ETAT DE LA QUESTION
DÉCEMBRE 2018
LE STATUT D’ARTISTE
Corentin Delmotte
« Les Etats membres devraient s’efforcer de prendre les mesures utiles pour que les artistes bénéficient des droits […] et veiller à ce que l’artiste dit indépendant bénéficie, dans des limites raisonnables, d’une protection en matière de revenu et de sécurité sociale […]. »
1. Introduction
La fameuse note interprétative de l’Onem en 2011, les trains de reconnaissance des contrats-programmes en Fédération Wallonie-Bruxelles et le récent aller-retour de l’Onem sur la règle du cachet mettent régulièrement en lumière les difficultés des artistes à obtenir un statut clair et durable qui leur garantisse une protection sociale efficace et digne.
Un statut qui est souhaité par certains, craint par d’autres. Dans tous les cas, le statut d’artiste est compliqué à mettre en place en Belgique, compte tenu de la structure institutionnelle de notre Etat. Le présent Etat de la question fait le point sur le sujet.
2. Généralités
En Belgique, il existe trois statuts professionnels :
1. salarié ;
2. indépendant ;
3. fonctionnaire.
Quoiqu’il arrive, un artiste qui désire en faire sa profession s’inscrira dans l’un et/ou l’autre de ces statuts . Il est « intégré » dans les statuts existants .
L’organisation standardisée du travail, telle qu’on la connaît aujourd’hui, correspond peu à l’artiste et à ses conditions de travail (conditions précaires et fluctuantes, multiplicité des employeurs/commanditaires, exercice de plusieurs activités, revenus irréguliers…). Face au constat du caractère particulier et atypique de l’artiste, le législateur a prévu diverses dispositions afin de soutenir et favoriser la création et la production artistique . Si on ne peut parler de statut à part entière, on peut néanmoins affirmer que les artistes disposent d’un cadre spécifique, au sein des statuts actuels.
Ces avantages sont de deux ordres. Ils touchent d’une part à l’exercice même de la profession et d’autre part à l’accès au chômage.
3. Pour les travailleurs
3.1. L’extension au régime de sécurité sociale des travailleurs salariés, ou l’article 1er bis (la présomption de salariat)
Depuis la réforme de 2002 , initiée par Laurette Onkelinx, le régime de sécurité sociale des travailleurs salariés s’applique à toute personne qui, sans être liée par un contrat de travail, fournit des prestations artistiques et/ ou produit des œuvres artistiques contre paiement d’une rémunération pour le compte d’un donneur d’ordre (personne physique ou morale) . L’objectif est d’inciter à ce qu’un maximum d’activités artistiques « entrent dans un véritable contrat de travail » . La loi postule ainsi que tout artiste qui reçoit une commande artistique d’une personne morale (société commerciale ou association sans but lucratif) ou d’une personne physique, sans qu’il y ait contrat de travail, bénéficiera, de manière « réfragable » (sauf preuve contraire ), des avantages liés au statut de salarié, en particulier en termes de protection sociale (chômage, pension, invalidité, pécule de vacances, etc.). On appelle ce principe la présomption de salariat. On part du principe qu’un artiste bénéficie du statut de salarié et qu’il faut prouver le contraire pour être sous statut d’indépendant. Le statut de salarié est plus avantageux que celui d’indépendant puisqu’il offre une couverture sociale complète.
Au-delà des trois conditions de fond (fournir une prestation ou une création artistique, contre rémunération et pour le compte d’un donneur d’ordre), une autre condition de forme est exigée : disposer du visa artiste. Ce dernier, remis par la Commission Artistes , est indispensable pour qui souhaite accéder aux avantages dits de « l’article 1er bis ».
3.2. Les travailleurs occasionnels
La réforme de 2002 a également ouvert la définition des travailleurs occasionnels aux artistes. Concrètement, cette disposition permet à des donneurs d’ordre d’engager des artistes en se déchargeant de toutes les responsabilités administratives (déclarations ONSS, C4, prélèvement du précompte, etc.).
Seuls des bureaux (d’intérim ou bureaux sociaux pour artistes (BSA)) spécialement agréés par les Régions peuvent se charger de ces mises à disposition .
3.3. La réduction des charges patronales
A nouveau décidée par la réforme de 2002 initiée par le PS, une réduction des charges patronales sur une partie forfaitaire de la rémunération journalière des artistes (statut salarié) est accordée . Cette réduction existe si la rémunération quotidienne dépasse un montant minimum par jour de prestation, de manière à inciter un salaire décent pour les artistes.
Exemple : si l’artiste perçoit plus de 67,96 euros brut par jour (chiffres du 2e trimestre 2012), la somme de 55,67 euros de salaire brut sera exonérée de charges patronales.
Si l’artiste perçoit moins de 67,96 euros brut par jour mais plus de 8,94 euros brut par heure (chiffres du 2e trimestre 2012), la somme de 7,33 euros par heure sera exemptée de cotisations patronales.
3.4. Le régime des petites indemnités
Prévu à l’article 17 sexies de l’arrêté royal du 28 novembre 1969, le régime des petites indemnités permet de ne pas devoir déclarer ses revenus à la sécurité sociale, de ne devoir aucune cotisation sur ses indemnités et, enfin, de ne devoir envoyer aucune déclaration Dimona . Néanmoins, ces avantages sont à mettre en perspective. Non seulement ces indemnités n’ouvrent aucun droit en termes de chômage et de pension, mais elles sont également soumises à des conditions strictes. Elles sont au nombre de quatre :
• il faut fournir des prestations artistiques et/ou produire des œuvres artistiques ;
• les revenus issus de ces prestations/productions ne peuvent dépasser 2.534,11 euros par année civile et 126,71 euros par jour et par donneur d’ordre ;
• il est interdit de prester plus de 30 jours par année civile et plus de 7 jours consécutifs chez le même donneur d’ordre ;
• il est enfin interdit d’être sous contrat de travail avec le même donneur d’ordre (sauf si les activités sont de nature différente).
Le régime des petites indemnités est octroyé par la Commission Artistes par le biais de la carte artiste .
4. L’accès au chômage
4.1. L’ouverture des droits aux allocations de chômage
Deux principes guident l’ouverture des droits au chômage pour tout citoyen : le nombre de jours presté et la période de référence. Il faut avoir presté un certain nombre de jours durant une certaine période définie pour avoir droit à des allocations de chômage, en fonction de l’âge.
Le tableau ci-dessous expose les conditions sur lesquelles se basent l’Onem pour le calcul des jours prestés par période de référence.
Âge
Nombre de jours et période de référence
• soit 312 jours au cours des 21 mois précédant la demande
Moins de 36 ans
• soit 468 jours au cours des 33 mois précédant la demande
• soit 624 jours de travail au cours des 42 mois précédant la demande
• soit 468 jours au cours des 33 mois précédant la demande
• soit 624 jours au cours des 42 mois précédant la demande
De 36 à 49 ans
A partir de 50 ans
• soit 234 jours dans les 33 mois + 1.560 jours dans les 10 ans qui précèdent ces 33 mois
• soit 312 jours dans les 33 mois + pour chaque jour qui manque pour arriver à 468 jours, 8 jours dans les 10 ans qui précèdent ces 33 mois
• soit 624 jours au cours des 42 mois qui précèdent la demande
• soit 312 jours dans les 42 mois qui précèdent la demande et 1560 jours dans les 10 ans qui précèdent ces 42 mois
• soit 416 jours dans les 42 mois + pour chaque jour qui manque pour arriver à 624 jours, 8 jours dans les 10 ans qui précèdent ces 42 mois
Trois conditions s’ajoutent à ces principes centraux :
• il faut un contrat de salarié (les jours prestés comme indépendant ne comptent pas) ;
• il faut avoir reçu une rémunération ;
• il faut que des cotisations aient été prélevées sur cette rémunération .
De ce fait, n’importe quel travailleur salarié qui respecte ces conditions peut ouvrir ses droits aux allocations de chômage, y compris les artistes. Néanmoins, d’où l’intérêt de ce que beaucoup appellent le « statut d’artiste », tous les artistes ne sont pas engagés sous la forme d’un contrat de travail. Différents contrats et modes de rémunération existent, dont celui dit « au cachet ».
4.2. La règle du cachet
Beaucoup d’artistes sont engagés sans que le contrat ou la convention entre le donneur d’ordre et l’artiste ne mentionne une période précise ni même un horaire. Ils sont engagés « à la tâche » et perçoivent « un cachet ».
Ce mode de rémunération n’entre pas dans les conditions du chômage.
Le législateur a dès lors prévu un cadre ad hoc permettant de valoriser les cachets perçus et de les transformer en jours prestés afin que les droits au chômage soient ouverts . Pour d’aucuns, cette disposition relative à l’accès spécifique aux allocations de chômage permet d’esquisser une ébauche de statut d’artiste.
Le calcul s’effectue selon la méthode suivante :
montant perçu (la rémunération brute)
60,10
= nombre de jours valorisables
Exemple : une artiste de 30 ans touche un cachet au mois de janvier de 2.000 euros et un cachet de 1.500 euros en mars. Pour connaître le nombre de jours qu’elle peut valoriser, le calcul suivant est réalisé : (2.000+1.500)/60,10=58 jours valorisables.
La loi a également prévu un plafond de sorte que, selon la situation de l’artiste et le nombre de mois durant lesquels il a touché un cachet, il ne pourra valoriser qu’un nombre limité de « jours » . Le calcul est le suivant : 1, 2 ou 3 mois x 26 + 78 jours
Exemple : si notre artiste de 30 ans a touché 2.000 euros de cachet en janvier et 1.500 euros en mars, elle aura touché un cachet sur deux mois différents durant le premier trimestre. Le nombre de jours qu’elle peut valoriser est alors calculé comme suit : 2 (mois) x 26 + 78 = plafond de 130 jours. En l’occurrence, elle peut valoriser l’entièreté de ses 58 jours équivalents.
4.3. Une mesure pour éviter la dégressivité
Les allocations de chômage sont dégressives : elles diminuent au fil du temps. Une mesure favorable permet aux artistes d’éviter la dégressivité et de maintenir le taux à 60% du salaire après la première période . Cette neutralisation de la dégressivité est organisée à l’article 116, §5, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991.
Les conditions sont assez strictes :
• il faut réaliser des prestations/créations artistiques ;
• il faut démontrer 156 jours de travail au cours des 18 derniers mois ;
• il faut en faire la demande (l’octroi n’est pas automatique).
Une fois que la neutralisation de la dégressivité est accordée, elle est renouvelée chaque année en respectant les deux conditions suivantes : démontrer trois journées équivalentes de travail et s’assurer que ces trois journées ont été prestées dans les douze derniers mois.
4.4. L’emploi convenable et l’activation
En vertu des dispositions légales et règlementaires applicables, tout chômeur indemnisé est tenu d’accepter un emploi considéré comme convenable , sous peine de perdre ses droits aux allocations. Pour rappel, une des conditions pour bénéficier d’allocations est la privation involontaire de travail et de rémunération. « L’artiste, comme tout autre travailleur, doit accepter un emploi convenable qui lui est proposé et ce même si cet emploi n’est pas dans le secteur artistique. » Une exception existe néanmoins. Si l’artiste parvient à prouver 156 jours de travail durant une période de 18 mois, il pourra refuser l’emploi qui lui est proposé. Cette exception se justifie par le besoin de l’artiste de rester connecté à sa ou ses disciplines artistiques, de pouvoir y consacrer du temps pour continuer à apprendre, à évoluer, à travailler son talent autant que sa créativité de même qu’à renforcer son réseau.
Sur ces 156 jours, au moins 104 jours doivent être liés à des prestations artistiques. 52 jours maximum d’activités non artistiques peuvent donc être pris en compte.
4.5. La période non indemnisable
Pour déterminer les jours durant lesquels l’artiste a droit ou n’a pas droit à des allocations, l’Onem procède à un calcul. Il transforme les cachets reçus en journées de travail équivalentes.
Le calcul est le suivant : cachet-(nombre de jours durant lesquels l’artistes a touché un cachet x 90,15)/90,15
Exemple : un artiste vend deux toiles en deux jours lors d’une exposition. Chacune au prix de 1.000 euros. L’Onem lui appliquera la formule suivante : 2.000 euros - (2 jours x 90,15) / 90,15 = 20 jours. Durant 20 jours sur l’année en question, l’artiste ne percevra pas d’allocation.
4.6. L’activité artistique accessoire rémunérée
Le chômeur est autorisé à exercer une activité artistique et à gagner de l’argent sur base de cette activité, mais dans les limites de l’article 74 bis de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 : il faut que ce soit une activité artistique, que cette activité soit exercée en tant qu’indépendant et qu’elle soit déclarée par le formulaire C1–Artiste.
Lorsque ces conditions sont remplies, l’artiste peut continuer à bénéficier de ses allocations de chômage, qui se cumulent donc avec les revenus de son activité artistique, jusqu’à un certain plafond (4.361,76 euros de revenus annuels nets imposables).
5. Perspectives
L’analyse des dispositions applicables en termes de législations et règlementations sociales dans le champ des prestations artistiques démontre l’ébauche d’un « statut d’artiste ». Le constat est évident : la spécificité de la démarche artistique impose d’appliquer des règles propres.
Cette ébauche de statut doit être complétée et approfondie : les conditions d’accès aux droits doivent être étendues. De même, la simplification des démarches administratives doit être accentuée. La nécessité d’un statut « social » de l’artiste à travers les législations et règlementations relevant essentiellement de l’Etat fédéral, telle qu’exposée dans la présente note, ne doit pas occulter l’importance de reconnaitre aux artistes un statut social à part entière dans les entités fédérées.
Les Régions, d’abord, qui disposent des leviers indispensables en matière de politique de l’emploi, de la formation et de l’économie, pour accroitre les dispositifs accessibles aux artistes.
Les Communautés, également : la Fédération Wallonie-Bruxelles (Communauté française) est le niveau de pouvoir compétent pour la politique artistique et culturelle. Elle dispose d’une série d’outils aptes à renforcer le statut des artistes qui façonnent son paysage culturel. Par ses décrets, elle peut favoriser l’emploi artistique et la reconnaissance d’un travail à part entière. Par les contrats-programmes et les conventions pluriannuelles qu’elle conclut avec les opérateurs, la Fédération Wallonie-Bruxelles est à même d’imposer, dans chaque institution partenaire, des obligations protégeant les artistes. La Fédération peut aussi aider et accompagner les talents émergents, à travers des appels à projets par exemple, et permettre ainsi à des artistes de faire de leur pratique artistique leur métier.
6. Conclusion
Pas de création sans créateur. Or, pour qu’un créateur puisse laisser libre court à son imagination, il lui faut des conditions de vie dignes et une certaine confiance en l’avenir. Face à toutes les spécificités du secteur, la nature fluctuante des revenus et des contrats en particulier, il est essentiel de poursuivre la démarche entamée visant à adapter le cadre légal et règlementaire.
Aujourd’hui, ce cadre pose question. Les interprétations strictes de l’Onem ont durci les règles d’accès, de sorte qu’il est presque impossible pour un jeune de disposer du statut d’artiste, singulièrement en ce qui concerne l’accès aux allocations de chômage. Les défis sont nombreux et des choix devront être faits. Avec, en filigrane, cette question : veut-on ou non d’une société qui accorde à ses artistes un cadre de travail adapté et favorisant la création ?