L'avenir des droits sociaux-2018

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ETAT DE LA QUESTION

L’AVENIR DES DROITS SOCIAUX : ENTRE CONTESTATION ET PROGRESSION

Letizia DE LAURI

DÉCEMBRE 2018

ER Gilles Doutrelepont13 Bd de l’Empereur1000 Bruxelles
SOMMAIRE 1. Introduction 3 2. L’évolution des droits sociaux et leurs rôles 3 3. Les droits sociaux face aux politiques d’austérité 4 3.1. Position de certains Etats européens et analyse de l a jurisprudence nationale 4 3.2. Le cas de la Belgique 4 3.3. La position des cours européennes 5 3.4. Vers une évolution du droit européen ? 6 4. Deux visions d’avenir pour les droits sociaux 7 5. Conclusion 8

« Tout malfaiteur attaquant le droit social devient, par ses forfaits rebelles, traître à la patrie ; il cesse d’en être membre en violant ses lois, et même il lui fait la guerre ; alors la conservation de l’État est incompatible avec la sienne 1».

1. Introduction

Dans le contexte socio-économique actuel, la question de la lutte contre la pauvreté et la promotion des droits sociaux appelle à être étudiée sous un angle nouveau. Loin de pouvoir nous reposer sur nos acquis, il est urgent aujourd’hui de continuer à lutter contre une pauvreté sans cesse grandissante mais aussi de maintenir les droits existants tout en s’insérant dans une perspective d’évolution pour l’avenir.

La crise économique, les évolutions démographiques ou encore les problèmes de croissance et les obligations budgétaires européennes ont poussé certains Etats-membres de l’Union européenne à réduire les droits sociaux existants au niveau national. Par ailleurs, l’absence d’harmonisation européenne en matière de droit social et de sécurité sociale crée des discordances et de la concurrence entre les Etats-membres. Sur le plan idéologique, des défenseurs d’un système de solidarité nationale sont confrontés à la vision libérale de la privatisation des droits sociaux.

La question de la place et de l’évolution des droits sociaux se pose donc aujourd’hui aux différents niveaux de pouvoir et fait aussi l’objet d’un débat idéologique et politique.

Afin de comprendre l’enjeu de la protection des droits sociaux pour l’avenir, il convient de retracer l’évolution et les fondements historiques des droits sociaux (I) ; d’analyser l’impact des politiques d’austérité sur les droits sociaux dans différents Etats européens et en Belgique (II) ; et d’étudier les différentes approches des droits sociaux (III) Enfin, une conclusion critique sera présentée (IV).

2. L’évolution des droits sociaux et leurs rôles

Notre système de sécurité sociale belge est né de revendications ourvirères dues à l’apparition de nouveaux risques sociaux suite à la révolution industrielle. Il a fallu attendre la fin du 19e siècle pour qu’une organisation publique de la solidarité se mette en place en Belgique suite aux grèves insurrectionnelles de 1886. Suite à ces évènements, apparait la nécessité d’établir une responsabilité collective face aux aléas sociaux contre lesquels une personne seule ne peut rien. C’est ainsi qu’un système d’assurance libre subventionnée est établi. Il s’agit d’un système de caisses de secours mutuelles qui sont subventionnées par l’Etat. Cependant, le système repose sur une affiliation libre : le travailleur est libre de s’y affilier ou pas.

A partir du début du 20e siècle, émerge une nouvelle revendication du mouvement ouvrier : rendre l’affiliation obligatoire. C’est avec la loi du 24 décembre 1903 sur la réparation des dommages résultant des accidents du travail qu’on voit apparaitre en Belgique un premier système d’affiliation obligatoire2. Au cours de l’entre-deux-guerres, l’affiliation obligatoire s’étend aux pensions et aux allocations familiales. Par contre, un blocage persiste pour les branches du chômage et de la maladie-invalidité.Durant la Deuxième Guerre mondiale, le comité rassemblant des ouvriers et des patrons négocie un « projet d’accord pour la solidarité sociale » ou « pacte social »3. C’est sur base de ces négociations qu’à la fin de la guerre, à l’initiative du socialiste Léon Eli Toclet qu’est adopté l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs. Cet arrêté-loi est l’acte fondateur de notre système de sécurité sociale4. Cet arrêté-loi établit la généralisation du principe de l’affiliation obligatoire. L’Office national de sécurité sociale (ONSS) est créé, à savoir une institution publique qui chapeaute les divers organismes intervenant dans le cadre de la Sécurité sociale, centralise les cotisations sociales des travailleurs et des employeurs et les redistribue entre les différentes branches du système.

1 ROUSSEAU J-J., Du contrat social, titre II-chapitre 5, Genève, 1762, pp. 69-73.

2 VANTHEMSCHE G., ibid., pp. 534-538.

3 DUMONT D., La sécurité sociale à soixante ans. Rétrospectives et prospectives lors des XIXème journées juridiques Jean Dabin (15-17 décembre 2005). In : Journal des tribunaux, n° 6220, Bruxelles, 2006, pp. 250-251.

4 FUNCK J-F., Droit de la sécurité sociale, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 754.

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Entre 1944 et 1974, le contexte économique et social est favorable. La Belgique est en pleine croissance économique et cela se caractérise par une amélioration du financement de la sécurité sociale et le progrès social.

A partir du milieu des années 1970, le contexte global change. On observe trois changements. Sur le plan économique, c’est la fin du plein emploi. Sur le plan démographique, l’espérance de vie augmente. Sur le plan idéologique, les idées néolibérales se propagent, singulièrement avec l’arrivée de Margaret Thatcher au Royaume-Uni et de Ronald Reagan aux Etats-Unis. Aujourd’hui, suite à la crise financière de 2008, et à l’adoption des règles européennes en matière de gestion budgétaire, ainsi que les programmes d’ajustement économique imposés aux États endettés de la zone euro, plusieurs pays de l’Union européenne ont mené et mènent toujours des politiques d’austérité ayant un impact direct sur la jouissance des droits sociaux. Les institutions européennes et des institutions financières ont fait peu de cas des droits sociaux au moment d’établir les diagnostics et leurs solutions à la crise, estimant que leur restriction ne serait qu’une conséquence inévitable de la crise.

Mais ces restrictions sont-elles tolérables ?

Le second point de la présente analyse étudiera l’impact des mesures d’austérité dans différents Etats de l’Union européenne et les prises de positions des cours suprêmes nationales ainsi que de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’Homme.

3. Les droits sociaux face aux politiques d’austérité

3.1. Position de certains Etats européens et analyse de la jurisprudence nationale

Quelques cours nationales, se référant à leur Constitution et, parfois, aux traités internationaux relatifs aux droits de l’Homme, ont mis en place les modalités d’un contrôle des mesures nationales d’austérité.

La Cour constitutionnelle lettone, dans un arrêt du 21 décembre 2009, a considéré que la réduction de 10% des pensions versées et de 70% des pensions futures qui avait été décidée au regard des engagements souscrits par la Lettonie auprès du FMI était contraire au droit individuel à la sécurité sociale garanti par la Constitution et le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels au motif que le Parlement n’avait ni envisagé des alternatives moins restrictives, ni mis en place des mesures progressives.5

Dans les pays méditerranéens soumis à des plans d’aide, on observe également une jurisprudence des cours suprêmes assez protectrice des droits sociaux garantis par le droit interne6.

Le Conseil d’État grec a souligné que la possibilité offerte au Parlement de réduire le montant des pensions de retraite et des salaires des agents publics était limitée par la nécessité de respecter le principe de dignité humaine et d’égalité7. Selon la Cour constitutionnelle italienne, des restrictions aux prestations sociales ne peuvent être justifiées par les circonstances économiques qu’à condition qu’elles soient exceptionnelles, temporaires, non arbitraires et adaptées aux buts poursuivis8. Le Tribunal constitutionnel portugais a également censuré, pour nonrespect des droits sociaux, des mesures d’austérité imposées par les instances européennes9

3.2. Le cas de la Belgique

En Belgique, la Cour constitutionnelle a validé à plusieurs reprises l’interprétation selon laquelle l’article 23 de la Constitution10 ne doit pas s’interpréter comme « confinant les citoyens dans un rôle passif ou les inciter à adopter

5 Cour constitutionnelle lettone, affaire n° 2009-43-01, 21 décembre 2009.

6 GHAILANI D., Les atteintes aux droits fondamentaux : dommages collatéraux de la crise de la zone euro ?. In : Observatoire social européen–research paper, n°32, Bruxelles, 12/2016, 33 p.

7 Conseil d’État grec, n° 668/2012, 23/02/2012.

8 Cour constitutionnelle italienne, sentencia n° 70/215, 30/04/2015.

9 Décision 187/2013 du 05/04/2013.

10 Article 23 de la Constitution belge : Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. A cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice. Ces droits comprennent notamment : 1° le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle dans le cadre d’une politique générale de l’emploi, visant entre autres à assurer un niveau d’emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective ; 2° le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique ; 3° le droit à un logement décent ; 4° le droit à la protection d’un environnement sain ; 5° le droit à l’épanouissement culturel et social ; 6° le droit aux prestations familiales.

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une attitude passive11 », mais qu’au contraire, « quiconque a des droits, a également des devoirs ». C’est pourquoi il est permis que les législateurs, qui ont la charge de garantir les droits sociaux, établissent des « obligations correspondantes ».

Selon Paul Martens, les différentes dispositions adoptées en matière sociale ces dernières années ont eu pour incidence de réviser les mécanismes de solidarité de l’État-providence : « L’allocataire de l’État social actif serait en passe de devenir le premier, voire l’unique, responsable de sa trajectoire personnelle, en se voyant enjoindre de peser le moins possible sur les dispositifs de solidarité instituée12 » Il constate également que la Cour constitutionnelle belge s’est penchée sur l’implication budgétaire sur les droits sociaux des décisions adoptées par le législateur. En faisant une lecture des arrêts relatifs aux demandes d’asile successives ayant pour objectif de prolonger le séjour et l’aide sociale des étrangers, notre Cour constitutionnelle semble plus clémente que d’autres juridictions suprêmes : « en réprimant les abus, le législateur peut consacrer les budgets disponibles à aider ceux qui, n’usant pas de procédés retardant leur expulsion, peuvent légitimement y prétendre.13 »

Dans l’arrêt n°130/201614, qui a validé le « saut d’index », organisé par la loi du 23 avril 2015, « concernant la promotion de l’emploi », la Cour constitutionnelle a considéré que : « Sans qu’il soit nécessaire d’examiner si la mesure attaquée constitue en l’espèce un recul significatif de la protection du droit à une rémunération équitable et du droit à la sécurité sociale, en ce compris le droit aux prestations familiales, la diminution du pouvoir d’achat des bénéficiaires des traitements, rémunérations et allocations sociales soumis au blocage et au saut de l’indice lissé peut être justifiée par les objectifs d’intérêt général poursuivis par le législateur. »

La Cour a donc estimé que les mesures adoptées en temps d’austérité reposeraient sur des intérêts légitimes de l’Etat en termes de protection des finances publiques et de l’intérêt collectif qui permettraient de justifier ainsi les atteintes portées aux droits économiques et sociaux.

Malgré cette jurisprudence qui semble unanime, la Cour constitutionnelle a conclu, dans l’arrêt rendu le 1er octobre 2015, à une violation de l’obligation de standstill au détriment de certains étrangers en séjour légal qui se voyaient exclus du droit à l’aide sociale par la loi attaquée devant elle15. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle ne s’est pas contentée de relever la présence d’une justification à l’atteinte faite à l’aide sociale des étrangers, elle a également contrôlé la pertinence de la justification invoquée. Le gouvernement avançait que la mesure visait notamment à prévenir la fraude à l’aide sociale. La Cour, analysant les faits en cause, a finalement conclu au caractère disproportionné de la mesure adoptée et à la violation de l’article 23 de la Constitution16

Cette jurisprudence bien qu’isolée donne une lueur d’espoir dans l’évolution de la position de la Cour constitutionnelle belge bien que la majorité des arrêts valide une autre interprétation.

3.3. La position des cours européennes

La Cour de justice de l’Union européenne a déjà été saisie de différents recours à l’encontre des mesures d’austérité. Cependant, les traités relatifs à la stabilité financière sont des traités autonomes relatifs à la zone euro17

Initiée par l’arrêt Pringle, la jurisprudence de la Cour de justice ne s’est jamais véritablement positionnée sur l’application du droit européen, et en particulier à l’application des garanties offertes par la Charte des droits fondamentaux aux politiques d’austérité. La Cour de justice de l’Union a notamment été saisie de recours concernant la Grèce et le Portugal relatifs aux politiques d’austérité ayant entraîné une diminution de la protection sociale garantie par ces deux Etats. 18 Les recours concernant la Grèce ont pris la forme de recours en annulation/ Ils ont été déclarés irrecevables parla Cour . Concernant les affaires relatives au Portugal, la Cour de justice s’est déclarée incompétente.

11 C.C., n°135/2011, 27/07/2011.

12 MARTENS P., Le standstill n’est pas mort. In : J.L.M.B, Larcier, Bruxelles, 2017/27, p. 1279.

13 MARTENS P., Ibid., p. 1279.

14 C.C., n°130/2016, 13/10/2016.

15 C.C., n°133/2015, 01/10/2015.

16 HACHEZ I., Le standstill ou comment les juges ont permis de mieux protéger les droits fondamentaux en limitant des possibilités de recul, Bruxelles, 12/01/2016. Texte disponible sur le site internet de Justice en ligne : http://www.justice-en-ligne.be/article821.html

17 BENLOLO-CARABOT M., Les droits sociaux dans l’ordre juridique de l’Union Européenne Entre instrumentalisation et « fondamentalisation. In : La Revue des droits de l’Homme-Revue du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux, Paris, 01|2012, pp. 84-102.

18 CJUE, 27/11/2012, Anatati Diokisi Enoseon Dimosion Ypallilon (ADEDY) e.a. c. Conseil, T-541/10 ; CJUE, 27/11/2012, Anatati Diokisi Enoseon Dimosion Ypallilon (ADEDY) e.a. c. Conseil, T-215/11 ;CJUE, 25/03/2014, Jorge Ítalo Assis do Santos c. Banco de Portugal, C-566/13 ; CJUE, arrêt du 07/03/2013, C-128/12 CJUE, arrêt 26/06/2014, Sindicato Nacional dos Profissionais de Seguros e Afins c/ Fidelidade Mundial-Companhia, de Seguros, SA, C-264/12..

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Les mesures adoptées au Portugal et en Grèce, suite à la crise économique et financière, ont aussi abouti à des recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, amenée à se prononcer sur la conformité des législations d’austérité avecc l’article 1er du Premier protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’Homm garantissant le droit de propriété.

Dans son arrêt Koufaki et ADEDY c. Grèce19, la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé « que l’adoption des mesures litigieuses a été justifiée par l’existence d’une crise exceptionnelle et sans précédent dans l’histoire récente de la Grèce ». Dans l’arrêt Mateus c. Portugal20, « prenant acte des intérêts généraux en jeu au Portugal et du caractère limité et temporaire des mesures appliquées à la pension de la requérante, la Cour estime que la réduction de sa pension constituait une restriction proportionnée de son droit à la protection de sa propriété, la mesure visant au redressement économique du pays à moyen terme ».

3.4. Vers une évolution du droit européen ?

Dans les arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne Ledra Advertising et Mallis et Malli e.a. du 20 septembre 2016, une avancée dans l’appréciation de la Cour sur les politiques d’austérité se fait jour.

Dans cette affaire, il ne s’agissait pas des droits sociaux, mais des enseignements apparaissent intéressants pour notre analyse.

En 2012, Chypre avait introduit une demande d’assistance financière auprès de l’Eurogroupe. En 2013, l’Eurogroupe trouve un accord sur les conditions de politique économique imposées à Chypre en contrepartie de l’assistance fournie par le Mécanisme européen de stabilité (MES). Parmi ces conditions, Chypre doit restructurer son secteur bancaire. Le plan de restructuration a eu pour conséquence que de nombreux déposants ont perdu une partie de la valeur de leur dépôt. Certains d’entre eux considèrent que les conditions de cette restructuration méconnaissent leur droit de propriété, tel que garanti par l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux et introduisent plusieurs recours devant la Cour de justice de l’Union européenne.

Dans ces arrêts, une nouveauté apparaît, la Cour admet la possibilité d’engager la responsabilité de l’Union européenne pour les actes illicites commis par les institutions européennes dans le cadre du MES. En d’autres termes, la Cour de justice de l’Union européenne admet que n’importe quel citoyen dont les droits ont été violés par la mise en œuvre d’une politique d’aide financière peut engager une action en responsabilité contre les institutions européennes21

Ce jugement suit la logique entamée par d’autres institutions, notamment le Comité européen des droits sociaux qui a condamné à plusieurs reprises la Grèce pour des politiques menées dans le cadre des plans d’ajustement qui émanaient des accords conclus entre ce pays et plusieurs institutions européennes22

Le Comité européen des droits sociaux considère que l’adoption par un Etat de mesures mettant en œuvre les plans d’« aide » ne devait pas se faire sans respecter les obligations prévues par la Charte sociale européenne.

En plus de la responsabilité des Etats ayant été aidés, se posait la question de la responsabilité des Etats prêteurs surtout dans la circonstance où ces derniers ont accordé leurs aides en imposant la mise en place de mesures violant les droits sociaux.

Afin de répondre à cette question, il faut se référer à la position du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU. Ce dernier, au sujet de la question de la Grèce, a pris une position claire. Il a considéré que les Etats prêteurs et membres d’une organisation prêteuse « se doivent de ne pas imposer aux Etats débiteurs des mesures qui seraient contraire aux droits économiques, sociaux et culturels protégés par PIDESC23 »

19 Cour Européenne des Droits de l’Homme, 7 mai 2013, KOUFAKI et ADEDY C. Grèce, req. n° 57665/12 et 57657/12.

20 Cour européenne des droits de l’Homme, 08/10/2013, Da Conceicão Mateus et Santos Januario c. Portugal, req. n° 62235/12 et 57725/12.

21 DE SCHUTTER O, DERMINE P., The two constitutions of Europe: integrating social rights in the new economic architecture of the Union. In: UCL-CRIDHO Working Paper, Bruxelles, 12/2016, 42 p.

22 European Committee of Social Rights, Federation of employed pensioners of Greece (IKA-ETAM) v. Greece, Complaint No. 76/2012; Panhellenic Federation of Public Service Pensioners v. Greece, Complaint No. 77/2012; Pensioners Union of the Athen-Piraeus Electric Railways (I.S.A.P.) v. Greece, Complaint No. 78/2012; Panhellenic Federation of pensioners of the public electricity corporation (PAS-DEI) v. Greece, Complaint No. 79/2012; Pensioners Union of the Agricultural Bank of Greece (ATE) v. Greece, Complaint No. 80/2012. The decisions on the merits of all five complaints were adopted on 07/12/2012.

23 Public Debt, Austerity Measures and the International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights, Committee on Economic, Social and Cultural Rights, 24/06/2016, United Nations, doc. E/C.12/2016/1.

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Se pose dès lors la question de savoir si la position de la Commission européenne va, elle aussi évoluer ?

Dans une communication du 2 octobre 2013, la Commission s’est engagée à développer la dimension sociale de l’union économique et monétaire24

En septembre 2015, la Commission européenne a présenté un projet pour l’établissement d’un pilier social européen. Ce pilier s’articulerait autour de deux axes, un axe juridique et un axe économique, qui viseraient à développer la politique sociale dans l’Union européenne.

L’adoption d’un pilier européen de droits sociaux serait une avancée majeure. Elle permettrait à l’Union européenne d’être investie de compétences en matière sociale et favoriserait la convergence des politiques sociale dans l’Union européenne25.

Ce pilier permettrait de contribuer à un rééquilibre entre le social et l’économique au sein de l’UE. Il pourrait ainsi permettre d’évaluer les programmes de stabilité et de convergence économique à la lumière des droits sociaux et donnerait l’impulsion pour l’adoption de nouvelles initiatives législatives au niveau de l’Union afin de mettre en place des mécanismes qui viseront à assurer le respect d’objectifs en matière de pauvreté et d’inégalité26

Qu’en est-il de la mise en œuvre de ce pilier ?

Le 17 novembre 2017 à Göteborg, les ministres européens de l’emploi et des affaires sociales ont convenu de signer la proclamation du socle européen des droits sociaux. Loin d’être aussi ambitieux que le projet de pilier européen qui laissait entrevoir une nouvelle vision du droit européen, le socle européen définit 20 principes et droits essentiels pour le bon fonctionnement et l’équité des marchés du travail et des systèmes de protection sociale.

Le socle a été conçu comme un simple cadre de référence permettant d’examiner les performances sociales et les résultats en matière d’emploi des États membres participants et de donner des orientations pour les réformes à adopter à l’échelon national.

Il prévoit que la Commission européenne peut contribuer à l’évolution des droits sociaux au niveau européen en ce qui concerne « les domaines où elle exerce une compétence partagée, en définissant le cadre, en indiquant le cap et en mettant en place des conditions de concurrence équitables, tout en respectant pleinement les spécificités nationales et les dispositifs institutionnels.27 »

Autrement dit, nous sommes loin du projet de constituer au niveau européen un arsenal juridique afin de protéger les droits sociaux. Le socle européen apparaît aujourd’hui plus comme une déclaration de principes que comme un véritable outil de défense des droits sociaux au niveau européen.

4. Deux visions d’avenir pour les droits sociaux

Aujourd’hui, deux visions s’affrontent sur l’avenir des droits sociaux28

Les partisans de la « contestation » des droits sociaux, favorables à leur affaiblissement, remettent en cause les droits sociaux sur base de deux grands arguments.

Le premier argument vise à stigmatiser les comportements des bénéficiaires des droits sociaux. L’idée véhiculée derrière cette théorie est celle de la fraude sociale et de la nécessité de responsabiliser les bénéficiaires.

Les partisans de cette vision utilisent le terme générique « d’assistanat ». Ils estiment que la sécurité sociale telle qu’elle est conçue actuellement est un système aveugle de redistribution qui maintient les bénéficiaires dans une situation et les décourage à faire des efforts pour en sortir.

Cependant, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de cette argumentation, qui vise à stigmatiser une partie de la population la plus fragilisée, alors que la fraude aux prestations sociales est relativement limitée au regard des chiffres relatifs à la fraude et l’évasion fiscale ou encore au regard de la totalité des prestations sociales effectuées29

ommunication from the Commission to the European Parliament and the council strenghthening the social dimension of the economic and monetary union, European Commission, COM(2013) 690 final, 02/10/2013.

25 DE SCHUTTER O., DERMINE P., The two constitutions of Europe: integrating social rights in the new economic architecture of the Union. In : UCL- CRIDHO Working Paper, Bruxelles, 12/2016, p. 42.

26 DE SCHUTTER O., DERMINE P., ibid., pp. 27-28.

27 Le socle européen des droits sociaux—Questions et réponses. In : Commission européenne-Fiche d’information, Bruxelles, 26/04/2017, p. 8.

28 BORGETTO M., Les droits sociaux entre procès et progrès. In : Informations sociales, 04/2013, n°178, Paris, 2013, pp 12-22.

29 BORGETTO M., ibid., pp 12-22.

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Ce raisonnement vise in fine à nourrir un sentiment d’individualisation car il apparaît injuste aux yeux de ceux qui paient de payer pour ceux qui fraudent et à remettre en cause la légitimité du système de sécurité sociale.

Cette thèse est à l’origine des politiques dites d’activation.

Le second argument avancé par les partisans de l’affaiblissement des droits sociaux est celui de la remise en cause de la capacité de l’Etat de supporter le coût de toutes les prestations. Cet argument repose sur ce que nous avons vu supra sur les politiques d’austérité30

Aucune prestation n’est à l’abri des tenants de la réduction de droits. Ainsi, à titre d’exemple, on peut citer le report de l’âge légal de la pension, la réduction des périodes assimilées, le durcissement du rachat des années d’études, la volonté d’une dégressivité accrue des allocations de chômage, etc.

Par ailleurs, pour pallier le manque de financement des prestations, les partisans de cette vision privilégient les assurances privées.

La Sécurité sociale et les assurances privées présentent une différence fondamentale quant à leur finalité. La Sécurité sociale poursuit l’objectif d’une mutualisation des risques dans une perspective de solidarité ; elle a pour but d’organiser un système de redistribution entre les différents acteurs. Les assurances privées poursuivent, quant à elles, un but de lucre.

En raison de cette divergence de finalité, les deux systèmes présentent des différences techniques importantes dans le mode de financement et au niveau des calculs des prestations31

Dans les assurances privées, la prime que le client verse dépend du profil de risque que l’individu présente. Le profil de risque est personnel et propre à chacun. La Sécurité sociale est financée essentiellement par des impôts et des cotisations sociales. Le montant versé est dissocié de la probabilité que le cotisant a d’être soumis à un risque couvert. Il n’y a pas de segmentation tarifaire ; le montant est calculé en fonction de la capacité contributive et non pas par rapport au profil de risques32

Dans les assurances privées, les interventions sont calculées en fonction des primes dont on s’est acquitté. En matière de Sécurité sociale, le montant des prestations ne dépend pas à titre principal des contributions antérieures, mais en fonction du besoin tel que celui-ci est défini par chaque branche de la Sécurité sociale.

Face à ces partisans qui préconisent la réduction des droits sociaux, une autre vision vise l’amplification de ces droits sociaux. Les défenseurs de cette thèse veulent assurer la pérennité et l’effectivité des droits sociaux existants et les renforcer33.

Un tel renforcement des droits sociaux est particulièrement important en période de crise économique et sociale : la crise pèse en premier lieu sur les plus vulérables et les plus fragiles. Les droits sociaux remplissent un rôle indispensable pour amortir la crise. Maintenir et consolider les droits sociaux s’avèrent donc essentiel.

Aussi, pour les tenants du renforcement des droits sociaux, le financement de la Sécurité sociale appelle à être revu afin de le renforcer en ayant recours notamment à d’autres sources issues notamment de l’impôt.

Un deuxième argument avancé est celui d’accroître l’accessibilité des droits sociaux. Il y a, d’une part, une dimension relative à l’accessibilité des droits en tant que tels. Cela vise les mesures de simplification administrative, d’information, et d’une meilleure prise en compte de la situation de la personne dans le cadre des droits sociaux dont elle peut bénéficier. D’autre part, l’accessibilité porte aussi sur l’accompagnement des bénéficiaires des droits sociaux. L’Etat doit permettre aux citoyens d’avoir un accompagnement social et professionnel afin de leur garantir une insertion dans la société qui soit optimale. Ce dernier aspect est relatif à la formation, à la mise en œuvre de politique d’accompagnement des demandeurs d’emploi, à l’insertion des personnes handicapées dans le monde du travail, etc.

5. Conclusion

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la Belgique a développé un corpus important de droits sociaux qui, dans l’esprit d’une solidarité nationale, permet à chaque citoyen de subvenir à ses besoins face aux aléas sociaux.

Après les Trente Glorieuses, un nouveau contexte économique s’est installé et, au cours de la dernière décennie, la 30

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BORGETTO M., ibid., pp. 12-22. 31 FUNCK J-F., Droit de la sécurité sociale, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 754. 32 FUNCK J-F., op. cit. 33 BORGETTO M., op. cit., pp. 12-22.

crise des dettes souveraines a conduit les États membres de l’Union européenne à mener des réformes importantes visant à renforcer la gouvernance économique34. Les droits sociaux n’ont occupé qu’une place restreinte dans ces réformes et rarement – très rarement même – dans le sens d’une amplification.

Il en résulte que l’Union européenne a perdu la confiance des citoyens européens. Elle a favorisé l’économique au détriment du social35. Afin d’assurer directement la protection des droits sociaux dans le cadre des politiques d’austérité imposées par l’Union européenne et afin d’avoir une vision d’avenir orientée sur une plus grande protection des droits des citoyens européens, l’Union européenne doit accroître son corpus de règles sociales contraignantes.

Si le projet de pilier européen des droits sociaux apparaissait prometteur, ce projet semble aujourd’hui à l’arrêt. L’Europe sociale patine. Le potentiel pilier européen des droits sociaux semble même enterré par l’adoption du socle européen des droits sociaux en novembre 2017. L’adoption de ce socle reste animée par une logique libérale où les mesures sociales sont vues comme complémentaires au marché et à la liberté économique. Le chemin d’une véritable révolution de la pensée sociétale en Europe est encore loin36

A côté de cette évolution historique et politique, nous pouvons remarquer que, d’un point de vue idéologique, deux conceptions s’affrontent actuellement : une première privilégie une régression des droits sociaux ; une seconde entend les renforcer

Les partisans de la première thèse se servent des politiques d’austérité afin, dans une certaine mesure, de juger de l’opportunité ou non de réduire ou de supprimer un droit social. A côté des politiques d’austérité, la légitimité même des droits sociaux est remise en cause avec notamment de nouveaux concepts comme celle de la responsabilisation des bénéficiaires ou de la remise en cause de leurs comportements.

Pour les défenseurs des droits sociaux qui plaident pour leur progression, le défi est de taille. Il faut améliorer le système et proposer une vision d’avenir sans compromettre la pérennité du modèle social. Les tenants des droits sociaux doivent répondre à un enjeu pédagogique et d’information du citoyen, assurer un financement pérenne au départ de nouvelles sources fiscales, renforcer les droits actuels et maintenir à tout prix le lien social entre citoyens.

34 BAILLEUX A., Les droits fondamentaux face à la crise. In : Revue de l’OFCE, n° 134, Paris, 03/2014 , p. 284.

35 GONCALVES ALVES R., Quel avenir pour les droits sociaux au sein de l’architecture économique de l’UE ?, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM), Liège, 15/02/2017. Texte disponible sur internet :www.cadtm.org/Quel-avenir-pour-les-droits

36 GONCALVES ALVES R., ibid.

Etat de la Question 2018 • IEV 9

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RÉSUMÉ

Les droits sociaux sont l’un des plus grands acquis du 20e siècle afin d’établir une plus grande justice sociale et de répondre aux aléas de la vie et en particulier ceux liés à l’évolution du monde du travail.

La concrétisation des droits sociaux est modalisée en Belgique par notre système de sécurité sociale. Les politiques d’austérité et l’émergence croissante de l’idéologie individualiste et néolibéral nous rappellent l’importance de valoriser et de faire évoluer notre système afin de garantir qu’il soit encore là demain et qu’il puisse encore progresser.

Afin de comprendre les enjeux actuels relatifs à l’évolution des droits sociaux, le présent Etat de la question de l’IEV rappelle les fondements de la création de notre système de sécurité sociale. Il dresse un état des lieux actuel de l’évolution de ce dernier au niveau belge et européen, et confronte les deux idéologies présentes aujourd’hui dans ce domaine.

Téléphone : +32 (0)2 548 32 11

Fax : + 32 (02) 513 20 19

iev@iev.be

www.iev.be

Institut Emile Vandervelde Bd de l’Empereur, 13 B-1000 Bruxelles

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