
Préambule
À l’occasion du quarantième anniversaire de la loi du 24 juillet 1981, tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie ou plus simplement « loi Moureaux », du nom du Ministre socialiste qui a porté ce texte, l’Institut Émile Vandervelde a organisé une série de quatre « webinaires » au sujet de la lutte contre le racisme.
La troisième rencontre portait sur les liens entre racisme et colonisation. Dans ce contexte, Sabine Roberty, députée régionale, a pu dialoguer avec les invités suivants : Marie-Reine Iyumva, responsable de la coordination à l’AfricaMuseum, Aliou Baldé, membre du collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations et Julien Truddaïu, coordinateur général du mouvement Présence et Action Culturelles.
Cette rencontre a été l’occasion d’entamer un travail réflexif plus profond et d’examiner de manière détaillée une série de thématiques telles que la prise en considération, par le monde politique, du passé colonial ou encore les questions liées aux réparations ou encore à la restitution des œuvres spoliées
Introduction
Le 30 juin dernier, nous commémorions le 61e anniversaire de l’indépendance de la République démocratique du Congo, l’occasion de revenir sur une page importante de l’histoire du pays, à savoir le passé colonial. Un tel anniversaire pousse évidemment à la réflexion : en avons-nous réellement fini avec la colonisation et les répercussions de celle-ci sur les mentalités actuelles ?
De telles interrogations sont soulevées depuis bon nombre d’années par les chercheurs et intellectuels. Cependant, depuis les années 1980, le concept de « postcolonialisme » a apporté des éclairages nouveaux à ces questionnements. S’inscrivant dans la démarche critique du discours postmoderne, les postcolonial studies critiquent l’ère coloniale ainsi que l’héritage de cette période et cherchent à comprendre comment la colonisation a affecté, non seulement les anciennes sociétés colonisées, mais aussi les pays occupants
généralement occidentaux –. Pour le dire autrement, le postcolonialisme interroge les fondements mêmes du racisme colonial au travers de questions telles que : Comment le racisme colonial s’est-il inséré dans nos sociétés ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Comment celui-ci perdure-t-il ?
Ainsi, le préfixe « post » (de « postcolonialisme ») ne désigne pas une simple chronologie, mais doit être entendu comme une rupture impliquant un autre regard sur l’histoire. Les intellectuels et théoriciens qui se réclament de cette mouvance ne se mettent donc pas en « rapport avec un passé historique limité et circonscrit, mais postulent la présence du colonialisme dans le contemporain et la nécessité de poursuivre l’analyse des discours coloniaux »1
C’est à la lumière de ce courant postcolonialiste que nous souhaitons analyser, par le biais de cette note, la situation belge actuelle : Comment la Belgique vit-elle son passé colonial et comment interroge-t-elle la place du colonial dans la société actuelle ? Quelles solutions notre pays met-il en place afin de lutter durablement contre les effets d’un colonialisme latent et persistant ?
1. Des regrets, mais – toujours – pas d’excuses
Comme toutes les disciplines vivantes, l’Histoire s’interroge sur elle-même. Sans cesse, l’historien est tenu de repenser sa condition ainsi que ses productions. Souvent, des débats passionnés opposent les historiens. Toutefois, il arrive que ceux-ci s’accordent autour de réalités passées. Tel est le cas de la colonisation, période à propos de laquelle les scientifiques s’entendent pour admettre et reconnaître le profit presque exclusif généré en faveur du seul colonisateur
L’année 2020 a particulièrement ravivé ces débats, tant chez nous qu’à l’international, en témoignent les événements suivants : le meurtre de George Floyd, l’amplification et l’internationalisation du mouvement « Black Lives Matter », la remise en question, dans l’espace public, d’effigies de personnalités liées à la colonisation, les manifestations et rassemblements divers à l’encontre du racisme – dont celui du 7 juin 2020 à Bruxelles –, l’instauration d’une commission spéciale « Vérité et Réconciliation » à la Chambre, puis, le communiqué officiel du roi Philippe à l’égard du président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi (voir annexes).
Ce dernier événement est un geste historique : le roi Philippe, par le biais de cette lettre, a exprimé ses « plus profonds regrets » pour les « actes de violence et de cruauté » commis sous le règne de son ancêtre, Léopold II. Le souverain reconnaît également les « souffrances et humiliations » causées pendant la période
coloniale2 Philippe mentionne également les répercussions de cette domination sur le présent. Son discours tranche considérablement avec les mots prononcés le 30 juin 1960, par son oncle Baudouin, lequel considérait l’indépendance du Congo comme « l’aboutissement de l’œuvre conçue par le roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace ».
Les regrets du roi Philippe, bien qu’appréciables, ne constituent cependant pas des excuses. Si globalement cet acte a été bien reçu par la communauté congolaise, nombreuses sont, toutefois, les personnes insatisfaites. Ces dernières regrettent en effet l’absence d’excuses stricto sensu et considèrent, de ce fait, l’écrit du roi comme lacunaire et incomplet. « C’est que l’excuse publique est un acte politique risqué, qui peut impliquer des réparations »3. Ce constat s’applique également aux autres pays ex-colonisateurs, lesquels n’ont, qu’à de très rares occasions, présenté des excuses. Le premier cas d’excuses officielles formulées par un ancien pays colonisateur est l’Italie. En 2008, Silvio Berlusconi présentait ses excuses à la Lybie (à l’époque dirigée par Mouammar Kadhafi), pour l’occupation des régions libyennes de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine, de 1911 à 1942. Une première donc, mais une première équivoque, puisque par cet accord, l’Italie s’assurait ainsi la « coopération libyenne en matière d’immigration et une part importante des échanges commerciaux d’énergie fossile »4 Plus récemment, en mars 2020, le roi des Pays-Bas WillemAlexander a également présenté ses excuses à l’Indonésie, à l’occasion du 75e anniversaire de l’indépendance du pays. Nombreux sont, en revanche, les exemples de reconnaissance de violences ou de crimes commis dans les terres occupées : ainsi, par exemple, en 2012, François Hollande reconnaît les méfaits accomplis par la France en Algérie. Cinq ans plus tard, Emmanuel Macron, alors candidat à la présidentielle – il ne tiendra plus de propos similaires une fois président – parle quant à lui de « crime contre l’humanité » à propos de ce même sujet. Mais, toujours pas d’excuses.
Qu’en est-il de la Belgique ? Dans ce cas précis, une rétrospective s’avère nécessaire. En 2002, une commission d’enquête parlementaire avait été mise en place. Louis Michel, alors ministre des Affaires étrangères, présentait ses « excuses » et ses « profonds et sincères regrets » au peuple congolais pour le rôle de la Belgique dans la mort, en 1961, du Premier ministre Lumumba. En 2019, c’est Charles Michel qui prenait la parole au sein de l’hémicycle de la Chambre des Représentants. Ce dernier s’excusait alors pour l’enlèvement de milliers d’enfants métis – on parle de 20.000 personnes ! – au Burundi, en République démocratique du Congo et au Rwanda. Vient enfin la reconnaissance – déjà mentionnée – de la période coloniale par le roi Philippe, moment certes important, mais insuffisant au regard des réalités passées Le processus de réparation et de devoir de mémoire subsiste également au travers de l’instauration d’une commission spéciale, le 16 juillet 2020, destinée à faire la lumière sur le passé colonisateur de la Belgique au Congo, au Rwanda et au Burundi.
2 Il convient de distinguer l’époque de l’État indépendant du Congo (1885-1908) de celle du Congo belge (1908-1960). Alors que la première période relève de la responsabilité individuelle du roi Léopold II, la deuxième dépend de l’État belge et tente de lisser et d’atténuer les maux et crimes perpétués de 1885 à 1908, en s’inscrivant dans une mouvance davantage « civilisatrice »
3 HUON, Victor. « Regretter n’est pas s’excuser. » inColonialisme.Del’œuvrecivilisatriceàl’heuredescomptes. Bruxelles : Le Vif Hors-Série. 2021. p. 127.
4 Ibid. p. 128.
2. Une commission sur le passé colonial belge 2.1. Composition
La commission sur le passé colonial belge5 est composée de seize parlementaires et de dix experts. Les députés ont été désignés par la Chambre, dans le respect des règles de représentation proportionnelle des groupes politiques. D’un point de vue méthodologique, le groupe d’experts est tenu de rédiger un premier rapport. Ce groupe pluridisciplinaire est composé de :
- Mathieu Zana Etambala (KMMA, KULeuven) : historien avec spécialisation en histoire coloniale ;
- Gillian Mathys (UGent) : historienne et chercheuse ;
- Elikia M’Bokolo (EHESS, Université de Kinshasa) : histoire moderne et contemporaine, histoire de la diaspora africaine ;
- Anne Wetsi Mpoma : historienne de l’art, association de la diaspora Bamko ;
- Jean-Louis Nahimana : ancien président de la commission « Vérité burundaise » (décédé le 7 janvier 2021) ;
- Pierre-Luc Plasman (UCLouvain) : historien, chercheur à l’Institut de sciences politiques LouvainEurope ;
- Valérie Rosoux (FNRS, UCLouvain) : docteur en philosophie et en relations internationales, auteure internationale sur le thème de la réconciliation et de la consolidation de la paix ;
- Martien Schotsmans : juriste, coordinatrice du Centrum voor Erkenning en Bemiddeling van Historisch Institutioneel Misbruik ;
- Laure Uwase : avocate, Jambo asbl ;
- Sarah Van Beurden (Ohio State University) : historienne, experte en histoire africaine et en histoire coloniale.
2.2. Objectifs
Le groupe d’experts, composé de profils divers, est tenu de dresser un état des lieux des incidences structurelles et économiques de l’État belge sur le Congo, le Rwanda et le Burundi. Quelles sont les zones d’ombre qui persistent toujours aujourd’hui au sujet de ce passé colonial ? Comment le gouvernement belge peut-il réparer les retombées contemporaines liées à la colonisation ? Par cette commission parlementaire, la Belgique amorcerait donc un changement de cap vers ce qui devrait être le début d’une réconciliation.
Initialement, le travail préliminaire de rédaction du premier rapport par les experts était attendu pour le 1er octobre 2020. En réalité, le travail aura pris une année supplémentaire. En effet, mercredi 27 octobre 2021,
5 L’intitulé exact de cette commission étant « commission spéciale chargée d’examiner l’état indépendant du Congo (1885-1908) et le passé colonial de la Belgique au Congo (1908-1960), au Rwanda et au Burundi (1919-1962), ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver ».
le rapport préliminaire de la commission « Vérité et Réconciliation » a enfin été rendu public6. Celui-ci est divisé en trois parties :
- Une première consacrée au passé historique ;
- Une deuxième dédiée aux archives ;
- Une troisième énonçant une série de conclusions et de recommandations.
Le document – qui fait près de 700 pages ! – sera présenté dans les prochaines semaines aux députés de la commission « Vérité et Réconciliation ». S’ensuivront alors une série d’auditions.
On peut légitimement se questionner sur le délai de publication de ce rapport. Un tel retard dans l’élaboration d’un document de cette ampleur n’est pas fait neuf. En 2000, une commission d’enquête parlementaire s’était également tenue au sujet de l’assassinat de Patrice Lumumba. Elle aussi avait vu ses délais rallongés. Si l’on souhaite que le travail de la commission « Vérité et Réconciliation » porte ses fruits, des enseignements doivent être tirés de la commission de 2000. Des recommandations de la commission Lumumba n’ont, en effet, jamais été mises en œuvre : à titre d’illustration, « l’enquête sur les responsabilités individuelles, la création d’une fondation Patrice Lumumba et l’accès aux archives n’ont [ainsi] jamais vu le jour »7
3. La question de la restitution des œuvres
Les réparations – dénouements qui émaneront des travaux de la commission parlementaire – pourront se décliner de manières diverses : propositions de loi, réparations financières, reconnaissance officielle de certains crimes8. La question de la restitution des œuvres apparaît, elle aussi, comme une forme de dédommagement.
En effet, parmi les ressources exploitées par les puissances coloniales figure le patrimoine culturel. L’impact de la colonisation sur la culture est considérable.
D’une part, il convient de rappeler que les processus d’oppression et d’exploitation sont aussi passés par la langue et la culture. Le colon européen n’est pas seulement arrivé en conquérant militaire, mais également en civilisateur culturel. D’autre part, à ce processus d’acculturation doit également être adjoint le mécanisme de dépossession culturelle.
Alors que la question de l’acculturation (tant linguistique que culturelle) ne peut être démêlée politiquement (les koinés9 et autres résultats de contacts entre civilisations doivent-ils vraiment être considérés, aujourd’hui, comme un problème à solutionner ou, plutôt, comme un héritage, certes complexe, mais digne d’intérêt de par sa singularité ?), la seconde problématique peut, quant à elle, trouver un écho favorable dans l’action des politiques menées dans notre pays. C’est dans cet esprit que Thomas Dermine, Secrétaire d’État pour la Relance et les Investissements stratégiques, chargé de la Politique scientifique, a suggéré un premier ensemble de solutions.
6 DENIS, Loïs. « Comment éviter que la commission ne s’embourbe. » inColonialisme.Del’œuvrecivilisatriceàl’heuredescomptes. Bruxelles : Le Vif Hors-Série. 2021. p. 145.
7 Le document est disponible via le lien suivant : https://www.lachambre.be/doc/flwb/pdf/55/1462/55k1462002.pdf#search=%22v%C3%A9rit%C3%A9%20et%20r%C3%A9conciliation%20%2055k%2 0%3Cin%3E%20keywords%22
8 Cf. Loi Taubira de 2001 qui reconnaît la traite négrière transatlantique et l’esclavage comme crimes contre l’humanité.
9 Un koiné est la langue véhiculaire utilisée par des locuteurs ayant des langues maternelles différentes.
Privilégiant le dialogue avec les autorités congolaises, la démarche de Thomas Dermine s’appuie sur deux principes :
- La reconnaissance du caractère juridique d’aliénabilité des biens acquis durant la période 18851960 ;
- La possibilité de transfert de propriété juridique des biens et des objets.
Cette approche en deux principes est également couplée d’une catégorisation en trois divisions, basée sur une étude de provenance, à savoir :
- Les objets dont il aura pu être déterminé l’acquisition illégitime par la Belgique ;
- Les objets dont il aura pu être déterminé l’acquisition légitime par la Belgique ;
- Les objets dont il n’aura pas pu être déterminé le caractère légitime ou pas de l’acquisition faite par la Belgique.
La proposition de Thomas Dermine pourra évidemment être soumise à des évolutions et modifications, les avis et recommandations futurs de la commission parlementaire sur le passé colonial devant être inclus dans cette démarche.
4. Conclusion
« Il n’est pas injuste de refuser toute vertu éclairante à l’histoire, en prétendant qu’elle justifie ce que l’on veut. Le passé conditionne le présent […]. L’histoire, épaulée par la psychologie et par la sociologie, offre des exemples suggestifs, des comparaisons utiles ; elle a, pour celui qui réfléchit, une incontestable valeur éducative »10
« Le passé conditionne le présent », ces mots de l’historien Léon-Ernest Halkin prennent pleinement leur sens à travers le cas qui nous retient ici. La colonisation n’est pas l’affaire d’un autre temps, puisque ses répercussions – multiples et nombreuses ! – sont encore visibles aujourd’hui. Des auteurs, tels que Vincent Hugeux, démontrent, par exemple, comment et pourquoi bon nombre de dirigeants d’États postcoloniaux se sont politiquement révélés au travers d’un exercice dictatorial du pouvoir, perpétuant ainsi l’ordre et le modèle défendu par les anciennes puissances coloniales11
En outre, si le système colonial est révolu depuis près de soixante années maintenant, il n’en va pas de même pour l’histoire des idées Un exemple illustrant cette persistance se manifeste à travers l’enseignement. Le traitement du passé colonial – lorsqu’il n’est tout simplement pas tu – dans les manuels scolaires est largement questionnable. Une réflexion sur le sens des relations coloniales et leurs répercussions doit être menée, tant du point de vue du récit des événements passés que du point de vue de l’historicité présente. L’école doit intégrer le fait colonial dans son programme et l’aborder de manière (auto)critique.
La prospérité économique actuelle de l’Europe repose aussi, en partie, sur l’exploitation des colonies. Nul ne peut plus nier que, derrière cette grande entreprise « civilisatrice », se cachait, en réalité, une volonté d’enrichissement propre
Le débat lié aux conséquences du système colonial est donc loin d’être terminé. L’heure est désormais à la réflexion, à l’examen des consciences tant individuelles que collectives et à la réparation de tout un peuple, victime d’un système impérialiste hégémonique assurément abusif dont les retombées contemporaines restent insidieusement persistantes.