ETAT DE LA QUESTION
DÉFENSE ET COOPÉRATION AU DÉVELOPPEMENT : VERS UNE APPROCHE GLOBALE ?
Maxime LECLERCQ-HANNON
DÉCEMBRE 2019
1. Introduction
La présente analyse traite de l’ambition d’inscrire l’ensemble de la politique internationale de notre pays dans une logique de développement et une approche globale sur base d’un partenariat multi-acteurs.
Pour ce faire, il est notamment nécessaire qu’au niveau belge, une concertation permanente entre les départements de la Défense, la Coopération au développement et les Affaires étrangères soit menée dans la définition des politiques, par exemple en matière de reconstruction post-conflits, de maintien de la paix ou plus largement afin d’assurer la cohérence des politiques en faveur du développement.
De cette manière, un accent particulier serait notamment mis sur les synergies déjà existantes – en voulant les renforcer – entre le Ministère de la Défense et le SPF Affaires étrangères, Commerce extérieur et Coopération au développement, singulièrement via Enabel1 (ex-CTB) à savoir l’agence belge de développement ayant pour mission de mettre en œuvre et de coordonner la politique belge de développement international.
C’est sur ces synergies que se concentrera le présent Etat de la question.
Si des initiatives ponctuelles ou au cas par cas existent ou ont existé, par exemple pour des missions humanitaires au sein de B-Fast2, et ont déjà démontré l’importance et la plus-value de coordonner les actions internationales de l’Etat belge et de ses différents Ministère et Services publics fédéraux (SPF), la volonté est ici d’aller plus loin et de manière permanente au sein d’une approche globale.
Ce focus volontariste sur le plan politique prend en fait place dans un contexte européen et international où les acteurs ont déjà collaboré par le passé et où de nombreux instruments et concepts permettent de structurer une telle collaboration.
Pour rappel, parmi les 17 Objectifs de Développement Durable3 (ODD)figure le 16ème, intitulé « Paix, Justice et Institutions efficaces », dont l’une des cibles est d’appuyer, notamment dans le cadre de la coopération internationale, les institutions nationales chargées de renforcer, à tous les niveaux, les moyens de prévenir la violence et de lutter contre le terrorisme et la criminalité, en particulier dans les pays en développement.
La question posée ici est dès lors de savoir comment renforcer, voire améliorer, ces partenariats en faveur du développement sur le long terme au nom du « State-Building »4. Il s’agit aussi de réfléchir à la façon dont la collaboration entre deux acteurs majeurs de l’action internationale de la Belgique – la Défense et Enabel – peut également être améliorée.
Si beaucoup d’acteurs s’accordent pour renforcer une combinaison adaptée de moyens civils et militaires pour stabiliser certaines régions du monde, il s’agit de définir le rôle de chacun et la plus-value de la Belgique et de son expertise dans ce cadre, en se focalisant sur les missions menées directement par notre pays et non via d’autres organisations.
Pour ce faire, plusieurs entretiens ont été réalisés avec des représentants de l’état-major de la Défense, d’Enabel et de la Commission européenne.
2. Contexte et mise en perspective
Au niveau belge, lorsque l’on parle d’exemples concrets de collaboration entre la Défense et la Coopération, l’exemple de la République démocratique du Congo apparait très vite.
1 Issue de la loi portant modification du nom de la Coopération technique belge et définition des missions et du fonctionnement de Enabel, Agence belge de Développement (54K2645) adoptée en séance plénière de la Chambre le 16 novembre 2017.
2 Voir notamment Coosemans, T., « B-FAST et l’aide d’urgence à l’étranger », Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2277, 2015
3 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/peace-justice/
4 La Coopération belge contribue dans ce cadre à la mise en place d’un Etat efficace, légitime et résilient, et au renforcement de l’Etat (State-Building) et de la population des pays partenaires en situation de fragilité et au renforcement des relations entre les instances étatiques et la population, c’est-à-dire au renforcement de la légitimité de l’Etat. https://diplomatie.belgium.be/sites/default/files/downloads/note_strategique_situations_de_fragilite.pdf
Depuis 2004, et pendant treize ans, la Défense a ainsi coopéré de manière volontariste avec les forces gouvernementales congolaises avec une attention particulière sur la formation. À titre d›exemple, les militaires belges ont contribué à l›instruction de trois bataillons d›intervention rapide jusqu›à un niveau état-major.
Des détachements successifs du génie belge ont par ailleurs coordonné la construction de logements pour les militaires congolais et les membres de leur famille, en veillant à former le personnel du génie de combat congolais. C’est ainsi qu’ont été mis en place en collaboration avec la CTB – désormais devenue Enabel – les projets FAMILO (FAmilles de MIlitaires à LOkandu) et FAMIKI (FAmilles de MIlitaires à KIndu) afin d’œuvrer à plus de stabilité parmi les militaires congolais en lien avec leurs familles, dans une logique de développement, au profit de la situation sécuritaire sur le long terme et dans une approche globale intégrant toute une communauté.
Malgré des résultats très positifs et une collaboration saluée entre la Défense et la CTB, cette coopération avec la République démocratique du Congo a pris totalement fin en 20175 à la demande du gouvernement congolais de l’époque.
3. Vers une approche globale ?
Au-delà des expériences concrètes passées, un pas important vers une meilleure collaboration structurelle, notamment de la Défense avec la Coopération au développement, a été posé au sein de la Note stratégique Approche Globale6 (comprehensive approach) adoptée par le Conseil des Ministres en juillet 2017.
Cette approche globale est définie par le projet de loi relatif à la politique belge de développement7 – non adopté suite à la chute du gouvernent Michel – comme étant « la méthode qui vise à maximaliser l’efficacité de toutes les interventions belges dans un pays déterminé ou concernant un thème déterminé, en introduisant plus de cohérence dans l’organisation de la politique belge en matière, entre autres, de défense, de diplomatie, de développement international, de police, de justice et de migration, ainsi qu’en assurant que les différents efforts se renforcent mutuellement et se complètent dans le cadre d’une approche intégrée ».
• Dans la note adoptée par le Conseil des Ministres, on peut ainsi lire que désormais ces objectifs pourront constituer le fondement de décisions opérationnelles à savoir :
• La définition au niveau de chaque organisation/département de stratégies (moyens, actions, projets) ;
• La mise en place d’une répartition des tâches/coordination cohérente en vue d’un renforcement mutuel des instruments de notre politique étrangère commune existants ou à déployer dans la situation donnée ;
• Et l’examen des possibilités de coopération dans le cadre de projets et programmes communs concrets, intégrés ou non.
Selon cette note, ces décisions opérationnelles ne peuvent cependant pas, dans un premier temps, compter sur un budget intégré. Dans la mesure où les départements participants décideraient d’une coopération opérationnelle, ce sont ces derniers qui se chargeront du financement, qu’il soit organisé de manière commune ou non. Une porte est cependant ouverte puisqu’en fonction des expériences accumulées, « on pourrait envisager à l’avenir de mettre à disposition un budget commun pour soutenir et mettre en œuvre des cas spécifiques » selon des modalités à définir plus tard.
Si cette porte a été entrouverte dans cette note, depuis lors, peu de projets ont vu le jour, du moins de manière visible et revendiquée.
En la matière, la Vision stratégique8 pour la Défense (2016-2030) présentée plus tôt en juin 2016 par le Ministre de
5 Voir notamment la question orale posée par Stéphane Crusnière en février 2019 au Ministre des Affaires étrangères https://www.lachambre.be/doc/CCRI/ pdf/54/ic819.pdf pp. 15 et suivantes
6 https://diplomatie.belgium.be/sites/default/files/downloads/note_strategique_approche_globale.pdf
7 https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/54/3423/54K3423001.pdf
8 https://www.mil.be/sites/mil.be/files/pdf/strategic-vision-belgian-defense-fr.pdf
la Défense, Steven Vandeput, n’a en effet pas semblé en faire une priorité, alors que ce document est censé être le fil conducteur jusqu’en 2030 en matière de politique de Défense. Par ailleurs, ce document semble amorcer un déplacement de la priorité géographique belge plus traditionnellement orientée vers l’Afrique centrale, vers la périphérie sud de l’UE et le Sahel, régions auxquelles une importante partie de la Vision est consacrée.
La Vision part du constat que « Bien que l’Afrique centrale borde la périphérie sud de l’Europe, l’impact direct de cette région sur la sécurité européenne est aujourd’hui plutôt limité ». Il souligne cependant que le gouvernement belge entend contribuer durablement à la stabilisation de l’Afrique centrale et de la région des Grands Lacs, notamment par le biais d’une comprehensive approach nationale où la Défense joue également un rôle structurel.
Force est de constater que – dans les années qui ont suivi, et même si nous devons souligner le caractère complexe de la situation politique et de sécurité dans plusieurs pays partenaires – les plans des opérations militaires belges ont confirmé ce déplacement de priorité mais aussi une certaine baisse d’ambition globale en la matière, comme remarquée dans les débats budgétaires à la Chambre des représentants pour l’année 20199
Cependant, même si le nombre de collaborations concrètes semble encore faible, un pas important a été franchi avec l’adoption début 2019 d’un accord-cadre de coopération entre la Défense et Enabel.
Interrogé en mars dernier à la Chambre10, le Ministre de la Coopération au développement, Alexander De Croo, indiquait que cet accord-cadre s’intégrait dans la stratégie belge sur l’approche globale, qui vise à plus de cohérence et de complémentarité entre les différents instruments et moyens de politique extérieure belge.
Depuis la réforme voulue par le Ministre, qui a fait évoluer la CTB vers Enabel, l’accent est mis, plus qu’auparavant, sur la valorisation et la mobilisation de l’expertise belge publique et privée dans le cadre de ses interventions de coopération internationale.
L’accord entre la Défense et Enabel s’inscrit donc dans l’importance du lien entre sécurité et développement, spécifiquement dans les pays du Sahel. Le Ministre part du constat que plusieurs de nos pays partenaires dans cette région sont particulièrement instables et que la Défense y mettait déjà en place des activités de coopération. Plutôt que de mener ces opérations en parallèle, le but est ici de les renforcer et les compléter mutuellement.
4. Un accord-cadre de coopération sur le long terme
On le voit, cet accord-cadre conclu en février 2019 pour une durée illimitée permet de structurer la collaboration entre la Défense et Enabel.
A sa lecture, il semble permettre à deux objectifs de se rencontrer. D’une part, le souhait de la Défense de développer des projets de coopération dans les pays partenaires de la Coopération belge – au nombre de 14 maximum selon une liste dressée dans un arrêté royal11 – et d’autre part, pour Enabel, qui est amenée à exécuter des activités de coopération dans le secteur du développement sécuritaire. Les expertises de ces deux bras de l’action internationale de la Belgique sont ainsi mises en commun.
Les domaines de coopération privilégiés seront ceux du développement capacitaire des pays partenaires de la Défense belge, ce développement visant notamment à renforcer le climat sécuritaire dans les zones d’intérêt de la Défense et de ses partenaires et à s’inscrire dans une approche globale et intégrée des différents départements de l’Etat belge.
Du côté des modalités pratiques, cet accord-cadre doit être mis en œuvre à travers un ou plusieurs accords spécifiques de coopération liés à des projets déterminés.
9 https://www.dekamer.be/doc/FLWB/pdf/54/3294/54K3294018.pdf
10 Voir la question posée par Gwenaëlle Grovonius en mars 2019 https://www.lachambre.be/doc/CCRI/pdf/54/ic1063.pdf#search=%2228807%22 pp. 7
11 Ces 14 pays partenaires sont les suivants : Bénin, Burkina Faso, Burundi, République démocratique du Congo, Guinée, Mali, Maroc, Mozambique, Niger, Ouganda, Rwanda, Sénégal, Tanzanie et Territoire palestinien. https://diplomatie.belgium.be/fr/politique/cooperation_au_developpement/pays_regions/pays_ partenaires
Au niveau du budget, la collaboration entre les deux parties se fait à titre gracieux, chaque partie supportant les frais qui incombent à leurs entités respectives et qui sont engendrés par cette collaboration.
Il n’est donc pas encore question d’un budget commun tel que dessiné dans la note relative à l’approche globale adoptée par le gouvernement. De plus, cet accord-cadre précise bien qu’il n’est pas exclusif et qu’il ne contraint ni la Défense ni Enabel à faire systématiquement appel l’un à l’autre dans leurs activités dans des pays partenairCet accord-cadre a donc eu le mérite de clarifier noir sur blanc une collaboration qui existait déjà sur plusieurs aspects mais aussi d’améliorer la communication entre la Défense et Enabel en fixant clairement des points de contact, en impliquant une information mutuelle mais aussi en désignant un collaborateur respectif comme personne de contact.
Une fois par an, ces personnes de contact doivent organiser une réunion de coordination regroupant les représentants des deux Comités de direction pour faire le bilan des activités de l’année écoulée et voir les perspectives pour l’année suivante.
Au niveau des projets concrets sur base de cet accord-cadre, selon un tableau fourni par la Défense de leurs missions bilatérales et la réponse parlementaire du Ministre de la Coopération au développement évoquée précédemment, à l’heure actuelle, Enabel collabore déjà avec la Défense dans le cadre du programme de coopération avec le Bénin pour sécuriser l›accès des voies maritimes au port de Cotonou.
La Défense et Enabel collaborent également à Maradi au Niger, où la Défense appuie un bataillon nigérien en intervention rapide et où Enabel appuie la construction d’un centre de santé au bénéfice de la population et des militaires.
D’autres collaborations sont également en cours, en développement ou à l’étude avec plus ou moins d’intensité, entre la Défense et Enabel au Burkina Faso et en Tunisie. La Défense, de son côté, a également des projets en Algérie, au Maroc, en République démocratique du Congo12, au Rwanda, en Angola, en Jordanie et en Ukraine.
Les activités de la Défense dans plusieurs de ces pays lui permettent de mettre en place des programmes d’échanges, de formations mais aussi la réalisation d’exercices sur place au profit des militaires belges.
Notons enfin que, comme indiqué dans une réponse parlementaire13 en septembre dernier du Ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders, la mission conjointe Défense-Affaires étrangères entreprise en mai dernier à Kinshasa a ouvert la reprise des relations de coopération avec la République démocratique du Congo. Dès lors, la Défense planifie une reprise graduelle de la coopération militaire avec ce pays. Actuellement, l’état-major étudie en effet les pistes possibles en vue de la concrétiser. L’objectif du Ministre semblait ainsi s’inscrire dans l’accordcadre avec Enabel tout en soulignant que les contacts seront pris en fonction de la nature des futurs projets.
5. Regards croisés entre la Défense et Enabel
Après avoir brossé les projets passés, en cours ou à venir ainsi que les bases conceptuelles et administratives de la coopération entre Enabel et la Défense, nous avons souhaité rencontrer des acteurs de terrain afin de mener un premier bilan.
Au niveau de la Défense, selon le Lieutenant-Colonel Rudi Decrop14, Chief of Bilateral Relations en charge de ces projets, la volonté est véritablement d’intégrer l’action de la Défense au sein de l’approche globale telle que définie par le gouvernement.
La Défense dispose d’une large panoplie de collaborations possibles : formations au combat, développement de capacités spécifiques, expertise au niveau de l’état-major, formations académiques au sein de l’Ecole royale militaire, etc. Toutes ces demandes de collaborations sont centralisées par les services du Lieutenant-Colonel.
La Belgique avance pour ce faire au niveau bilatéral avec des pays partenaires qu’elle choisit en fonction de la
12 Voir notamment cet article du 6 décembre 2019 https://afrique.lalibre.be/44201/rdc-la-cooperation-militaire-avec-le-congo-reprend-pas-a-pas/
13 Voir la question posée par Christophe Lacroix en septembre 2019 https://www.dekamer.be/doc/CCRI/pdf/55/ic007.pdf pp. 35 et 36
14 Entretien réalisé au siège de l’état-major de la Défense le 26 novembre 2019.
Vision stratégique et des intérêts stratégiques de sécurité belges, étant donné qu’au niveau des autres grandes missions au sein de l’UE, de l’ONU ou de l’OTAN ce sont les objectifs propres de ces organisations qui sont la priorité.
Notre pays apporte, selon lui, une véritable plus-value par rapport à d’autres Etats par son expertise spécifique mais aussi par sa connaissance du terrain et singulièrement du continent africain. Une connaissance renforcée par les expertises des Affaires étrangères et de la Coopération au développement (DGD15 et Enabel). Il s’agit d’une expérience enrichissante pour le pays partenaire mais aussi pour la Défense qui, parfois, lui permet d’organiser des exercices sur place.
Si les moyens pratiques sont déterminés au cas par cas, très vite, on se rend compte que plusieurs problèmes concrets se posent dans l’accomplissement du State-Building et de l’empowerment des forces étrangères menées par la Défense – avec ou sans l’appui d’Enabel – essentiellement au niveau de la logistique, du matériel, de l’armement et ensuite de l’accompagnement sur le long terme.
Il existe ainsi par exemple une véritable zone grise dans la fourniture des équipements et des armements aux forces armées du pays partenaire. Si le pays partenaire ne les fournit pas, ni la Défense belge16 ni Enabel ne peuvent consentir à le faire. Il s’agirait donc de mener une réflexion sur la manière de faciliter l’utilisation des moyens militaires par exemple via des prêts de matériel ou via le recours à des fonds européens dans un cadre très précis et strict.
L’autre difficulté apparaît en termes de choix géographique. Comme nous l’avons déjà vu, la Vision stratégique a mis le focus sur de nouvelles régions. Si la Défense peut évidemment faire évoluer ses pays partenaires et zones d’interventions dans ses missions de développement de capacités, il revient au monde politique de laisser du temps à l’armée pour ce faire et surtout de définir une stratégie claire et sur le long terme.
Par ailleurs, ces choix géographiques gagneraient à être formulés au sein d’une stratégie nationale de sécurité qui aurait évidemment un volet national mais aussi international en définissant nos pays et régions prioritaires d’action. L’absence d’une telle stratégie nationale rend le travail beaucoup plus compliqué, même si l’accordcadre représente une véritable plus-value et que les échanges avec Enabel sont très réguliers.
Un accord-cadre qui prouve déjà pleinement son utilité au Niger et au Bénin où les deux administrations joignent leurs forces, budgets et expertises dans des pays qui leurs étaient tous les deux prioritaires.Il en irait ainsi également par exemple vis-à-vis de la République démocratique du Congo, pays partenaire de la Coopération au développement mais pour lequel, du point de vue militaire, notre pays repart désormais de zéro.
Jean-Christophe Charlier17, Governance Unit Manager chez Enabel, a tenu avant tout à rappeler que pour appuyer nos projets de gouvernance, Enabel collabore depuis de nombreuses années avec plusieurs organismes publics belges : Police fédérale, SPF justice, Institut de Formation Judiciaire, SPF Stratégie et Appui et les Unions des Villes et Communes des trois Régions. Ces projets prennent place dans les efforts belges afin d’atteindre le 16ème ODD.
La coopération avec la Police fédérale, vieille de plus de 10 ans, est la plus développée.
En très grande partie, ses observations rejoignent celles du Lieutenant-Colonel De Crop : il souligne l’importance du lien entre les objectifs du développement et ceux de la sécurité pour lesquels la Défense apporte une plusvalue. La Belgique ayant décidé de concentrer une grande partie de ses 14 pays partenaires dans des pays dits « fragiles », la question du renforcement de l’Etat et de la sécurité est centrale voire indispensable.
C’est face à ce constat et dans une volonté de développer le concept de « Team Belgium »18 voulu par la réforme d’Enabel, que l’accord-cadre entre la Défense et Enabel est né. Il a donc avant tout été rédigé par les administrations concernées pour ensuite être endossé par les autorités respectives. La montée en puissance stratégique du Sahel tant pour Enabel que pour la Défense a accéléré ce processus.
15 Direction générale Coopération au développement et Aide humanitaire du SPF Affaires étrangères.
16 La Défense peut donner uniquement du matériel repris hors inventaire et non sensible.
17 Entretien réalisé au siège d’Enabel le 28 novembre 2019.
18 Par exemple, désormais la représentation d’Enabel et les ambassades opéreront dans les pays partenaires comme une seule équipe afin de valoriser l’expertise publique belge en matière de développement.
Cela doit permettre une meilleure communication et des synergies, y compris dans la formation des militaires belges avant leur départ. Ce partenariat permet que les questions de sécurité soient également abordées sous l’angle du développement, des droits humains et de l’Etat de droit.
Il n’est évidemment pas possible pour Enabel de financer des projets qui seraient menées uniquement à destination d’un public cible militaire. Il s’agit donc toujours de projets ayant une importante dimension civile mais qui peut être utilisée en parallèle par les forces militaires, tant pratiquement que pour faciliter leurs contacts avec les populations locales.
Tant les projets menés par le passé en République démocratique du Congo qu’actuellement au Bénin ou au Niger ont un bilan positif.
Mais comme du côté de l’état-major, très vite, la question budgétaire apparait. Ainsi, la Coopération au développement ne peut pas dégager de moyens financiers pour des objectifs militaires. De telles dépenses ne rentreraient pas dans les critères fixés par l’OCDE19
Il est dès lors urgent de mener une réflexion sur la manière de financer concrètement certains aspects de l’approche globale, dans le but d’atteindre notamment les cibles fixées par le 16ème ODD. Les nouveaux ODD ont permis d’élargir les objectifs poursuivis mais la réflexion sur la manière concrète de les financer doit encore évoluer, notamment au sein de l’OCDE.
Là aussi, l’utilisation des ressources européennes semble plus problématique au niveau militaire que policier.
Concernant ces financements européens, Benoît Lot20, Advisor Security, Global Threats and Counter-terrorism à la Commission européenne, a en effet confirmé l’intérêt de l’Union européenne pour le secteur de la sécurité dans une politique de développement et une approche globale. Les Etats-membres et leurs administrations ont un rôle central à jouer dans cette approche via des projets concrets. Les contacts fonctionnent avec la Belgique et ont déjà permis de réaliser des projets dans le cadre de l’initiative Capacity Building in support of Security and Development (CBSD, Développement des capacités à l’appui de la sécurité et du développement) de l’Union européenne.
L’ensemble de cette politique est coordonné par le Service Européen d’Action Extérieure.
Cependant, il apparait que certaines structures en Belgique pourraient être améliorées pour mieux s’intégrer dans ces financements. Des financements qui sont amenés par ailleurs à évoluer dans le cadre des négociations du futur Cadre Financier Pluriannuel de l’UE pour 2021 à 2027. Il s’agira dès lors de voir, au cas par cas, ce qui sera possible à l’avenir, par exemple en cas de reprise d’une collaboration en République démocratique du Congo.
Enfin, plus ponctuellement et comme le rappelle Sylvie Demeester21, chargée du partenariat avec la République Démocratique du Congo chez SolSoc22, notons que la Défense s’est aussi chargée par le passé de missions humanitaires, en temps de crise ou non, afin par exemple d’acheminer sur place du matériel, des vivres, etc. via les missions des avions de transport C-130.
La Défense, par la mise à disposition de ses moyens, a dès lors apporté une véritable plus-value via un rôle de facilitateur au service de missions ponctuelles et spécifiques. Cependant, il est essentiel de rappeler, pour elle, qu’il s’agit de bien identifier la différence entre les missions humanitaires et celles du travail de développement. Dans ce cadre, une coordination avec les ONG actives sur place ainsi qu’avec la société civile et les populations locales doit être une priorité.
Enfin, qu’il s’agisse de missions ponctuelles ou qui s’inscrivent dans un partenariat pour le développement, elle insiste sur l’importance de la définition d’un cahier des charges et de critères précis pour toutes les missions qui seraient ainsi dévolues à la Défense. Pour ce faire, des contacts avec les coupoles et les plateformes qui coordonnent les ONG belges s’avèreraient très utiles.
19 L’OCDE vise pour rappel à une action internationale coordonnée et innovante pour atteindre les ODD dans les pays en développement, et améliorer leur financement. Pour ce faire, il existe le Comité d’aide au développement (CAD) de l’OCDE qui favorise l’établissement de principes et de normes internationaux pour la coopération au développement.
20 Entretien réalisé au siège de la DG Coopération internationale et développement le 28 novembre 2019.
21 Entretien téléphonique réalisé le 21 novembre 2019.
22 ONG agréée par la DGD pour mettre en œuvre des programmes de développement durable dans les pays du Sud.
Ces remarques rencontrent celles d’Enabel qui, même pour des aides ponctuelles (par exemple pour le transport humanitaire) pourrait apporter une expertise à la Défense, surtout si celle-ci souhaite intervenir dans un pays partenaire non pas en tant qu’acteur humanitaire mais bien institutionnel.
6. Conclusion
Nous l’avons vu, tant du côté de la Défense que d’Enabel, les lignes ont résolument bougé et chacun souligne les effets positifs des projets passés, en cours et à venir. Loin de certains a priori, les acteurs se connaissent et se rencontrent. L’accord-cadre les liant désormais au sein d’une approche globale belge constitue une véritable plus-value qui appelle à monter en puissance.
Face à des enjeux mondiaux comme le réchauffement climatique et ses conséquences, le terrorisme, la souveraineté alimentaire ou la défense des droits humains et de l’Etat de droit, le cloisonnement au sein de l’action publique ne peut plus se justifier.
Dans un monde de plus en plus interconnecté, où les frontières deviennent de plus en plus abstraites et où la multiplicité des acteurs est une réalité, l’approche globale se justifie pleinement, notamment pour valoriser l’expertise du secteur public dans certains domaines essentiels au développement et à la réalisation des ODD.
Les différents entretiens et recherches menés dans le cadre de la rédaction de cette analyse nous ont montré que les administrations belges ont une expertise à faire valoir à l’international.
Même si la Belgique est un petit pays à l’échelle mondiale, l’expertise de ses administrations est reconnue, que ce soit par exemple le SPF Sécurité Sociale au Rwanda pour y appuyer une réforme de la sécurité sociale ou de la Police fédérale au Burkina Faso pour aider l’Etat à optimaliser ses services de sécurité dans le cadre de la lutte contre le terrorisme23
Les expériences passées et actuelles constituent une expertise forte qui doit être mise au profit du développement.
Dans ce contexte, il semble évident que la Défense et la Coopération au développement – notamment via Enabel – ont un rôle de premier plan à jouer, en collaboration avec les Affaires étrangères et les autres administrations belges pertinentes.
Evidemment, à chaque instant, il s’agit de rester vigilant pour garder les spécificités et objectifs propres à chacun. Le déliement de l’aide publique au développement24 doit rester la priorité d’une action internationale saine tout en actant que l’échange des pratiques et la recherche de synergies dans le cadre de projets concrets et bien définis dès le départ, doit être la clef de voute de la politique internationale belge.
Il s’agit ainsi de se rendre compte que l’ensemble des ODD ne pourront pas être atteints à l’horizon 2030 sans une combinaison de toutes les forces et expertises d’un Etat comme la Belgique, au profit du développement dans ses différentes facettes.
Parmi celles-ci, l’objectif 16 et le concept du State-Building sont d’autant plus centraux pour des pays comme le nôtre qui ont choisi de mettre un focus sur des pays partenaires dits fragiles dont la situation sécuritaire est soumise à de nombreuses pressions intérieures et extérieures. Dans ce cadre, l’implication des entités fédérées, des acteurs de terrain, des ONG et évidemment des autorités du pays partenaire doit être garantie.
Nous devons également constater que si les acteurs institutionnels belges ont consenti à d’énormes efforts et si un nouvel accord-cadre existe pour structurer la collaboration entre la Défense et Enabel, il revient désormais au pouvoir politique et au prochain gouvernement fédéral de faire preuve de volontarisme en la matière, notamment au titre des cibles fixées par le 16ème ODD et de la volonté de l’Approche Globale de maximaliser l’efficacité de toutes les interventions belges dans un pays déterminé ou concernant un thème déterminé. Les collaborations
23 https://www.enabel.be/fr/story/cinq-questions-jeanine-simbizi-responsable-partenariats-publics
24 http://www.oecd.org/fr/developpement/ledeliementdelaideledroitdechoisir.htm
entre la Défense et Enabel pourraient être un symbole fort en la matière.
Ainsi plusieurs démarches pourraient être entreprises.
Tout d’abord, à très court terme, en améliorant la visibilité des projets menés par la Défense au profit du développement déjà en cours et à venir. Une visibilité améliorée permettrait de contribuer à l’approche globale en décloisonnant certains réflexes mais aussi en montrant une approche positive des questions de Capacity Building et de collaborations internationales en matière de sécurité, alors que notre pays connait une forte poussée de l’extrême droite valorisant au contraire le repli sur soi.
Le concept développé par Enabel de « Team Belgium » pourrait également être renforcé comme une coupole pour l’action internationale joignant l’expertise de la Défense, de la Coopération au développement et des Affaires étrangères, tout en préservant leur core business respectif
Ce concept pourrait être renforcé par une véritable mise en œuvre de la Note stratégique Approche Globale par le prochain gouvernement fédéral, en la déclinant de manière adaptée et coordonnée au sein des différents Ministère et SPF concernés.
Il pourrait également être renforcé par l’organisation d’une réunion de coordination plus régulière qu’une fois par an au sein de l’accord de coopération unissant la Défense et Enabel, en y joignant également par exemple les Affaires étrangères. Si le but ne doit pas être de créer une structure lourde alors qu’il s’agit de faire preuve de souplesse, cela renforcerait le dialogue, la publicité et la connaissance des opérations en cours ou à développer dans un pays partenaire
Pour ce faire, il apparait que le fait de définir pour la Défense une liste de pays partenaires à l’instar de celle existante pour la Coopération au développement serait également une piste intéressante qui permettrait de concentrer la plus-value belge sur certains pays prioritaires. Si le maintien d’une forme de flexibilité est essentiel au regard de l’évolution des enjeux de sécurité, une telle liste commune entre la Défense et la Coopération au développement permettrait de définir des axes et projets prioritaires communs.
A ce titre, le cas de la Tunisie où la Défense est active mais pas la Coopération au développement pourrait illustrer le besoin d’une plus grande coordination et cohérence dans notre action internationale.
Evidemment, une telle modification ne peut se faire du jour au lendemain et doit s’intégrer dans une réflexion globale et la rédaction d’une stratégie nationale de sécurité commune pour l’ensemble des branches concernées de notre Etat.
Enfin, il s’agira de répondre aux problèmes pratiques mais très concrets rencontrés par les projets communs déjà menés, que ce soit au niveau du financement, de la comptabilisation des budgets et des dépenses ou pour les questions logistiques, de matériels et d’armements, inhérentes à des projets centrés sur la sécurité et la consolidation de l’Etat de droit dans des pays fragiles.
Nous sommes face à des questions lourdes, y compris politiquement, auxquelles la Belgique ne pourra répondre seule. Un dialogue dans le cadre de l’Union européenne, de l’OCDE et de l’ONU devra donc être mené en ce sens. Des outils existent, il faut maintenant pleinement les exploiter dans le cadre de nos missions bilatérales.
Face aux enjeux que constituent le maintien de la paix et la sécurité des populations sur le long terme, la Défense belge et les femmes et les hommes qui la composent ont une véritable expertise et plus-value.
Il revient de les mettre en lumière au sein d’un véritable partenariat avec nos pays tiers et les autres SPF, au profit d’un développement juste et durable. Cet accord-cadre avec Enabel semble donc offrir une belle opportunité en la matière.
Remerciements pour les interviews et les informations : Sylvie Demeester (SolSoc), Colonel Thierry Esser (Défense), Lieutenant-Colonel Rudi Decrop (Défense), Ann Dedeurwaerdere (Enabel), Jean-Christophe Charlier (Enabel) et Benoit Lot (Commission européenne).
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Le 100ème anniversaire du suffrage universel (1919) : Sur une victoire masculine Jean LEFEVRE
RÉSUMÉ
En 2015, au sein des Nations unies, les pays ont adopté le Programme de développement durable à l’horizon 2030 et ses 17 objectifs de développement durable (ODD). Parmi ceux-ci, le 16ème « Paix, Justice et Institutions efficaces » a notamment pour cible d’appuyer, notamment dans le cadre de la coopération internationale, les institutions nationales chargées de renforcer, à tous les niveaux, les moyens de prévenir la violence et de lutter contre le terrorisme et la criminalité, en particulier dans les pays en développement.
Il s’agit d’un enjeu important et souvent méconnu face auquel il revient à des pays comme la Belgique de valoriser son expertise au sein notamment des pays partenaires de la Coopération au développement.
Cette action de la Belgique doit prendre place au sein d’une approche globale visant à maximaliser l’efficacité de toutes les interventions belges dans un pays déterminé en introduisant plus de cohérence dans l’organisation de ses services publics concernés.
Dans ce contexte, la question posée par cette analyse, rédigée par Maxime Leclercq-Hannon, est de savoir si des partenariats entre la Défense et Enabel (Agence belge de développement) en faveur du développement et des ODD existent et si la collaboration entre ces deux acteurs majeurs de l’action internationale de la Belgique peut être renforcée voire améliorée. Si beaucoup d’acteurs s’accordent pour renforcer une combinaison adaptée de moyens civils et militaires pour stabiliser certaines régions du monde, il s’agit de définir le rôle de chacun et de définir la plus-value de la Belgique.
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