LUTTE CONTRE LE TERRORISME : LA TENTATION SÉCURITAIRE

ETAT DE LA QUESTION DECEMBRE 2016

1. Contexte général ..........................................................................................
2. Légiférer dans l’urgence
3. Un attrait pour les mesures d’exception.....................................................
4. La multiplication des bases de données et le risque d’infobésité
5. Un exemple à ne pas suivre : la législation sur l’état d’urgence
1. Contexte général
Les chiffres de la criminalité laissent parfois apparaître certains paradoxes. L’un d’entre eux est que, contrairement à une perception communément répandue dans notre société, cette dernière est aujourd’hui plutôt plus sûre que par le passé.
Ainsi, les statistiques de la police fédérale en matière de crimes et délits témoignent, dans l’ensemble, d’une grande stabilité avec même une tendance à la baisse. En cela, la Belgique s’inscrit dans une tendance plus large de baisse globale de la délinquance en Europe1.
Pourtant, le sentiment d’insécurité reste bien présent. A cet égard, la perception de notre sécurité a été complètement bouleversée par les terribles attentats qui, le 22 mars dernier, ont causé la mort de nombreuses personnes dans la station de métro Maelbeek et à l’aéroport de Bruxelles-National.
Déjà secoués par l’attentat du musée juif du 24 mai 2014, ainsi que par les attentats de Paris, Nice et Berlin, nos citoyens vivent dans un climat général d’inquiétude, correspondant à une menace réelle mais diffuse, alimentée par les convulsions qui traversent le Moyen-Orient et en particulier la Syrie.
Ce climat d’angoisse n’est pas sans conséquence sur notre manière d’envisager la lutte contre le terrorisme mais aussi, plus globalement, contre la criminalité.
La Belgique, comme la plupart des autres Etats européens, s’est dotée ces dernières années d’un arsenal de mesures afin de lutter contre la menace terroriste. Il n’y a pas un mois qui passe, ou presque, sans que le Parlement n’examine de nouveaux dispositifs.
Se pose la question de savoir si ces mesures sont toujours proportionnées ou même simplement efficaces. En voulant nous protéger, ne sommes-nous pas progressivement occupés à jeter les jalons d’une société sécuritaire ?
Ne créons-nous pas une société caractérisée par une extension sans précédent du contrôle exercé par l’Etat sur l’ensemble des citoyens, avec toutes les craintes que cela peut susciter d’un point de vue démocratique ?
Dans ce contexte, il paraît donc utile de revenir sur près de trois années d’activité politique intense en matière de terrorisme. Non dans le but de de passer en revue l’ensemble des mesures adoptées ces dernières années mais plutôt pour mettre en évidence certains processus, certaines tendances de fond qui posent question dans un Etat de droit comme le nôtre.
2. Légiférer dans l’urgence
Une des caractéristiques les plus frappantes des mesures anti-terroristes est la rapidité extrême avec lesquelles elles sont proposées, puis adoptées.
La séquence n’est hélas que trop connue : dans les jours qui suivent un attentat, des « solutions » sont proposées par le Gouvernement fédéral ou par les chefs de file de la majorité au Parlement. Elles sont ensuite adoptées au pas de course, souvent en court-circuitant les procédures normales, en réduisant au maximum le temps consacré aux auditions des spécialistes, quand elles ont lieu.
Il ne faut évidemment pas être grand clerc pour se rendre compte qu’une telle manière de procéder n’est pas la meilleure pour aboutir à des textes de qualité. Dans la société d’immédiateté qui est la nôtre et en présence d’évènements aussi extrêmes que des attentats terroristes, l’important semble moins d’apporter des solutions efficaces à la menace, que de proposer en urgence des mesures « fortes », de manière à apaiser la pression de l’opinion publique.
Il est ainsi symptomatique de constater que, sur les 30 mesures annoncées par l’actuel Gouvernement fédéral pour lutter contre la menace terroriste, 12 l’ont été un jour seulement après l’attentat déjoué à Verviers le 15 janvier 2015. Les 18 autres mesures ont, quant à elles, été annoncées 6 jours après les attentats de Paris du 13 novembre 2015.
Clairement, l’essentiel pour l’autorité publique fédérale est de montrer qu’elle réagit de manière ferme et immédiate, quitte à faire l’impasse sur une analyse rigoureuse du bien-fondé des mesures proposées.
Comme on va le voir, ce phénomène n’est pas propre à la Belgique mais se rencontre dans tous les Etats confrontés à la menace d’attentats terroristes.
Pour reprendre les mots de Michaël Dantinne, il s’agit là d’une forme de populisme pénal : sur une scène aussi politique que médiatique, l’urgence pousse à annoncer, quasi immédiatement après la survenance de faits graves et fortement médiatisés, des initiatives et des réformes dont certaines seront concrétisées à très bref délai2.
Mais le plus préoccupant ne réside sans doute pas dans l’urgence avec laquelle les textes sont votés : après tout, il est assez légitime de la part de l’autorité publique de vouloir réagir avec célérité à des évènements aussi graves, fût-ce au prix d’un examen plus superficiel. Personne ne compren-
drait d’ailleurs que l’on traîne inutilement alors qu’il s’agit de protéger la vie nos concitoyens.
Le plus inquiétant, comme le soulignent à juste titre Vincent Seron et Sophie André, c’est la nature de la réponse donnée par l’autorité dans un contexte de populisme3. La réponse donnée au terrorisme est en effet presque exclusivement répressive.
L’important semble, avant tout, pour l’autorité, de démontrer sa détermination à réagir avec vigueur au phénomène, aussi complexe soit-il. Dans un tel cadre, les évènements ne sont décodés que sous le prisme exclusif de la défaillance du système de contrôle. Comment n’a-t-on pas vu ? Quels sont les dysfonctionnements ? Pourquoi n’a-t-on pas agi ?
Ces questions méritent bien évidemment d’être posées et analysées en profondeur, mais il faut avoir conscience qu’une telle approche relègue systématiquement à l’arrière-plan d’autres interrogations, pourtant tout aussi fondamentales, en particulier les causes des évènements criminels, qui sont généralement éludées. Ne risque-t-on pas, à force de privilégier une approche réactive, de courir derrière les évènements et d’avoir systématiquement une guerre de retard ?
D’autres pays ont choisi une approche totalement différente, en privilégiant des alternatives à la répression. Le Danemark, qui n’est pourtant un pays qui a une réputation particulière en matière de laxisme, privilégie par exemple une approche basée sur le maintien en liberté des « returnees », quelles que soient les réserves qu’une telle politique puisse par ailleurs inspirer4.
L’autre risque majeur de ce type d’approche répressive est qu’il génère toujours les mêmes réponses : les contrôles doivent sans cesse être étendus et renforcés
Cette manière de faire déroule le tapis rouge au « modèle » sécuritaire : un système pénal basé sur une répression accrue et un contrôle sans cesse élargi, au détriment des libertés individuelles, spécialement le droit à la vie privée, et sans démonstration probante de son efficacité. Une pénalité qui fait la part belle au critère de la dangerosité, au détriment de tout autre angle d’approche5.
L’une des particularités des crimes terroristes est la disproportion entre l’acte et le nombre de victimes. Il suffit d’un terroriste qui échappe aux mailles du filet pour faire un nombre incalculable de victimes. C’est une des leçons tragiques des évènements de Nice, où une personne seule, vraisem-
3 V. SERON et S. ANDRE, « 30 measures against terrorism : penal populism between expected efficiency and potential collateral damage », in Counterterrorism in Belgium : key challenges and policy options, Egmont Paper 89, 2016, p. 15,
4 Idem, p. 19.
blablement déséquilibrée, a causé la mort de 86 autres, avec des moyens aisément disponibles (un poids lourd et un pistolet de calibre 7,65 mm). Cette séquence tragique vient hélas de se répéter à Berlin, ce 19 décembre 2016, à l’occasion d’un marché de Noël.
Cette disproportion entre l’acte et le nombre de victimes contribue à rendre extrêmement compliquée l’évaluation des dispositifs anti-terroristes. En effet, quel parlementaire se risquerait à proposer le retrait d’un dispositif qu’il juge inefficace, sachant qu’il suffit d’un seul individu qui passe entre les mailles du filet pour aboutir à un carnage ?
Résultat des courses : il est à craindre que, bien que souvent votés à la va-vite, de nombreux textes demeurent longtemps en vigueur, quand bien même leur efficacité ne serait jamais avérée. C’est, on va le voir, le piège dans lequel est tombé le législateur français avec la loi sur l’Etat d’urgence. Mais un constat identique peut être posé au sujet de la plupart des mesures anti-terroristes.
3. Un attrait pour les mesures d’exception
Le populisme pénal n’est pas un phénomène nouveau. C’est regrettable mais il a de tous temps été plus facile de défendre des mesures allant dans le sens d’une plus grande sévérité. L’important reste de montrer au public que l’on punit, alors même que l’efficacité de cette politique en termes de prévention des délits et des crimes est de plus en plus remise en cause6.
Jusqu’il y a peu, cette tendance à un renforcement de la répression s’exprimait encore dans les limites du droit pénal classique, en incriminant des comportements jusque-là admis ou en durcissant les sanctions.
L’efficacité de ces réformes n’était pas forcément au rendez-vous mais au moins il n’était jamais question de remettre en cause les fondements de notre droit pénal, tels que le principe de légalité de peine, la présomption d’innocence, le secret professionnel ou encore le monopole du pouvoir judiciaire pour imposer des mesures restrictives des droits et liberté.
Cette situation est désormais révolue, la lutte contre le terrorisme recourant de plus en plus souvent, en Belgique comme ailleurs, à des dispositifs d’exception, qui dérogent au droit pénal classique.
Une des mesures emblématiques prises par l’actuel Gouvernement fédéral dans la foulée des attentats de Paris du 19 novembre 2015 est le retrait de carte d’identité7. Celle-ci peut désormais être annulée ou rendue invalide par
6 D. FASSIN, L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Seuil, 2015, p. 51.
7 Loi du 10 août 2015 modifiant la loi du 19 juillet 1991 relative aux registres de la population, aux cartes d’identité, aux cartes d’étranger et aux documents de séjour et modifiant la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques, M.B., 31 août 2015.
le Ministre de l’Intérieur, sur avis motivé de l’OCAM8, pour une période limitée de trois mois, prolongeable une fois.
Ce dispositif est inquiétant à double égard. D’une part, une mesure restrictive de liberté est imposée à une personne à laquelle aucune infraction pénale n’est reprochée, sur la base de simples critères de dangerosité : la carte d’identité est retirée parce qu’il existe des indices qu’une personne souhaite commettre hors du territoire national des infractions terroristes. D’autre part, la mesure n’est pas imposée par un magistrat indépendant et impartial mais une autorité administrative, en l’occurrence le Ministre de l’Intérieur. Plus d’un an après l’adoption de ce mécanisme dérogatoire au droit commun, il apparaît que seules 11 demandes de retrait ont été validées par le Ministre de l’Intérieur, sans que l’on en sache davantage sur l’issue finale pour la personne concernée…
Certes, on ne peut que se réjouir de la réticence avec laquelle nos services usent de ce nouvel instrument ; c’est même tout à leur honneur. Néanmoins, la mesure constitue un précédent dangereux dans notre arsenal juridique. Sans compter les effets pervers que le retrait de carte d’identité peut comporter, en particulier en termes de stigmatisation pour les personnes concernées, auxquelles on ne reproche même pas, à ce stade, d’avoir commis une infraction, et leurs proches.
Un autre exemple de glissement concerne la mesure de déchéance de nationalité. Certes, celle-ci existait déjà dans notre arsenal juridique mais l’actuel Gouvernement fédéral a cru utile de l’étendre, notamment en élargissant les infractions pouvant donner lieu à cette déchéance9.
Sur le plan de la lutte contre le terrorisme, l’inutilité de cette mesure est pourtant difficilement contestable, comme l’a bien expliqué Marc Tredivic, alors encore juge anti-terroriste français. Comment imaginer un seul instant qu’une personne qui est disposée à déclencher la charge explosive qu’il porte sur lui, entraînant sa pulvérisation dans les airs, sera dissuadée par la crainte d’être déchu de la nationalité belge ? Nous sommes bien en présence d’une mesure qui relève de la rhétorique et non de la lutte contre le terrorisme.
Le problème majeur est que l’adoption de cette modification législative, somme toute assez anecdotique, a été précédée par un débat sur l’opportunité d’ « aller vers la deuxième ou la troisième génération ». La volonté initiale des partis de la majorité fédérale était en effet de pouvoir déchoir de la nationalité belge des personnes nées Belges, éventuellement de parents Belges. Ce n’est que pour des motifs juridiques, liées aux conventions internationales qui lient la Belgique, que le Gouvernement fédéral a fini par reculer. Or, si l’effectivité de la mesure de déchéance de nationalité est nulle sur le plan de la lutte contre le terrorisme, en revanche, le débat public qui a pré8 Organe de coordination pour l’analyse de la menace.
9 Loi du 20 juillet 2015 visant à renforcer la lutte contre le terrorisme.
cédé la modification de la loi a été ressenti comme une gifle par beaucoup de Belges d’origine étrangère. Des Belges qui ont pu se sentir considérés comme des citoyens de seconde zone alors qu’ils sont nés dans notre pays et qu’ils y ont leurs attaches. Ce faisait, on risque de donner des arguments supplémentaires aux recruteurs de Daesh et exposer davantage notre société au risque terroriste10.
De même, en créant l’incrimination de déplacement à l’étranger « à des fins terroristes » et en pénalisant certains actes préparatoires sur la base d’une présomption de connaissance de contribuer aux activités d’un groupe terrorisme, l’actuelle majorité MR NV-A a franchi de nouvelles limites.
En effet, à l’analyse, le fait de sanctionner de peines extrêmement lourdes quiconque se rendant à l’étranger « en vue de commettre un acte terroriste » pose un vrai problème au regard des grands principes du droit pénal, à commencer par le principe de légalité des délits et des peines, en vertu duquel on ne peut être condamné pénalement qu’en vertu d’un texte pénal précis et clair.
Sur ce plan, l’infraction précitée pose clairement question : en effet, le comportement matériel qui est visé par cette disposition est on ne peut plus anodin puisqu’il vise le simple fait de se déplacer à l’étranger, comme n’importe quel touriste ou voyageur d’affaire. Le seul élément de distinction est d’ordre intellectuel : c’est l’intention de commettre un acte terroriste. Il sera évidemment très difficile pour un magistrat de démontrer une telle intention, sauf à tomber dans l’arbitraire le plus total, puisque, précisément, il ne s’agit que d’une intention…
Autant dire, et c’était d’ailleurs le sens de l’avis rendu sur le projet de loi par la section de législation du Conseil d’Etat, que l’effectivité d’une disposition est contestable, puisque la preuve de l’infraction sera quasiment impossible à rapporter. Il semble d’ailleurs que les cours et tribunaux ne fassent guère usage de cette nouvelle disposition ce qui, faute d’évaluation, ne l’empêchera vraisemblablement pas de rester dans notre Code pénal. Il en va de même de la pénalisation, toute récente, de certains actes préparatoires à des infractions terroristes, sans même qu’il soit exigé de la personne qu’elle ait connaissance de contribuer, par son acte, à participer à une opération terroriste.
De nouveau, le Gouvernement fédéral n’a pas tenu compte de l’avis rendu par le Conseil d’Etat, qui émettait pourtant les plus vives réserves par rapport à
10 Encore peut-on se réjouir de n’être pas tombé au niveau de nos voisins français qui, sur ce plan, ont fait très fort en se déchirant publiquement pendant de longs mois, en plein crise syrienne, pour finalement renoncer à inscrire la déchéance de nationalité dans la Constitution.
ce dispositif dangereux11. La Sûreté de l’Etat, de son côté, pointe régulièrement le risque de « surjudiciarisation » que risque d’encore aggraver ce genre de disposition, en vain12.
Et l’avenir nous réserve sans doute d’autres nouveautés, au point que l’on en vient à craindre que la mesure d’exception devienne la règle.
La prochaine attaque concernera vraisemblablement le secret professionnel des travailleurs sociaux, que certains partis du Gouvernement fédéral, spécialement la N-VA, souhaiteraient à tout prix voir disparaître. En l’occurrence, le but semble pourtant moins de lutter contre le terrorisme que de contrôler les allocataires sociaux.
Le danger des dispositifs des exceptions, tels que ceux qui précèdent, résident dans leur application concrète et dans le fait qu’ils constituent des précédents dangereux. En effet, le plus souvent, l’efficacité de ces mesures n’est pas au rendez-vous, quand elles ne sont pas purement et simplement inapplicables.
En revanche, le risque de voir de tels instruments utilisés à l’avenir dans un autre cadre que le terrorisme est réel. Retrait de carte d’identité, déchéance de nationalité, délits d’intentions, remise en cause du secret professionnel, autant d’instruments dérogatoires au droit commun qui, demain, peuvent parfaitement être transposés dans d’autres matières et appliquées à d’autres acteurs potentiels, au mépris des droits et libertés des citoyens ordinaires.
11 Avis du Conseil d’Etat n059.789/3 du 19 juillet 2016 relatif à la proposition de loi modifiant le Code pénal en ce qui concerne le terrorisme, Chambre, doc. parl., 1579/006, 2016, p. 5 : « Interprétée littéralement, la nouvelle version de la disposition précitée implique qu’une personne, qui ne fait que participer à une activité d’un groupe terroriste qui est sans rapport avec les activités terroristes de celui-ci, serait également punissable. Cet élément, combiné au fait que le “devoir savoir” que le groupe est un groupe terroriste est également incorporé comme élément de l’incrimination, risque cependant d’avoir pour effet d’élargir considérablement le champ d’incrimination. Une formulation très large (‘une activité d’un groupe terroriste’) peut en effet être liée à un type de connaissance potentielle, difficilement déterminable avec certitude, non pas des effets de sa propre action, mais de la nature d’activités (qui ne sont pas toujours univoques) d’autres personnes. Il est problématique d’assortir ces activités, pas toujours claires, d’autres personnes, d’une norme de prudence pour toute tierce personne. Ainsi, le risque existe de créer une incrimination trop étendue qui peut porter atteinte à l’élément de la culpabilité, qui constitue un élément essentiel de l’infraction. Eu égard à la nature et au degré de dangerosité très divers des actes qui sont susceptibles d’être visés par la définition de l’infraction, la question peut en outre se poser de savoir si la modification envisagée de la formulation actuelle ne se heurte pas au principe de la proportionnalité des peines. » (ce sont les soussignés qui soulignent)
12 La Sûreté de l’Etat (VSSE) communique notamment dans un récent rapport que : « Depuis plusieurs années, et encore récemment, il y a eu plusieurs fois une extension des incriminations terroristes. Cette précipitation de la saisine des autorités judiciaires empiète toujours un peu plus sur le terrain d’action de la VSSE. Cela conduit à une perturbation de la répartition des tâches sur le terrain, notamment entre les services de police et la VSSE. Les deux services y ont un rôle à jouer. Mais le glissement de la frontière déterminant les compétences des uns et des autres dans l’approche du phénomène impose une réflexion sur la complémentarité de ses compétences. En matière de terrorisme, dorénavant, la VSSE et les services de police sont, de plus en plus, appelés à travailler en même temps sur les mêmes cas. Auparavant, on était enclin à présenter le travail de la VSSE en amont de celui qu’accomplissaient les services de police. Ce n’est plus le cas. Une judiciarisation trop rapide des activités entourant le terrorisme n’est cependant pas toujours l’approche la plus pertinente, ni la plus efficace. Dans la problématique des FTF’s, par exemple, l’incarcération de jeunes qui manifestent l’intention de rejoindre une zone djihadiste n’est pas l’approche la plus opportune. En prison, c’est la menace d’une radicalisation plus sévère qui court. » (ce sont les soussignés qui soulignent)
En fait, la lutte contre le terrorisme est à ce point présente dans tous les esprits qu’elle influence presque toutes les réformes discutées au Parlement en matière pénale.
Un exemple emblématique concerne l’intention du Gouvernement fédéral d’étendre le délai de garde à vue, actuellement de 24 heures, à 48 heurs, voire 72 heures en présence d’infractions terroristes. Cette réforme nécessitant une révision de la Constitution, il est nécessaire d’y associer certains partis de l’opposition, de manière à atteindre la majorité des deux tiers des voix. C’est la raison pour laquelle cette mesure n’a pas (encore) pu être adoptée.
Sans entrer dans le débat sur l’opportunité d’une telle mesure, qui mérite de faire l’objet d’une réflexion distincte, personne ne peut contester qu’il n’est pas seulement question de lutte contre le terrorisme, puisque le doublement13 du délai de 24 heures concerne potentiellement toutes les infractions. De même, les arguments qui sont évoqués à l’appui de cette réforme ne sont pas propres à la lutte contre le terrorisme mais concernent plus généralement le caractère suffisant ou non du temps dont dispose le juge d’instruction pour effectuer les vérifications préalables à sa décision de décerner ou non un mandat d’arrêt.
Pourtant, le Gouvernement fédéral actuel a fait de cette question un enjeu fondamental dans le cadre de son plan de lutte contre le terrorisme : il s’agit d’ailleurs d’une des 18 mesures annoncées dans ce cadre en novembre 2015.
A ce jour, personne n’a pourtant été en mesure d’expliquer en quoi une telle mesure aurait eu un quelconque bénéfice dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, en permettant par exemple d’éviter un attentat.
De ce point de vue, on peut donc parler d’instrumentalisation de la lutte contre le terrorisme à des fins de politique générale, ce qui pose un réel problème en termes de débat démocratique. Et contribue en fin de compte à ce que toutes les décisions prises en matière pénale ne soient examinées que sous un angle funeste pour nos droits et libertés…
4. La multiplication des bases de données et le risque d’infobésité
La menace terroriste a donné un coup d’accélérateur à tous les programmes de surveillance de masse. Il a notamment beaucoup été question, au niveau du Parlement européen de la législation « Passenger Name Record » (PNR)
13 Doublement du délai de 24h00 pourtant déjà autorisé par l’article 15bis de la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive, qui n’est utilisé qu’à titre très exceptionnel (moins d’une fois sur 100) par les juges d’instruction.
et, en Belgique, des banques de données dynamique « Foreign Terrorist Fighter », pour ne reprendre que les instruments les plus connus. En soi, la création de telles bases de données semble difficilement critiquable : il serait tout simplement idiot de ne pas utiliser les possibilités que nous donne la technologie moderne pour lutter contre des terroristes qui, eux aussi, recourent à des moyens de plus en plus innovants.
Néanmoins, il faut avoir conscience des risques que cette collecte permanente et massive d’informations peut avoir sur notre vie privée. Des dispositifs comme le PNR visent la surveillance de tout le monde, comme la surveillance des plaques de voiture ou la suppression des cartes de GSM prépayées.
La Cour de justice de l’Union européenne a rappelé à plusieurs reprises, ces dernières années, que la collecte massive de données personnelles portait atteinte au droit à la vie privée. Elle n’a d’ailleurs pas hésité à censurer, sur cette base, plusieurs initiatives réglementaires qui contrevenaient aux droits fondamentaux des citoyens européens.14
Il ressort tant des attentats commis sur notre territoire qu’à l’étranger, notamment en France, que la plupart auteurs des attentats commis ou déjoués étaient connus de la justice ou des services de renseignement. L’information était disponible mais nos services ne l’ont pas l’exploité, faute de moyens technologiques et humains suffisants.
Or, en évoluant vers une collecte des données de masse, le risque existe que l’information utile sur des personnes dangereuses soit encore davantage noyée parmi une masse d’informations inutiles sur l’ensemble des citoyens. C’est ce qu’on appelle la surcharge informationnelle ou « infobésité », qui désigne l’excès d’informations reçues par un service, que celui-ci ne peut supporter sans porter préjudice à son activité.
Une autre limitation, encore plus fondamentale, de ces bases de données a trait au fait que les terroristes ne sont pas stupides. Ils n’ignorent évidemment pas leur existence et adaptent leur comportement en conséquence15.
Bien souvent, les objectifs poursuivis par toutes ces législations ne seront pas atteints parce que les terroristes changent simplement de modus operandi. Par exemple, l’interdiction récente des cartes prépayées ne gênera vraisemblablement pas beaucoup des terroristes familiers d’instruments de communication nettement plus perfectionnés, style WhatsApp ou Telegram.
De même que le renforcement de la présence policière, voire militaire, à cer14 Arrêts sur le droit à l’oubli (2014), sur la directive data retention (2014) et sur le Safe Harbor (2015). 15 V. SERON et
taines endroits ou l’installation de caméras de surveillance peuvent, certes, contribuer à sécuriser un périmètre déterminé mais, du coup, risquent d’entraîner un déplacement de la menace dans d’autres lieux moins protégés…
A cet égard, certaines options de la majorité fédérale actuelle sont relativement préoccupantes. Alors que le système PNR, décidé au niveau européen, est en principe limité au seul transport aérien, le Gouvernement fédéral a annoncé que son objectif était de l’étendre à tous les modes de transport : air, terre, mer. Le tout avec obligation pour les transporteurs de livrer leurs données.
On ne peut que s’interroger sur la pertinence d’une telle extension, qui ne semble avoir guère de sens, dans la mesure où la Belgique est le seul Etat européen à la mettre en œuvre. Autant dire que l’effet de telles mesures face à une mouvance terroriste qui se joue très aisément des frontières étatiques risque d’être particulièrement limité…