ETAT DE LA QUESTION
LE TAX SHIFT DU GOUVERNEMENT FÉDÉRAL : UNE PERTE SÈCHE DE POUVOIR D’ACHAT
POUR LES MOINS NANTIS
Alex Reuter
L’une des principales orientations de politique fiscale du Gouvernement fédéral, dès le début de la législature 2014-2019, a été d’opérer un « glissement fiscal et parafiscal »1. Ce glissement est plus communément connu sous le nom de « Tax shift »
Celui-ci consiste à « financer une réduction substantielle des charges, de manière à diminuer les charges fiscales et parafiscales sur le travail, en tenant compte des recommandations nationales et internationales dans ce domaine »2
Le Tax shift vise essentiellement deux objectifs : accroître la compétitivité des entreprises, ce qui devrait générer davantage d’emplois, et augmenter le pouvoir d’achat des travailleurs.
Si les mesures destinées à augmenter le pouvoir d’achat des personnes qui travaillent atteignent partiellement leur objectif, d’autres catégories de la population ne bénéficient pas des mesures positives. Tous les citoyens (qui ont un emploi ou non) voient en revanche le coût de la vie augmenter en conséquence des mesures de financement du Tax shift.
La présente note de l’IEV a pour objectif de faire brièvement le point sur les impacts du Tax shift, en ce qui concerne le pouvoir d’achat (hors impact sur l’emploi). Dans la première section, nous établissons les gains du Tax shift pour quatre types de revenus. Dans la deuxième section, nous déterminons l’impact des mesures de financement sur le pouvoir d’achat de ces différentes catégories de revenus. Enfin, la troisième section apporte un autre éclairage sur ce thème, en résumant brièvement les conclusions d’une étude publiée par la KU Leuven sur l’impact du Tax shift.
1. Les gains de pouvoir d’achat liés au Tax shift
Le Tax shift, introduit en plusieurs vagues de mesures entre 2015 et 2019, comporte deux volets en termes de dépenses : un volet compétitivité et un volet pouvoir d’achat.
Les mesures portant sur le volet pouvoir d’achat concernent3 :
• L’augmentation de la déduction forfaitaire pour les frais professionnels ;
• L’augmentation de la quotité exemptée ;
• La suppression de la tranche à 30% ;
• L’adaptation de la limite inférieure de la tranche à 45% ;
• L’augmentation du bonus à l’emploi (les travailleurs paient moins de cotisation à la sécurité sociale sur leur salaire brut).
Ces mesures visent, selon le gouvernement, « à augmenter le salaire net pour tous les travailleurs »4, afin « de récompenser le travail et de s’assurer que la différence par rapport à une allocation est suffisamment grande »5 Ce sont donc essentiellement les revenus professionnels qui sont visés par ces mesures, qui ont un effet sur le pouvoir d’achat des travailleurs, mais très peu pour les allocataires sociaux et les pensionnés.
Dans les tableaux ci-dessous, nous examinons les gains de pouvoir d’achat pour plusieurs cas particuliers :
• Un travailleur isolé au revenu minimum mensuel moyen garanti (RMMMG), soit 1.563 euros brut.
• Un travailleur isolé touchant le salaire mensuel brut médian6, soit 3.095 euros brut.
• Un chômeur isolé avec allocations mensuelles minimales, soit 1.052 euros brut ;
• Un retraité isolé touchant la pension minimum pour une carrière complète, soit 1.245 euros brut.
1 Charles Michel, Premier Ministre de Belgique, « Accord de gouvernement », https://www.premier.be/fr/accord-de-gouvernement (consulté le 17/10/2018).
2 Ibid.
3 Mon Tax Shfit, Simulateur de salaire, https://www.montaxshift.be/fr/comment/reductions-des-charges#how-jump-to-1 (consulté le 17/10/2018).
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Statbel, «Salaires mensuels bruts moyens », https://statbel.fgov.be/fr/themes/emploi-formation/salaires-et-cout-de-la-main-doeuvre/salaires-mensuels-brutsmoyens#news (consulté le 17/10/2018).
1.1. Gains pour les travailleurs
Selon le site créé à la demande du Gouvernement fédéral, montaxshift.be7, le gain de revenu net s’élève à 1.440 euros par an8 en 2018 pour un travailleur au RMMMG, et à 984 euros pour un travailleur au salaire médian.
1.2. Gains pour les chômeurs et retraités
Par les réductions pour revenus de remplacement et pensions, de nombreux pensionnés et les chômeurs aux minimas ne paient pas d’impôts. Ils ne bénéficient donc pas de la baisse de fiscalité liée au Tax shift. Seuls les pensionnés et chômeurs bénéficiant de revenus plus importants peuvent bénéficier d’une partie du Tax shift (la suppression de la tranche à 30%).
2. Les pertes de pouvoir d’achat
Afin de financer les baisses de charges fiscales et parafiscales du Tax shift, le Gouvernement fédéral a pris des mesures de compensation. Si certaines mesures ne nuisent pas directement, ou relativement peu, au pouvoir d’achat des travailleurs, telles que l’imposition sur les revenus du capital ou sur les sociétés, d’autres, comme la taxation sur la consommation, peuvent avoir impact négatif important.
Le régime TVA fait l’objet de plusieurs réformes9 :
• La TVA sur l’électricité : son taux est ramené à son niveau initial de 21% au lieu de 6%.
• La TVA sur la rénovation des habitations : pour bénéficier du taux réduit de TVA à 6%, une habitation devra être âgée de 10 ans au lieu de 5 ans.
• La TVA sur la chirurgie esthétique : l’exonération de TVA pour la chirurgie esthétique est supprimée. Désormais, le taux normal de 21% est d’application.
• La TVA internet : la vente en ligne de services électroniques (par exemple le téléchargement de logiciels, de musique, de sonneries, …) par des entreprises européennes à des particuliers belges, est soumis depuis le 1er janvier 2015 au taux normal de TVA de 21%, conformément aux obligations européennes.
Des recettes supplémentaires d’accises sont également prévues :
• Taxe santé : le taux d’accises des boissons rafraîchissantes est augmenté ;
• Augmentation des accises sur le diesel, le tabac et l’alcool.
Les augmentations de TVA et d’accises n’ont pas le même impact pour toutes les catégories de revenus. L’impact différencié est déterminé selon les calculs de déciles réalisés par Decoster et Spiritus (2012)10. On suppose par ailleurs que les consommations des produits visés sont homogènes au sein de chaque décile.
Les pertes de pouvoir d’achat, estimées sur bases des recettes attendues par le Gouvernement11, sont les suivantes :
7 https://www.montaxshift.be/fr
8 Gain calculé sur 12 mois.
9 Ibid.
10 André Decoster et Kevin Spiritus, « Wie draagt de last van een BTW-verhoging », http://www.andredecoster.be/wp-content/uploads/2012-Decoster-SpiritusFLEMOSI-WP-Wie-draagt-last-BTW-verhoging.pdf (consulté le 17/10/20102).
11 Ibid.
D’une part, ces impacts négatifs réduisent l’avantage que procurent les mesures positives du Tax shift. D’autre part, pour les chômeurs et pensionnés qui ne disposent que de faibles revenus, et qui ne bénéficient pas des mesures positives, le coût n’est pas négligeable.
Par ailleurs, le Tax shift intervient dans un contexte où d’autres mesures ont également pesé sur le pouvoir d’achat. Suite au saut d’index, intervenu en 201512, les revenus n’ont pas suivi l’évolution du coût de la vie, ce qui cause des pertes de pouvoir d’achat. Pour les travailleurs gagnant 1.563 et 3.095 euros brut par mois, les pertes nettes sont de 172 et 379 euros annuels respectivement. Pour un pensionné et un chômeur aux minimas, les pertes nettes annuelles s’élèvent à 299 et 252 euros respectivement.
A cela s’ajoute le fait que le Tax shift n’a pas été complètement financé : la baisse des charges fiscales et parafiscales n’a pas été totalement compensée par la hausse d’autres taxes et impôts, ni par les «effets-retours » annoncés par le gouvernement. Le Bureau du Plan notait en juin 2018 par exemple que le « sous-financement des mesures liées au Tax shift » était un facteur de la détérioration du déficit public13. En conséquence, le manque de recettes a notamment dû être équilibré par des économies supplémentaires en dépenses.
Le Gouvernement fédéral a, par exemple, réduit la norme de croissance réelle du budget des soins de santé de 3% à 1,5%. Pour atteindre cet objectif, des économies importantes ont dû être réalisées. Ces économies nettes atteignent, selon nos calculs, un total cumulé de 1,6 milliard d’euros entre 2014 et 2018. L’entièreté des économies ne porte pas directement et immédiatement préjudice aux patients. Néanmoins, en faisant l’hypothèse que les économies se traduiront in fine par des surcoûts divers, et en considérant que tout citoyen a à faire face à des dépenses de soins de santé, les économies cumulées réalisées par le gouvernement s’élèvent à 136 euros en moyenne par habitant en 2018.
Les pertes pour les chômeurs et pensionnés sont quelque peu atténuées par les révisions successives des minimas ces dernières années. Néanmoins, sur base des exemples repris ci-dessus, l’impact brut cumulé des mesures du Tax shift, du saut d’index et des économies en soins de santé s’élève à -556 euros pour un chômeur aux minimas et -638 euros pour un pensionné :
3. Etude de la KU Leuven sur le Tax shift
Une récente étude approfondie sur les effets du Tax shift14 publiée par la KU Leuven15 apporte d’autres éléments d’éclairage. En synthèse, les principales conclusions de l’étude16 sont les suivantes, outre l’estimation de la création d’emplois17 :
• Le nombre d’emplois créés, non négligeable, doit être mis en perspective, parce que le Tax shift n’est pas neutre budgétairement. Il y a bien un « shift » mais aussi une baisse globale d’impôts. Si le Tax shift était réellement neutre budgétairement, complètement financé par une hausse de taxes, moins d’emplois auraient été créés.
12 Loi du 23/04/2015 concernant la promotion de l’emploi, Moniteur belge du 27/04/2015, http://www.etaamb.be/fr/loi-du-23-avril-2015_n2015014139.html (consulté le 17/10/2017).
13 Bureau fédéral du Plan, « Perspectives à cinq ans pour l’économie belge : ralentissement de la croissance économique, taux de chômage au plus bas et pas de retour à l’équilibre budgétaire sans nouvelles mesures » https://www.plan.be/press/communique-1788-fr-perspectives+a+cinq+ans+pour+l+economie+belge+ralentissement+de+la+croissance+economique+taux+de+chomage+au+plus+bas+et+pas+de+retour+a+l+equilibre+budgetaire+sans (consulté le 17/10/2018).
14 Il n’y a pas de prise en compte du saut d’index ou de restrictions budgétaires dans ce cas.
15 Bart Capéau, André Decoster, Sebastiaan Maes, et Toon Vanheukelom, « Piecemeal modelling of the effects of joint direct and indirect tax reforms », KU Leuven, Department of Economics, Discussion Paper Series n° DPS18.10, Septembre 2018.
16 KU Leuven, Leuvense Economische Standpunten, Les 2018/168 : Betaalt de Tax Shfit zichzelf terug ?, https://feb.kuleuven.be/les/documenten/les168-betaaltde-taxshift-zichzelf-terug (consulté le 17/10/2018).
17 La création d’emploi due au Tax shift est estimée à 65.000 ou 92.000 unités selon les hypothèses retenues.
• Les « effets-retours » sont largement surestimés ; l’un des effets est par ailleurs plutôt inattendu : des personnes disposant d’un très haut revenu profiteraient des gains du Tax shift pour réduire leur temps de travail, ce qui réduit donc leurs contributions.
• Les augmentations de TVA et d’accises font en sorte que les « inactifs » (chômeurs, pensionnés, allocataires sociaux) sont les perdants du Tax shift.
Enfin, le tableau ci-dessous présente les impacts par décile sur le revenu disponible des ménages (pouvoir d’achat) :
Impact par mois en euros
Déciles de ménages Revenu disponible (1)
Impôts indirects (2)
Solde = (1)(2)
Selon ces résultats, on voit que pour les 20% de ménages les plus pauvres, le Tax shift a un impact négatif sur le pouvoir d’achat. Pour les 10% des ménages les plus pauvres, le Tax shift se solde par une perte de 45 euros par mois.
4. Conclusion
L’impact réel du Tax shift adopté par le gouvernement fédéral se traduit par une perte sèche de pouvoir d’achat pour les citoyens les plus vulnérables.
Selon les calculs de l’IEV, l’impact brut cumulé des mesures du Tax shift, du saut d’index et des économies en soins de santé correspond à une perte, en 2018, de 556 euros pour un chômeur aux minimas et de 638 euros pour un pensionné aux minimas.
Ces chiffres rejoignent ceux fournis par la KU Leuven dans son enquête sur les effets du Tax shift (exclusivement) qui conduisent à la conclusion d’un impact négatif pour les 10% des ménages les plus pauvres de la population ; il s’élève à 45 euros par mois, soit 540 euros par an. Les 10% suivant subissent eux aussi une perte de 24 euros par mois en raison du Tax shift, soit 288 euros par an.