LÎle aux Moines Extrait

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Pascal malosse


Corrections: Sophie Ginouët Maquette: Raphaël Crouzat Directeur de Collection: Raphaël Crouzat Éditions: Hermine Hémon Illustration de couverture: Andrey Bakulin ©2021, Ogmios Éditions, 19 rue fontaine de la ville, 06300 Nice. ISBN: 978-2-490352-29-6 / FAN: 9782490352296


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Aux moines de l’abbaye de Lérins et à leur travail en harmonie avec la nature. Je leur demande d’excuser mes facéties littéraires…

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CHAPITRE 1

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a hiérarchie du 36 me confiait parfois des affaires à résoudre en province, quand elles démangeaient un ministre ou un député. Le genre d’histoire qui tient les journaux du coin en haleine et couvre la police de honte, au point de faire perdre une élection. Moi je ne cherchais pas à en connaître tous les dessous. J’étais content de m’échapper de Paris, de voir un peu le pays. On me faisait confiance, car je résolvais tout : les meurtres, les cambriolages élaborés, les enlèvements, les disparitions. L’affaire des disparus de Taillard, l’affaire des « suicidés » de Wilosque, celle du double homicide de la pharmacie Delaunay, le tueur en série de l’Oise, Barlot : c’était moi, Laugier, l’inspecteur de la dernière chance. J’avais des méthodes un peu brusques. C’est inévitable pour obtenir des résultats. Et justement, ça plaisait en haut lieu. Me voilà donc à bord du Paris-Nice, pinçant les fesses des hôtesses, dégustant quelques verres de rouge et fumant une Khédive pour me mettre de bonne humeur. Après les Alpes enneigées, l’avion piqua dans une mer d’azur, scintillante au soleil. Une vraie carte postale ! Du moins jusqu’au terminal où je fus agressé par une nuée de parasites armés de micros et de carnets de notes. Les journalistes me flashèrent la tronche à bout portant. 7


Certains croulaient sous le poids de leur caméra en se bousculant. Dans de pareilles conditions, je refusai de commenter. Je bloquai la porte tambour du hall d’arrivée afin de les retenir et je hélai un taxi. Le chauffeur avait dû trafiquer le compteur, car le montant se multipliait curieusement, mais je ne fis pas de scandale. Sans doute que le rouge me rendait tolérant… Je me rendais à Cannes pour prendre un ferry spécialement affrété. Sur ordre du préfet, l’île de Saint-Honorat était interdite aux visiteurs depuis les meurtres. J’étais donc le seul passager, parmi les rangées de sièges blancs. Un équipage de trois hommes effectuait les manœuvres pour sortir du port. En quelques minutes, nous fûmes au large, traversant la baie de la Croisette, assaillis par les odeurs mêlées d’iode, de pourritures marines et de carburant. Les hôtels se paraient des bijoux du soleil comme de vieilles dames élégantes. Les voitures luxueuses se garaient paresseusement entre les palmiers. Au loin, les roches rouges du massif de l’Estérel fendaient l’horizon bleu. Nous passâmes devant le fort royal de SainteMarguerite, surplombant les rives sauvages, et j’eus une pensée pour l’homme au masque de fer et les nombreux opposants politiques ayant croupi entre ses murs. Je me surpris à me demander si les inspecteurs du règne de l’arbitraire me ressemblaient… Nous contournâmes des rochers traîtres dont les ailerons noirs émergeaient et enfin, Saint-Honorat, l’île aux moines, apparut. Elle était plate et fragile comme une porcelaine déposée sur les flots. Depuis des siècles, elle supportait le poids de l’abbaye de Lérins dont j’aperçus le clocher entre les pins parasols. Le ferry s’engouffra dans le canal naturel entre les deux îles. Du côté de Saint-Honorat, je vis un petit embarcadère en bois. Au fur et à mesure que nous en 8


approchions, les cris des goélands redoublaient et les eaux devenaient turquoise. En me penchant, je remarquai un banc de poissons frôlant le sable. Les roches de l’île, polies par la mer, reflétaient le soleil. Je me demandais à la manière d’un peintre comment placer deux horribles meurtres dans un tableau aussi idyllique. Frère Marie-Jacques m’accueillit sur le ponton. Le moine était un homme frêle. Son visage émacié et ses minces poignets sortaient de son habit bouffant de cistercien. Des gouttes de sueur perlaient sur son crâne tonsuré. Ses yeux clairs semblaient remplis d’espoir. « Bienvenue sur notre île, monsieur l’inspecteur, me dit-il en me serrant la main avec chaleur. Nous vous attendions avec impatience. Nous avons entendu parler de vos exploits. Certainement, vous nous serez d’une grande aide en ces temps difficiles… Je souhaiterais vous présenter à la communauté de l’abbaye. — Plus tard, le coupai-je. Je veux d’abord voir la scène du crime le plus récent. Ensuite celle du premier meurtre. Le temps de l’enquête l’exige. » Le moine s’assombrit, un peu agacé. Néanmoins, il acquiesça et me conduisit sur un chemin le long de la mer. Un groupe de policiers vint à notre rencontre. Ils étaient jeunes, excités par l’affaire et ma présence, tels des chiens fous. Parmi eux, l’agente nommée Patroni détonnait par son calme. Plus âgée et plus gradée que ses partenaires, elle me serra la main d’une poigne masculine. Elle faisait tout pour faire oublier son genre ; cheveux courts, absence de maquillage, ongles naturels. Elle pointa du doigt une vedette des gardes-côtes, expliquant avec son accent du Sud que personne ne pouvait accoster l’île ni la quitter sans leur autorisation. « Le préfet a raison, dis-je, cela facilitera notre tâche. » Les sommets enneigés des Alpes s’élevaient au-dessus des flots et d’une brume légère. La brise iodée agitait les 9


feuillages des cistes et des rosiers sauvages. Au-delà de la barrière végétale, j’aperçus des vignes alignées, d’un vert éclatant. « Nous possédons huit hectares de vignobles, me confia frère Marie-Jacques. Les arbres et les buissons autour servent à les protéger du sel. — Comment vont les affaires ? De quoi susciter des jalousies ? — Monsieur l’inspecteur, les moines cultivent la vigne ici depuis plus de mille ans. C’est une tradition à laquelle nous sommes attachés, nullement mercantile. Selon la Genèse, le Seigneur Dieu prit l’homme et le conduisit dans le jardin d’Éden pour qu’il le travaille et le garde. » Nous passâmes devant une chapelle en vieilles pierres, surmontée d’une croix rouillée, puis nous pénétrâmes à l’intérieur des terres, entre les vignes et les oliviers. L’île était si étroite que nous en atteignîmes l’autre côté en quelques minutes. L’azur se mouvait au fond d’une allée d’eucalyptus. La mer était plus nerveuse de ce côté, l’horizon ouvert. Les vagues baveuses embrassaient les rochers et j’en reçus des postillons salés. À une centaine de mètres, se dressait l’ancien monastère du Xe siècle : une tour fortifiée, les fondations dans l’eau, éventrée par les éléments. Le moine nous emmena à l’entrée. Les policiers nous précédèrent afin de retirer les rubalises jaunes. À l’intérieur, nous contournâmes des amas de vieilles pierres jusqu’à une cour sombre, dallée inégalement. Le soleil peinait à y pénétrer malgré l’absence de toit. Le vent sifflait à travers les meurtrières. Au centre, des piquets et un tracé à la craie indiquaient la position du corps de la victime. Le moine s’avança. « Nous avons retrouvé frère Paul à cet endroit. Une corde autour du cou.  10


— La nuque a été brisée par la pendaison, précisa un policier. » Je levai les yeux vers le ciel encadré. Les nuages pressés y défilaient. Je demandai : « Est-il possible de grimper jusqu’au sommet ? — Possible, répondit frère Marie-Jacques, mais c’est périlleux. Le plancher des étages a disparu depuis des siècles. Il n’y a plus que des murs assez fins. Il faudrait être un habitué de l’escalade. » Je n’arrivais pas à me représenter un tueur trapéziste. Alors j’inspectai le reste de la tour, à la recherche d’un endroit propice à la pendaison. Je ne trouvai que des murs hauts, difficiles à gravir. Puis je réfléchis à la façon de briser une nuque. Serait-ce possible de le faire sans élévation, sans la gravité ? Peut-être à l’aide de la force physique, d’un complice ? Ou bien la pendaison a eu lieu autre part sur l’île, par exemple au moyen d’un arbre, et le corps a été déplacé par la suite. « Et la corde, d’où provient-elle ? — Il s’agit d’une corde d’amarrage. Cependant aucune empreinte n’a été relevée dessus. » Je fus agréablement surpris par l’originalité du meurtre. J’étais d’habitude confronté aux crimes passionnels au couteau, à la cervelle éclatée des règlements de compte  : des tableaux au sang refroidi qui ne m’émouvaient plus. Cette fois, c’était différent. J’étais avide d’examiner la scène du premier crime.

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CHAPITRE 2

F

rère Marie-Jacques et les policiers me conduisirent à l’extrémité est de l’île où se dressait, au milieu des pins, une chapelle volumineuse à l’allure byzantine. Nos pas étouffés sur le tapis d’aiguilles commencèrent à résonner à l’intérieur. Trois minces ouvertures en forme de croix et un oculus au sommet de la voûte laissaient entrer une faible luminosité à laquelle mes yeux mirent un certain temps à s’habituer. Une odeur âcre m’agressa. D’une très grande simplicité, la chapelle contenait un autel en pierre consacré à un saint barbu, des croix en brique et quelques cierges éteints. Au centre de la nef, une tache noire, terrifiante, s’étendait jusqu’aux murs. Alors que je m’en approchais, frère Marie-Jacques resta en retrait. Il murmura d’une voix que la voûte amplifia : « C’est ici que frère Gino a été brûlé. — Avec quoi ? De l’essence ? — Sans doute, dit l’agente Patroni, mais nous attendons le résultat des analyses du laboratoire. Cela prendra un certain temps. » Du doigt je touchai la matière noire qui ressemblait à de la cendre d’un feu de bois, puis m’adressant au moine: « Avez-vous une réserve d’essence sur l’île ? 13


— Oui, nous avons quelques bidons pour notre véhicule et notre petit tracteur. Mais aucun n’a disparu. Vos collègues me l’ont déjà demandé. » Encore une fois, je peinai à me représenter le tueur organiser un bûcher à l’ancienne, façon inquisition. Puis m’adressant au moine : « Est-ce que frère Gino se sentait mal ? Avait-il une raison de se suicider ? — Impossible. Frère Gino apportait la bonne humeur de son pays. Il blaguait tous les jours, priait en souriant. Je ne l’ai jamais vu fâché ou triste. — Merci. Quelle est cette chapelle ? A-t-elle une signification particulière ? — Nous l’appelons la chapelle de la Trinité en raison de ses trois ouvertures en forme de croix dans les murs. Elle est l’une des sept chapelles vouées aux sept ermites qui vivaient à l’écart de la communauté des moines, aux extrémités de l’île. Ils étaient parmi les premiers chrétiens à avoir débarqué sur ce rocher sauvage, se consacraient exclusivement à la contemplation et à l’ascèse. Avec saint-Honorat, ils ont fait l’objet d’un pèlerinage fervent pendant tout le Moyen Âge qui se perpétue encore aujourd’hui. » Je prenais des notes sur mon carnet avec la désagréable sensation d’être un acteur dans un mauvais film policier...

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Vous venez de lire un extrait de la novella «L’Île aux Moines», une histoire fantastique et horrifiques qui se lit en une heure. La collections «Lueurs Obscures» dont ce texte fait parti est actuellement en précommande ici : https://fr.ulule.com/lueurs-obscures-annee-1/

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