

Pestilence

Maquette: Raphaël Crouzat
Directeur de Collection: Raphaël Crouzat
Illustration de couverture: Yvan Villeneuve ©2023, Ogmios Éditions, 19 rue fontaine de la ville, 06300 Nice.
ISBN: 978-2-490352-25-8 / EAN: 9782490352258

Dédié à la mémoire de Jess Franco.
Remerciements : Johanne, Robert, Antoine, François, Vitta, Raphaël
Henri Bertaud du Chazaud, Karen Maitland, Suzanne Bernard
« J’écris en attendant la mort, au milieu des morts »
John Clyn, franciscain irlandais, 1349, mort de la peste ?
PROLOGUE
Il pleuvait. Un crachin gris qui transformait le sol en bourbier, souillait les vêtements d’humidité et salissait les choses au lieu de les faire briller. L’inverse de la poétique rosée du matin, plutôt une bruine aux relents de putréfaction, portée par un vent lourd aux fragrances sulfureuses. L’épaisse fumée qui flottait dans les airs achevait de rendre l’atmosphère irrespirable. Une odeur de brûlé, âcre, envahissait peu à peu les alentours.

— Allez, qu’on en finisse, mettez-la avec les siens !
La voix chevrotait, pressante. Impérieuse malgré ses pointes dans les aigus. Des pleurs lui répondirent. Des cris de pucelle. L’enfant se débattait, terrorisée. Derrière,
le bûcher prenait de l’ampleur. La petite fille risqua un œil vers celui-ci. Sa mère n’était plus discernable. Une sombre silhouette battue par les flammes, réduite à une ombre immobile et calcinée au milieu du brasier. Son père, lui, s’étouffait sous l’effet des fumées. Il crachait, bavait et toussait, tout son corps se secouait vainement afin de chasser les vapeurs délétères montant des escarbilles qui déjà, lui léchaient les pieds. Ses yeux roulaient dans ses orbites. Tout occupé à vomir et à chercher de l’air, il ne voyait plus sa fille.
— Père Turbot, c’est une enfant ! Elle n’a même pas l’âge de raison ! Elle ne peut avoir péché. Ses parents, sans doute, mais cette jeune âme ?
— Imbécile, c’est une israélite ! Elle fait partie du peuple déicide. Elle est perfide comme tous ceux de sa race. Il n’y a qu’eux qui ont pu empoisonner le puits ! Cette créature-là compte sur notre clémence, notre faiblesse, pour grandir et nuire à la communauté du Christ. Jette-la donc au bûcher ou je m’en vais dire au baron que tu es de mèche avec ces assassins !
L’homme d’Église s’agitait, son corps squelettique tremblant d’une rage contenue mêlée à une exaltation malsaine. Bernard vit que la soutane du vieux se renflait d’une bosse au niveau du bas-ventre. Ce malade bandait comme un âne en condamnant une petite fille à brûler vive.
Cependant, son interlocuteur n’hésita pas longtemps. Après tout, le père Turbot devait avoir raison. Et de toute façon, que pouvait-il, lui, Bernard, homme de la garde du baron Enguerrand de la Grabeuille, contre un membre du clergé ? Il risquait de rejoindre les Aaron dans les flammes à défendre cette drôlesse. Et qui s’occuperait de ses marmots à lui, s’il y passait ? Avec un soupir, Bernard serra les liens de la pucelle et la souleva. Ce n’était pas difficile, elle devait peser à peine trente livres. Il la lança au milieu du feu, comme s’il ajoutait
une bûche. Un crépitement de bois couvrit le bref cri de la petite et la fournaise s’anima de braises qui voletaient dans l’air, comme autant de lucioles infernales. D’abord, il ne se passa rien. La gamine était bercée par les flammes. Puis Bernard vit le visage de la fillette s’embraser. Sa peau rougit et craquela. L’œil gauche prit une teinte verdâtre puis coula en bouillonnant tandis que les lèvres éclataient sous la chaleur. Mais la prunelle droite de l’enfant le fixait. Tout son corps vibrait de douleur dans la fournaise, mais elle le perçait de sa haine, la pupille restante immobile dans le brasier dansant, frappant le soldat, sans ciller. Bernard manqua s’étrangler de peur. Il se signa et descendit précipitamment. Dans sa hâte, son pied glissa sur la marche humide et il bascula dans la boue sous les rires gras des rares badauds. Le père Turbot le regardait d’un air mauvais. Bernard fit un nouveau signe de croix et rentra chez lui sans tarder. Il renonça à passer à l’église. À quoi bon quêter le pardon divin pour un acte qui lui avait été ordonné par le serviteur de Dieu ?
CHAPITRE 1
L’ARRIVÉE À SAINT RAGONDARD
L’homme marchait depuis bien longtemps. Autour de lui, les marécages le cernaient, comme pour le happer et l’aspirer dans la fange. Le voyageur progressait, le dos voûté, perclus par le froid constant. Les assauts incessants de la pluie l’avaient si détrempé qu’il ne cherchait plus à se protéger. Chacun de ses pas produisait un son spongieux, car ses chausses, ses bottes et sa pèlerine étaient gorgées d’eau sale et grise. Le ciel, bas et lourd, semblait ne pas en avoir fini avec lui. Cependant, en relevant la tête, l’homme avisa une butte et sise au sommet de cette

protubérance timide comme le mamelon d’une vierge, un petit fortin. Entouré d’une quinzaine de bâtisses décrépites, le village était ceint d’une palissade de bois, renforcée par endroits de quelques piliers à moitié effondrés. Presque aussi haute que le donjon principal, la flèche d’une église dépassait et pointait vers les nuages gris. De ce bourg isolé au milieu de la tourbière s’élevait une épaisse et sombre fumée. Mauvais présage ? Cela pouvait être autant un incendie qu’un feu de joie. Ce n’était certes pas la saison des foires. Quant aux guerres, il n’y avait plus assez de soldats pour les mener. Sans doute s’agissait-il d’un de ces bûchers ou de ces feux protecteurs qu’on installait aux croisements des ruelles pour se prémunir de la contagion. Pour une fois, chacun s’accordait à guetter l’hiver avec impatience. Tous attendaient que les premières glaces tuent la pestilence qui frappait la province, ses voisines et peut-être même le royaume entier. La mauvaise saison, elle, s’annonçait des plus rigoureuses, mais peinait encore à s’affirmer, car les pluies rechignaient à laisser la place. Comme si elle s’amusait à faire un pied de nez aux paysans désespérés, aux nobles souffreteux et aux curés angoissés — tous épiant les vagues successives des assauts implacables de la malemort — en tardant à arriver, avec nonchalance. Alors que partout, on brûlait de fièvre, on gonflait et on mourait. Malaisément, avec souffrance, force cris et gesticulations nerveuses, ils étaient nombreux à rendre l’âme, plus nombreux que les vivants qui les veillaient, terrorisés…
Exténué, lE voyagEur devait absolument se réchauffer près d’un brasier et manger quelque chose de chaud. Il devait aussi faire réparer sa botte, qui prenait sévèrement l’eau. Enfin, ses vivres étaient épuisés et il ne se voyait vraiment pas chasser dans ces marécages. L’idée de devoir se nourrir de grenouilles crues — car faire un
feu semblait exclu avec une telle humidité — n’était pas pour le motiver à contourner le bourg. L’homme serra sa besace contre lui et accéléra son allure. Ses cheveux aile de corbeau étaient gras et mi-longs. En bataille, ils bordaient un visage mince et pâle, aux pommettes saillantes, qui se terminait par une bouche aux lèvres fines cernée d’une barbe grisonnante. Sa silhouette élancée se découpait alors qu’il avançait, fatigué, mais sûr de lui. De loin en loin, il relevait la tête et scrutait le ciel sombre de ses prunelles noires. Il devait atteindre les portes avant la nuit sinon il en serait quitte pour dormir au pied des remparts. Et si les habitants étaient malades ? Ce serait tant mieux. Tant mieux ? Oui, car le voyageur était un physicien, un de ces médecins qui prodiguaient réconfort et soins en échange d’un lit sec et d’un repas chaud. Oui, il souhaitait que les gens de ce village souffrent de la pestilence. Comment aurait-il pu en être autrement, de toute façon ? Chaque hameau endurait la morsure de la maladie. L’homme avait même traversé certaines bourgades sans halte, en remontant la rue principale, longeant les masures désertées, contournant les charniers. Ici, il y avait du monde. Le voyageur apercevait quelques silhouettes s’agiter à l’entrée, juste à côté de la palissade de bois vermoulu. Il se hâta et gravit le talus.
la pEtitE placE se vidait des quelques personnes venues assister à l’exécution de la famille. Le bûcher narguait l’eau qui tombait du ciel et en tendant l’oreille, il était possible de percevoir les grésillements des gouttes qui se perdaient dans les flammes. Celles-ci, paresseuses, léchaient les restes calcinés. Un bras dépassait du foyer. La peau roussie, parcourue de crevasses, se consumait lentement, se teintant de reflets noirâtres. La chaleur le rendait flou et le faisait légèrement bouger, comme si son propriétaire saluait doucement la foule qui se retirait. L’air, lourd de l’odeur de viande cuite, fit saliver le
voyageur contre son gré. Une vieille au visage déformé par la vérole remisait les babioles en bois sculpté qu’elle avait entreposées sur un étal de fortune. En y jetant un œil, l’arrivant s’aperçut qu’il s’agissait de poupées, taillées grossièrement dans une branche de manière à figurer une silhouette humaine, entourée d’une étoupe épaisse. La femme se rendit compte que l’étranger l’observait. Elle leva vers lui sa face croûtelevée :
— Hé, toi, là ! Tu n’es pas du coin. C’est pas souvent qu’on a des voyageurs par chez nous. Tu veux un poupard ? Tu peux l’enflammer, tu sais, comme les vrais condamnés ! Les enfants adorent, ça fera un beau cadeau pour ton drôle, non ?
— Qui a été brûlé ici ? demanda l’homme, sans daigner répondre à la question de la vieille.
Celle-ci renifla et traça un signe de croix :
— Les Juifs. Ce sont eux, c’est de leur faute. Le voyageur savait qu’il ferait mieux de ne pas trop se mêler de ce qui, manifestement, ne le regardait pas. Cependant, il n’ignorait pas qu’on ne brûlait pas les gens par hasard. Derrière une telle sentence, il y avait souvent quelque chose de grave. Et les Juifs, fréquemment désignés comme responsables, étaient régulièrement condamnés en cas d’épidémie. Visiblement, la maladie régnait ici comme partout ailleurs. Le contraire l’aurait étonné.
— Je présume qu’ils ont été accusés de répandre la pestilence ?
Un homme, le visage piqueté de poils épars, s’arrêta devant lui et rétorqua avant la vieille, qui haussa les épaules et continua de ranger ses poupées :
— Oui da, messire. Ils ont empoisonné le puits. Le baron a rendu la sentence qui s’imposait. Nous devrions tous prier le Seigneur pour qu’il n’y ait pas plus de victimes !
Le nouveau venu ne répondant pas, il hocha la tête et gagna l’auberge qui bordait la place, un établissement à colombages, le seul du hameau à posséder un étage. L’enseigne montrait un crapaud au-dessus d’un chaudron. Tout un programme, songea le voyageur. La perspective de manger une bonne soupe, même enrichie de morceaux de batraciens, lui fit gargouiller le ventre. Il entra, l’endroit était bas de plafonds, envahi d’une fumée âcre, le sol jonché de paille moisie.
— pour sûr qu’ils ont empoisonné le puits, messire ! Les Juifs ne reculent devant rien pour nuire aux bons chrétiens que nous sommes. La famille Aaron, c’est vrai qu’on les aimait bien. Le père me payait toujours, pas comme certains de ces soulards. Mais bon, on sait que c’est parce qu’il était riche en pillant les nôtres, avec son usure du diable. Des bandouliers et des assassins, voilà ce qu’ils étaient, ceux-là. Bon débarras !
L’homme avala une gorgée de soupe et reposa son bol. L’aubergiste, un gros bonhomme aux bajoues traversées par la couperose, continuait son discours, debout, à côté de lui, en tordant distraitement un torchon de toile grossière. Une phrase rendait honneur à ses relations avec la famille qui venait de périr, la suivante semblait sortir de la bouche de ceux qui en avaient condamné les membres. Le taulier ponctuait ses sentences de coups de poing sur la table, ce qui, invariablement, renversait un peu de la soupe verdâtre, faisant trembloter les morceaux de viande blanche et filandreuse qui flottaient à sa surface. Le voyageur ne disait rien, pour éviter les ennuis. — Les Juifs, c’est… C’est… Comme cette bestiole, là !
Et l’aubergiste d’attraper une grenouille. Il tenait l’animal dans sa main refermée. Après avoir tenté de se débattre un instant, celui-ci cessa de bouger et fixait son environnement de ses grands yeux noirs et brillants. Le taulier entreprit de serrer le poing. Le batra-
cien essaya de s’enfuir, mais la poigne empêchait tout mouvement, à part quelques tressautements. La rainette ouvrit la bouche, cherchant à happer de l’air, mais une partie de ses boyaux, déjà, remontait. Elle les vomit en clignant frénétiquement des yeux. Quelques poches brunes, maculées de sang et reliées par des ligaments très fins et fragiles glissèrent ainsi par la gueule et la pauvre grenouille arrêta de trembler après avoir laissé échapper un hoquet si peu bruyant que le voyageur douta l’avoir réellement entendu. Le propriétaire des lieux secoua la main pour se débarrasser des entrailles, qu’un chien à l’oreille coupée engloutit en claquant des dents avant même qu’ils atteignent le sol. Ensuite, il posa la bestiole sur la table et à grands coups de couteau, la démembra puis la jeta dans le chaudron qui chauffait sur l’âtre. Il reprit son discours :
D’une poigne de fer, c’est ainsi qu’Enguerrand de la Grabeuille gère son fief et c’est tant mieux. Un maître plus mou se serait laissé déborder par la malemort en étant trop clément. En coupant les têtes des responsables, il a rédimé Saint Ragondard des miasmes. Oh, le village compte déjà quelques malades. Une croix noire a été tracée sur leur huis et les soldats ont cloué des planches sur les fenêtres et les portes de leurs masures. Pour ces malheureux, c’est trop tard. Mais le reste du bourg est sauvé puisque la juiverie a été brûlée. Quand ceux-là seront crevés, la pestilence mourra avec eux !
Le voyageur avala à grand bruit une gorgée de soupe, qui déjà tiédissait, et releva la tête. Il frotta son menton piqueté de barbe de la manche avant de déclarer :
— Je me nomme Tancrède Barbet, je suis médecin.
— Chiasse ! Mais c’est le Bon Dieu qui vous envoie, ma parole ! Vous n’êtes pas un de ces guérisseurs suppôts de Satan, hein ? Ou encore un de ces fils de sorcière qui bricolent des simples avec des touffes d’herbes et des poils de cul de loups ?
— Un vrai médecin, taulier. De la guilde de La Rochelière, répondit Barbet, en sortant de sa besace de cuir un bec de mire, sa paire de bésicles protectrices et en faisant teinter quelques précieuses fioles.
L’aubergiste avait du mal à tenir en place.
— Il vous faut rencontrer notre baron. Il serait intéressé pour sûr ! Vous pouvez éradiquer la malemort ?
— Je croyais que le bûcher d’aujourd’hui avait neutralisé toute menace ? demanda Tancrède avec un petit sourire en coin.
— Certes, certes…
L’aubergiste soupira et frotta la table avec un bout de torchon humide. Il reprit :
— Cependant, on ne sait jamais. Si vous voulez bien traiter mon commerce, le protéger de la pestilence, vous serez nourri et logé. Et attention, hein, pas dans la grange ou dans la salle commune ! Ah non, dans une chambre individuelle, de celles que je réserve aux gens importants de passage.
— Dites, je gobelotterais bien une bière. Et racontez-moi ce qui vous fait croire que la maladie frappe ici.
Retrouvez la suite de ce texte en précommande ici:
https://fr.ulule.com/pestilence-1/coming-soon