ETAT DE LA QUESTION
DÉCEMBRE 2017
DÉMOCRATISER
LES ENTREPRISES
Olivier Body
1. Introduction
Arcelor Mittal, Axa, Caterpillar, Danone, Delhaize, ING, Michelin et 3M ont toutes un point commun. Ces grandes entreprises ont récemment restructuré leurs activités en licenciant de nombreux travailleurs alors qu’elles réalisaient des profits1. Ces restructurations, contraires aux intérêts des travailleurs, s’expliquent en grande partie par le processus de décision de ces entreprises. En effet, les décisions les plus importantes – comme celle d’une restructuration – y sont prises par les détenteurs du capital et non par les travailleurs. Ce pouvoir exclusif des actionnaires explique pourquoi l’objectif de ces entreprises est généralement de maximiser les profits et de satisfaire aux exigences de rentabilité des actionnaires, parfois en réduisant les coûts comme ceux du personnel. Ces licenciements n’auraient probablement pas eu lieu si les décisions les plus importantes – comme une restructuration – étaient prises démocratiquement, c’est-à-dire en recevant l’accord tant des travailleurs que des actionnaires2. L’enjeu de la participation des travailleurs aux décisions de leur entreprise est ainsi primordial : cette participation garantit que les décisions importantes au sein de l’entreprise reflètent tant les intérêts du capital que ceux des travailleurs.
Le présent Etat de la question de l’IEV s’intéressera d’abord aux modèles de participation des travailleurs prévalant en Europe au sein des entreprises dites « traditionnelles » ou « capitalistes »3. Dans la section suivante, une revue de la littérature scientifique montre, comme l’écrit Thomas Piketty, « qu’il existe un très large consensus sur le fait que ces règles [la participation des travailleurs aux décisions de l’entreprise] ont contribué à une meilleure implication des salariés dans la stratégie des entreprises allemandes et suédoises, et, in fine, à une plus grande efficacité économique et sociale » 4 Enfin, des pistes d’avenir seront présentées pour améliorer la démocratie économique en Belgique. Un nouveau modèle sera proposé. Il s’agit de l’entreprise à codécision où les décisions stratégiques – comme l’exemple des restructurations cité plus haut – doivent obtenir deux accords : l’un des travailleurs et l’autre des actionnaires.
2. Les différents modèles de participation des travailleurs en Europe
Parmi les pays de l’Union européenne, douze d’entre eux prévoient la participation des travailleurs aux décisions stratégiques de l’entreprise publique ou privée5. La Belgique n’en fait pas partie. Les travailleurs belges ont à travers les syndicats une voix importante dans les politiques relatives au travail, tant au sein qu’en dehors de l’entreprise6. Cependant, ils n’ont aucun pouvoir sur les « grandes décisions » ou « décisions stratégiques » des entreprises capitalistes, c’est-à-dire les décisions prises par le conseil d’administration.
1 Sur base des statistiques sur https://www.lecho.be/bourses/ (consulté le 15/09/2017), les entreprises citées présentent chacune pour les années 2016 à 2018 des bénéfices réalisés ou prévus par des analystes financiers allant de 750 millions d’euros à plus de 6 milliards par an.
2 La difficulté dans les exemples cités est qu’ils concernent souvent des multinationales. Les décisions de restructuration sont prises à l’étranger.
3 Les entreprises capitalistes sont définies comme les entreprises essentiellement dirigées en leur sein par le capital, que ce dernier soit privé ou public. Le manque de démocratie économique au sein des entreprises capitalistes en Belgique ne signifie pas pour autant qu’aucune entreprise n’est démocratique. Il existe en effet au sein de l’économie sociale des coopératives – en particulier les coopératives de travailleurs – et des entreprises à finalité sociale dont le fonctionnement est démocratique. Cette note ne présente pas les formes de démocratie économique au sein de l’économie sociale.
4 PIKETTY, T., « Repenser le code du capital », Le Monde, 2017, http://mobile.lemonde.fr/idees/article/2017/09/09/thomas-piketty-repenser-le-code-du-capital_5183175_3232.htm
5 Ces douze pays sont l’Allemagne, l’Autriche, la Croatie, le Danemark, la Finlande, la France, la Hongrie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Slovaquie, la Slovénie et la Suède. Six autres pays de l’Union européenne ne contraignent que les entreprises publiques (ou privatisées) à la démocratie économique. Il s’agit de l’Espagne, la Grèce, l’Irlande, la Pologne, le Portugal et la République tchèque.
CONCHON, A., « La voix des travailleurs dans la gouvernance d’entreprise », Une perspective européenne, Rapport 135, ETUI, 2015, https://www.etui.org/content/download/21156/176603/file/15+La+voix+des+travailleurs+Conchon+R135+FR+Web+version.pdf 6 En dehors des entreprises, les syndicats influencent par la concertation sociale et donc – par la négociation et le rapport de force –les politiques menées en matière de travail. Il s’agit par exemple du Groupe des 10, réunissant les principales organisations syndicales et organisations d’employeurs en vue de soumettre au gouvernement l’adoption de décisions élaborées « de concert ». Les représentants des travailleurs jouent également un rôle consultatif, par exemple via le Conseil central de l’économie. Ils négocient également les conventions collectives du travail tant au niveau interprofessionnel via le Conseil national du travail, qu’au niveau sectoriel via les commissions paritaires. Au sein même des entreprises de plus de 50 travailleurs, la délégation syndicale négocie les conventions collectives de travail. Les travailleurs sont également représentés au sein du Comité pour la prévention et la protection au travail, organe en charge de la promotion du bien-être au travail. Dans les entreprises de plus de 100 travailleurs, les travailleurs possèdent, via le Conseil d’entreprise, un droit d’information sur la situation économique et financière de leur entreprise. ARCQ, E., CAPRON, M., LEONARD, E., REMAN, P., « Dynamiques de la concertation sociale », CRISP, 2010, pp.72-73 in : COIBION C., EL MADANI A., HANUS M., « La participation des travailleurs dans les décisions de l’entreprise. Quel modèle de gouvernance pour la Belgique ? », Chaire de finance alternative du Parti socialiste, 2017.
Le conseil d’administration est le gouvernement de l’entreprise. Il nomme les dirigeants de l’entreprise – comme par exemple le directeur général ou les membres du comité de direction – et fixe leurs objectifs. C’est aussi ce conseil qui prend les décisions stratégiques comme un plan d’embauche ou de licenciement collectif, qui décide de la politique de rémunération, qui choisit de délocaliser ou non un pan d’activités, qui propose à l’assemblée générale des actionnaires l’affectation des bénéfices, etc. L’assemblée générale des actionnaires est quant à elle souveraine. Son principal pouvoir est de nommer ses représentants au conseil d’administration. Ces derniers doivent donc représenter les intérêts des actionnaires au sein de ce conseil.
En Belgique, le conseil d’administration des entreprises capitalistes n’est composé que de représentants d’actionnaires. Ainsi, les directions de ces entreprises ont généralement comme principal objectif la maximisation des profits pour les actionnaires. C’est par contre différent pour les douze pays de l’Union européenne cités plus haut.
Chacun de ces douze pays impose un nombre de représentants des travailleurs au conseil d’administration ou son équivalent7. Le poids des travailleurs en son sein y varie fortement d’un pays à l’autre et dépend essentiellement du nombre de travailleurs dans l’entreprise. Ainsi, les travailleurs n’ont généralement le droit d’être représentés qu’à partir d’un certain nombre de salariés dans l’entreprise : ce seuil peut être faible (à partir de 25 ou 35 salariés comme au Danemark et en Suède) ou élevé (à partir de 1.000 salariés au Luxembourg et en France). Dans la plupart des pays concernés, la législation prévoit que les représentants des travailleurs au conseil sont élus par l’ensemble du personnel. Selon d’autres législations, ces représentants sont désignés directement par les syndicats, comme en Finlande et en Suède8
En cas de dépassement du seuil permettant aux travailleurs d’être représentés au conseil, la législation nationale fixe des dispositions quant au poids des travailleurs dans la prise de décision. Il s’agit soit d’un nombre fixe, soit d’une proportion fixe de représentants des travailleurs parmi les membres du conseil. Les entreprises françaises n’ont par exemple qu’un ou deux représentants des travailleurs au conseil quelle que soit la taille de ce conseil, qui plus est, pour rappel, uniquement dans les entreprises de plus de 1.000 salariés. A l’inverse, dans les entreprises allemandes de plus de 2.000 salariés, les travailleurs possèdent la moitié des sièges du conseil, mais le président du conseil – désigné par les seuls actionnaires – a une voix prépondérante en cas d’égalité des votes.
Point commun à toutes les législations européennes : les travailleurs ne représentent jamais plus de la moitié des voix dans l’instance de direction. Le capital est toujours dominant et en mesure d’imposer sa volonté.
Les règles de participation des travailleurs sont d’une grande importance. Elles définissent le rapport de force des travailleurs et des actionnaires. Une étude scientifique9 a montré que les actionnaires profitent des marges de manœuvre dans la loi pour minimiser le poids des travailleurs dans les instances de direction. Par exemple, en Suède, où le nombre de représentants des travailleurs au conseil d’administration est fixe – de deux ou trois selon la taille de l’entreprise10 –, les actionnaires ont tendance à privilégier des conseils de grande taille afin de réduire le poids des travailleurs dans la prise de décision.
3. Les avantages de la démocratie économique
Comme nous l’avons expliqué supra, l’essentiel du pouvoir de décision d’une entreprise réside au sein de son conseil d’administration ou son équivalent11. C’est là que se prennent les décisions stratégiques.
Il est dès lors essentiel que les travailleurs y soient représentés. La participation des travailleurs aux décisions de l’entreprise entraine de nombreux effets bénéfiques : davantage de démocratie dans le monde des entreprises ;
7 Certains pays donnent la possibilité aux entreprises d’adopter une structure dualiste (à directoire et conseil de surveillance) plutôt que moniste (à conseil d’administration) ; cette différence de structure n’est pas fondamentale pour la question de la participation des travailleurs aux décisions de l’entreprise.
8 Le processus de nomination des candidats peut différer de celui de désignation des candidats au poste de représentants. Contrairement aux autres pays européens, dans les pays nordiques, il n’y a pas de séparation entre syndicats des travailleurs et représentants des travailleurs.
SIPPOLA, M., “Local bargaining and codetermination: Finnish experience in comparative perspective”, European Journal of Industrial Relations 18.1, 2012, 53-69.
9 Lorsque la représentation des travailleurs n’est pas obligatoire comme en Finlande, moins de 1% des entreprises optent pour cette option.
THOMSEN, S., ROSE, C., KRONBORG D., “Employee representation and board size in the Nordic countries”, European Journal of Law and Economics 42.3, 2016, 471-490.
10 Trois membres dans les entreprises de plus de 1.000 salariés et opérant dans plusieurs secteurs d’activités, et deux dans le cas contraire.
11 FITZROY, F., KRAFT, K., “Co-determination, Efficiency, and Productivity”, IZA Discussion Paper 1442, 2004, in: BERGER B., VACCARINO E., “Codetermination in Germany – a role model for the UK and the US ?”, Bruegel, 2016, http://bruegel.org/2016/10/codetermination-in-germany-a-role-model-for-the-uk-and-the-us/
des entreprises en accord avec les intérêts des travailleurs ; des entreprises créant plus de valeur ajoutée ; et un meilleur échange d’informations entre les différents acteurs de l’entreprise.
3.1. Davantage de démocratie dans le monde des entreprises
La participation des travailleurs au conseil d’administration améliore le sens que donnent les travailleurs à leur emploi12. Cette participation répond donc à un besoin démocratique. En effet, « les travailleurs ont un droit moral à participer à la gestion de l’entreprise ; toute organisation doit être gouvernée par ceux qui sont concernés »13
3.2. Des entreprises en accord avec les intérêts des travailleurs
Outre la réponse à la soif démocratique des travailleurs, leur participation au conseil d’administration modifie l’objectif de l’entreprise. En effet, la démocratisation économique est synonyme d’un partage de pouvoir, qui implique une autre vision de l’entreprise. Le but de l’entreprise n’est plus seulement de maximiser la valeur actionnariale14 mais est aussi de satisfaire aux intérêts des travailleurs. A ce sujet, des chercheurs scientifiques ont comparé les entreprises allemandes selon le poids des travailleurs dans les instances de décision. Ils ont pu montrer que, lorsque les travailleurs ont un poids important au conseil, le niveau d’emploi est plus élevé, les licenciements sont moins fréquents et les actionnaires ont une moindre rémunération15.
Ainsi, en mesurant les différences entre les entreprises allemandes où les travailleurs représentent la moitié des administrateurs et celles où les travailleurs en représentent un tiers, l’étude observe que :
- Le nombre d’employés dans le premier groupe d’entreprises est de moitié plus important que dans le second groupe ;
- La valeur actionnariale du premier groupe d’entreprises est d’un tiers plus faible que dans le second groupe16
De plus, la démocratie économique favorise la paix sociale ; les travailleurs auraient moins besoin de recourir à la grève pour faire entendre leur voix17
Du fait d’un renforcement du pouvoir des travailleurs, leur participation aux décisions de l’entreprise implique un meilleur partage des richesses créées entre travail et capital, ce qui réduit les inégalités18
3.3. Des entreprises créant plus de valeur ajoutée
Contrairement aux idées reçues, les entreprises gérées par les travailleurs ne sont pas moins performantes que les entreprises « classiques ». Leur croissance à tendance à être au moins aussi rapide et leur productivité au moins aussi importante19
La participation des travailleurs aux décisions des entreprises a un impact positif sur la productivité et l’innovation20 Cela pourrait s’expliquer par une plus grande motivation des travailleurs et un meilleur échange d’information (voir
12 FERRERAS I., « Grand résumé de l’ouvrage : Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique », Presses Universitaires de France, Paris, 2012, 366 p., Sociologies, p. 8.
13 DAHL, R. A., “A preface to economic democracy” No. 28, University of California Press, 1986. In : MEDA, D., “L’entreprise, monarchie de droit social”, Libération, 2017, http://www.liberation.fr/debats/2017/09/11/l-entreprise-monarchie-de-droit-social_1595609.
14 La valeur des dividendes actuels et ceux pressentis à l’avenir sont reflétés dans le prix de l’action.
15 GORTON, G., SCHMID, F.A., “Capital, labor and the firm: a study of German codetermination”, Journal of the European economic association 2 (5), 2004.
16 Ibidem.
17 Les pays européens ayant une plus forte participation des travailleurs sont ceux qui connaissent le moins de grèves.
VITOLS, S., “Prospects for Trade Unions in the Evolving European System of Corporate Governance”, 2005, in: BERGER B., VACCARINO E., op. cit.
18 Une étude sur les pays de l’OCDE montre que plus la participation des travailleurs est importante, moins les inégalités de revenus mesurées par l’indice de Gini sont grandes.
HORISCH, F., “The Macro-economic Effect of Codetermination on Income Equality”, MZES WP 147, 2012, in: BERGER, B., VACCARINO, E., op. cit.
19 Ces données sont basées sur 7.000 entreprises françaises suivies au cours du temps, dont 500 sont entièrement gérées par les travailleurs.
FAKHFAKH, F., PÉROTIN, V., GAGO, M., “Productivity, capital, and labor in labor-managed and conventional firms: an investigation on French data”, ILR Review 65 (4), 2012, pp. 847-879.
Selon une autre étude, les pays européens ayant une plus forte participation des travailleurs sont ceux ayant une plus grande productivité du travail et une plus intensité en R&D.
VITOLS, S., op. cit.
20 BERGER B., VACCARINO E., op. cit.
FITZROY, F., KRAFT, K., “Co‐determination, efficiency and productivity”, British journal of industrial relations, 43.2, 2005, pp. 233247.
section 3.4.). La participation des travailleurs augmente également le niveau d’investissement de l’entreprise21. Cela pourrait s’expliquer par l’influence des travailleurs sur l’objectif de l’entreprise (voir section 3.2.), notamment une vision à plus long terme22 propice aux investissements.
Cette participation pourrait également augmenter l’attachement des travailleurs à l’entreprise et ainsi diminuer le taux de départ volontaire des travailleurs. Ce faible taux de départ permet à l’entreprise d’être plus efficiente car elle bénéficie d’une grande expérience au sein de son personnel. Cela incite aussi les entreprises à investir dans la formation de leurs travailleurs.
Tous ces impacts positifs ne sont cependant perceptibles qu’à terme et se renforcent avec le temps. Pour produire ses effets, la démocratie économique demande un certain apprentissage. Tant l’influence des travailleurs sur les décisions de l’entreprise que la bonne entente entre travailleurs et actionnaires tendent à augmenter d’année en année, et arriverait à maturité après 30 ans approximativement. Ainsi, après cette période de 30 années, le taux de départ des travailleurs de ces entreprises diminue de 20%.23
3.4. Un meilleur échange d’informations
La participation des travailleurs aux décisions de l’entreprise permet également aux travailleurs d’être mieux informés, en ayant accès aux données importantes sur lesquels les conseils fondent leurs décisions. En Belgique, cette fonction est déjà en partie remplie par le conseil d’entreprise.
La démocratie économique permet également un meilleur flux d’informations entre travailleurs et membres de la direction du fait qu’ils sont davantage amenés à travailler ensemble. La coopération au sein de l’entreprise est ainsi renforcée. D’une part, les travailleurs s’approprient davantage la stratégie de l’entreprise développée au conseil. D’autre part, les représentants des actionnaires apprennent de l’expertise et du vécu des travailleurs. Il a d’ailleurs été montré que la participation des travailleurs aux décisions de l’entreprise produisait des effets positifs plus marqués dans les secteurs d’activités nécessitant une forte coordination24 et un important échange d’informations entre acteurs de l’entreprise.25
De plus, les travailleurs aident au sein du conseil à mieux contrôler et superviser les performances de la direction26 Les travailleurs ont en effet d’excellentes connaissances pratiques des processus et des opérations de l’entreprise. Ils peuvent ainsi éviter que la direction adopte une stratégie bénéfique uniquement à court terme pour l’entreprise ou qu’elle poursuivre des projets qui s’avèrent trop risqués. La vigilance des travailleurs peut également empêcher un accroissement irraisonné de la taille de l’entreprise. Enfin, les travailleurs peuvent contrôler et, le cas échéant, réduire les dépenses somptuaires inutiles à l’entreprise. L’implication des travailleurs aux décisions de l’entreprise permet de mieux aligner les actions de la direction sur les intérêts de l’entreprise, des travailleurs comme des actionnaires.27
3.5. Les points d’attention qu’impose la démocratie économique
Si elle est mal encadrée, la participation des travailleurs aux décisions de l’entreprise peut comporter des aspects négatifs.
21 BERGER B., VACCARINO E., op. cit.
22 Aujourd’hui, la tendance chez les actionnaires et dirigeants d’entreprise est au court-termisme. En effet, au sein de l’Union européenne, alors qu’une action était en moyenne détenue pendant 5 ans en 1976, ce temps n’était que de 6 mois en 2008 et d’un peu plus d’un an aujourd’hui. Banque mondiale, Actions transigées, ratio de roulement (%), 1976-2014.
23 JIRJAHN, U., MOHRENWEISER, J., BACKES-GELLNER, U., “Works councils and learning: On the dynamic dimension of codetermination”, Kyklos 64 (3), 2011, pp. 427-447.
Notons tout de même que l’influence des travailleurs sur les décisions de l’entreprise et sur la bonne entente entre travailleurs et actionnaires ont tendance à diminuer après cette période de 30 ans.
24 Il s’agit des secteurs industriel, informatique, pharmaceutique, commerciale et de transports.
25 GORTON, G. and SCHIMD, F.A., op. cit., in: BERGER B., VACCARINO E., op. cit.
EDWARDS, J. S., EGGERT, W., WEICHENRIEDER, A.J., “Corporate Governance and Pay for Performance: Evidence from Germany’, Economics of governance 10 (1), 2009, 1-26, in: BERGER, B., VACCARINO, E., op. cit.
FAUVER, L., FUERST, M.E., “Does good corporate governance include employee representation? Evidence from German corporate boards”, Journal of financial economics 82.3, 2006, 673-710, in: BERGER, B., VACCARINO, E., op. cit.
26 Il s’agit du CEO/directeur général, ou du comité de direction.
27 DYBALLA, K., KRAFT, K., “How do labor representatives affect incentive orientation of executive compensation?”, IZA Discussion Paper No. 10153, 2016.
EDWARDS, J. S., EGGERT, W., WEICHENRIEDER, A.J., op. cit.
FAUVER, L., FUERST, M.E., op. cit.
Un premier risque est que les travailleurs deviennent des partisans des rentes du capital et des défenseurs des monopoles privés, pourtant généralement défavorables au bien-être collectif et plus particulièrement aux consommateurs. L’intérêt personnel des travailleurs pourrait s’éloigner de l’intérêt général en privilégiant celui de leur entreprise. La régulation par les pouvoirs publics et le rôle important joué au niveau fédéral par les syndicats sont cependant en mesure de contrer ce risque. Il est pour cette raison important que la démocratie économique s’organise par l’intermédiaire des syndicats, tant au sein de l’entreprise qu’en dehors, pour assurer la solidarité entre travailleurs à travers le dialogue social sectoriel et intersectoriel.
Deuxièmement, la démocratie économique rend la prise de décision au sein de l’entreprise plus complexe. En effet, les intérêts des membres du conseil d’administration deviennent plus diversifiés et plus difficiles à accorder que lorsque le conseil est uniquement composé de représentants d’actionnaires cherchant à maximiser la rentabilité de l’entreprise28. Cette problématique peut être résolue par un service d’accompagnement des entreprises dans leur gouvernance. Il s’agit en particulier d’outiller correctement les travailleurs et leurs représentants pour les rendre capables de participer efficacement aux décisions de leur entreprise. Ainsi, la gouvernance démocratique de l’entreprise voit son coût diminuer et peut pleinement devenir un avantage concurrentiel.

Enfin, si la réforme est mal pensée, il existe un risque de délocalisation du capital. Il s’agirait tant de délocalisations d’entreprises existantes que du choix du capital de s’implanter ailleurs qu’en Belgique. Même si la démocratisation économique tend à augmenter la productivité et améliore donc la compétitivité de l’entreprise, elle peut réduire le rendement du capital et l’amener à quitter (en partie) la Belgique. Ce phénomène serait motivé par la recherche de moins de démocratie économique et de conditions de travail moins avantageuses pour les travailleurs. La piste d’avenir proposée dans la section 4 tient compte de cette problématique et tente d’y répondre.
4. Quelle modèle de démocratie économique prôner ?
Une vision progressiste de la société repose sur l’idée qu’à terme, l’ensemble des entreprises prennent leurs décisions démocratiquement. Pour parvenir progressivement à cet objectif, une solution est d’introduire une nouvelle forme juridique d’entreprise en Belgique, l’entreprise à codécision, qui permet de répondre à la transformation démocratique des entreprises capitalistes. Cette nouvelle forme d’entreprise, qui donne un pouvoir égalitaire au travail et au capital, sera décrite dans cette section. Ensuite, la différence entre ce modèle et ceux prévalant en Europe. Par la suite, un incitant financier favorisant l’adoption progressive de l’entreprise à codécision est présenté. Enfin, d’autres pistes d’avenir pour la démocratie économique seront exposées.
4.1. Présentation de l’entreprise à codécision
La proposition d’entreprise à codécision est inspirée par les recherches scientifiques d’Isabelle Ferreras. Ce type d’entreprise tient sa spécificité dans le fait que les travailleurs et les actionnaires codécident. La prise de décision en son sein peut être représentée par le schéma suivant :
Deux groupes distincts codécident : les représentants des actionnaires et ceux des travailleurs. Toutes les questions importantes de la vie de l’entreprise29, dont la désignation de la direction, l’adoption et la mise en œuvre des plans d’investissement ou l’affectation des bénéfices, doivent être soumises aux deux groupes et obtenir une majorité absolue dans chacun d’eux.
Dans ce modèle, l’ensemble des travailleurs élisent leurs représentants, tout comme l’ensemble des actionnaires élisent leurs représentants. Le comité de direction (le directeur général/CEO, le directeur financier/CFO, etc.) y est donc nommé par les travailleurs et par les actionnaires. Il est tenu de répondre à ces deux groupes de décideurs.
Les travailleurs comme les apporteurs de capital peuvent, les uns comme les autres, s’opposer aux décisions qui vont à l’encontre de leurs intérêts.
Le rapport de force entre le travail et le capital est égalitaire et permet de trouver un équilibre entre les intérêts de ces deux groupes.
Les décisions dans l’entreprise à codécision ne sont donc plus adoptées dans l’intérêt premier du capital, mais en respectant les intérêts des deux parties : les travailleurs et les actionnaires. Par exemple, si l’entreprise engendre des bénéfices, l’affectation de ces derniers (une distribution de dividendes aux actionnaires et/ou une mise en réserve pour réaliser des investissements, augmenter la rémunération des travailleurs, etc.) est décidée démocratiquement : un équilibre entre les intérêts des travailleurs et des actionnaires doit être trouvé pour parvenir à un accord rassemblant une majorité des voix tant chez les représentants des actionnaires que chez ceux des travailleurs. Autre exemple : si le directeur général constate des pertes financières sur un des produits de l’entreprise et souhaite y remédier en changeant de stratégie (en modifiant la politique de prix, le processus de production pour améliorer la qualité du produit, en ciblant un nouveau groupe de consommateurs, etc.), cette décision doit satisfaire tant aux actionnaires qu’aux travailleurs.
En conclusion, par rapport aux entreprises capitalistes, ce ne sont pas tant les actionnaires des entreprises à codécision qui perdent des droits, mais leurs travailleurs qui en gagnent30. Il s’agit d’un meilleur partage du pouvoir de décision : les travailleurs gagnent du pouvoir au détriment des actionnaires.
4.2. Différence entre l’entreprise à codécision et les modèles européens existants
L’entreprise à codécision présente des points en commun mais aussi des différences avec les modèles de démocratie économique européens présentés supra. Comme eux, l’entreprise à codécision associe tant les travailleurs que les actionnaires aux décisions de l’entreprise. Cependant, contrairement aux modèles européens existants, les actionnaires dans l’entreprise à codécision ne peuvent pas faire passer leurs intérêts au-dessus de ceux des travailleurs. Pour rappel, dans l’entreprise à codécision, les décisions doivent obtenir une double majorité : l’une parmi les représentants des actionnaires et l’autre parmi les représentants des travailleurs.
4.3. Dispositif législatif
Pour inscrire l’entreprise à codécision dans la législation belge, la loi du 20 septembre 1948 portant organisation de l’économie, consacrant notamment les conseils d’entreprise, pourrait être améliorée afin d’y intégrer le modèle d’entreprise « à codécision » sans porter atteinte aux conventions collectives actuelles et à venir. Le conseil d’entreprise se verrait transformer pour les entreprises qui feraient le choix de la codécision :
- Les règles d’adoption du modèle de décision seraient définies dans cette loi suivant un schéma d’adoption volontaire associant tant les actionnaires que les travailleurs ;
- Le mode de prise de décision – le cas échéant de codécision – serait inscrit dans la loi ;
29 Il s’agit des décisions habituellement dévolues au conseil d’administration au sein des entreprises capitalistes comme par exemple la société anonyme.
30 FERRERAS, I., « Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique », Presses Universitaires de France, Paris, 2012, p. 244.
- Les missions seraient le cas échéant étendues, en y ajoutant la codécision pour toutes les questions importantes de la vie de l’entreprise (par exemple la désignation de la direction, la politique de rémunération, l’adoption d’un plan d’investissement et la décision d’une restructuration), aujourd’hui réservées aux actionnaires.
L’entreprise à codécision s’inscrit ainsi dans les mécanismes syndicaux préexistants.
4.4. Incitant financier
La démocratie économique pourrait être soutenue par un incitant financier aux entreprises qui se dotent d’une structure décisionnelle effectivement démocratique, à l’instar de certaines coopératives, des sociétés à finalité sociale et des entreprises à codécision. Au vu des effets bénéfices de la démocratie économique pour les travailleurs, sur les inégalités et le niveau de vie du pays, il est pertinent de prévoir un incitant aux entreprises qui feraient le choix d’un modèle entrepreneurial démocratique. Cet incitant pourrait prendre la forme d’une surdéduction du précompte professionnel sur les bénéfices de l’entreprise. Il s’agit d’un incitant qui profite non seulement à la rémunération des travailleurs mais aussi à celle du capital des entreprises démocratiques. Cet incitant viendrait ainsi contrebalancer la potentielle perte de revenus des actionnaires du fait de leur perte de pouvoir. Cet incitant pourrait être financé à terme par les recettes additionnelles de l’Etat, générées par les gains de productivité de la démocratie économique.
4.5. Pistes intermédiaires
Des pistes intermédiaires existent pour parvenir à davantage de démocratie économique au sein des entreprises capitalistes.
La loi pourrait imposer que le processus de décision de l’entreprise capitaliste soit démocratisé uniquement pour une liste spécifique de décisions aujourd’hui dévolues au conseil d’administration. Cette liste serait fixée par les partenaires sociaux et pourrait par exemple comprendre l’affectation des bénéfices, la politique de rémunération et les restructurations de l’entreprise. Pour de telles décisions, les instances de décision devraient obtenir l’accord préalable des travailleurs. Ainsi, en reprenant ce dernier exemple, un plan de licenciement collectif ne serait rendu possible que s’il s’agit d’une décision permettant de sauver l’entreprise de la faillite et non lorsque l’entreprise est profitable31
Une dernière proposition permettant d’améliorer la démocratie économique serait de prévoir que les membres des conseils d’administration soient élus tant par les actionnaires que les salariés32. Ils seraient ainsi poussés à défendre des programmes répondant aux aspirations tant des actionnaires que des travailleurs33
5. Conclusions
La démocratie économique présente de nombreux effets bénéfiques tant pour les travailleurs concernés que pour le niveau de vie en Belgique. La participation des travailleurs aux décisions de l’entreprise renforce leur rapport de force vis-à-vis du capital. Cette réforme améliore ainsi les conditions de travail, notamment la rémunération des travailleurs et la stabilité de l’emploi, et réduit les inégalités. De plus, amener la démocratie dans le monde de l’entreprise améliore le sens du travail des salariés et leur satisfaction au travail. La démocratisation des entreprises les rend également à terme plus efficientes, en améliorant la productivité des travailleurs, en stimulant leur créativité, leur formation, leur implication au travail, et en améliorant l’échange d’informations au sein de l’entreprise.
Une vision progressiste de la société est de rendre l’ensemble des entreprises démocratiques. Pour y parvenir progressivement, des propositions ont été formulées, en particulier par la création d’une nouvelle forme
31 En Autriche et en Allemagne par exemple, il existe une liste de décisions pour lesquels la direction doit obtenir l’accord préalable du conseil de surveillance.
CONCHON A., op. cit.
32 MCGAUGHEY, E., “A twelve point plan for labour and a manifesto for labour law”, Industrial law journal 46.1, 2017, pp. 169-184
33 PIKETTY, T., op. cit.
d’entreprise, l’entreprise à codécision. Elle accorde un pouvoir égal aux travailleurs et aux actionnaires. Elle devrait trouver à s’appuyer sur un dispositif légal solide. De plus, un incitant financier devrait être prévu pour encourager l’entreprise à faire le choix de la démocratie économique.
Les propositions formulées peuvent être implémentées au niveau national. Le débat de la démocratie économique doit aussi être porté au niveau européen.
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Le quatrième paquet ferroviaire européen et la libéralisation des services intérieurs de voyageurs
Olivier LEGRAND
La pauvreté infantile et juvénile en Fédération Wallonie-Bruxelles Etat des lieux et leviers d’action
Delphine GILMAN et Baptiste MEUR
Vers une cotisation sociale sur la technologie ?
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La réforme de la loi sur la compétitivité ou comment cadenasser l’austérité salariale Benoît ANCIAUX