PalaceScope 89

Page 34

24_PS89TalentsCMokSRok.qxp_Palace 07/03/2022 11:05 Page34

Talents

DES GENS QUE J’AIME…

l est le MK de mk2, «2» pour la société de longs-métrages qu’il a montée après une première dédiée aux courts. Un 2 sans lequel il manquerait une dimension politique et culturelle au septième art. « Il existe aussi une voiture sublime, une Jaguar MK2, et un fusil-mitrailleur », préciset-il, en attaquant par: 1/ CLAUDE ALPHANDÉRY. «Claude Alphandéry va avoir 100 ans. A 20 ans, il était responsable de la résistance de la Drôme. Un temps compagnon de route du Parti communiste, il est entré à l’ENA après la guerre. Il a été un des grands banquiers français, peut-être même le seul banquier de gauche. Il a sauvé mk2. En 1978, mon associée voulait vendre ses parts. Je voyais donc ce à quoi je tiens le plus – ma liberté – en danger. Sans me connaître, Claude Alphandéry a immédiatement accepté de racheter ces parts, sur son argent personnel. Je suis très admiratif de la constance de ses combats, de cette volonté continue de transformer le monde. Il a développé et présidé un nombre d’organismes solidaires impressionnant. Des gens comme lui, il ne faut pas que leur mémoire disparaisse. Il est pour moi l’exemple de la grandeur de la France. C’est grâce à eux que, contre certaines propositions actuelles, on peut encore se regarder dans la glace.» 2/ BERTRAND ROGER. «On travaille ensemble depuis quarante ans. Il est responsable de la programmation, c’est lui qui choisit les films et dans quelles salles ils seront montrés. Les programmateurs sont très peu nombreux, et lui est unique en son genre, d’une immense culture, évidemment cinématographique, mais aussi littéraire, théâtrale, poétique… Il a été accessoiriste au Théâtre de la Ville et assistant de Maurice Schumann. Il a commencé chez nous comme opérateur. Tout en voyant trois ou quatre films par jour, il ne rate rien de ce qui se passe artistiquement ailleurs. En plus, il doit entre-temps discuter avec les distributeurs, s’engueuler avec eux. Il est dans l’obligation permanente de dire non, de faire des choix. Il est le cœur nucléaire de mk2. Et d’une modestie rare.» 3/ SAMUEL BECKETT. «J’ai rencontré Samuel Beckett quand j’avais 25ans. Je voulais adapter au cinéma sa pièce Comédie. Son éditeur, Jérôme Lindon, m’a dit: “Je pense qu’il dira non mais je vais lui en parler. ” Et il me l’a fait rencontrer, et Beckett a dit oui. Là a commencé une aventure incroyable. On est devenus très proches. Au point qu’on se voyait tous les jours. On commençait généralement la journée à midi à la Closerie des Lilas devant un verre de whisky irlandais, et ça se terminait vers 4-5 heures du matin dans des déambulations de bistro en bistro et dans la ville au cours desquelles on rencontrait parfois Giacometti… Beckett donnait du poids aux mots. Il a eu sur moi une influence majeure. C’était inouï. Il a été présent tous les jours au tournage. D’une certaine

façon, il m’a appris à vivre. Moi, je crois lui avoir donné envie de l’image. Ensuite, il a fait lui-même des films. Le nôtre a eu un destin étonnant. Il a fait scandale à l’ouverture du Festival de Venise en 1965. Au bout de cinq minutes, les gens ont commencé à se battre dans la salle. Dans les années 2000, le milieu artistique a découvert ses films méconnus. De fil en aiguille, Comédie est retourné à Venise, cette fois à la Biennale, où il a été primé en tant qu’œuvre d’art plastique. Il fait maintenant partie des collections du MoMA et de Pinault. Et Beckett est aussi considéré comme le maître et précurseur de l’art vidéo…» – Vous êtes restés liés? «Non, j’ai complètement cessé de le voir. J’aurais pu continuer à passer mes journées à l’écouter et à boire, mais je ne pouvais plus travailler tant sa présence était énorme. J’aurais pu faire ça plus intelligemment ; seulement, à cet âgelà, on est un peu con. Après, c’était plus difficile. J’imaginais qu’il devait se sentir un peu trahi. Mais ça a été ma première rencontre avec un homme remarquable… Et le dernier en date, outre Kieslowski, Kiarostami ou Godard, c’est Christian Boltanski.» 4/ ANNETTE MESSAGER. «C’est pour moi la plus grande artiste française actuelle. J’ai d’abord rencontré son mari. J’étais avec Kieslowski au bar du Four Seasons à Boston. Dans ce bar désert, moi qui ne parle pas anglais, j’ai entendu parler français et j’ai commencé à bavarder avec cet autre Français qui se trouvait être Christian Boltanski. Au fur et à mesure, il est devenu mon meilleur ami. J’ai connu Annette bien plus tard, à Madrid, lors de sa rétrospective à l’Arco. Cette exposition m’a ébloui. Annette, c’est une grande chroniqueuse du monde à partir de sa propre histoire. C’est aussi une formidable créatrice et poétesse. Elle part souvent de son corps, de ses désirs d’enfant, ou de l’absence d’enfant. Elle mélange et met en scène écriture, photos, objets, petites poupées, les anime de souffle. Face à la présence de la mémoire et de l’histoire chez Christian, c’est prodigieux, cette grande appropriation du monde moderne d’un point de vue féminin et personnel.» SABINE EUVERTE

PALACESCOPE

34

© Benoit Linero

I

Marin Karmitz


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.