ETAT DE LA QUESTION
FAUT-IL INSTAURER LE RÉFÉRENDUM EN BELGIQUE ?
Rim Ben Achour
1. Introduction
Ces derniers mois ont vu se développer en Belgique comme en France une contestation sociale en faveur du pouvoir d’achat de la part de citoyens réunis sous la bannière des « gilets jaunes ». Parmi leurs revendications figure en bonne place l’instauration du référendum d’initiative citoyenne (RIC).
Cette revendication s’inscrit dans un contexte de méfiance d’une partie de la population envers ses représentants politiques et les institutions démocratiques (gouvernements, parlements, pouvoirs locaux). Les corps intermédiaires comme les médias, les syndicats, les scientifiques ou encore les églises n’échappent pas à cette méfiance grandissante. On assiste ainsi à la remise en cause de toute forme d’expertise : les hommes politiques, les médias, les scientifiques, les enseignants, les experts économiques… C’est la conséquence de l’élévation des connaissances, de la généralisation de l’enseignement obligatoire, de l’accès à l’information. Mais cela reflète aussi la tendance à l’égalité démocratique, à l’individualisme, qui remet en cause les autorités, les hiérarchies, l’obligation de se soumettre à des normes1 Les citoyens sont aujourd’hui demandeurs d’une plus grande participation dans les processus décisionnels et ne veulent plus se contenter d’élire leurs représentants tous les cinq ou six ans pour leur déléguer l’entièreté du pouvoir de décision. Ils souhaitent au contraire pouvoir agir plus directement et plus régulièrement sur les décisions.
Face à cette crise de confiance entre les citoyens et leurs élus, la démocratie représentative telle qu’on la connait, conçue à l’époque des Lumières, a aujourd’hui besoin d’un nouveau souffle, d’un nouveau modèle qui fasse davantage participer les citoyens aux processus décisionnels. C’est ainsi que ces dernières années ont vu apparaitre et se développer des outils de démocratie participative, le plus souvent encore au stade expérimental, comme les commissions citoyennes, les budgets participatifs ou le droit d’interpellation citoyenne. Parallèlement, la consultation populaire a été instaurée au niveau communal et provincial et, plus récemment, au niveau régional wallon. La revendication d’instaurer le référendum d’initiative citoyenne s’inscrit pleinement dans cette logique de développer, à côté de la démocratie représentative, des outils de démocratie plus participative et plus directe.
Dans cet Etat de la question de l’Institut Emile Vandervelde, nous définirons dans un premier temps ce qu’est le référendum et ce qui le différencie de la consultation populaire. Nous examinerons ensuite les mécanismes référendaires à l’étranger avant de s’interroger sur l’utilité pour le modèle démocratique d’instaurer le référendum. Enfin, en conclusion, nous verrons ce qu’il en est de la question en Belgique.
2. Le référendum : définition
Le référendum est un mécanisme de démocratie directe : la population est invitée à voter directement sur une ou des questions bien déterminées afin d’exprimer sa volonté.2 Ainsi, lors d’un référendum comme lors d’une consultation populaire, une question est soumise à la population qui y répond le cas échéant soit par un « oui » ou un « non », soit en choisissant, parmi les options proposées, celle qu’elle préfère. Le résultat se mesure alors en nombre de voix émises en faveur de chaque option, le choix majoritaire étant celui qui l’emporte.
Le référendum se distingue de la consultation populaire par sa portée juridique. En effet, lors d’une consultation populaire, la population est simplement amenée à marquer sa préférence entre deux ou plusieurs décisions possibles sur un sujet donné ; le résultat consiste donc en un simple avis, que les autorités sont ensuite libres de suivre ou non.3 S’il exprime un avis dans le cadre d’une consultation populaire, le peuple ne se mue néanmoins pas en législateur. Le constituant ou le législateur, issu du processus électoral représentatif, conserve la liberté de décider et donc de suivre ou non l’orientation majoritaire exprimée lors de la consultation populaire. Ce n’est pas le cas du référendum par lequel les citoyens expriment, sans intermédiaire, leur position sur un problème de législation ou d’administration.4 Lors d’un référendum, le pouvoir de décision est transféré directement des élus au corps électoral. La souveraineté s’exerce alors directement par le peuple et non plus par l’intermédiaire de représentants du peuple. Lors d’un référendum, il est demandé à la population d’exercer un pouvoir décisionnel sur un sujet donné ; le choix de la population s’impose ensuite aux autorités.5
1 Vincent DE COOREBYTER (interviewé par Francis VAN DE WOESTYNE), « Une crise profonde de la légitimité », Les @nalyses du CRISP en ligne, 5 janvier 2019, www.crisp.be
2 Vocabulaire politique, Référendum, http://www.vocabulairepolitique.be/referendum-3/
3 Thibault GAUDIN, Vincent JACQUET, Jean-Benoît PILET, Min REUCHAMPS, Consultation populaire et référendum en Belgique, Courrier du CRISP 2390-2391, 2018, p. 7.
4 Marc UYTTENDAELE, Trente leçons de droit constitutionnel, Bruxelles, Bruylant, 2014, p. 181.
5 T. GAUDIN, V. JACQUET, JB. PILET, M. REUCHAMPS, op. cit., p. 7.
Il existe de nombreuses formes de référendums6. Ils peuvent avoir trait à des questions constitutionnelles ou législatives, être interdits sur certains sujets (les questions de personnes, la fiscalité ou les engagements internationaux par exemple) et être organisés au niveau national ou à un niveau infranational (entités fédérées ou collectivités locales). En outre, le référendum peut porter sur un texte législatif précis ou concerner les grandes lignes d’une politique à mener. Il peut également être préalable à l’adoption d’un projet de loi ou permettre la ratification ou l’abrogation d’un texte existant. Enfin, l’initiative de l’organisation […] d’un référendum peut provenir, selon les règles en vigueur, d’une assemblée politique, d’un pouvoir exécutif (gouvernement, collège communal, etc.) ou de la population elle-même.7 Dans ce dernier cas, un seuil minimal de citoyens est généralement requis pour demander l’organisation du référendum.
3. Les exemples à l’étranger
Si la Constitution belge ne permet pas l’organisation de référendums dans notre pays, de nombreux pays dans le monde ont instauré le référendum sous des formes variées. Outre la Suisse, la France et l’Italie que nous allons aborder, la majorité des Etats européens prévoient dans leur droit national le principe du référendum. C’est également le cas ailleurs dans le monde. Parmi les référendums emblématiques, on peut citer le Brexit au RoyaumeUni en 2016, la souveraineté du Québec en 1980 et en 1995 (le maintien de l’unité canadienne l’emportant dans les deux cas), le référendum (perdant) en vue de destituer le président Hugo Chavez au Venezuela en 2004 ou encore les référendums légalisant le divorce (1995), sur le mariage entre personnes de même sexe (2015) et l’avortement (2018) en Irlande. Nous nous limiterons ici à examiner les cas suisse, français et italien.
La Suisse est probablement le pays au monde qui pratique le plus largement la démocratie directe. Un référendum peut être organisé à tous les niveaux de pouvoir, fédéral, cantonal et communal8. Au niveau fédéral, il y a trois types de référendum. Ainsi, l’article 140 de la Constitution suisse prévoit de soumettre obligatoirement à référendum certains actes comme les révisions de la Constitution ou l’adhésion à des organisations de sécurité collective ou à des communautés supranationales. Ces textes ne peuvent entrer en vigueur que s’ils obtiennent l’adhésion d’une majorité de votants et de la majorité des cantons. A côté de ces référendums d’initiative parlementaire existent des référendums d’initiative citoyenne qui sont de deux types. Premièrement, 100.000 citoyennes et citoyens ayant le droit de vote peuvent demander une révision totale ou partielle de la Constitution, la demande pouvant revêtir la forme d’une proposition conçue en termes généraux ou celle d’un projet rédigé. Pour être adopté, le texte doit recevoir une double majorité, la majorité simple des votants et la majorité des cantons. Deuxièmement, 50.000 citoyens peuvent demander l’abrogation d’une loi ou d’un arrêté fédéral dans les 100 jours de sa publication officielle. Le texte est alors abrogé à la majorité simple des votants. Il faut toutefois préciser qu’en cas d’initiative populaire, le parlement peut voter un contre-projet qui sera soumis aux électeurs le même jour que l’initiative des citoyens. Le texte qui obtient le plus de voix l’emporte.
Il se tient chaque année plusieurs dizaines de référendums, qui sont principalement organisés au niveau local mais également au niveau fédéral avec une augmentation constante au cours de ces dernières années9. Suivant l’augmentation du nombre de référendums, les critiques quant à ce mode de gouvernance croissent également. Des dérives populistes sont ainsi dénoncées ainsi qu’une manipulation des citoyens signataires par des groupes d’intérêt organisés et opposés à la politique du gouvernement fédéral. Devant l’abondance de référendums, une certaine lassitude de l’électorat est également ressentie.10
En France, le référendum est inscrit dans la Constitution de la Cinquième République qui prévoit quatre cas possibles : deux visant un intérêt national (l’adoption d’un projet de loi et la révision de la Constitution), un troisième visant l’intérêt local et un quatrième visant une question particulière d’intérêt européen.11 La France se distingue de la Suisse et de l’Italie en n’autorisant pas le référendum d’initiative citoyenne. L’initiative du référendum appartient au Président de la République, sur proposition du Gouvernement ou sur proposition conjointe des deux assemblées. Depuis 2015, le référendum d’initiative partagée a été introduit dans la Constitution. Il peut être organisé à la demande d’un cinquième du parlement et d’un dixième des électeurs. Dans les faits, de nombreuses conditions encadrent ce référendum et le rendent quasiment impossible à mettre en œuvre. Depuis l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958, la France a connu une dizaine de référendums nationaux dont quatre au cours des quatre premières années (l’approbation de la nouvelle Constitution, l’autodétermination de l’Algérie, les accords d’Evian
6 Voir notamment M. UYTTENDAELE, op. cit., p. 182.
7 T. GAUDIN, V. JACQUET, JB. PILET, M. REUCHAMPS, op. cit., p. 8.
8 Voir Démocratie. Le système politique suisse, https://www.ch.ch/fr/democratie/droits-politiques/referendum/
9 Liste des initiatives populaires fédérales en Suisse, https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_initiatives_populaires_fédérales_en_Suisse
10 Arrêt sur images, Référendum en Suisse : « C’est très rare qu’un citoyen lambda soit à l’initiative », https://www.arretsurimages.net/emissions/arret-sur-images/ referendums-en-suisse-cest-tres-rare-quun-citoyen-lambda-soit-a-linitiative
11 Référendum en France, https://fr.wikipedia.org/wiki/Référendum_en_France
et l’élection au suffrage universel du Président de la République). Depuis lors, l’outil a été utilisé de façon beaucoup plus sporadique. On peut ainsi noter un référendum sur l’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, l’adhésion au Traité de Maastricht ou encore le quinquennat du mandat présidentiel. Le dernier référendum portait, en 2005, sur le Traité établissant une Constitution pour l’Europe et le « non » l’a emporté avec 54,6% des suffrages.
En France, la Constitution a été conçue pour que le référendum soit une arme de l’exécutif pour asseoir sa politique, un outil quasi plébiscitaire. Dès son instauration, les critiques ont été nombreuses, certains jugeant le référendum anticonstitutionnel, d’autres fustigeant la volonté de mettre à l’écart le parlement dans le processus décisionnel, d’autres encore dénonçant l’utilisation du référendum pour renforcer la légitimité du chef de l’Etat. On sait d’ailleurs que de Gaulle envisageait le référendum, autant comme un substitut à la dissolution pour arbitrer un éventuel désaccord avec le Parlement, que comme un moyen de ressourcer sa légitimité personnelle.12 Le processus référendaire français reste marqué par cette empreinte plébiscitaire. C’est pourquoi, dans la période plus récente, son usage est apparu politiquement aléatoire, le référendum donnant une occasion au vote contestataire de s’exprimer. Contrairement à la Suisse où la pratique référendaire s’inscrit profondément dans une culture démocratique, l’emploi sporadique qui en est fait en France parait traduire plus une opportunité stratégique de l’exécutif que la conviction de ses vertus démocratiques.13 Les revendications aujourd’hui exprimées par les « gilets jaunes » et reprises par de nombreux partis d’opposition d’élargir le domaine référendaire, aux sujets de société par exemple, et d’instaurer le référendum d’initiative citoyenne témoignent des limites du système référendaire français, devenu un outil d’affrontement entre les soutiens de l’exécutif et ses détracteurs, loin du sujet même de la question posée.
La Constitution italienne reconnait cinq types de référendum lors desquels l’ensemble des électeurs italiens sont invités à se prononcer par « oui » ou par « non » à la question posée14. A côté des référendums locaux (régional, statutaire et territorial) existent le référendum abrogatif et le référendum constitutionnel. Le référendum constitutionnel porte sur une révision de la Constitution votée par le parlement. [Il] est convoqué si 20% des députés ou sénateurs, 500.000 électeurs ou cinq conseils régionaux en font la demande dans les trois mois qui suivent l’adoption définitive par le Parlement de la loi constitutionnelle, à la majorité absolue. Toutefois, il ne peut être convoqué de référendum si chaque chambre, lors du dernier vote, a approuvé le projet de révision à la majorité des deux tiers.15 Le dernier référendum constitutionnel a eu lieu en 2016 et portait sur une réforme du Sénat souhaitée par le Président du Conseil Matteo Renzi. Rapidement, le référendum s’est mué en vote de confiance envers le chef du gouvernement qui a lui-même personnalisé la campagne.16 Le rejet de la réforme constitutionnelle par une majorité d’Italiens a finalement coûté son poste de Président du Conseil à Matteo Renzi.
L’autre forme de référendum national en Italie est le référendum abrogatif, institué par le constituant de 1947 qui a ainsi voulu instaurer un contre-pouvoir législatif à travers le référendum abrogatif d’initiative populaire.17 Ainsi, l’article 75 de la Constitution italienne précise qu’un référendum populaire est instauré pour décider de l’abrogation, totale ou partielle, d’une loi ou d’un acte ayant valeur de loi, quand le demandent 500.000 électeurs ou cinq Conseils régionaux. Ces référendums d’initiative populaire ne peuvent porter sur les domaines de la fiscalité, du budget, de l’amnistie, des remises de peine et de la ratification des traités internationaux. La Cour suprême de cassation et la Cour constitutionnelle exercent un double contrôle de constitutionnalité de la demande. L’abrogation de la loi visée est acquise si le « oui » l’emporte à la majorité absolue des suffrages exprimés, à condition que le taux de participation dépasse 50% des inscrits.
Le législateur a tardé à mettre en œuvre la Constitution de 1947, craignant de perdre une partie de ses prérogatives. La loi nécessaire à la mise en œuvre du référendum abrogatif n’a finalement été votée qu’en 1970. Depuis lors, une septantaine de référendums ont eu lieu, dont beaucoup au cours des années 1990, et ont permis de faire vivre dans l’opinion publique des débats jusqu’alors presque tabous (divorce, IVG, drogues, criminalité, etc.).18 Néanmoins, le taux de participation nécessaire n’a pas toujours été atteint. C’est ainsi que près de 40% des référendums n’ont pu être validés faute d’un nombre suffisant de votants. Le dernier référendum d’initiative populaire a eu lieu en juin 2011 et portait sur l’abrogation de quatre lois (deux sur la privatisation de l’eau, une sur la construction de centrales nucléaires et une autre sur une loi d’immunité). Malgré les appels au boycott du Président du Conseil Silvio Berlusconi, le taux de participation s’est élevé à 56% et les quatre lois visées ont été abrogées à une large majorité.
La Cour constitutionnelle italienne a joué un grand rôle dans l’émergence de la pratique référendaire. En l’enca-
12 Ibidem.
13 Ibidem.
14 Référendums en Italie, https://fr.wikipedia.org/wiki/Référendums_en_Italie
15 Ibidem
16 Référendum en Italie : pour ou contre une réforme de la Constitution ?, Le Monde, 4 décembre 2016, https://www.lemonde.fr/europe/article/2016/12/04/referendum-en-italie-pour-ou-contre-une-reforme-de-la-constitution_5043111_3214.html
17 Référendums en Italie, https://fr.wikipedia.org/wiki/Référendums_en_Italie
18 Gilets jaunes : « Et si on s’inspirait du référendum d’initiative populaire italien ? », Tribune de Matteo GHISALBERTI, Figarovox, 12 décembre 2018.
drant de façon stricte, elle a permis que le recours aux référendums ne devienne pas un outil de propagande pour le pouvoir, un outil plébiscitaire ou un facteur d’instabilité en répondant à un emballement soudain de l’opinion publique. En protégeant cet acquis constitutionnel de 1947 face aux velléités du parlement d’en faire une coquille vide, la Cour constitutionnelle a consacré un véritable contre-pouvoir législatif et a ainsi permis d’équilibrer les pouvoirs des institutions et du peuple, d’équilibrer la représentation et la souveraineté populaire.
4. Le référendum : un outil utile à la démocratie ?
Le référendum, comme d’autres outils de démocratie directe, suscite de nombreux débats qui opposent détracteurs et partisans. Les démocraties libérales occidentales se sont construites au 19ème et au 20ème siècles sur base du principe de la représentation, c’est-à-dire un système dans lequel des représentants élus par la population élaborent et votent les lois.19 Dans ce système, le pouvoir est donc exercé via des représentants du peuple, élus par celui-ci pour une durée limitée. Le principal avantage de ce système tient précisément au fait que les décisions sont prises par des élus ou des professionnels de la politique qui peuvent consacrer du temps à étudier les décisions à prendre et qui sont supposés aptes à nouer des compromis et à concilier les intérêts particuliers qui s’affrontent.20 Rares étaient les démocraties représentatives où des outils de démocratie directe existaient ou étaient utilisés. Dans cette conception de la démocratie, le peuple n’était pas apte à décider, seulement à choisir ses représentants. Ainsi, les pères fondateurs de la Belgique entendaient privilégier la représentation pour les vertus filtrantes qu’elle présente.21 En France, on l’a vu, la conception du référendum voulue par le Général De Gaulle dans la Constitution de 1958 était davantage plébiscitaire que décisionnelle. En Italie, il a fallu attendre vingt-trois ans pour adopter une loi mettant en œuvre le référendum abrogatif tant les élus étaient réticents à partager le pouvoir de décision.
Les plus réticents à l’introduction d’outils de démocratie directe, comme le référendum, avancent souvent comme arguments pour les refuser leurs craintes par rapport à la capacité du peuple à décider et à son manque d’expertise (tout le monde ne peut pas s’improviser législateur sur tous les sujets22), les manipulations émotionnelles de certains sujets tant par le pouvoir en place que par des partis d’opposition ou des lobbies, les dérives populistes, la simplification à l’extrême de questions complexes induite par la question référendaire (et donc le risque d’exacerber les oppositions sociales et politiques), le dévoiement de la question référendaire en un affrontement « pour » ou « contre » le pouvoir en place ou encore l’intérêt limité de certaines questions. Pour Dominique Rousseau, constitutionnaliste français, le référendum se mue le plus souvent en instrument de fausse démocratie. Il sert en effet à aller à l’encontre des institutions représentatives, le Parlement, les syndicats ou les associations, dans lesquels une conscience politique se construit.23
De nombreux exemples dans l’histoire ont montré une manipulation de référendum en un outil plébiscitaire et en un outil de renforcement du pouvoir en place (d’ailleurs pas toujours gagnant). On peut citer par exemple le référendum sur la réforme constitutionnelle conçu par Charles De Gaulle comme un référendum pour ou contre sa personne. Perdant, il démissionnera de la présidence de la République le lendemain. On peut également citer le référendum sur la concorde nationale organisé en 1999 par le président algérien Abdelaziz Bouteflika pour asseoir sa légitimité après des élections contestées24 ou encore le référendum constitutionnel de 2017 en Turquie, censé faire passer le pays d’un régime parlementaire à un régime présidentiel, et mené comme un référendum « pour » ou « contre » Recep Tayyip Erdogan.
Une autre critique adressée au référendum est le fait que les réponses possibles se limitent souvent à « oui » ou « non » et permettent rarement d’apporter des réponses nuancées. Ainsi, en 1995, la question adressée aux Québécois était : Acceptez-vous que le Québec devienne souverain, après avoir offert formellement au Canada un nouveau partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec et de l’entente signée le 12 juin 1995 ? Entre l’indépendance du Québec et son maintien au sein du Canada, il n’y avait pas de possibilité de marquer sa préférence pour une autonomie accrue du Québec au sein du Canada par exemple.
Face aux critiques quant à la pratique référendaire, les partisans avancent au contraire la nécessité, dans une démocratie, d’associer directement les citoyens à la prise de décision. Sur les questions essentielles, il permet de pallier le déficit démocratique qu’engendre inévitablement la mécanique de représentation.25 Le référendum pré-
19 Vocabulaire politique, Démocratie directe/démocratie représentative, http://www.vocabulairepolitique.be/democratie-directe-democratie-representative/
20 Ibidem
21 T. GAUDIN, V. JACQUET, JB. PILET, M. REUCHAMPS, op. cit., p. 5.
22 Pour ou contre le référendum, l’avis des experts, opinion de Dominique ROUSSEAU, La croix, 16 février 2012, https://www.la-croix.com/Actualite/France/ Pour-ou-contre-le-referendum-l-avis-des-experts-_NG_-2012-02-16-769263
23 Ibidem.
24 M. UYTTENDAELE, op. cit., p. 183.
25 Ibidem.
sente en effet de nombreux avantages en termes démocratiques. Il permet de consulter la population sur un sujet précis d’importance, que ce soit par exemple l’indépendance d’une région, une réforme majeure des institutions ou un enjeu sociétal. Lorsque les citoyens élisent leurs représentants à l’assemblée, ils ne leur donnent pas de mandat impératif et n’opèrent pas un choix tranché sur un sujet précis. Compléter la démocratie représentative en introduisant la possibilité de convoquer un référendum permet au contraire d’opérer ce choix. En outre, le référendum, ponctuel et encadré, permet de faire appel à l’intelligence des citoyens et à leur jugement, car plaider contre l’usage du référendum, c’est au contraire défendre l’idée que le peuple n’est pas capable de trancher certains sujets jugés trop compliqués. […] Cela revient à professer qu’il faut abandonner l’idéal démocratique et s’en remettre à un système technocratique ou oligarchique.26 Si la question est bien posée, qu’elle ne souffre aucune ambiguïté et que la campagne référendaire permet un large débat national sur le sujet questionné, avec un véritable échange d’arguments permettant à chaque citoyen de se positionner, il n’y a pas de raison qu’une question jugée trop complexe ne puisse être tranchée par les électeurs.
Pour éviter la dérive plébiscitaire du référendum, la possibilité de le convoquer par une initiative populaire peut être une solution. En effet, on l’a vu, le référendum se transforme trop souvent en outil utilisé par l’exécutif pour asseoir sa légitimité et renforcer son pouvoir. Ainsi, le gouvernement mène campagne en faveur du « oui » quand les partis d’opposition prônent le « non ». Le référendum coalise les oppositions. On peut imaginer qu’un certain nombre d’opposants – qui n’ont aucun projet commun de gouvernement – mettent en échec une réforme qui était le seul compromis possible dans une situation donnée.27 Si l’initiative du référendum peut venir des citoyens, avec un nombre de signatures requis suffisamment élevé pour éviter une trop grande manipulation des lobbies, alors son aspect plébiscitaire est amoindri.
L’exemple italien d’un contrôle constitutionnel très strict sur la question favorise le blocage des populismes. En effet, si un référendum ne peut porter sur les droits fondamentaux, sur les traités internationaux, sur le budget et la fiscalité ou encore sur des questions de personnes, il ne peut y avoir de manipulations des extrêmes et des fossoyeurs de la démocratie sur ces questions. Enfin, certains reprochent aux référendums de ne concerner que les personnes intéressées. Pour éviter cet écueil et donner à la réponse exprimée une légitimité large, l’Italie nous fournit là encore une solution en prévoyant une participation minimale de 50% des électeurs pour que le résultat puisse être pris en compte.
5. Conclusion : et en Belgique ?
Le droit belge ne permet pas aujourd’hui l’organisation de référendums, qu’ils soient d’initiative citoyenne, parlementaire ou gouvernementale.28 Néanmoins, le principe de la consultation populaire, dont le résultat est juridiquement non contraignant, est inscrit dans la Constitution belge depuis 1999 pour le niveau local (communes et provinces) et depuis 2014 pour le niveau régional. Historiquement, l’ensemble des Belges a été convoqué une seule fois, en 1950, dans le cadre d’une consultation populaire nationale. Les Belges étaient alors consultés sur le retour du Roi Léopold III sur le trône. Cette consultation a constitué un grand traumatisme pour le pays en ce qu’il a révélé une profonde division entre Wallons et Flamands sur la question, les Flamands soutenant largement le retour du Roi, les Wallons s’y opposant. Depuis lors, tout débat sur l’instauration du référendum en Belgique s’est heurté au souvenir de cette Question royale.
Néanmoins, près de septante ans plus tard, la Question royale est suffisamment éloignée pour permettre de rouvrir le débat et d’instaurer, si une majorité parlementaire le permet, le référendum d’initiative parlementaire et le référendum d’initiative citoyenne dans la Constitution. Il ne s’agit évidemment pas de gouverner par référendum car dans les Etats modernes, la complexité des affaires publiques et l’ampleur des populations rendent matériellement impossible la généralisation de procédés de démocratie directe ou immédiate.29 Il s’agit d’impliquer davantage les citoyens dans les processus décisionnels lorsque le sujet s’y prête. Ainsi, les sujets éthiques comme le mariage homosexuel ou l’avortement auraient pu faire l’objet d’un référendum. A l’avenir, on pourrait imaginer un référendum sur l’âge de la retraite, l’âge de l’obligation scolaire ou l’autorisation de la consommation personnelle de cannabis. Néanmoins, pour éviter les dérives populistes et les problèmes posés par les référendums dans les pays voisins, il est nécessaire d’encadrer le processus. A tout le moins, le nombre de signatures requis pour convoquer un référendum d’initiative citoyenne doit être suffisant pour éviter des référendums permanents et la manipulation par des lobbies intéressés. Il faut également prévoir un quorum de participation minimale pour que le résultat du référendum soit valable. Cela permet d’éviter que la mobilisation d’une minorité intéressée impose sa volonté à
26 Pour ou contre le référendum, l’avis des experts, opinion de Frédéric ROUVILLOIS, La croix, 16 février 2012, https://www.la-croix.com/Actualite/France/Pourou-contre-le-referendum-l-avis-des-experts-_NG_-2012-02-16-769263
27 M. UYTTENDAELE, op. cit., p. 103.
28 Voir T. GAUDIN, V. JACQUET, JB. PILET, M. REUCHAMPS, op. cit.
29 M. UYTTENDAELE, op. cit., p. 181.
une majorité peu concernée et donc abstentionniste. Enfin, le souvenir de la consultation populaire sur le retour du Roi doit nous éclairer quant à l’instauration de critères régionaux, tant pour les signatures requises que pour la participation minimale, dans le cadre d’un référendum national. Le référendum ne peut en effet se transformer en une arme qu’une région utiliserait contre les habitants des autres régions. Si tel devait être le cas, il deviendrait alors un outil de désunion et de division du pays qui exacerberait les tensions communautaires plutôt qu’un moment de rassemblement par-delà la frontière linguistique.
Comme le souligne Vincent De Coorebyter, le référendum est une piste qui donnerait aux citoyens le sentiment qu’ils récupèrent une part de la souveraineté.30 La démocratie directe, si elle est bien utilisée, peut être un outil destiné à redonner confiance aux citoyens dans les institutions et dans la politique. Il serait vain de vouloir opposer démocratie directe et démocratie représentative. Au contraire, les deux formes peuvent se compléter pour se renforcer. Loin de consister en un mécanisme de concurrence, la consultation populaire – et même le référendum – peut être conçue comme un outil de discussion et de collaboration entre élus et électeurs.31 Cette vision permet de dépasser la polarité démocratie contre représentation, peuple contre élus. Avec le référendum, il ne serait donc pas question de permettre aux citoyens de faire entendre leur voix pour masquer ou contredire celle des élus, mais bien pour enrichir et nourrir la réflexion des représentants.32 La démocratie a tout à y gagner.