PAUline SIDRE
Corrections: Sophie Ginouët Maquette: Raphaël Crouzat Directeur de Collection: Raphaël Crouzat Éditions: Hermine Hémon Illustration de couverture: Andrey Bakulin ©2021, Ogmios Éditions, 19 rue fontaine de la ville, 06300 Nice. ISBN: 978-2-490352-33-3 / FAN: 9782490352333
5
Tout est parti d’une anecdote racontée par l’une de mes tantes au matin des Imaginales 2019, alors qu’on prenait le petit-déjeuner au pied des montagnes. Mon cousin venait d’acheter une ferme dans laquelle il avait fait des tas de découvertes insolites… et à partir de là, j’ai rêvé, déroulé, élaboré toute cette histoire. Un grand merci, donc, à AnneMarie qui m’a donné la première bribe. Merci à Pascal, si présent et si patient, à Riana, Sarah et Marie, qui ont relu ce texte dans un délai record avec une passion inchangée. Merci aussi à tous mes proches, ami(e)s et famille, qui me soutiennent inlassablement dans cette aventure. Enfin un très grand merci aux éditions Ogmios, en particulier à Raphaël Crouzat et Hermine Hémon pour leur gentillesse, leur intérêt et leur disponibilité, ainsi qu’à Andrey Bakulin pour sa belle couverture et Sophie Guinouet pour ses corrections pertinentes.
6
JOUR 1 LUNE RONDE OU GIBBEUSE
C
’EST EN VISITANT les terres de Grand-père que je rencontrai Marie. Nous avions tant respiré de poussière, à force de remplir des poubelles et de vider des tiroirs, que même Papa s’en était lassé. On avait fini couverts de la tête aux pieds de moutons floconneux. Papa avait alors proposé une promenade, de quoi découvrir le patrimoine dont nous ignorions tout. Je savais le domaine étendu. Des hectares de prés et de forêts dispersés sur les flancs de la vieille montagne, avec leurs rigoles d’eau glacée et leurs sentiers mal dessinés. Au loin, les sapins résonnaient de craquements inquiétants, tandis que le vent chahutait les épis secs de cultures oubliées. Un ciel trop bas nous poursuivait, ses nuées se mêlant à la brume qui suintait des hauteurs. Il faisait gris, froid, et surtout humide. J’en avais déjà plus qu’assez. La route bourbeuse n’en finissait pas de se détricoter, disparaissant parfois sur plusieurs mètres, avalée par la boue. Nous croisions sans cesse de nouvelles sentes, 7
quelques pauvres bouts de chemin qui ne menaient nulle part. Nous nous égarions, j’en étais certaine, même si Papa se félicitait d’avoir conservé tous ses réflexes de montagnard. Puis le soleil fléchit et il fallut bien se rendre à l’évidence, nous étions perdus. Toujours d’une bonne humeur factice, Papa nous désigna une butte qui nous permettrait de nous repérer. Nous y trouvâmes des dizaines de tombes disséminées au milieu des rochers. — Ah, fit juste Papa, c’est donc là qu’ils étaient cachés ! Comme si tout allait pour le mieux, il nous lança : — Vous m’attendez ici, les enfants ? J’en ai pour une minute, je monte plus haut pour voir par où passer. Et de nous planter au milieu des croix tordues et des stèles fissurées. À défaut de mieux, nous visitâmes les lieux. Lucas se posa sans façon sur une tombe, dégainant son fusain et son carnet, griffonnant à tout-va avec la mine de l’artiste inspiré. L’endroit ne se prêtait pourtant pas vraiment aux rêveries bucoliques. Je comptai une quinzaine de sépultures, à la pierre abîmée par le lichen. Le temps y avait creusé des fissures suffisamment larges pour qu’un de leurs occupants puisse s’en échapper. Certaines tombes s’étaient même soulevées et, lorsque je m’en approchai, la terre que je remuai exhala une senteur acide, dérangeante. À la périphérie du cimetière, un visage m’interpella. Je croisai des yeux de granit en amande, de jolies boucles de calcaire, coiffées à la vieille mode. Des joues potelées surmontaient un sourire mutin. Tant de jeunesse et d’espièglerie émanaient de cette petite image. Je m’arrêtai auprès d’elle parce qu’elle contrastait. Elle n’avait pas sa place parmi les autres défunts, des ancêtres Gréminoir, des Georges, Germain et Gautier 8
ordinaires. Nul chiffre ne me permettait de dater sa sépulture, seul son nom figurait sur la stèle. Et, de ce que je voyais, elle était l’unique femme de cette macabre assemblée. Par ailleurs, elle était la seule sculptée, son visage tout rond souriant dans son médaillon. Ça nous intrigua, moi et Lucas. Mon frère copiait déjà la gravure à grands traits anthracite. Quant à moi, je me creusais les méninges. Je ne connaissais pas tous les secrets de notre famille. Papa nous avait bien abreuvés d’histoires et de souvenirs, ça il savait bien le faire, en dépit des soupirs appuyés de Maman. Mais le nom de Marie ne me disait rien. Je ne me souvenais même pas d’une seule fille dans la famille, à part moi, Mamie Jeanne et tante Thérèse – qui ne comptait pas vraiment, en fait. Pourtant, la tombe me semblait étrangement neuve et entretenue, à la différence des autres stèles en piteux état. Ce devait donc être une parente relativement proche, que Papa aurait pu connaître. Quand il revint nous chercher pour nous reconduire à la ferme, je l’assaillis de questions. Mais Papa ne se rappelait pas une quelconque Marie dans la famille, en dépit de la popularité d’un tel prénom. Pas beaucoup de filles chez nous, me remémora-t-il avec une intonation vaguement chagrinée. — Je savais que nos ancêtres n’étaient pas enterrés au cimetière municipal, nous raconta-t-il alors que nous repartions sous un crachin de mauvais aloi. Leurs épouses, si, comme Mamie Jeanne ou Grand-mamie Capucine. Mais les Gréminoir légitimes n’étaient pas très appréciés dans les environs. Des ours mal léchés, tous autant qu’ils étaient, sans parler du criminel. — Quoi, quel criminel ? demanda Lucas comme si Papa ne nous avait pas narré cette histoire des centaines de fois. 9
— Tu sais bien, le rabrouai-je, Germain le Taulard ! Nous avions d’ailleurs vu sa tombe dans le cimetière, un monticule branlant coiffé d’une croix mal taillée. Dans la famille, personne n’avait beaucoup d’indulgence pour l’ancêtre Germain et les soupçons qu’il avait traînés toute sa vie durant. Je ne me rappelais plus des détails et je m’en moquais. Tout, plutôt que d’entendre Papa seriner son histoire d’horreur sous la pluie, au milieu des épineux et des sapins noirs. La ferme, d’ailleurs, nous apparaissait enfin. Je rabattis ma capuche sur mes cheveux humides et accélérai le pas. Comme le soir tombait, Papa nous autorisa à mettre de côté le grand ménage du grenier. Au lieu de quoi, nous nous installâmes dans la salle à manger, une longue pièce basse de plafond aux poutres apparentes. Elle me donnait le bourdon, cette salle, avec ses vaisseliers de gros bois sombre et son énorme lustre qui n’éclairait rien. Papa remplissait des documents pour la succession, Lucas se démenait en cuisine pour nous préparer un chocolat chaud et je m’étais donné pour mission de ranger la commode de l’entrée. Elle débordait de papiers aucunement triés. Ça me paraissait fou de garder autant de choses chez soi. J’étalai tous les documents devant moi et poussai un soupir. Qu’est-ce que je faisais là ? J’aurais dû biaiser, comme Maman. Invoquer mon mémoire à rédiger, ou Gaspard qui ne pouvait pas vivre plus d’une semaine sans moi. Nous aurions dû nous allier, avec Lucas, pour dénicher une excuse imparable. Au lieu de quoi, je m’étais sentie mal pour Papa. Plusieurs années qu’il n’avait pas eu de nouvelles de son père, et voilà que le notaire lui en donnait. Quand il nous avait demandé un coup de main pour vider la maison, je n’avais pas su refuser. 10
Mais c’était un travail sans fin. La ferme était immense, une construction étrange qu’on avait agrandie de plein de petites pièces aux volets toujours fermés. Son entrée au sol de pierre se faisait sans cesse inonder à chaque rincée, son toit fuyait. Il n’y avait pas moyen, ici, d’échapper à l’humidité ambiante, ni aux grands silences des sapinières. Nous étions loin de tout, coupés de la civilisation par des champs et des bois laissés à l’abandon, enfermés dans un nid de poussière, de papiers et de bibelots. L’arrivée de Lucas me rendit de mon allant, alors qu’il nous servait une tasse d’eau chaude vaguement saupoudrée de cacao. En guise de lait, il n’avait trouvé qu’un fond de bouteille à l’odeur infecte, rancie comme tout ici. Je me remis à trier mon tas de papiers. Factures, bulletins de paie, cartes postales aux couleurs passées, photos jaunies, les figures s’y floutant comme pour les peupler de fantômes. L’une d’elles retint mon intérêt. C’était un petit cliché aux teintes tristes, où deux enfants se morfondaient. Le premier n’était qu’un poupon à quatre pattes, qui salivait sur le plancher. Debout dans un coin, bras fermement croisés, sa jolie robe à rubans tirebouchonnée autour de ses genoux, la seconde faisait la moue. J’avais rarement vu une petite aussi laide, avec sa lippe boudeuse, ses yeux globuleux, son menton en galoche. — Dis, Papa, c’est toi le bébé-là, non ? Je lui tendis la photo. Papa releva le nez avec un sourire nostalgique : — Oh, oui, pas de doute, j’étais tout bouclé dès les premiers mois ! — Et cette fille, qui est-ce ? Il prit quelques secondes pour répondre, l’air un peu perdu. — Je crois, soupira-t-il, que c’est ta tante Thérèse. 11
Mais je n’en suis pas certain. J’étais tout petit, à cette époque, je ne me rappelle pas bien d’elle. Il n’en avait jamais parlé qu’à demi-mot, lui d’ordinaire si prolifique au sujet de ses autres parents. Nous savions simplement qu’elle était décédée en bas âge. Sa mort avait rendu Mamie Jeanne un peu folle. D’une méfiance maladive, disait Maman. Je n’avais pas vu sa tombe au cimetière. Quand j’en fis la remarque à Papa, il haussa les épaules et répondit que son père avait ses lubies. Peut-être avait-elle été enterrée dans les bois, ou au fond du jardin, aux pieds des grands rosiers couchés par le vent. J’y songeais encore, l’œil sur cette gamine affreuse, alors que la nuit tombait lourdement sur le domaine. Papa, aussitôt, gagna la porte et la verrouilla. — Ici, annonça-t-il, on ne sort pas la nuit. Vous voulez savoir pourquoi ? Je ronchonnai. De nouveau cette rengaine. Les garous, les pleureuses et les hurleurs sortaient de nuit pour envahir la montagne. Et les enfants sages s’emmitouflaient dans leurs couvertures. On connaissait la chanson, c’était un bon prétexte pour les parents afin de nous coucher tôt. Ça ne marchait plus, maintenant, mais je n’avais pas envie de protester. À l’extérieur, le vent chahutait les résineux. La terre dégorgeait de boue et de glaise. Pour rien au monde, je ne serais sortie. Quand nous étions petits, Papa nous avait emmenés à la ferme pour nous présenter à ses parents. À l’époque déjà, cette maison trop basse et humide m’avait oppressée. Je me rappelais des yeux perdus de Mamie Jeanne, de la barbe piquante de Grand-père Félix. D’avoir eu peur de la grosse bête poilue qui leur tenait lieu de chien. Je me souvenais aussi que Grand-père ne m’avait pas lâchée d’un pouce, alors qu’il m’ame12
nait aux champs, qu’il me faisait goûter des mûres et ramasser de la bruyère. Il avait une peur terrible que je me mouille, ça m’avait marquée. Il bondissait devant moi à la moindre flaque d’eau et avait même jeté son gilet dans la boue, pour que je puisse passer un ruisseau. Je m’étais dit plus tard que Maman avait dû lui faire la leçon. Elle avait une sainte horreur de la campagne et détestait faire des lessives plus que nécessaire. Elle faisait un peu peur aux gens, Maman, cassante comme elle pouvait l’être. En souvenir de cette visite, Papa m’octroya la chambre que j’avais autrefois occupée. Pour le coup, elle ne m’était plus du tout familière. J’en détestais le papier peint rayé, le gros lit aux ressorts grinçants, l’odeur de laine moisie qui s’échappait de la literie. Elle disposait d’une misérable fenêtre qui donnait sur la cour. La pluie tambourinait aux carreaux. La pénombre me permettait encore de voir notre voiture, ses roues bien enfoncées dans la gadoue. Quel pays détestable. En arrivant, j’avais jeté mon sac sur le lit sans m’intéresser à rien. Après un dîner frugal, je montai directement pour me préparer à dormir. J’enfilai mon pyjama à la lueur d’un plafonnier verdâtre. J’avais emporté un roman piqué à Maman, mais pas d’humeur à lire, je préférai visiter les lieux. J’ouvris les armoires entreposées là, dégorgeant comme attendu de nippes brunies par le temps. Ce fut sur le miroir au flanc d’une penderie que je trouvai le premier mot. « Ne pas oublier de l’essuyer », écrit en grosses lettres maladroites. Un pense-bête de Grand-père, supposai-je. Je n’y pensai plus jusqu’à ce que je passe dans la salle de bains. À l’intérieur de l’armoire à pharmacie, je découvris: « Ne pas laver la tombe à l’eau. » Au-dessus de la carte du monde accrochée aux toilettes, je lis : « S’en occuper après chaque pluie. » 13
— Tu as vu ça ? me lança Lucas en surgissant peu après dans ma chambre. « Bien lustrer le médaillon », disait son mot à lui. — Je crois qu’il parle de la tombe de Marie, supposai-je. — Il était plus toqué qu’on ne le pensait, oui ! Mon frère n’avait pas tort. Cette maison, cette montagne rendaient fou. Sans parler des contes farfelus de Papa, nous en avions eu plusieurs preuves en visitant le grenier. On y avait déniché des tas de chaussures aux semelles de fer, pesantes et incommodes, et un mur entièrement recouvert de clous. En point d’orgue une assiette posée au pied de l’escalier, emplie de pâtes à la bolognaise devenues toutes poisseuses. « Il nourrissait sûrement l’esprit de la maison, » avait suggéré Papa sans paraître surpris. J’avais hâte qu’on en finisse, des préoccupations plus urgentes m’attendaient chez moi. Épuisée par cette première journée, je me couchai tôt. Je me demandai brièvement ce que Marie, mignonne et pétillante, avait pu chercher en ces lieux.
*** Il est des temps et des endroits que seule la lune peut faire apparaître. Elle est alors cornue, gibbeuse ou ronde comme un œil d’une grosseur obscène, blafarde, rousse ou bleutée. Elle éclaire ce que l’on ne veut pas voir, au plus profond des bois. Un étang à la couleur de lait, où flotte une chose ventrue et inerte, dont on ne voit qu’une bosse. Les temps sont anciens, les gens méfiants et secrets. Les horreurs se déplacent à la faveur de la lune. Un instant, un nuage passe et l’eau plonge dans le noir, comme la chose qui y flotte. 14
Puis la lune revient, et l’autre est là. Tout simplement assis sur son trône d’os et de peau. Son grand bâton de coudrier remue la vase avec curiosité. La chose ne bouge toujours pas, doucement bercée par l’eau saumâtre. L’autre se déplie, haut comme un arbre, conduisant la forêt tout entière à se courber à ses pieds. Il va à l’étang, y trempe un sabot, son bâton fend les flots. Il tend sa serre acérée et saisit la chose par les cheveux. Il la traîne sur la berge, tout enduite qu’elle est d’algues et de limon, poisseuse et humide, gorgée d’un liquide croupi mêlant diverses sanies. L’autre appuie sur le renflement du ventre. Puis tire une paupière, souffle dans la bouche béante, griffe tempes et joues. La chose s’éveille. La lune lui arrache un grand cri. Sa voix, grêle, essoufflée, compressée, s’y casse, et les arbres ricanent. L’autre, lui, ouvre sa gueule infernale, d’où jaillit un chaos de dents, d’épines et de crocs. Il hurle en retour, affolant la chose qui aussitôt cesse de lutter. Sa peau tournée comme du lait frissonne, et elle chuchote sous la lune étrange : — Il avait dit qu’il me préférait. Et elle, pourtant si laide, si boiteuse, avec sa vérole et son cheveu cassé… Il aurait dû me préférer. Sous la fange, on devine encore les épingles maintenant la chevelure d’or, la gracieuseté du visage, la douceur d’une main maintenant ridée. — Beauté infâme, répond l’autre avec son rictus des ténèbres, je peux y remédier. Mais il faut signer et il faut donner. Elle hésite à peine, celle qui n’a plus que de l’eau dans les veines. Elle griffe la paume poilue de son nouveau protecteur. Et le regrette aussitôt, car il sourit odieusement avant de la mettre en pièces. Il lui arrache sa robe bleu fané, il creuse son jeune ventre palpitant, fouille et fouine jusqu’à extraire le petit 15
reste qui avait tout à vivre. Il brandit le paquet ensanglanté, qui pousse un vagissement effroyable. La lune même s’enfuit. L’étang est rendu à la nuit, avec sa chose renflée et gluante à bercer...
16
Vous venez de lire un extrait de la novella «Marie de Pluie», une histoire fantastique et horrifiques qui se lit en une heure. La collections «Lueurs Obscures» dont ce texte fait parti est actuellement en précommande ici : https://fr.ulule.com/lueurs-obscures-annee-1/
17
18