’effectivité du droit d’accès à la Justice.
3.3. Le budget de l’aide juridique au sens large
3.3.1. Les chiffres
Les moyens affectés à l’aide juridique au sens large relèvent, depuis la sixième réforme de l’Etat, de deux législateurs
8 L’examen des données du Service public fédéral économie en ce qui concerne les dépenses par ménage selon les différents déciles de revenu (www.statbel. fgov.be) indique toutefois que plus le budget d’un ménage est important plus la part qui est dédiée aux honoraires d’avocats est importante. Il s’agit d’une relation exponentielle. Ces chiffres sont, toutefois, trop brutes pour en tirer une quelconque conclusion.
différents : la Communauté française et l’Etat fédéral.
En 2018, le budget de la Communauté française dédié à l’aide juridique de première ligne était de 127.000 euros.
La même année, le Budget de l’Etat fédéral dédié à l’aide juridique de deuxième ligne était de 118.697.000 euros.
Quant aux dépenses dédiées à l’assistance judiciaire, elles sont difficilement identifiables dans le budget de l’Etat fédéral dès lors qu’elles sont reprises dans les « frais de Justice » sans être individualisées. Toutefois, un avis de la Cour des comptes indique qu’en 2016, le montant de l’aide judiciaire était de 4.336.177 euros9
3.3.2. La comparaison avec nos voisins
Selon la dernière étude de la Commission européenne pour l’efficacité de la Justice (CEPEJ) du Conseil de l’Europe de 2018 (chiffres 2016), la Belgique est l’un des Etats de l’Europe du Nord dont le budget par habitant dédié à l’aide juridique10 est le plus faible. Alors que la Belgique dépense 7,32 euros par habitant pour l’aide juridique, la Suède (36 euros), Angleterre-Pays de Galles (31 euros), l’Ecosse (29 euros) La Finlande (16 euros), les Pays-Bas (27 euros), la Suisse (19 euros) dépensent bien davantage11
Ceci n’est pas étonnant, la Belgique étant l’un des états de l’Europe du Nord dont les conditions de revenu pour accéder à l’aide juridique sont les plus strictes. Le Danemark, la France, l’Islande, le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas, la Norvège, la Suède, le Royaume Uni (l’Angleterre et le Pays de Galles) offrent des conditions plus souples12. La différence entre les conditions imposées en Belgique et celles de ces Etats est parfois considérable. A cet égard, on estime qu’en Belgique, le pourcentage de la population qui se trouve en dessous des seuils de moyens d’existence pour bénéficier de l’aide juridique totalement ou partiellement gratuite varie entre 15 à 20%13, alors que ce pourcentage grimpe à 37% pour les Pays-Bas14
4. Un droit fondamental de l’accès à la Justice
Plus haut, nous avons identifié, d’une part, que le coût de la Justice peut-être un obstacle pour son accès et, d’autre part, que l’aide juridique au sens large reste insuffisante pour corriger cette situation.
Pourtant, notre système garantit le droit d’accès à la Justice. Ce droit ne peut-il pas venir en aide à cette catégorie de citoyens dont les revenus ne leur permettent pas d’affronter le coût d’un procès mais qui ne peuvent bénéficier de l’aide juridique ? Ce droit d’accès à la Justice impose-t-il à l’Etat de mettre en place un mécanisme permettant d’éviter l’obstacle financier à la Justice ?
4.1. L’accès à un juge est un droit fondamental « civil » ayant des implications économiques
En 1831, la Constitution belge ne consacre pas le droit d’accéder à la Justice15 parmi les droits fondamentaux du Titre II « Des belges et de leurs droits ».
Il a fallu attendre les chartes internationales en matière de droits fondamentaux du début de la deuxième moitié du
9 Proposition de loi améliorant l’accès à l’aide juridique de deuxième ligne par l’augmentation des seuils financiers d’accessibilité, avis de la Cour des comptes, Ch., Doc. Parl., 2931/2.
10 Le CEPEJ utilise l’expression « d’aide judiciaire » mais sa définition de cette aide judiciaire est à ce point large qu’elle comprend l’ensemble des composantes de l’aide juridique au sens large.
11 CEPEJ, Système judiciaire européen, étude de la CEPEJ n° 26, 2018 (données 2016), p. 79.
12 Ibidem, p. 76.
13 Proposition de loi améliorant l’accès à l’aide juridique de deuxième ligne par l’augmentation des seuils financiers d’accessibilité, avis de la Cour des comptes, Ch., Doc. Parl., 2931/2, p.13. Voir également : L. NISEN (dir.), Recherche relative au système de rémunération de l’aide juridique de deuxième ligne, Rapport de recherche, ULG-INCC, Sept. 2012, p.88. Disponible sur: https://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/136924/1/Aide %20Juridique %20 deuxi %C3 %A8me %20 ligne.pdf.
14 Ibidem, p. 88.
15 Il existe certes l’article 8 (devenu 13 depuis la renumérotation de 1994) qui prescrit que « nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne », mais cette disposition ne consacre pas un droit fondamental à l’accès à la justice. Selon la Cour de cassation cet article « signifie uniquement que toute personne doit être jugée suivant des règles de compétence et de procédure objectivement fixées et ne peut être citée devant une juridiction autre que celle prévue par la loi » (Cass., 5 mai 2004, P.04.0482.F/5).
XXe siècle pour que le droit d’accès à la Justice soit consacré comme un droit fondamental en Belgique. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH, 1950) et l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP, 1966) garantissent tout deux ce droit dans des termes similaires16
Mais quelle est la portée exacte de ce droit ? Impose-t-il uniquement aux Etats de garantir l’accès à la Justice en supprimant les entraves de nature juridique (procédurales par exemple) ou va-t-il jusqu’à leur imposer de prévoir des mécanismes sociaux correcteurs permettant à ceux qui ne le peuvent pour des raisons financières d’accéder effectivement à la Justice17?
La question se pose principalement pour la matière civile. En effet, tant la CEDH (article 6.3, c) ) que le PIDCP (article 14.3, d) ) consacrent expressément le droit des personnes accusées en matière pénale qui disposent de moyens insuffisants de bénéficier des services gratuits d’un défenseur.
Dès lors que, pour la matière pénale, le droit à un défenseur est expressément reconnu, une interprétation a contrario pousse à conclure que, pour les matières civiles, les Etats n’ont pas l’obligation de prévoir un mécanisme identique.
La Cour européenne des droits de l’Homme, dont les décisions s’imposent aux juridictions belges, n’a, toutefois, pas adopté complètement cette interprétation et a développé une approche souple de la question. Dès 1979, elle a jugé que si l’article 6 de la CEDH n’imposait pas aux Etats de prévoir un mécanisme généralisé d’aide juridique gratuite dans le contentieux civil, il pouvait imposer à l’Etat d’offrir au justiciable dans le besoin l’assistance gratuite d’un avocat, en fonction des circonstances propres au litige (procédure imposant la représentation par avocat ou la complexité du litige par exemple)18. Cette jurisprudence s’est globalement maintenue jusqu’à maintenant.
Dans un premier temps, le droit d’accès à la Justice a donc été entendu comme étant un droit fondamental qui dans, certaines situations, pouvait imposer aux Etats de mettre en place un mécanisme permettant aux justiciables d’être assistés en Justice gratuitement.
4.2. Le droit d’accès au juge comme droit économique, social et culturel
Bien que la Cour européenne des droits de l’Homme ait adopté une jurisprudence qui s’écarte de l’interprétation littérale, plus restrictive, cette jurisprudence reste insatisfaisante au regard de la nécessité de rendre effectif l’accès à la Justice pour tous. Dans tous les cas où, selon la jurisprudence de la Cour, l’assistance gratuite d’un avocat ne doit pas être offerte par les Etats, les personnes démunies financièrement auront évidemment les plus grandes difficultés pour accéder effectivement à la Justice.
Il n’est donc pas étonnant que les textes fondamentaux les plus récents consacrent le droit d’accéder à la Justice non pas uniquement dans sa composante purement juridique (interdiction d’adopter des obstacles juridiques à la Justice) mais également dans ses aspects économiques et sociaux (effectivité du droit par la mise en place de mécanisme sociaux correcteurs favorisant l’accès à la Justice).
En 1994, le constituant belge inscrit le droit à l’aide juridique parmi les droits fondamentaux économiques, sociaux et culturels contenus au sein de l’article 23 de la Constitution et impose au législateur de le garantir19
Le législateur belge a donc non seulement l’obligation de s’abstenir d’adopter des mesures restreignant l’accès à la Justice mais également celle de mettre en place un système permettant de contrer l’obstacle financier à la Justice, et ce quelle que soit la nature du contentieux (pénal, civil, administratif,…). La Constitution, sans consacrer directement le droit d’accéder à la Justice, offre donc davantage de garanties que la Convention européenne des
16 Ces traités internationaux sont applicables en Belgique et ont un effet direct. Ceci implique que les particuliers peuvent les invoquer devant les juridictions belges. La déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 consacre également le droit d’accès à la Justice dans ses articles 8 et 10. Celle-ci n’a toutefois pas d’effet direct.
17 L’examen de cette question renvoie en réalité à l’Histoire du développement des droits fondamentaux. En caricaturant les traits, cette Histoire est marquée par le développement des droits fondamentaux dit civils ou de première génération, suivi par celui des droits fondamentaux économiques, sociaux et culturels, dit de seconde génération. L’évolution esquissée pour le droit d’accéder à la Justice se calque ici quelque peu. On pourrait constater qu’initialement le droit d’accéder à la Justice s’entendait d’un point de vue strictement « civil », l’Etat devant s’abstenir d’adopter des entraves de nature juridique à cet accès. Ensuite, avec le développement des droits fondamentaux de seconde génération, on reconnaît l’aspect économique du droit à l’accès à la Justice. A quoi bon permettre à tous d’accéder à la Justice d’un point de vue juridique, si un grand nombre ne peut au final ester en justice pour des raisons économiques ? L’Etat doit donc adopter des mécanismes correcteurs permettant à ceux pour qui la question financière est un obstacle d’accéder à la Justice.
18 C.E.D.H., 9 octobre 1979, Airey c/ Irlande.
19 L’article 47, alinéa 3, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000) abonde dans ce sens. En effet, il impose aux institutions de l’UE ainsi qu’aux Etats membres de l’UE lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’UE d’accorder « une aide juridictionnelle […] à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice ».
droits de l’Homme en ce qui concerne l’implication « économique » du droit d’accès au juge.
Les travaux parlementaires ayant précédé l’inscription du droit à l’aide juridique dans la Constitution indiquent que l’intention du constituant était ambitieuse : la garantie de l’aide juridique par le législateur implique qu’il mette en place un mécanisme d’aide juridique doté de moyens suffisants inspiré des systèmes juridiques les plus avancés (Pays-Bas et Grande-Bretagne)20
Force est de constater que l’aide juridique actuelle est loin de répondre à cette ambition. Toutefois, on ne peut conclure sans nuance que l’aide juridique actuelle viole cette disposition ou en tout cas qu’un justiciable pourrait se fonder sur cette disposition pour introduire une action en Justice contre l’Etat belge afin de le contraindre d’améliorer ses mécanismes correcteurs. Une étude juridique plus poussée s’impose à cet égard. En toute hypothèse, le droit constitutionnel à l’aide juridique peut être l’un des arguments sur lequel les partisans d’une extension de son champ d’application peuvent s’appuyer dans le cadre d’un débat non exclusivement juridique.
5. Les solutions pour améliorer l’accès à la Justice d’un point de vue quantitatif
Face à l’insuffisance de la couverture de l’aide juridique, plusieurs solutions peuvent être proposées afin d’améliorer l’aide juridique d’un point de vue quantitatif. Nous en examinerons trois d’entre elles.
5.1. Le développement des contrats d’assurance protection juridique
L’accord du Gouvernement actuel adopté le 10 octobre 2014 prévoyait qu’ « afin de répondre aux besoins de la majorité de la population, le gouvernement promouvra l’assurance protection juridique, pour les personnes qui n’ont pas accès à l’aide juridique de deuxième ligne »21
Dans ce cadre, la majorité a adopté la loi du 22 avril 2019 visant à rendre plus accessible l’assurance protection juridique. Son objectif est d’inciter les citoyens qui ne bénéficient pas de l’aide juridique à conclure des contrats d’assurance protection juridique privés. L’incitant consiste à permettre aux preneurs d’assurance de bénéficier d’une réduction d’impôt qui correspond à 40% de la prime d’assurance, sur un montant plafonné à 310 euros. Le montant de la réduction sera, en conséquence, de maximum 124 euros pour l’année 2020.
Les contrats d’assurance dont les primes pourront faire l’objet d’une réduction d’impôt doivent répondre à une série de conditions minimales qui tiennent essentiellement aux contours de la couverture (les litiges couverts et les frais pris en charge).
La couverture prévue dans cette loi est plus large que ce qui se pratiquait jusqu’alors sur le marché des assurances protection juridique de sorte qu’afin de correspondre aux conditions fixées dans la loi, les compagnies d’assurance ont prévu des primes biens plus élevées. Certains assureurs ont augmenté la prime de leur contrat d’assurance de 120 euros par rapport à ce qu’ils proposaient ordinairement, neutralisant ainsi le bénéfice de la réduction d’impôt22. Les primes d’assurance protection juridique demandées pour ces contrats dépassent la plupart du temps les 300 euros.
Par ailleurs, cette couverture minimale prévue par la loi, à laquelle les assurances les moins chères, c’est-à-dire celles qui sont le plus susceptibles d’intéresser les moins aisés, répondent strictement, contient des lacunes importantes. Par exemple :
• Les litiges dont l’enjeu est inférieur ou égal à 1.000 euros peuvent être exclus de la garantie ; Ex : le voisin de Jocelyne l’attaque en Justice car il estime que les branches de son arbre ont griffé sa véranda. Il réclame des dommages et intérêts de 800 euros devant le Juge de paix. Jocelyne ne pourra
20 Révision de la Constitution en vue d’y insérer un article 24bis relatif aux droits économiques et sociaux, Doc. Parl., Sén., 1991-1992, n°100-2/1°, p. 11 ; Révision de la Constitution en vue d’y insérer un article 24bis au sein du Titre II de la Constitution, Sén., Doc. Parl., 1992-1993, 100-2/3°, p. 19.
21 Accord de Gouvernement du 9 octobre 2014, p. 115.
22 L’Echo, La réforme de l’assurance juridique critiquée pour être trop favorable aux assureurs, 2 août 2019, p.5.
faire jouer son assurance protection juridique qui respecte strictement le cadre minimal fixé dans la loi précitée.
• Les délais d’attente, c’est-à-dire le délai qui sépare la souscription de l’assurance et l’entrée en vigueur de la garantie, qui peuvent être imposés, sont parfois très longs : cinq ans pour les litiges en matière de construction et trois ans en matière de divorce et de cohabitation légale.
Ex : Thierry souscrit une assurance protection juridique qui répond aux conditions minimales le 1er janvier 2020. Il entame une procédure de divorce avec son épouse en février 2022 et un important conflit éclate en ce qui concerne l’immeuble familial. La protection minimale ne couvre pas ces litiges ;
• Certains litiges peuvent être exclus par les assureurs. C’est le cas, par exemple, des litiges dans les cadres desquels l’assuré intervient comme propriétaire ou locataire d’un véhicule automoteur, ceux résultants d’un simple défaut de paiement par l’assuré sans contestation de sa part sont exclus de la garantie minimale ou encore des litiges en relation avec une activité professionnelle (autre que portant sur le contrat de travail ou la relation entre le fonctionnaire et l’autorité) ;
• Le montant de l’intervention est limité à 13.000 euros en matière civile et à 13.500 euros en matière pénale. Certains litiges se sont vus attribués des plafonds d’intervention restreints : 3.375 euros pour un divorce et 6.750 euros pour les litiges portant sur l’exécution de travaux de construction (le coût d’un procès dans ces deux matières dépasse fréquemment ces montants). Ces restrictions particulières n’ont pas été raisonnablement justifiées dans les travaux préparatoires de la loi ;
• Une franchise de maximum 250 euros par sinistre peut-être prévue.
L’objectif poursuivi par cette loi est évidemment louable. Toutefois, le public qui a le plus besoin d’être aidé pour accéder à la Justice, celui dont les moyens d’existence se trouvent juste au-dessus des limites de revenu pour le bénéfice de l’aide juridique de deuxième ligne mais qui ne peut faire face aux coûts d’un procès23, est très loin d’être concerné par la mesure. On peut légitimement douter, en effet, de la capacité pour ces personnes de payer les primes vu les montants annoncés. Les bénéficiaires réels de cette proposition de loi sont les personnes qui bénéficient déjà d’une assurance protection juridique (10 % des ménages selon Assuralia24), celles qui disposent de davantage de moyens pour faire face au coût de la Justice et les compagnies d’assurances.
Par ailleurs, même si la cible visée était atteinte, la couverture étant limitée en ce qui concerne les litiges couverts (litiges exclus ou délais d’attente) et les montants couverts, le risque que le justiciable soit confronté à l’obstacle que constitue le coût de la Justice subsisterait pour partie. Ceci est inhérent à la logique assurantielle privée.
Les auteurs de la proposition de loi ainsi que le Ministre de la Justice ont d’ailleurs admis ces lacunes dans le cadre des travaux préparatoires ayant précédé l’adoption de la loi. Ils ont même admis qu’une augmentation des plafonds de l’aide juridique, que « l’époque de crise budgétaire » ne permettait pas actuellement25, s’imposait à l’avenir26. On peut s’interroger sur la logique suivie par les auteurs de la proposition de loi qui affirment d’emblée qu’elle rate sa cible, persiste à consacrer 35 millions d’euros au financement (soit un tiers du budget dédié à l’aide juridique de deuxième ligne) de cette réduction d’impôt et justifie l’absence de refinancement de l’aide juridique par des raisons budgétaires.
5.2. Une solution urgente : l’augmentation des seuils de l’aide juridique de deuxième ligne
5.2.1. Une simple augmentation des seuils de moyens d’existence
Eu égard à l’urgence qu’il y a à répondre à la crise de l’accès de la Justice, la solution la plus rapide qui s’impose est une augmentation des plafonds de moyens d’existence de l’aide juridique de deuxième ligne.
23 L’accord de Gouvernement précité visait vraisemblablement cette catégorie de personne (Proposition de loi visant à rendre plus accessible l’assurance protection juridique, Rapport fait au nom de la commission des finances et du budget, Ch., Doc. Parl., 2018-2019, 3560/5, p.13).
24 Proposition de loi visant à rendre plus accessible l’assurance protection juridique, Rapport fait au nom de la commission des finances et du budget, Ch., Doc. Parl, 2018-2019, 3560/5, p.7 ;
25 Ibidem, p. 6.
26 Ibidem, p.11.
Selon les propositions programmatiques ou concrétisées dans des propositions de loi qui n’ont pas abouti, l’augmentation des plafonds de revenus pourrait varier entre 300 et 500 euros27
La Cour des comptes a été amenée à évaluer l’impact budgétaire d’une augmentation des seuils de moyen d’existence pris en compte pour l’aide juridique de deuxième ligne. L’augmentation évaluée était de 600 euros en moyenne. En prenant en compte l’augmentation concomitante du budget de l’assistance judiciaire, cette mesure représenterait un coût de 124 millions d’euros28
Il faut admettre que les augmentations proposées sont assez imprécises, en ce sens qu’elles sont rarement fondées sur des données chiffrées qui permettraient de dessiner plus précisément la limite entre les personnes qui ont besoin de l’aide juridique et celles qui peuvent aisément faire face aux coûts d’un procès. Il est vrai que ces propositions proviennent des partis de l’opposition qui sont peu outillées pour opérer ces estimations.
5.2.2. Un système plus progressif
Le système en place, qui n’est pas modifié sur ce point par les propositions de loi visant l’augmentation des seuils précitées, a un inconvénient : il est fortement sujet à « l’effet de seuil » dès lors que sa progressivité est très limitée : il n’existe, en effet, que deux seuils, l’un pour l’aide juridique totalement gratuite et l’autre pour l’aide juridique partiellement gratuite. Par exemple, l’isolé dont les moyens d’existence sont évalués à 1.318 euros, soit un euro au-dessus seuil, ne pourra bénéficier d’aucune aide et devra faire face entièrement aux coûts de la Justice. Le « tout ou rien » prévaut.
Afin de remédier à cela, l’augmentation des seuils pourrait se combiner avec la mise en place d’un système plus progressif dans lequel, tout en maintenant une catégorie d’aide juridique totalement gratuite, l’intervention due par le bénéficiaire de l’aide juridique augmenterait en fonction de ses revenus. Plusieurs tranches seraient prévues.
On pourrait à cet égard s’inspirer du système néerlandais qui prévoit cinq tranches de revenus29
5.2.3. En toute hypothèse, l’importante quantitative de l’aide juridique doit être garantie par le législateur
Actuellement, les montants des seuils de moyens d’existence pour le bénéfice de l’aide juridique sont prévus dans un arrêté royal et non pas dans la loi. L’article 508/13 du Code judiciaire (qui est une loi) confie, en effet, au Roi (au Gouvernement) le soin de définir ce que sont des moyens d’existence insuffisants. Ceci a pour conséquence que le Gouvernement dispose d’une marge de manœuvre importante pour modifier ces seuils, mettre à mal l’accès à la Justice, sans qu’un débat démocratique préalable ne soit mené.
Cette situation n’est pas conforme au droit.
Nous avons vu plus haut que l’article 23 de la Constitution consacrait le droit à l’aide juridique et imposait aux législateurs de garantir ce droit.
L’article 23 de la Constitution prescrit que :
« Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
A cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
27 Proposition de loi améliorant l’accès à la justice par l’augmentation des seuils financiers d’accessibilité, Ch., Doc. Parl, 2017-2018, 2931/1 (+ de 500 euros) ;
Proposition de loi visant à rendre plus accessible l’assurance protection juridique, Amendement n°5, Ch., Doc. Parl., 2018-2019, 3560/4, p.3 (+350 euros).
Le Ministre de la Justice s’est prononcé en faveur d’une augmentation, dans le futur, des plafonds de 300 euros (Proposition de loi visant à rendre plus accessible l’assurance protection juridique, Rapport fait au nom de la Commission des finances et du budget, Ch., Doc. Parl., 2018-2019, 3560/5, p.11) ;
Proposition de loi tendant à garantir par une disposition légale le droit à l’aide juridique de deuxième ligne et à faciliter l’accès à celle-ci en augmentant les seuils d’accès, Ch., Doc. Parl, 463/1 (+ 500 euros).
28 Proposition de loi améliorant l’accès à la justice par l’augmentation des seuils financiers d’accessibilité, Avis de la Cour des comptes, Ch., Doc. Parl., 20172018, 2931/02, p. 13.
29 https://www.rechtsbijstand.nl/over-mediation-en-rechtsbijstand/hoeveel-moet-ik-zelf-betalen/inkomensnormen
Ces droits comprennent notamment :
[…]
2° le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique; »
[…] ».
La garantie et la détermination des conditions d’exercice des droits économiques, sociaux et culturels prévus par l’article 23 de la Constitution constituent une matière réservée au législateur. Le constituant a jugé que les droits énumérés au sein de cette disposition constitutionnelle étaient à ce point fondamentaux que leur mise en œuvre méritait d’être soumise au processus législatif qui emporte, au premier chef, un débat démocratique.
Ce principe de légalité renforcée implique que le législateur qui attribue au Roi le soin d’exécuter une norme législative portant sur ces matières est limité dans sa marge de manœuvre. La section législation du Conseil d’Etat a rappelé ce principe à de nombreuses reprises : il appartient au seul législateur de fixer les éléments essentiels de la règlementation en projet30. En conséquence, il lui appartient exclusivement de déterminer « la portée, les conditions d’octroi et le champ d’application personnel » de la mise en œuvre du droit fondamental en question31. Ce n’est donc que dans cette mesure que le législateur peut confier au Roi le soin d’exécuter les normes législatives qui garantissent et fixent les conditions d’octroi des droits sociaux, économiques et culturels fixés par l’article 2332
En conséquence, c’est au législateur qu’il revient de fixer les conditions d’octroi de l’aide juridique, en l’occurrence, les seuils de revenus ainsi que les personnes qui sont présumées se trouver dans cette situation. Ceci a d’ailleurs été affirmé à plusieurs reprises durant les travaux ayant précédé l’adoption de la loi du 23 novembre 1998 relative à l’aide juridique33 qui a inséré les articles 508/1 et suivants dans le Code judiciaire. Une autre option a, toutefois, été choisie, comme on l’a vu, le Roi s’est vu confier le soin de fixer ces seuils de revenu sans que ce revirement ne soit particulièrement justifié34
Ceci devra être pris en compte dans la réforme envisagée.
5.3. Une solution sur le long terme : la mutualisation des honoraires d’avocats
Parmi les propositions évoquées pour améliorer l’aide juridique d’un point de vue quantitatif, figure la mutualisation des honoraires d’avocats. Il s’agit, sans doute, du moyen le plus ambitieux pour garantir au mieux l’accès à la Justice pour tous.
Ce système consiste en l’établissement d’un système similaire à un aux piliers de la sécurité sociale qui permettrait d’obtenir le remboursement total ou partiel des honoraires d’avocat comme lorsqu’une mutuelle rembourse des prestations médicales ou des médicaments. Ce mécanisme prendra du temps pour être mis en œuvre. C’est pourquoi, il doit être envisagé de manière subsidiaire par rapport à l’augmentation des plafonds de revenus pris en compte pour le bénéfice de l’aide juridique qui peut être prévue rapidement.
Ce nouveau dispositif pourrait s’inspirer de l’assurance soins de santé, qui couvre une bonne part de la population. Les mutualités seront chargées de rembourser les frais d’avocats comme elles le font pour les frais médicaux.
Ce système implique évidemment une barémisation des honoraires d’avocats négociés avec le Barreau. Un ticket
30 S.L.C.E, avis 64.809/4 du 23 janvier 2019 sur un avant-projet de décret de la Région wallonne relatif à l’assurance autonomie portant modification du Code wallon de l’action sociale et de la santé, p. 12-17.
31 Ibidem, p. 17.
32 Voir sur cette question l’article très étayée de D. DUMONT, « Le « droit à la sécurité sociale » consacré par l’article 23 de la Constitution : quelle signification et quelle justiciabilité ? », in D. DUMONT (Dir.), Questions transversales en matière sécurité sociale, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 30 à 42.
33 Proposition de loi relative à l’intervention gratuite ou partiellement gratuite des avocats, rapport fait au nom de la commission de la Justice, Ch., doc. parl., p. 95-96, 549/14, p. 60, 61, 74 et 76. La proposition de loi initiale fixait les conditions de revenu pour bénéficier de l’aide juridique moyennant un renvoi à l’article 1409 du Code judiciaire qui fixe la part de la rémunération insaisissable (Proposition de loi relative à l’intervention gratuite ou partiellement gratuite des avocats, Ch., Doc. parl., 1995-1996, 549/1, p. 14-15).
34 Proposition de loi relative à l’intervention gratuite ou partiellement gratuite des avocats, rapport fait au nom de la commission de la Justice, Ch., doc. parl., p.77.
modérateur pourra être exigé pour les plus hauts revenus. A l’instar de ce qui prévaut pour les médecins, le système ne sera pas obligatoire pour les avocats qui pourront se déconventionner. L’aide juridique subsistera pour les personnes qui ne bénéficient pas de couverture mutuelle.
L’aide juridique telle qu’elle est conçue actuellement devra être maintenue pour les personnes qui ne bénéficient pas des services des mutualités.
Plusieurs acteurs de la société civile se sont prononcés en sa faveur. A ce stade, il faut le concéder, cette proposition relève davantage de l’utopie que de la réalité.
6. Conclusions
Le coût du recours à la Justice est considérable et les mécanismes correcteurs insuffisants, de sorte que des citoyens doivent renoncer d’agir en Justice ou de se défendre par avocat car ils ne disposent pas des moyens suffisants.
Pour mettre fin à cette situation qui met à mal l’Etat de droit, dès lors que l’accès à la Justice est l’un de ses piliers fondamentaux, une solution urgente s’impose : l’augmentation des seuils de moyen d’existence pris en compte pour le bénéficie de l’aide juridique et la mise en place d’un système plus progressif.
Si la volonté politique devait manquer pour mettre en œuvre ces mesures ou d’autres mécanismes correcteurs suffisants, le recours à la Justice pourrait être envisagé afin de contraindre les pouvoirs publics à l’action.
Ceci ne constituerait, toutefois, qu’une pièce du chantier de l’accès à la Justice. En effet, comme souligné dans l’introduction, l’accessibilité de la Justice doit être appréhendée à travers d’autres prismes que l’aspect purement financier.
De même, si la présente analyse défend une amélioration purement quantitative de l’aide juridique, elle néglige la question de l’amélioration qualitative des services d’aide juridique fournis. Or une étude récente menée au sein du Centre de droit public de l’Université Libre de Bruxelles a mis en exergue l’inadaptation du système actuel de l’aide juridique pour le public le plus précarisé, aux problèmes sociojuridiques multiples35.
Ces questions mériteraient une analyse à part entière.
35 E. DERMINE, E. DEBOUVERIE, Etude sociojuridique et de droit comparé concernant un projet pilote de cabinets d’avocats dédiés à l’aide juridique, janvier 2019, Centre de droit public de la Faculté de droit de l’ULB. Disponible sur : https://droit.ulb.be/etude-sociojuridique-et-de-droit-compare-concernant-un-projet-pilotede-cabinets-d-avocats-dedies-a-l-aide-juridique