un contexte propice au vote de la loi
Peu avant la fin de la Première Guerre mondiale, confrontés aux troubles révolutionnaires russes (1917) et allemands (1918-1919), les partis catholiques et libéraux, ne peuvent plus ignorer les revendications socialistes. Ils forment le 21 novembre 1918 un gouvernement d’union nationale avec le POB qui rencontre ces exigences6
Certaine de traduire les aspirations de la masse ouvrière, la Commission syndicale prend la direction d’un fort mouvement de revendications, qui eût paru téméraire en 1914. Les années 1919 à 1921 sont en effet parmi les plus fécondes du mouvement ouvrier. Toutes les centrales sont à l’unisson avec la Commission syndicale. La commission syndicale présente alors conjointement avec le POB, un programme de revendications comprenant, outre le suffrage universel pur et simple, la suppression de l’article 310 du Code pénal et l’instauration du droit de grève pour les fonctionnaires de l’Etat.
Dès le printemps de 1919, le gouvernement « d'union nationale » Delacroix Ier 7, avant même de voter la loi des huit heures, prend une série de mesures fortes tendant à donner raison aux revendications ouvrières : il subventionne largement les caisses syndicales de chômage et décide que celles-ci peuvent considérer comme chômeurs les ouvriers refusant de travailler plus de neuf heures par jour et pour un salaire inférieur à un franc de l’heure8. D’accord avec le gouvernement, le ministre du Travail (socialiste) Joseph Wauters, crée encore le 3 avril 1919 la première « Commission paritaire9 », grâce auxquelles les patrons, ne pourront plus décemment refuser de négocier avec les représentants des syndicats, ni de signer des conventions réglant les conditions de travail. Cet événement marque la naissance et l’essor de la négociation collective, au travers des commissions paritaires ainsi que l’implémentation de divers mécanismes permettant aux interlocuteurs sociaux de parvenir à la conclusion d’un compromis social. Dans les industries, des pourparlers aboutissent souvent à des accords qui accroissent le prestige des syndicats et qui donnent confiance à leurs militants. Une convention de la Commission mixte des mines entérine par exemple la journée de huit heures et demie en mai 1919 (et à partir du 1er juin, la journée de huit heures à partir du 1er décembre 1919) Toutes ces mesures convainquent de nombreux ouvriers et employés de s’affilier aux syndicats10. Le nombre de personnes syndiquées en Belgique prend un envol extraordinaire, il passe de 252.177 personnes en 1914 à 844.241 affiliés en 192011 !
4 NEUVILLE Jean, Lalutteouvrièrepourlamaîtrisedutemps. Tome II:Laconquêtedes8heuresetlarevendicationdes40heures, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1981, p. 9.
5 La loi ne sera appliquée qu’après la Première Guerre mondiale.
6 Il s’ensuivra trois autres gouvernements du même type jusqu’en novembre 1921, tous dirigés par des catholiques (Delacroix, Carton de Wiart).
7 Tripartite catholique-libérale socialiste (21/11/1918-O2/12/1919).
8 Lesfastesduparti, IEV-PSB, Bruxelles, 1960, pp. 275-277.
9 Il s'agit de la "Commission d'études pour la réduction de la durée du travail dans les usines sidérurgiques".
10 BALLARGEON Camille, PEIREN Luc, SETCA 125, Bruxelles, 2019, p. 110
11 NEUVILLE Jean, Lalutteouvrièrepourlamaîtrisedutemps. TomeII:Laconquêtedes8heuresetlarevendicationdes40heures, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1981, p. 22.
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3. La loi des huit heures
Dans un « Appel à la classe ouvrière belge », la Commission syndicale du Parti Ouvrier belge demande le 28 novembre 1918 aux ouvriers de ne pas travailler plus de huit heures par jour12 Bien qu’il y ait encore 700.000 chômeurs lorsque le premier congrès syndical se réunit les 12 et 13 janvier 1919, les fédérations syndicales n’hésitent pas à confirmer les mots lancés par le manifeste antérieur à savoir : refus de travailler plus de huit heures par jour pour un salaire inférieur à deux fois celui d’avant-guerre (soit une augmentation de 100 %), salaire minimum d’un franc par jour, action vigoureuse pour la reconnaissance syndicale complète et inconditionnée.
Ces revendications s’appuient encore sur la signature par la Belgique de la treizième partie du traité de Versailles qui fixe comme premier point de l'ordre du jour de la future Conférence du Travail de Washington en 1919, à savoir « l’application du principe de la journée de huit heures ou de la semaine de quarante-huit heures". Emile Vandervelde, Henri Lafontaine et Ernest Mahaim13 représente la Belgique lors de la signature du traité qui sera à l’origine de la création de l’Organisation internationale du Travail14 L’organisation déclare que la paix entre les nations ne peut se réaliser que par une plus grande justice sociale et un traitement plus humain de la main-d’œuvre. Derrière ce principe, dont la convention est signée à Washington, se trouve aussi la volonté des pays industrialisés d’uniformiser les conditions de travail (durée, salaires…) afin d’éviter une concurrence commerciale trop déloyale. Le contexte international favorise en outre l’application de la loi : une majorité des pays d’Europe de l’Ouest adoptent en effet de nouvelles lois imposant la journée de huit heures15
Le gouvernement belge tarde toutefois à réaliser certaines de ses promesses, dont notamment, l’institution légale de la journée de huit heures. A cela se rajoute le refus du patronat de donner satisfaction aux ouvriers, arguant qu’il faut restaurer au plus tôt l’appareil économique démantelé par l’occupant
Insatisfaits, les syndicats déclenchent ensuite un mouvement de grève rarement vu dans l’histoire belge. Le 20 janvier 1919, alors que l’opposition politique invoque la « prise en otage d’un service public », les employés des compagnies de tramways bruxellois demandent (et obtiendront plus tard) la journée de huit heures de travail16 Au cours du mois de février 1919, des mouvements de grève se succèdent avec rapidité dans les deux industries clés que sont les mines et la sidérurgie, risquant de retarder la remise en marche des autres branches d’activité. A Charleroi, la Fédération des métallurgistes décide une dernière « manifestation avertissement » pour le 1er mai, ajoutant que le 2 mai, les travailleurs déposeront les outils après leurs huit heures accomplies. Le 13 mars 1919, les patrons acceptent, dans la sidérurgie, de discuter avec les délégués ouvriers. Dans tout le pays, les ouvriers par des mouvements de grève de plus en plus nombreux, poursuivent la conquête de la revendication économique à laquelle ils tiennent par-dessus tout. Leur action est, à maintes reprises, couronnée de succès, notamment en ce qui concerne les minimas de salaires, la reconnaissance syndicale et la journée de huit heures, inscrite dans les faits avant de l’être dans la loi. Il est à souligner que ces grandes réformes sont acquises de manière pacifique. Les ouvriers en grève sont restés principalement à l’intérieur des usines.
Conforté par le succès de ces nombreuses grèves, souvent couronnées de succès, le POB dépose le 20 mars 1919 un premier projet de loi instaurant la journée de huit heures (soit moins d’un an avant celui qui sera finalement accepté). D’accord avec le ministre du Travail Joseph Wauters, le projet est élaboré par le député socialiste Emile Brunet, et déposé sur le bureau de la Chambre par Henri Léonard, au nom des députés socialistes de Charleroi. L’intention est d’harmoniser à l’ensemble du pays les réformes
12 L’appel rejoint, mais de manière plus insistante, les revendications de la Conférence syndicale internationale tenue à Berne le 01/10/1917. Voir : Neuville, op. cit., p. 23.
13 Professeur à l’Université de Liège et secrétaire de la section belge de l’Association internationale pour la Protection des Travailleurs.
14 NEUVILLE Jean, Lalutteouvrièrepourlamaîtrisedutemps. TomeII:Laconquêtedes8heuresetlarevendicationdes40heures, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1981, p. 24.
15 Allemagne en novembre 1918, Autriche en décembre 1918, France et Espagne en avril 1919, Pays-Bas et Pologne en novembre 1919, Suisse en juin 1919, Tchécoslovaquie en décembre 1918. Voir Neuville, op. cit., p. 67.
16 NEUVILLE Jean, Lalutteouvrièrepourlamaîtrisedutemps. TomeII:Laconquêtedes8heuresetlarevendicationdes40heures, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1981, p. 33.
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« arrachées » par les grévistes. Le projet devient toutefois caduc en raison de la dissolution des chambres en vue de l’instauration du suffrage universel (votée par la Chambre le 6 mai 1919)17
La législation sociale ne s’élabore malgré tout qu’avec lenteur et, au moins de juin 1919, le POB doit encore organiser des manifestations pour revendiquer la journée légale de huit heures, les minimas de salaire, ainsi que l’abolition de l’article 310.
Le 16 novembre 1919, les premières élections au suffrage universel pur et simple masculin, font perdre aux catholiques leur majorité absolue à la Chambre des représentants. Les socialistes sont maintenant suffisamment nombreux au Parlement pour faire aboutir la loi des huit heures. Il s’ensuit la formation d’un nouveau gouvernement d’union nationale18 qui met à son programme d’importantes réformes sociales, dont l’inscription des huit heures dans la loi19 Sachant que les huit heures sont généralement acceptées dans les conventions collectives, le gouvernement cherche dorénavant à l’inscrire dans la loi.
Le 20 mars 1920, le ministre du Travail Joseph Wauters (POB) dépose un projet de loi instituant la journée de huit heures et la semaine de quarante-huit heures. Le texte précise : « Le travail n’est pas une marchandise ; le travailleur ne saurait être assimilé à une machine dont il importe de tirer le maximum de rendement. Ce qui avant tout justifie la limitation de la durée de travail des adultes, c’est l’impérieuse nécessité d’assurer dans la mesure du possible le bien-être de la classe ouvrière. Il ne faut plus que l’ouvrier soit exposé à souffrir dans sa santé à la suite d’un travail d’une durée exagéré : Il faut que comme ses collègues anglo-saxons, il soit à même de fournir une longue carrière : il faut qu’il dispose des loisirs nécessaires pour jouir, dans des conditions normales, de la vie de famille et des délassements offerts aux autres citoyens »20
Dans les discussions parlementaires qui suivirent, Joseph Wauters défendra son projet d’une main de fer à l’encontre de certains opposants provenant des bancs chrétiens et libéraux qui se feront l’écho du patronat Ces derniers invoquaient toutes sortes d’arguments (que l’on pourrait encore entendre aujourd’hui) : la réduction du temps de travail pourrait affaiblir la position de l’industrie nationale vis-à-vis de la concurrence étrangère, elle élèverait inutilement les salaires, constituerait une atteinte à la liberté individuelle du travail, provoquerait un baisse de productivité tendant à augmenter les prix et l’inflation, tandis que l’alignement de la Belgique sur la législation internationale se ferait aux dépends de l’industrie nationale et mettrait à mal l’effort de reconstruction causée par la guerre21. D’autres opposants à la loi demandaient encore des études prouvant que des longues journées de travail étaient bien néfastes pour la santé des travailleurs, ou à l’inverse, craignaient que les ouvriers ne passent leur temps libre au bistro, ou encore, ne pratiquent des sports trop fatigants en dehors de heures de travail22 Certains estimaient encore que la réduction du temps de travail reviendrait à tromper les ouvriers et à les réduire à une « classe d’assistés » s’imaginant qu’il est possible de gagner plus ou autant d’argent en travaillant moins23 La classe politique libérale prétend encore que l’économie, volage par nature, ne puisse être « domptée » par les interventions de l’Etat.
En fin de compte, l’action parlementaire socialiste avait besoin d’être vigoureusement appuyée par l’action de la classe ouvrière, car le Sénat s’opposait au vote de la loi des huit heures telle qu’elle fut adoptée par la Chambre, où il la renvoya fortement amendée ! Le Sénat, plus conservateur, voulait notamment que les dérogations à la loi fussent permises par un simple accord entre les patrons et leur personnel respectif, tandis que la Chambre prévoyait un accord entre les organisations d’ouvriers ou d’employés et organisations
17 Le Parlement, à l’instigation du roi, promulgue la loi pour le suffrage universel le 9 mai 1919. Loi sur la formation des listes électorales en vue du prochainrenouvellementdesChambreslégislatives.
18 Gouvernement Delacroix II-tripartite catholique-libérale socialiste (02/12/1919-03/11/1920).
19 Le 31 décembre 1920, le gouvernement crée le fonds national de crise dont les ressources fournies par l’Etat, permettent de suppléer les caisses syndicales de chômage dans les l’indemnisation des chômeurs, soit quand ceux-ci ont épuisé leurs droits dans les statuts, soit quand les caisses ellesmêmes sont épuisées, pour autant que l’industrie que chacune couvre compte 10% de chômeurs.
20 NEUVILLE Jean, Lalutteouvrièrepourlamaîtrisedutemps.
TomeII:Laconquêtedes8heuresetlarevendicationdes40heures, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1982, pp. 65 et 68.
21 NEUVILLE Jean, Lalutteouvrièrepourlamaîtrisedutemps. TomeII:Laconquêtedes8heuresetlarevendicationdes40heures, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1981, p. 70.
22 NEUVILLE Jean, Lalutteouvrièrepourlamaîtrisedutemps.TomeII:Laconquêtedes8heuresetlarevendicationdes40heures , Vie Ouvrière, Bruxelles, 1981, p. 120.
23 NEUVILLE Jean, Lalutteouvrièrepourlamaîtrisedutemps. TomeII:Laconquêtedes8heuresetla revendication des 40 heures, Vie Ouvrière, Bruxelles, 1981, pp. 75-85.
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patronales. Le Sénat voulait aussi subordonner le vote de la loi à la ratification de la Convention de Washington et en suspendre l’application en cas de « nécessité national », ce qui était une formulation bien vague24 Enfin, revenu à la Chambre, le projet défendu avec cran par les socialistes, fut adopté dans sa forme primitive par 122 voix contre 6. Le 14 juin 1921, la journée de huit heures, pour une semaine de 48 heures, est entérinée au plan national (pour les entreprises industrielles) et inscrite dans la loi belge par le Ministre du travail Joseph Wauters25.
4. L’évolution de la loi de 1921 à aujourd’hui
Fait important, alors que le Belgique sort exsangue de la Première Guerre mondiale, les « mesures sociales » promues par les deux derniers gouvernements procurent une importante paix sociale26, bénéfique au règlement des revendications ouvrières. L’application très étendue de la journée des huit heures, cumulée avec l’instauration des premières conventions collectives permet aux ouvriers de retrouver des salaires et un pouvoir d’achat proche de celui de 1914. Dorénavant, les employés travaillent officiellement 8 heures par jour, 6 jours par semaine, soit 48 heures au total. Il faut toutefois souligner que la réduction du temps de travail, va souvent de pair avec une augmentation de la charge de travail.
Notons enfin que certains mandataires socialistes font passer des lois permettant aux ouvriers d’utiliser au mieux ces nouveaux temps libres. En 1921, la loi sur les bibliothèques publiques, à l’initiative du ministre socialiste Jules Destrée, marque quant à elle le début de l’intervention de l’État dans le développement des bibliothèques. Etant donné que l’instruction publique n’est obligatoire que pour l’enseignement primaire, Destrée estime que le fait d’assurer à tous les citoyens des bibliothèques publiques de qualité constitue un « complément indispensable de l’école27 », à un moment où nombre d’adolescents quittent l’école pour se rendre à l’usine ou dans les champs. À ses yeux, l’enseignement obligatoire doit se parfaire par la proposition de cours du soir, de cercles d’étude et de bibliothèques publiques.
Fin 1921, le POB quitte toutefois le gouvernement et, l’année suivante, la concertation est interrompue Presque aussitôt, les employeurs lancent une contre-offensive pour tenter de réduire les acquis sociaux. A peine déposée, la loi est critiquée par des offensives du patronat qui la qualifie dans les journaux de « loi de paresse » Par exemple, au début de 1922, voulant profiter de la dépression qui persiste, un « comité de l’intérêt public » lance une offensive pour une réduction des salaires de 20%. Les syndicats évitent autant que possible des grèves aventureuses et préfèrent négocier Si les réformes antérieures avaient donné aux syndicats une assurance leur permettant de traverser sans difficulté les années plus difficiles qui vont suivre, il faut bien reconnaître que les syndicats ne parviennent plus à réaliser de nouvelles véritables conquêtes sociales après 192228
De manière concomitante, les années suivantes marquent une période de recul pour l’application de la loi des huit heures Le Conseil supérieur de l’Industrie et du Commerce parvient par exemple à faire exclure de la loi le personnel des magasins de détail et des entreprises commerciales. Pour soutenir la concurrence étrangère, le secteur industriel sollicite encore une révision de la règle des huit heures pour ses employés. Diverses dérogations sont accordées aux entreprises, autorisant par exemple les heures supplémentaires pour les employés de banque et des assurances et les agents de change (1923). L’esprit de la loi se perd : pour de nombreux employés, ces mesures se traduisent par des journées atteignant les dix heures29
24 Le 24 janvier 1921 le gouvernement signe toutefois la Convention n°1 de l'Organisation Internationale du Travail (O.I.T.) tendant à limiter à huit heures par jour et à quarante-huit heures par semaine le nombre des heures de travail dans les établissements.
25 DES ESSARTS Marius, MASY Sylvain, DELVIGNE Jean, L’HistoireduPartiouvrierbelge, Huy, 1937, pp. 149-151.
26 Pensons également à l’instauration de l’Index au même moment.
27 Exposé des motifs de la loidu17/10/1921relativeauxbibliothèquespubliques
28 BALLARGEON Camille, PEIREN Luc, SETCA 125, Bruxelles, 2019, p. 110.
29L’extension de la loi de 1921 aux entreprises commerciales évolue progressivement au cours de la décennie. Il faut attendre 1935 pour que les employés du commerce de gros y soient soumis et que les dérogations aux banques soient finalement abrogées. Voir : BALLARGEON Camille, PEIREN Luc, SETCA 125, Bruxelles, 2019, pp. 156-157.
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Les pays industrialisés connaissent une forte croissance avant les années 1920, mais cette dernière est de courte durée. Une grave récession économique touche ensuite l’Europe à partir de 1930 : la Belgique voit alors son taux de chômage passer de 4 % en 1929 à environ 40 % en 1932. La « gauche » vante alors l’idée d’une réduction hebdomadaire du temps de travail à 45 ou à 40 heures par semaine. L’idée n’est plus de diminuer la journée de travail, mais de d’instaurer un week-end de deux jours, afin de répartir plus équitablement le travail disponible lorsque le chômage est élevé.
Si la situation ne s’améliore pas avec les années, il est pourtant difficile de parler d’un « retour en arrière » , et de notables avancées sont encore permises dans le courant des années 30 (généralement quand le POB est au pouvoir). En 1936, le congé payé devient ainsi une réalité : tous les travailleurs bénéficient désormais d’une semaine de congé par an.
Fait surprenant, la Seconde Guerre mondiale, tout comme la Première, auront pour effet de stimuler la concertation sociale, telle qu’instaurée depuis l’entre-deux-guerres. Dès 1941, alors que la guerre bat son plein, divers représentants du patronat et des syndicats lancent l’idée d’un Pacte social qui fondera, à la sortie du conflit, notre sécurité sociale actuelle. L’intention est de favoriser un redémarrage rapide de l’industrie belge en échange de la mise en place d’une large couverture sociale pour les travailleurs (sécurité sociale, allocations de chômage, congés payés, sécurité sociale,…), une augmentation des salaires ainsi qu’une réduction du temps de travail.
Le pari est tenu et les employeurs des années 1950 augmentent la productivité tout imposant de nouvelles méthodes de travail liées à la mécanisation. Les syndicats30 acceptent ces changements à condition que les travailleurs puissent en profiter, et l’on observe en compensation que les employés bénéficient d’une augmentation conséquente des salaires ainsi qu’une réduction du temps de travail
À partir de 1960, les négociations seront complétées par des accords interprofessionnels, permettant d’étendre les avantages acquis en premier lieu dans certains secteurs syndicalement forts. La législation ne fait alors souvent que généraliser des conventions précédemment conclues. C’est l’âge d’or de de la réduction collective du temps de travail (RCTT). La semaine de 45 heures devient un fait acquis grâce à la loi du 15 juillet 1964 généralisant la durée de travail à 45 heures par semaine (remplaçant celle du 14 juin 1921). C’est la naissance du week-end : on travaille 5 jours par semaine. Le congé légal est également allongé à deux semaines.
En 1973, l’Accord interprofessionnel reprend de nouvelles étapes vers la semaine de 40 heures Il s’en suit une série d’accords interprofessionnels, signés en 1971 et 1973 qui permettront le vote de loi du 20 juillet 1978 relative aux contrats de travail, instaurant le régime des 40 heures par semaine. Une quatrième semaine de vacances sera même ajoutée, de même que des jours fériés supplémentaires31. Le salaire mensuel minimum garanti voit également le jour.
D’un point de vue général, le rapport de force est plutôt favorable aux travailleurs jusqu’au milieu des années 1970 (la durée du travail, dans ses dimensions journalière, hebdomadaire et annuelle, connaît une réduction linéaire et continue) Pourtant, après 1975, cette situation commence à s’inverser en faveur du patronat en raison de la crise, de l’irruption d’un chômage de masse et de l’émergence d’une offensive idéologique (néo)libérale. Illustrant cela, les demandes syndicales pour parvenir en 1977 à une nouvelle réduction collective du temps de travail à 36 heures par semaine, se heurteront, sans aucune chance de succès, au monde patronal. L’intention des syndicats n’était pourtant pas de revendiquer un meilleur partage des gains de productivité, mais plutôt d’assurer une meilleure répartition des emplois encore disponibles et de lutter contre l’inquiétante augmentation du chômage.
30 « Danscetteoptique,dès1945,lescommissionsparitairesacquièrentunstatutlégal:lesnégociationsentrelesreprésentantsdesemployeursetdes travailleursconstituentàpartir de ce moment unepossiblespourréglementerlesconditionsdetravail(fixationdessalaires,réductionconventionnelledu tempsdetravail,etc.)dansunsecteurdonné ». Voir VANVELTHEM Lionel, LetempsdetravailenBelgiquedepuislafindelaPremière Guerre mondiale, N°160, IHOES, 2016.
31 « Lenombredecongéspayésnecessed’augmenter:àlafindesannées1940,lestravailleursdisposentd’unesemainedevacances(6jourspour 12moisdetravail);en1951,lestravailleursdemoinsde18ansontdroitàtroissemainesdevacancesetceuxde 18 à 21 ans à deux semaines; en 1956,uneloigénéraliselesdeuxsemainesdecongéspayéspourtous;en1966,lestroissemaines;enfin,en1975,lesquatresemaines.Durantcette périoded’après-guerre(les« Trenteglorieuses »),l’augmentationdupouvoird’achat(vialahaussedessalaires,lespéculesdevacances,etc.)et l’augmentationdescongéspayésentraînentaussiunegénéralisationdesloisirsetdutourisme ». . Voir : VANVELTHEM Lionel, Letempsdetravailen Belgiquedepuislafinde la Première Guerre mondiale , N°160, IHOES, 2016.
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Les années 1980 connaissent ensuite des propositions « individualisées » de l’aménagement du temps de travail (déréglementation progressive du « marché » du travail, instauration des notions de « flexibilité » et du « temps partiels »). Les syndicats négocient mais doivent malgré eux accepter la notion de flexibilité à partir de 1986, en échange d’un plus grand contrôle sur ses modalités d’application et de garanties concernant les augmentations d’emplois
L’idée de la réduction collective du temps de travail n’a pourtant pas été abandonnée pour autant ! Elle a été remise à l’agenda des revendications dès les années 1990, notamment par la FGTB, avec la semaine de quatre jours (et à terme des 32 heures). De manière plus limitée, au tournant du XXIème siècle, la Belgique est passée à une généralisation des 39 heures (loi du 26 juillet 1996), puis des 38 heures par semaine (loi du 10 août 2001).
Conclusions
La réduction de la durée du travail, avec maintien du salaire, est une des plus anciennes revendications du mouvement ouvrier. Ses avantages ne sont plus à démontrer. Elle a pour intention d’améliorer les conditions de vie et de travail dans les périodes de croissance, et est considérée comme une mesure de lutte contre le chômage dans les périodes de crise. Un des enjeux est d’atténuer les tensions sociales au niveau national et interprofessionnel, de même que sur le plan institutionnel. Fait important, cette mesure montre encore une fois l’importance du rôle de l’Etat comme médiateur censé adapter le système de relations collectives et équilibrer le rapport des forces en présence.
D'une façon générale, les conventions liées au règlement des journées de travail ont des implications multiples dans la vie de tous les travailleurs, qu’ils soient travailleurs ou non. Les conventions déterminent en effet le temps de travail proprement dit mais aussi par conséquent le temps qu’il reste aux travailleurs : la nuit, le week-end, les jours fériés, les vacances… Et de façon plus large encore, la scolarité obligatoire, la retraite ou le chômage32
Les arguments invoqués aujourd’hui pour la mise en cause des dernières propositions de réduction de travail ressemblent étrangement à ceux de 1921. Cela montre combien certains acquis ne sont pas immuables et qu’il faut continuer à les défendre, même 100 ans après.
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32 ASLIN Marc, OYCE Julie,FlexibilitédutempsdetravailÉvolutionconventionnelleetlégaledusystèmedenormesetdedérogationsenmatièrede durée du travail. In : Courrier hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, 1987, n°1148-1149, p. 8.