Solitude du Nouveau Monde

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(Page reste vierge image seulement pour finaliser le choix de la couverture)

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LA SOLITUDE DE L’HOMME NOUVEAU [Sous-titre]

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Du même auteur Aux éditions Polymnie ’Script Antichambre de la Révolution Aventure de Noms Cave des Exclus Chagrin de la Lune Désespoir des Illusions Dialectique du Boudoir Disciple des Orphelins Erotisme d’un Bandit Eté des furies Exaltant chaos chez les Fous Festin des Crocodiles Harmonie des Idiots Loi des Sages Mécanique des Pèlerins Nuée des Hommes Nus Obscénité dans le Salon Œil de la Nuit Quai des Dunes Sacrifice des Etoiles Sanctuaire de l’Ennemi Science des Pyramides Tristesse d’un Volcan Ventre du Loup

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Vices du Ciel Villes des Revenants

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MEL ESPELLE

LA SOLITUDE DE L’HOMME NOUVEAU

Polymnie ‘Script

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© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.

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[Dédicace]

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[PrĂŠface]

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Chapitre 1

Nantes, été 17886 Le colonel américain Samuel Gibson se pencha sur le corps mutilé du marin, les demi-lunes posées à l’extrémité de son nez busqué. Il ne prononçait pas un mot tenant entre ses doigts une petite brucelles. Non loin de lui, Léonie ne perdait rien à ses gestes précis. Du haut de ses quinze ans, elle venait d’intégrer la médecine à Nantes après avoir coopérer auprès de Gibson deux années durant. Et quand ils eurent terminés, le colonel s’assit devant la fenêtre, les avant-bras posés sur ses cuisses. « Vous savez Léonie vous me manquerez. J’ai vu beaucoup de religieuses passer ici, ainsi que de jeunes patriciens mais aucun de mes élèves n’avaient autant de passion en lui que vous et c’est un réel plaisir de travailler en votre compagnie. —Merci à vous Colonel, vous êtes un bon enseignant il faut le dire. Les autres professeurs ne sont pas aussi intéressants que vous. Ils n’ont pas sillonné les mers du globe et braver des tempêtes pour ensuite venir humblement dispensé son savoir à Nantes. Sans vous je n’aurais jamais pu intégrer cette faculté. —Faculté c’est un grand mot, nous avons pour ambition de vous instruire afin de batailler à armes égales. Et puis votre père a contribué à l’érection de

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deux dispensaires dans la région. Quoi de plus légitime que de vous y trouver opérant nos blessées, soignant les blessures les plus superficielles comme les plus sérieuses et tout cela avec une si grande empathie. —Vous trouvez ? Parfois je doute de pouvoir faire un bon médecin. —Léonie, il ne faut jamais renoncer. Quoi qu’il arrive vous devez garder votre cap. Il y a des jours où vous douterez de tout. Il y a des jours où l’on a son compte de malheur mais rien n’est plus jouissif que la victoire. C’est bien pur cela qu’aucun guerrier ne renonce, aucun explorateur ne fait demi-tour et qu’aucun médecin n’abandonne son patient. » Léonie se perdit dans ses pensées, la bouche entrouverte. « J’i lu votre récit de voyage sur les abords du fleuve du labrador. Vous dites avoir survécu au naufrage de votre navire. Mon père a longtemps pensé que vous étiez une sorte d’ermite jusqu’à ce qu’il croise votre route en Louisiane. » Il inspira profondément avant de poser la main sur celle de sa protégée ; elle lui répondit par un sourire, le visage balayé par un rayon de soleil. Il se passa un moment sans que l’un ni l’autre ne parle et Léonie la première brisa le silence. « Comment était-ce là-bas ? —où donc ? Questionna-t-il le regard posé avec douceur sur l’enfant. Il appréciait Léonie comme sa fille et plus encore depuis le décès de son père le marquis de Noailles. —Et bien là-bas sans le labrador ? Et dans les Colonies Britanniques et à Manille ? —C’était éprouvant parce qu’il y a un côté solitaire. On a beau vouloir essayer de créer une structure avec des lois et des hommes pour les exécuter, on est finalement très seul. C’est le lot de tous les marins qui sillonnent les mers du globe. —Vous aviez le mal du pays. Je trouve que vous avez eu beaucoup de chance dans vos épreuves. » Il posa son regard brièvement sur la petite aux lèvres pleines et au regard félin. Elle portait ses

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cheveux noirs attachés sur la nuque par un catogan à la manière des hommes, ainsi que le frac noir posé sur u gilet boutonné jusqu’en haut de son mouchoir de poche, un gilet ocre tirant sur le marron. De loin la confusion pouvait être permise mais de près, Léonie ne pouvait dissimuler son identité. Elle restait une enfant dont la timide féminité se tenait dissimulé sous ses vêtements masculins légèrement usés qu’elle portait de tout temps pour lui permettre d’étudier sur les bancs de la faculté de médecine. Le corps professoral ne la laisserait pas triompher. Elle n’avait accès qu’à un banc en haut de l’a sphère académique, là où personne ne pourrait la voir. Elle s’en accommodait très bien, seule et isolée des restes des étudiants ; entre deux colonnes elle griffonnait des schémas et prenait toutes sortes de notes théoriques pour la pratique, le colonel Gibson supervisait son travail en pensant que cela en valait le coup. « J’ai la conviction que vous vous en sortiez Léonie. En Louisiane vous avez été remarquable. Je voulais ne pas en parler parce que je m’étais juré de ne pas le faire mais, vous avez montre de grandes compétences et je suis ravi que vous poursuiviez vos études. » Il faisait allusion à la fièvre jaune ayant décimé tous les membres d’une même famille. Ses parents n’avaient pas survécu à l’épidémie et Léonie seule rescapée fut sous la protection de Gibson. « Si un jour je deviens médecin je vous dédierai ma victoire. Vous m’avez inspiré tout comme de Launay d’Estrées. Il écrit si remarquablement bien et c’st u homme de foi. Il croit en ce qu’il fait. —Il est actuellement à Nantes, vous savez. —Ce n’est pas vrai ! » Le visage de Léonie s’illumina. Si Aloys de Launay d’Estrées se trouvait être à Nantes, elle ferait n’importe quoi pour le voir ; elle interrogea Gibson du regard, des plus curieuses. « Oui, il fréquente l’une de mes relations ? C’est ainsi que je sais qu’il est ici en ce moment. Nous pourrions tous deux nous rendre chez cet ami en commun qu’en dites-vous ?

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—Oh, oui j’en serais enchantée ! » On se pressait dans l’hôtel particulier de M. Vuibert. Gibson suivit par Léonie joua des coudes pour se frayer un passage dans cette marée humaine et ils empruntèrent un escalier à double révolution pour accéder à un palier grouillant d’académies, de scientifiques,, d’amiraux et officiers de marine. « Colonel Gibson ! » Il se tourna à l’appel de son nom pour saluer un officier de marine entre deux âges l’observant attentivement. « Qu’il est courageux à vous d’être venu, vous qui ne sortez jamais ! Et vous êtes venu avec votre fils ? —Non, il s’agit de ma pupille, la marquise de Noailles-Woerth. Veuillez m’excuser ! » L’autre officier accusait le coup, il ne comprenait pas qui pouvait bien se cacher derrière ce costume de jeune homme. Piqué par la curiosité il les suivait jusqu’à l’entrée de la salle d’où s’échappaient des rires et Gibson pointa le menton en direction d’un immense type dépassant d’une tête le reste de l’assemblée. Le cœur de Léonie battit à rompre. Jamais elle n’avait pu imaginer pareille charisme sur un professeur, en plus d’être grand, il inspirait la confiance et l’assurance. Ce fut pour ainsi dire, un coup de foudre. Cette divine apparition la frappa pour la laisser sans voix ; L’officier s’approcha de Gibson pour entretenir un semblant de conversation avec ce dernier. « Comment va votre charmante épouse ? Et vos fils ? J’avais pensé vous rendre visite, Colonel si toutefois vous êtes disposé à revoir un vieil ami. —Ma femme et mes fils se portent bien. Merci de vous en inquiéter ! » Et Léonie fonda la foule pour s’approcher au mieux du scientifique au regard translucide répondant aux nombreuses questions posées par son auditoire. Des plus fébriles, Léonie cherchait à capter son attention mais en vain. Il ne la voyait pas, n’étant qu’une figure anonyme parmi tant d’autres. « Il convient de souligner que notre monde entre dans une nouvelle ère, celle des connaissances

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tournées vers le peuple pour appuyer notre Encyclopédie. Les sciences seront l’affaire de tous, ce que nous aspirons à voir surgir est une sorte de culture populaire. —Vraiment ? Pensez-vous que le peuple comme vous dites puisse être capable de comprendre l’essence même de nos recherches, monsieur le comte ? La masse de ces illettrés ne saisissent à peine les subtilités de notre langue alors comment vouloir prétendre les familiariser à des notions plus techniques ? —Et bien en les éduquant. » Sa réponse fut saluée par une huée générale, seule une poignée resta silencieuse. Le regard de Léonie brillait de mille feux et s’il lui avait regardée à cet instant précis, elle se serait évanouie sur le champ, acculée par l’émotion. « La masse ne peut rester dans l’ignorance. La puissance d’une civilisation réside dans sa propension à éduquer les ignorants, c’est à ces fins que nous ouvrons des facultés et des lieux d’enseignement ouvert à tous sans distinction d’âge, de naissance et de sexe. » Nouveau tollé général. « Et de sexe ! » répondit-ton dans la salle. « Si la démagogie est votre arme de prédilection, alors il vous suffira de permettre aux manants de voter pour rentrer dans les bonnes grâces de la noblesse et du roi ! Ah, ah ! Tenez-vous en à vos écrits, Monsieur le Comte et nos vaches seront bien gardées ! » L’Assemblée entière ricana de conserve. Gibson l’attrapa par le bras. « Il faut y aller maintenant, nous remettrons notre entrevue à plus tard. » Léonie eut un dernier regard pour Launay d’Estrée avant de suivre Gibson vers la sortie et au moment où ils accédèrent à l’escalier, un jeune homme bondit sur le Colonel. « Mon Colonel, permettez-moi de me présenter. Je suis Jocelyn Grasset et je vous ai dernièrement écrit

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pour espérer une collaboration avec le Maitre Dessalins avec qui vous avez collaboré et…. —Ecoutez Monsieur Grasse, prit-il le temps d’articuler le visage las, j’apprécie l’attention que vous me portez mais en ce moment je ne puis donner une suite favorable à votre requête. Il s’avère que le maitre dessalins ne reçoit plus aucune demande étant de santé fragile et alité depuis une quinzaine. J’espère que vous trouverez meilleure opportunité, jeune homme ! « Jocelyn Grasset les regarda partir. Ce beau jeune homme voyait ses rêves s’envoler, Gibson aurait été un précieux allié. Il pouvait encore soudoyer son jeune assistant pour espérer un entretien mais il se dit qu’il était temps pour lui de regagner Paris avant de se retrouver sur la paille. Dans l’hôtel du colonel Léonie ne put fermer l’œil de la nuit tant le souvenir de M. de Launay d’Estrée hantait ses pensées. Le nez dans ses manuels de médecine, elle saisit son bougeoir pour descendre l’escalier quand elle vit de la lumière sous la porte de la chambre à coucher du couple Gibson. Léonie allait passer son chemin quand une voix attira son attention, celle de la maitresse de maison. « Je veux qu’elle s’en aille Samuel. Elle ne peut rester ici. On commence à parler autour de nous. Son attitude frise l’immoralité. Elle se travestie pour aller étudier quand cela n’est pas autorisé à notre condition de femmes ! Et puis, elle passe beaucoup trop de temps avec vous… si je ne vous aimais pas comme je vous aime, il y a longtemps qu’elle aurait déjà quitté ce toit ! —Cessez donc vos enfantillages, Léonie est ma pupille. Par conséquent elle restera ici aussi longtemps que je l’aurais décidé et je refuse que vous médisiez à son sujet ! —Samuel, je devine qu’elle vous plait mais cela ne peut se faire. Vous en serez le premier à en souffrir. —Mais…mais de quoi parlez-vous pour l’amour du Christ ? Léonie est mon élève et si vous êtes assez

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naïve pour croire autre chose alors je ne peux rien pour vous soulager ! —Elle restera ici, chez moi, sous mon toit. La discussion est close. Je ne veux plus qu’à l’avenir vous me parliez d’elle en ces termes, ai-je été clair, Plus jamais ! »

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Aout 1785, Brest ville du Finistère. « Professeur De Launay d’Estrées ! M. De Launay d’Estrées ! » M. de Launay d’Estrées se retourna prestement à la vue de son jeune interlocuteur. « En quoi puis-je vous être utile, monsieur ? Ou bien…à qui ai-je l’honneur ? —Est-il vrai que vous avez rencontré le comte Louis-Antoine de Bougainville ? Comment est-il en vrai ? Est-il aussi érudit qu’on le prétend ? Sa description sur les peuples tahitiens étant controversée, je me demandais si vous partagiez son point de vue ? Moi-même je viens de dévorer son bouquin, Voyage autour du monde…(en le sortant de sa besace) C’est une œuvre formidable et sa position en tant qu’Humaniste y est exposée de façon si évidente que beaucoup s’indigne de ne pas y avoir songé plus tôt. J’ai un profond respect pour le travail du comte de Bougainville et je me destine à suivre son exemple en terminant mes études de médecine. Alors dites-moi comment il est en vrai ! Je brûle d’impatience de le savoir… » Il le dévisagea les sourcils en pointe. M. Aloys De Launay d’Estrées regarda autour de lui pour y puiser une quelconque forme d’inspiration. En fait, ce jeune homme le prenait de cours. « En réalité, l’évolutionnisme Bougainvilleien est surtout une explication de la transformation adaptive des espèces. Je crois qu’il est encore un peu tôt pour comprendre les mécanismes de l’hérédité. Sa théorie n’est pour le moment qu’au stade embryonnaire. Mais comme je ne veux saper votre enthousiasme, restons sur cette notion de base. Et pour répondre à votre première question : oui je l’ai rencontré à l’Académie royale. Un homme très réfléchi, en constante réflexion sur les travaux de Lamarck, Buffon, Aristote et Goethe.

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Ce que nous garderons de lui est son aptitude à s’adapter au monde qui l’entoure. —Il doit se flatter d’avoir un ami comme vous. J’ai également lu vos bouquins, mais je trouve que vous ne prenez pas de risque. Non, attendez ne partez pas ! Je ne voulais pas me montrer offensante mais contrairement à vos prédécesseurs vous n’apportez rien de nouveau sur la biologie. Or étant donné votre potentiel, nous pensions que vous nous auriez emmenés là où personne ne nous avait conduits auparavant. Vos livres se vendent plutôt bien et il s’avère que j’ai un exemplaire de votre dernier ouvrage dans mon sac…seriez-vous aimable de me le dédicacer ? —Et je mets à quel nom ? —Léonie Noailles-Woerth…Je vais susciter de la jalousie à l’université. Personne ne me croira quand je leur raconterai que j’ai croisé la route à l’inaccessible Professeur De Launay d’Estrées. Oui, vous êtes une légende vivante chez nous, à Nantes. C’est là-bas que j’étudie et si j’obtiens un bon classement, j’intégrerai la prestigieuse Faculté de sciences Paris. C’est également là-bas que vous avez étudié n’est-ce pas ? —Donc je me tiendrai en face d’un futur médecin, soutenant la thèse de Louis-Antoine Bougainville. Alors peut-être aurions-nous l’occasion de nous croiser ici comme ailleurs et échanger nos dernières opinions sur nos confrères ? Léonie Noailles-Woerth, je vais essayer de m’en souvenir. Il est peu commun de se faire apostropher dans la rue par une étudiante en médecine. Celle-là même vêtue comme un homme de façon à cacher ses attributs. Il y aurait-il autre chose sur lequel vous vouliez un bref éclaircissement ? —Oui parfaitement ! Je ne vous ai pas interpellé dans le seul but de vous parler de Bougainville et vous faire signer votre ouvrage. Je suis plus sournoise que je laisse croire. En plus de me travestir pour atteindre mon but, je vous guettai depuis le pub qui fait l’angle de la rue et je désespérai de ne vous voir descendre la rue. Je vous ai écrit une dizaine de lettres et j’ai du utilisé votre assistant comme intermédiaire à mes

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nombreuses autres sollicitations. Vous pensez certainement que je suis folle et que je perds cruellement mon temps, mais maintenant que je vous ai sous la main, je ne vous laisserai pas partir sans réponse de votre part. Je sais que vous êtes en plein préparatifs de départ. L’Astrolabe et la Boussole vont appareiller dans les semaines qui suivent et…je vois là une parfaite opportunité de carrière pour ce que j’entreprends. Cette expédition dans le Pacifique est une aubaine pour un étudiant comme moi. —Mlle Noailles-Woerth… —Oh je sais que cette entreprise est du ressort de scientifiques, de botanistes et des hommes d’équipage mais je suis apte à naviguer sous les latitudes avec vous. J’attends cette expérience depuis que je suis toute petite, alors ne me brisez pas les ailes. Je suis bon marin, vous vous en rendrez compte. Grimper sur le mat de misaine ne me fait pas peur et je sais faire tout ce qu’un bon marin est appelé à réaliser. Qui plus est, j’ai des notions dans la navigation, la biologie et la physique. Je suis douée pour les mathématiques et l’astronomie et... Vous me trouvez désespérée n’est-ce pas ? Peut-être en fais-je trop ? —C’est le moins qu’on puisse dire. Je n’irai jamais contester vos nombreuses qualités mais vous connaissez déjà ma réponse. Cette expédition n’est pas sans risques. Il y aura plus de deux cent membres à bord, finement triés sur le volet. Ce qui représente autant de père de famille privé de leur environnement pour une durée de trois ans minimum, si toutes les conditions de navigation nous sont favorables. Alors vous comprendrez qu’il n’est pas concevable d’emmener une femme lors de ce périple à travers le globe. —Professeur De Launay d’Estrées, je…je ne vous demanderai aucun salaire. —Il n’est pas question de cela Mlle Noailles-Woerth ! Enfin, c’est insensé de penser qu’on pourrait vous laissez embarquer ! Vous êtes certainement une élève très brillante, promise à un bel avenir autant sur le plan professionnel que personnel. Cette utopie vous

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fait perdre votre bon sens. Au revoir Mademoiselle et que Dieu vous protège ! » Dans le jardin les enfants courraient ça-et-là en poursuivant papillons ou les chiens. Assise à l’hombre d’un cerisier, Léonie relisait ses planches anatomiques pour la centième fois, sans se soucier de ses cousins chahutant autour d’elle ; les jumeaux Aubin et Briac, toujours assoiffés de nouveaux défis se poursuivaient en poussant de furieux cris et Lysandre de les suivre, un bâton à la main. Perdue dans ses réflexions, elle tortilla une mèche de cheveux autour de son doigt tout en suçotant le bout de son crayon à mine graphite. Le corps humain la passionnait et plus encore lorsqu’il s’agissait de ses études. Si les femmes n’étaient pas tolérées sur les bancs de l’université, Léonie savait que son admission restait un combat permanent. Elle devait travailler deux fois plus afin de prouver à la gente masculine qu’elle était aussi capable qu’eux de comprendre les fondements propres de la médecine. Néanmoins, il n’était pas rare de voir l’étudiante s’énerver et au bord de la rupture, alors elle devait de nouveau se concentrer sur ses objectifs de carrière. Une fois qu’elle aurait ce précieux diplôme, elle exercerait son art auprès des nécessiteux. Cette seule perspective suffisait à la remettre d’aplomb. « Léonie ? Hurla sa cousine par la fenêtre de la maison aux murs de briques rouges partiellement recouverts de lierre. Je vais en ville, est-ce que tu m’accompagnes ? —Non Césie, vas-y sans moi. Attends…(en se levant prestement) Dans quel quartier te rends-tu ? Si tu vas sur les quais je t’accompagne. J’ai une course à faire là-bas. Il fait une chaleur à crever à l’extérieur. C’est encore une chance qu’on est des endroits ombragés. Tante Blanche devrait songer à installer une tonnelle au fond du jardin, comme celle des Damiens. Tu t’es faite belle…Ne me dis pas que tu as encore un rendezvous galant avec ce fils de juge ? Tu sors le grand jeu dis-moi, mais si tu lui offres tout sur un plateau, il n’aura plus l’envie de te séduire davantage.

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—Quel cynisme Léo, mais avec tout mon respect, ce n’est pas moi qui vais finir vieille fille au milieu de tous ses livres ! Tu crois peut-être qu’une femme savante attirerait les hommes ? J’aurai mes enfants quand toi tu te demanderas toujours comment on les fait. Ce ne sont pas dans tes livres que tu apprendras à séduire et à pouponner. Quand comprendras-tu que le monde auquel tu aspires tant n’est pas fait pour toi ? —C’est pas faux, mais moi au moins j’aurai ma propre personnalité ». Ainsi les cousines descendirent à pied, brasdessus, bras-dessous. Les hommes les saluaient bien bas et les dames sous leur ombrelle détournèrent les yeux pour ne pas avoir à le faire. L’activité battait son plein sur les quais de Brest. Au loin, la flûte, devenue une frégate pour les besoins de l’expédition finissait sa rapide renaissance sous l’œil vigilant de Robert Sutton de Clonard. Avec une capacité de 500 tonneaux, le bâtiment avait été construit au Havre en 1781 suivant les plans de JJ Ginoux. Léonie écarquilla les yeux. La flûte resplendissait, alimentant la passion de la petite Noailles-Woerth pour les gréements autant que pour les explorations vers les terres inconnues. « Léo, l’enseigne De Roux D’Arbaud consent à nous faire visiter le pont ! C’est bien ça Monsieur ? » L’officier en question, un gringalet à la tignasse rousse bafouilla un rapide commentaire, flatté par la présence des deux jeunes femmes aux pieds de son navire car jamais aussi élégantes damoiselles n’avaient témoignées une telle attention pour L’Astrolabe. Et Léonie fut la première à bord, fermant son ombrelle d’un claquement sec. Alors que Césarine pressait le volontaire de questions futiles sur le bâtiment, la jolie NoaillesWoerth ne semblait s’intéresser qu’au membre de l’équipage, dont le reste des savants qui bientôt rallieront Brest dans les jours à venir. « Oui Mademoiselle, en plus du grand professeur De Launay d’Estrées, il y aura M. Paul Mérault de

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Monneron, Joseph Lepaute Dagelet, Jean Honoré Robert de Paul, le docteur Nicolas Collignon et tant d’autres ! Euh Mademoiselle…cette partie du navire n’est pas destinée aux visites ! —Faites comme si nous n’étions pas au courant » Trancha notre Noailles-Woerth en s’engouffrant par le gaillard pour accéder à l’entrepont. Alors l’homme aux longues favorites lui emboîta le pas en écrasant la traîne de sa robe jaune. Il s’en excusa, vert de confusion, invitant derechef Césarine à les suivre dans les profondeurs de ce mastodonte des mers. Léonie voulait voir ce que les autres visiteurs n’avaient pu voir avant elle. Ils passèrent devant le carré des officiers où s’entassaient des malles, des cartes enroulées dans un même compartiment et un millier d’autres outils qui faciliteraient la vie à bord de ces hommes. Le cœur battant à rompre, Léonie savourait ce moment. « C’est donc ici que tout va se jouer ? M. d’Arbaud c’est un immense honneur que vous nous faites, en avez-vous conscience ? » Ce dernier rougit de nouveau et dans la promiscuité des lieux, posa accidentellement sa main sur celle gantée de la jolie personne quelque peu troublée par l’étroitesse des cabines. Césarine ne partageait pas le même enthousiasme que sa cousine de trois ans sa benjamine mais elle joua le jeu sachant pertinemment que Léonie se montrerait pleine de gratitude envers elle si cette dernière jouait les chaperons quand le besoin s’en présentait. De haute carrure, il plia le dos afin de suivre Léonie vers des lieux plus étroits encore que les précédents. Avait-elle pour idée de descendre jusqu’aux cales ? Une partie de L’Astrolabe serait réservée pour la faune et la flore que ces messieurs ramèneraient de ces autres comtés et l’imagination de notre Léonie prit le pas sur la réalité. Césarine au bord de l’évanouissement se demandait comment plus de cent hommes parviendraient à cohabiter dans des endroits aussi peu ventilés ? Les

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marins restaient des hommes d’expérience, habitués depuis leur plus jeune âge à voyager ainsi. « Vous m’envoyez ravie. Léonie, je ne crois pas que l’on soit invitée à aller plus loin. Ma cousine n’entend rien. C’est une passionnée de voiliers comme vous pouvez le constater. Et si elle avait été un homme, elle aurait certainement fait carrière dans la marine. Où est-elle partie ? Oh mon Dieu…ce que l’on peut manquer d’air ici. —Ces portes mènent au second pont…Mademoiselle, ayez l’obligeance de bien vouloir revenir ! Mademoiselle ? N’ayez crainte, je m’en vais la chercher ». L’élégante aux grands yeux de chat tenait sa robe sous ses avant-bras de façon à ne pas choir. Si la monde était aux robes de gaulle, Léonie aurait voulu ne pas connaître l’enfer des corps de baleine si furieusement serrés autour de sa poitrine, ni de ces perruques visant à la ridiculiser auprès des tiers. Ce genre de mise lui donnait l’air de glisser sur le sol comme une automate privée de pieds et privée de tout mouvement naturel. De cela, Léonie en souffrait. « Monsieur de Roux d’Arbaud je vais peutêtre vous paraître indiscrète mais suis-je en droit de vous demander si le professeur De Launay d’Estrées compte embarquer avec son petit singe. Oui je connais l’existence de ce primate. Il le décrit comme étant l’égal de l’homme, ce qui lui vaut les railleries de ses pairs. Est-ce que cet animal fera partie de l’expédition ? —Je l’ignore mais il est fort possible qu’il lui réserve une place dans sa cabine. Vous semblez bien connaître le professeur, serait-il une de vos relations ? — Non, nous n’avons pas eu la chance de lui être présenté. Disons que tout le monde à Brest connait le professeur et plus encore dans certains cercles mondains réservés à l’élite de notre Royaume. Mais mon oncle qui vit ici connait le personnage pour lui être venu en aide en lui avançant une guinée dans une taverne du coin. Non, plus sérieusement mon oncle se

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passionne pour les œuvres de De Launay d’Estrées. Il les dévore et une fois sa lecture achevée, il nous en parle avec une débordante inspiration. On le dit être taciturne, peu bavard et fidèle à ses convictions. —Il est un peu tout ça mais il est également très généreux et passionné par le monde qui l’entoure. Je l’ai vu à l’œuvre et je peux vous dire que nous aurons de quoi nous distraire avec cet homme à bord de L’Astrolabe. —C’est formidable. Et dans l’hypothèse où mon oncle est un fervent admirateur de ce dernier, ditesmoi quel genre d’attention pourrait satisfaire un tel homme ? Vous avez certainement une idée du présent qui toucherait le professeur dans son génie ? M. d’Arbaud vous rendriez mon oncle si heureux si vous étiez à l’origine de ce bonheur à venir ! » * Ce soir-là, le professeur De Launay d’Estrées recevait des amis à dîner. Parmi eux son assistant, Pierre Foucault De Holbach, un brillant mathématicien et docteur en sciences, diplômé d’Amiens dont sa seule raison de vivre résidait dans une complète dévotion au monde des sciences. De nature peu bavarde, il se contentait d’assister au débat sans prendre part ni dans un camp ni dans l’autre. A ses côtés, on trouvait les lieutenants de la frégate L’Astrolabe et la Boussole, et en son secrétaire un dénommé Jacques Darris, né à Quimper portant des boucles blondes. Il parlait de façon claire, sans jamais hausser le ton et De Launay d’Estrées se complaisait à pouvoir lui faire confiance. Ensuite venait François Eutrope, aide-pilote chargé de veiller sur tous les membres de l’équipage. En plus de ces hommes se trouvait un notable de Brest, le juge Galeran Fouquier dont le fils restait la mascotte des jeunes femmes en fleur. Une seule femme faisait partie de leur réunion aux chandelles : la baronne Victorine De BazinVilleneuve rêvant de voir sa fille Hortense épouser le

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professeur De Launay d’Estrées. Or cette dernière n’aait pu se rendre à ce dîner souffrant de douleurs abdominales dues à l’arrivée de son flux mensuel. Ce fut à regret qu’elle déclina son invitation et tout en se morfondant dans sa chambre, relisait pour la énième fois les œuvres de si dévoué soupirant. Près de la dame des plus coquettes soupait un vieux professeur de la prestigieuse Académie des Sciences. Le vieux Lazare Drouet tentait de prendre part à la discussion, souffrant d’une légère surdité. Son regard tout comme ses bajoues tombaient curieusement vers son menton tout aussi proéminent. Le professeur présidait l’assemblée réunit autour d’un festin royal. Les succulents mets succédaient sans difficulté aux « amuses-bouches » qui excitaient les papilles. Le sujet de leur mésentente restait — comme un bon nombre de leur discussion— sur le thème des sciences. A la table du professeur, on se sentait obligé de nourrir de telle amicale discorde. Perdu dans la contemplation de son vin de table, Launay d’Estrées fut tiré de ses délires quand on lui demanda de prendre position. Il répondit en un très long monologue sur ce qu’il pensa de la chose. Un silence apparut et La baronne De Bazin-Villeneuve toujours pleine d’entrain éclata de rire avant d’enchaîner, amusée par la maladresse de leur hôte. Puis le valet Justin se pencha à l’oreille de son maître. Un présent venait d’arriver par coursier et le destinataire n’était autre que la maison Le Tallec. La curiosité se lit sur tous les visages. Très calmement le professeur posa ses lunettes rondes sur le bout de son nez et ouvrit l’emballage en prenant soin de suivre les pliures et les angles. Il tomba des nues en découvrant une miniature. L’anthropologue examina la tête sous toutes ses coutures et la vit circuler de mains en mains. Quel honorable présent ! Mais ce Tallec était vraisemblablement fou…une telle miniature valait une fortune ! De Holbach partageait cet avis : non seulement fou mais également imprudent. Un tel objet se remettait en main propre. Une fois seul, De Launay

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d’Estrées s’empresserait de répondre cordialement à cet homme, visiblement très ému par une telle marque d’intérêt. « Le Tallec est un brave homme, lança le juge en examinant à son tour ce drôle d’objet. Une sacrée personnalité apprécié par ses hommes et ses proches collaborateurs. Sa fille cadette est charmante, tout comme sa nièce… —Je ne sais pas ce que l’on peut attendre d’une jeune femme qui se travestit et qui étudie la médecine ? Quant à l’autre demoiselle j’avoue qu’elle est plutôt agréable ». Attaqua La baronne De BazinVilleneuve en trempant ses lèvres dans son verre de vin. En tant de mère, elle protégeait sa fille de toute sorte de concurrences et sournoisement, elle jeta un rapide regard à De Launay d’Estrées apparemment fort désappointé par cette révélation. Alors c’était donc cela ? De Holbach partageait son embarras. La petite Léonie Noailles-Woerth était une réelle obstruction, un parasite dont on devait absolument s’en débarrasser. Il refuserait le cadeau et donna la consigne à Justin de l’emballer de ce pas dans du papier de soie et de l’envoyer à son destinataire. « Je la trouve plutôt charmante cette jeune personne, articula Jacques Darris à l’attention de La baronne De Bazin-Villeneuve. Je voue une profonde admiration pour les femmes qui se lancent dans des professions longtemps réservées aux hommes. Il faut une sacrée dose de courage et pas moins de détermination. J’ai eu l’occasion de croiser cette petite Noailles-Woerth et elle ne m’a pas parue plus capricieuse qu’une autre. Au contraire, elle réfléchit plutôt bien et j’ai toujours eu un certain penchant pour les femmes avec de l’esprit. C’est précisément ce qu’elle est. —Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, seulement je déplore qu’un homme aussi vertueux que Le Tallec la laisse se parader en pantalons et en chemise ! Ce n’est pas concevable et en tant que mère

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je m’indigne d’un tel manque de bienséances. Elle ne fera jamais un bon mariage, croyez-moi ! » Alors le mathématicien sursauta de sa chaise. Les mères de famille ne pensaient-elle qu’à cela ? Il la dévisagea froidement avant de retourner à son assiette. Il irait la trouver le lendemain et au nom De Launay d’Estrées la remercierait pour cet inestimable cadeau. N’ayant rien contre les ballades, Léonie accepta et derrière son ombrelle avançait lentement alourdie par ces imposants paniers. Si elle devait s’habiller comme une femme, autant commander les plus jolies robes et accessoires. La petite NoaillesWoerth s’installa sur un banc sous une avalanche de mousseline blanche et le regard au loin, attendit que De Holbach prenne la parole. Mais ce bougre ne semblait point décidé. « Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ? Je vous aurai imaginé plus loquace à mon sujet. Ai-je fait l’objet de critiques au cours de votre illustre soirée ? Oh, parlez franchement professeur, je meure d’impatience d’entendre les commentaires de cette aristocrate. Comme tant d’autres, elle a peu d’égards à mon sujet et le fait entendre sans pudeur à qui veut l’entendre. Dieu seul sait ce que j’ai pu lui faire pour attiser tant de désapprobation de sa part. Pourquoi riez-vous ? —Les choses qui se disent derrière vous ne sont pas si pénibles à entendre. Elles sont plutôt flatteuses, ce qui me permet de penser que vous êtes bien loin de votre autocritique. Il est possible que j’ai manqué de discernement à votre sujet, mais en tant qu’assistant du professeur De Launay d’Estrées je me devais d’être intègre. Ce dernier comme vous le savez ne supporte pas le moindre dérangement et votre incessant courrier a été subi comme une charge. Vous réagiriez à l’identique dans pareille situation. Le mieux serait de mettre un terme à ces égarements en disparaissant de son voisinage. —Donc vous me suggérez de mettre les voiles ? Je pensais mais à tort, que vous tiendriez un autre

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raisonnement. Cette expédition représente tant pour moi et vous ignorez à quel point je…je serai désœuvrée si L’Astrolabe quitte Brest sans ma présence à bord. Si j’étais un homme tout serait plus facile et je n’aurai pas à me ridiculiser de la sorte (brusquement elle se retourna comme pour essuyer une larme de son œil) Cette histoire me tient vraiment à cœur et j’arrive à en perdre la raison. Que vous faut-il de plus pour vous prouver ma détermination ? —Mlle Noailles-Woerth, si cette décision ne tenait qu’à moi vous seriez déjà sur le manifeste du bateau. Mais votre présence à bord risquerait de mécontenter plus d’un. Le conseil d’administration, l’Amirauté, l’Académie, les assureurs et nos armateurs, sans compter les marins qui ne restent pas moins des personnes très superstitieuses. Avez-vous songé à cette vague de scandale et à l’infamie qui frappera votre famille ? Non bien-sûr que non… —Je suis égoïste vous le savez bien. —Non ! Mlle Noailles-Woerth vous êtes tout simplement…Mlle Noailles-Woerth, une charmante jeune femme encore bien ignorante. Le vent se lève et après le beau temps de la semaine, je crois que la pluie ne nous épargnera pas ». La nuit s’abattit sur Brest et gorgée d’eau, Léonie poussa la porte du petit salon pour rassurer son oncle et sa tante. Ce dernier, aux longs cheveux blonds abandonna son journal pour se lever. Mais dans quel état lui revenait-elle ? Sa robe n’avait pas été épargnée par la furieuse intempérie qui venait de s’abattre sur la ville. A présent, le tissu alourdit par l’eau du caniveau et des trottoirs pendaient mollement autour d’elle, ayant ramassé autant de boue que de pédales de fleurs arrachées par le vent violent venu du large. L’eau ruisselait sur son visage, finissant sa course dans sa poitrine. Tante Blanches quitta sa confortable bergère pour venir éponger sa nièce. D’un geste las, Léonie la repoussa. Pour ne pas craindre le mal, elle devait se changer de ce pas. La femme aux grosses boucles brunes secoua la tête de façon désespérée.

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« Croyez-vous que nous devrions lui parler du professeur De Launay d’Estrées ? —Non merci, il y est encore temps pour l’entretenir de cette chose-là. Mieux ne vaut pas l’accabler davantage. Le cadeau était plutôt une bonne intention, mais un homme qui a le savoir pour lui ne s’attache pas aux banalités de ce monde. Elle s’en remettra. Néanmoins Léonie a besoin d’être structurée. Peutêtre avons-nous manqué de fermeté à son sujet ou peut-être avons-nous manqué de clairvoyance. —Oh Malo, ne soyez pas aussi dur avec elle ! Intervint la dame en reprenant son ouvrage de broderie. Léonie est une femme indépendante, comme le fut sa mère avant elle. Il est également possible qu’elle se soit épris de cet homme, auquel cas nous ne pourrons pas la raisonner. —Léonie amoureuse ? Non vous perdez la tête, Léonie est amoureuse de ses livres et je ne lui connais que cette seule distraction. Quoiqu’il en soit, il est de notre devoir de calmer ses ardeurs. On ne peut harceler un tel homme impunément. Demain après la cérémonie religieuse, je m’entretiendrai avec De Launay d’Estrées et nous parviendrons à un arrangement ». Devant le feu crépitant violement, la jeune NoaillesWoerth les genoux repliés sous son menton se séchait derrière un écran constitué de jupons, encore des jupons et de sa robe. Dans la pièce adjacente, les petits se chamaillaient et les pleurs des benjamins se firent entendre. Les jumeaux Aubin et Briac taquinaient la petite Lysandre qui jurait qu’elle se vengerait. Un objet fut envoyée par terre, puis une porte claqua et se fut la cavalcade dans l’escalier. Le calme revenu, Léonie se dirigea vers sa coiffeuse et devant son miroir s’étudia à la recherche d’une expression sensuelle. Le lendemain après dix-huit heures, les mains dans les poches, Léonie descendit la rue, le chapeau enfoncé sur ses yeux. Une lourde voiture passa devant elle en soulevant une gerbe d’eau et un chien aboya au

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loin, dérangé par les discussions d’ivrognes revenant de leur journée passée derrière un comptoir. En deux grandes foulées, elle arriva devant la maison du professeur De Launay d’Estrées. De la lumière sortait d’une fenêtre à l’étage. La grille était trop haute pour être escaladée, alors il serait plus convenable à la Léo de sonner à la porte pour se faire annoncer. Justin la dévisagea de la tête aux pieds avant de la laisser dans le vestibule. L’intérieur de la demeure était austère. Le strict minimum et jamais rien de superflus. Tout était réfléchi pour être fonctionnel. Seul ombre à ce tableau : une toile représentant un navire en prise avec un cachalot. « En quoi puis-je vous être utile…Mlle NoaillesWoerth ? —Ne me mettez pas à la porte s’il vous plait ! —Ce n’était pas mon intention. Avez-vous seulement dîné ? Justin allait me monter des œufs brouillés et un reste de côte de bœuf, mais si vous voulez bien m’accompagner nous pourrions avaler quelque chose de plus consistant. Justin ? Soyez aimable d’ajouter un couvert. Mlle Noailles-Woerth me fait l’honneur d’être à ma table ». A la lueur d’un éclairage diffus, Léonie parla sans discontinu de son amour pour les sciences naturelles. Oh oui elle voulait consacrer son existence toute entière aux sciences, en devenant une bonne praticienne avant de se spécialiser dans un domaine particulier. Elle avait entendu dire à l’université que la biologie serait la fer de lance des prochaines années, voire du siècle prochain. Les éventuelles avancées dans ce secteur permettraient de sauver de nombreuses vies. Le professeur ne réfuta pas ses arguments, se contentant de l’écouter avec attention. Mais il fut plus attentif encore à sa nouvelle apparence. Qui aurait pu penser que cette femme était aussi…surprenante ? Il se caressa les lèvres avant de se précipiter sur sa carafe de vin pour en servir Léonie. Par-dessus les verres de sa monture, il étudia la petite Noailles-Woerth qui sans pudeur ôta sa veste pour se retrouver en gilet devant lui. Ses efforts

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désespérés pour dissimuler sa poitrine derrière un corset trahissait son sexe. A chaque mouvement thoracique, ses petits seins fermes apparaissaient et disparaissaient derrière cet accessoire de torture. Un tic nerveux parcourut la commissure de ses lèvres. « Ne me mettez pas trop de vin au risque de ne pouvoir rentrer chez mon oncle. Votre demeure a du caractère. Avant que vous ne l’habitiez y vivait une vieille femme qui pouvait rester des heures dans son jardin. Elle y lisait principalement et je me suis toujours demandé ce qu’elle lisait de si passionnant. Quand sa famille est venue débarrassée la maison, je me suis engouffrée parmi les malles et les cartons. Comme personne ne m’a remarquée, j’ai pris le perron pour passer le nez à travers la porte. Les livres étaient posés à même le sol comme attendant ma visite. Les titres n’étaient pas très explicites, mais en feuilletant les bouquins, j’ai fini par comprendre qu’elle lisait de la littérature érotique. Cette grand-mère, veuve depuis toujours s’enflammait pour ce genre de lecture ! » Comme elle souriait, le professeur De Launay d’Estrées contemplait les lèvres de son interlocutrice. Il n’avait pas remarqué à quel point elle était jolie : un visage si harmonieux, aux proportions bien définies. De Launay d’Estrées se disait qu’en d’autres temps, elle aurait pu servir de muse à Michel-Ange ou Léonard de Vinci. Nerveusement, il fronça les sourcils et son regard se voila. Alors la petite Noailles-Woerth prit cela pour une réaction appropriée à ce genre d’anecdote. « Mais elle…elle avait également de très beaux rosiers. Probablement les plus jolis de Brest. La propriété est restée très longtemps à l’abandon pour faute d’acquéreurs et personne malheureusement n’a pris soin de ses plantes. Les rosiers sont désormais perdus, à moins que vous ayez la main verte… —Non, en toute franchise je ne m’intéresse guère aux plantes. J’aimerai les aimer davantage, mais mes rapports avec ces dernières sont peu concluants. Trop ont souffert du peu d’attention que je leur témoignais.

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Alors j’ai du convaincre à les laisser évoluer dans le milieu naturel ou auprès de personnes plus aimantes. Mais si la serre vous intéresse, vous êtes libre de venir les entretenir et ainsi redonner une âme à ce jardin. —Vraiment ? Ma tante Blanches Le Tallec serait très transportée à l’idée de contribuer à l’embellissement de cette pépinière. Vous nous laisseriez accéder à votre propriété ? —Aussi souvent que vous le souhaitez. Cela serait un immense plaisir. Pour moi que celui de recevoir Mme Le Tallec et sa nièce dans une propriété qui jadis fut la fierté de cette ville. Justin vous remettra le double des clefs de la grille et celle de la serre. En contrepartie de quoi, je vous paierai pour ce service rendu ». Jamais Léonie ne connut pareille félicité. La main étendue sur ses lèvres, elle ne sut si elle devait se mettre à pleurer ou partir dans un fou rire sans précédent. Réservée, elle se contenta d’un timide sourire avant d’enchaîner par des maximes philosophiques. Le vin aidant, Léonie se détendit sans jamais être trop familière et son électrisant sourire dérouta son hôte. Ils enchaînèrent sur des épineux sujets comme la politique et la religion, avant de parler de musique et en particulier d’Haendel qu’ils affectionnaient tous deux. Puis discrètement, Léonie jeta un coup d’œil sur sa montre avant de se lever prestement. « Veuillez m’excuser, mais je dois y aller ! Il est minuit et je vais me faire tuer si je reste une seconde de plus. Non, ne vous levez pas ! Je vais savoir trouver le chemin… » En bon gentilhomme il la déposa devant la maison des Le Tallec et après s’être assuré qu’elle était bien rentrée, il retourna à ses travaux, mais fut pour le moins incapable de se concentrer. Il pensa à Léonie toute la nuit et quand l’aube arriva, il prit une lettre sur laquelle il rédigea un long courrier, expliquant pour quelles raisons il préférait mettre un terme à leur amitié naissante. Justin irait déposer le pli et si

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Léonie était une femme intelligente, cette dernière comprendrait qu’il est dangereux de s’engager sur pareil sentier. Et puis la petite De Bazin-Villeneuve lui plaisait. Les discussions étaient certes moins captivantes, mais c’était une femme ordinaire, pleine de principes et catholique comme lui-même. Qui plus est, il ne pouvait courir plusieurs lièvres à la fois. Hortense De Bazin-Villeneuve répondait le mieux à ses attentes. Ils feraient un bon mariage et Hortense serait une femme dévouée…Il soupira profondément, puis s’habilla pour se rendre à l’Eglise Saint-Sauver. * Dans un geste de compassion, Césarine passa son bras sous celui de sa cousine. Bien que Léonie ne fût pas du genre à s’apitoyer sur son sort, elle savait que le courrier signé de la main de De Launay d’Estrées restait une terrible révocation. Les deux jeunes femmes marchaient loin derrière le reste de la famille et Césie la tête sur l’épaule de Léo l’encourageait à sourire. « Il n’a peut-être pas voulu être maladroit tu sais. Et puis en relisant cette lettre, je n’ai pas trouvé de diffamations portées sur ta personne. Il a lui-même dit que tu étais douée et vouée à un brillant avenir. S’il nourrissait quelconque mépris pour toi, il aurait été plus direct voire agressif. Non vraiment, cette lettre part d’un bon principe, celui de ne pas avoir à exprimer ses sentiments en public. —Je ne me sens pas femme pour autant. Pourquoi Dieu ne m’a-t-il pas crée avec un sexe d’homme ? Je ne serais pas là à tromper mon monde si j’avais une paire de testicules à la place de cette poitrine. —Qu’est-ce que tu peux être grossière quand tu t’y mets ! Tu es jolie femme, alors tes atouts devraient t’aider à t’en sortir. Tu trouveras un prétendant à Paris, parmi tes confrères et nos enfants partageront les mêmes jeux. Allez avances maintenant, parce qu’à ce rythme nous arriverons quand les cloches sonneront le départ des fidèles ».

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L’Eglise Saint-Sauver avait été érigée en 1740, à l’emplacement dévouée au même saint. Trop exiguë en raison de l’augmentation du nombre d’habitants de la recouvrance, elle fut détruite en 1724, puis l’entrepreneur chargé de la construction de l’église embaucha des ouvriers du port sans emploi —ce qui lui valut le surnom de « l’Eglise du temps perdu ». Elle dut être détruite pour être reconstruite en 1729 à l’initiative de l’évêque du Léon. D’un style jésuite, elle se composait d’une nef à neuf travées et de bascôtés ; la façade quant à elle possédait un arc en plein-cintre. A l’intérieur de l’édifice, les murs blancs reflétaient la lumière filtrant à travers les vitraux et les enfants admiraient les éclats diffusés sur les dalles, bien vite repris par une armée de religieuses veillant sans concessions sur les petits orphelins dont elles avaient la charge. Autant dire qu’elles avaient du boulot, ces malheureuses ! Placés derrière eux, les Le Tallec tentaient de suivre la cérémonie dans un profond recueillement. Comme tous les dimanches, ils sortiraient les premiers sans s’attarder sur le parvis. « Il y a un homme qui n’arrête pas de te regarder…à gauche près de la colonne ». Lui glissa Césarine de façon naturelle avant d’ouvrir son bréviaire. « C’est celui qui porte un complet bleu. Attends un peu…il te dévore littéralement des yeux. Le connais-tu ? » Léonie tourna la tête dans la direction indiquée pour croiser le regard de De Holbach. Non pas lui ! Elle le trouvait laid avec ses joues creuses et ses lèvres ourlées. Or c’était bien elle qui regardait. Il avait beau être un mathématicien prometteur, la jeune NoaillesWoerth ne parvenait à le trouver séduisant. Tout ce qui émanait de lui n’était qu’indifférence. Et quand la cérémonie s’acheva, Léonie fut la première à quitter la nef, laissant sa cousine flirter avec son prince charmant ayant pris l’apparence du fils du juge. Cependant, M. de Holbach ne tarda pas à la rejoindre, le chapeau à la main. « Mlle Noailles-Woerth ? Je me permets de venir à vous pour vous souhaiter une bonne journée et éventuellement vous proposer une ballade sur la jetée.

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Ils chargent en ce moment les cales de L’Astrolabe en verroterie et de médailles frappées à l’effigie du roi et nous pourrions nous y rendre avec vos jeunes cousins et votre oncle. Comme vous le savez certainement, c’est en ces derniers jours qu’on finira de préparer les deux frégates et leurs ponts regorgent de nos futures monnaies d’échanges avec les indigènes que nous croiserons au cours de ce tour du monde. Cela vous ferait-il plaisir de visiter les cales avant son départ ? —Merci mais je ne suis vraiment pas intéressée. Césie, je suis là (en faisant de grands signes en direction de sa cousine) Je dois y aller, bonne journée ». Il la suivit des yeux et se demanda bien ce que ces femmes chuchotaient entre elles et quel pouvait être la raison de leurs éclats de rire. La famille Le Tallec au grand complet partit sans demander son reste et noyé dans la foule des repentants, M. de Holbach la perdit des yeux. Or depuis leur entrevue dans le parc, Pierre Foucault ne pensait plus qu’à Léonie. Il se gratta le cou, perdu dans ses évocations quand le professeur De Launay d’Estrées le rejoignit au bras duquel pendait une Hortense De Bazin-Villeneuve plus conquise que jamais. Respectueusement, elle salua le scientifique sans omettre de le flatter au sujet de ses travaux. A la seule différence de la petite Noailles-Woerth, de tels compliments sonnaient faux de la bouche de la femme sans grande connaissance des sciences. Le sourire aux lèvres, La baronne Victorine joignit les mains en émoi devant l’érudition de sa fille. « Pourquoi ne viendriez-vous pas vous restaurer chez nous ? Hortense nous charmera grâce à son violoncelle. Son passage au conservatoire a été plus que bénéfique pour une mélomane telle qu’elle. Si vous l’écoutiez jouer du Haendel…elle joue divinement bien et vous le jugerez par vous-même ». Soudain elle se tut en voyant fendre sur eux la petite Noailles-Woerth et ses cousins dont la ravissante Césarine aux boucles sauvageonnes. Deux

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rapides courbettes, puis Léonie se précipita au bras de Holbach. M. Le Tallec acceptait de laisser sa progéniture se balader sur la jetée. L’occasion pour les plus jeunes de voir la flûte dont parlait tant Léonie. L’inquiétude de la baronne De Bazin-Villeneuve grandit et plus encore quand elle aperçut le regard de son futur gendre posé sur cette petite savante. Fort contrariée, elle les suivit jusqu’au navire où une presse de curieux observaient toutes les étapes de l’amarrage. Malo Le Tallec eut la politesse de ne pas troubler la quiétude du professeur et à distance de la noce de De Launay d’Estrées commentait toutes les actions des marins. M. de Holbach fut également de la partie, poursuivit par Lysandre qui du haut de ses huit ans aspirait à une certaine indépendance. A ce sujet, ne disait-elle pas devenir médecin comme cousine Léo ? « Père, venez vite ! C’est par là que ça se passe. Gesticula Briac monté sur des caisses. Léo, grouillestoi tu va manquer le spectacle ! Mais que faisais-tu à la poupe ? Le capitaine est là, tu le vois au moins (les bras autour du cou de la femme) Prés de la timonerie avec ce qui doit être son second. Et tu as vu ces hommes qui montent sur le grand mât ! Ils vont se faire remorquer jusqu’à la rade, tu crois ? Tu viens avec moi ou pas ? —Bien-sûr, je ne peux pas manquer cela ». Le professeur De Launay d’Estrées les regarda partir, bien vite rappelé à ses devoirs par les questions faussement intéressées de La baronne De Bazin-Villeneuve concernant la frégate et son équipage. Il répondit le plus correctement possible sous le regard épouvantablement dur de la petite Lysandre qui les mains derrière le dos le défiait du regard. Que lui voulait-elle ? Les enfants étaient imprévisibles. Mais la petite disparut pour apparaître sous le bras de son père en grande discussion avec De Holbach. La main d’Hortense se crispa sur le bras de son soupirant. « C’est donc dans cette frégate que vous nous abandonnerez. Mais il vaut mieux cela qu’un vieux

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rafiot. J’aurai voulu monter à bord comme les petits Le Tallec mais j’éprouve un violent vertige à ne pas être en connexion avec la terre et ce, avec regret je ne vous le cache pas. Votre assistant a l’air d’enflammer son auditoire. Ils sont suspendus à ses lèvres, ce que je conçois aisément, Pierre Foucault est un homme captivant quand on parvient à le brancher sur le bon sujet. —De quoi parlez-vous, de M. De Holbach ? Oui il semble être à son aise et j’avoue ne jamais l’avoir vu si tumultueux. C’est tout à son avantage les Le Tallec sont des gens admirables. A la mort des NoaillesWoerth, ils ont recueillie la petite sans poser la moindre question et ils l’ont choyée comme si l’eut s’agit de leur propre fille. Ce qui explique les liens forts qui les unit les uns aux autres. L’on ne pouvait s’attendre un tel débordement d’affection de la part d’un couple affligé par le décès d’enfants morts en couche. Leur attitude fut très noble ». Dans le jardin de M. De Launay d’Estrées, Léonie transportait des clayettes de boutures pour les mettre en terre sur le regard vigilant de tante Blanches. Les deux femmes s’affairaient à cette besogne depuis deux jours déjà. Mais elles savaient qu’il leur faudrait plus d’une saison pour voir les premières roses éclore. Un grand chapeau de paille sur la tête, la petite Noailles-Woerth retournait la terre, piquait les bulbes et les recouvrait d’humus. Derrière la fenêtre, M. de Holbach ne perdait pas une miette de ce divin spectacle. Au milieu de ce flot de tissus léger comme une caresse, la Léo ne semblait faire qu’un avec la terre et ses bras nus seuls s’activaient dans une cadence régulière. A son bureau, le professeur travaillait d’arrache-pied sur des essais en biologie. Il venait de greffer divers plants entre eux et cherchait à en connaître le résultat. « A quoi pensez-vous dans votre coin ? Trouvezvous les réponses à vos interrogations ? —Fort possible. On peut passer sa vie entière à regarder le monde derrière un microscope ou derrière des formules mathématiques, mais certaines

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évidences n’ont pas besoin d’autant de procédés. Je ne fais que spéculer mais, supposons que je vois le monde comme il est, sans artifices aucun et qu’il me parvient une révélation. Quelle part de moi laisserai-je en arrière ? L’homme de sciences que je suis émet quelques objections. Est si tout cela n’était que pure illusion ? Mais l’autre homme, le plus pragmatique des deux, ne ferait pas cela comme un leurre, mais comme une vérité, la plus pure qu’il soit. Aurai-je alors tort de me fier à mon instinct ou devrai-je tenter d’analyser la situation par maints et maints calculs savants ? —A quoi faites-vous allusion ? Vous êtes trop réfléchi pour laisser d’éventuelles pulsions vous dominer. Vous n’avez jamais été autrement que cet homme de perceptions. Mais si vous n’arrivez à me convaincre du contraire, j’en serais fort affecté. Il est rassurant d’avoir quiconque sur lequel s’appuyer et si vous n’aviez pas été là, je n’aurais obtenu de chaire à l’Université d’Paris. Notre étroite collaboration reste la preuve que l’on ne peut rien obtenir sans discipline et que fantaisie, manque de rigueur et perte d’orientation sont les notions intrinsèques du succès. (Il se perdit dans sa réflexion, la langue caressant doucement sa lèvre inférieure)Mais si vous voulez renoncer, je ne vous retiendrais pas. Après tout, vous êtes libre de suivre votre propre voie et que mon travail ne doit en aucun cas affecter votre décision de carrière. —Et que feriez-vous sans moi ? (en quittant la fenêtre) La première fois que je vous ai vu, je me suis demandé combien de Bourbon vous aviez ingurgité pour ainsi tenir de tels raisonnements. Vous souffriez visiblement d’un cruel manque de confiance en vous et à force d’encouragement, vous avez fini par atteindre l’un de vos nombreux objectifs ». M. de Launay d’Estrées ricana nerveusement plongeant son regard bleu enflammant dans celui vert de son acolyte. Il avait mille fois raison. Il lui devait tout et dans l’adversité, les deux compètes devaient continuer à se soutenir du mieux possible. Tels des chiens de faïence, ils restèrent là à s’observer

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minutieusement, puis le professeur sortit de sa torpeur. « Je ne trouverai jamais d’assistant aussi dévoué que vous. C’est ce que vous vouliez m’entendre dire n’est-ce pas ? (il se passa la main dans ses cheveux blonds foncés) Ecoutes…si vous avez quelque chose à me dire concernant le voyage, vous ne devez pas hésiter parce que dans trois semaines, L’Astrolabe prendra le large. Vous savez ce que cela veut dire ? Il vous faudra rédiger un testament ou vous marier avec l’élue de votre cœur si le besoin s’en fait ressentir, parce que dans quatre semaines, il sera trop tard pour faire marche arrière. —Il ne s’agit pas de cela (en soupirant). Je parlais de sentiments mais je m’égare à ce sujet et ce que j’ai cru être des vérités n’étaient que des leurres. Vous l’avez dit vous-même, on ne me changera pas ». La petite Noailles-Woerth revint seule le lendemain ; tante Blanches avait une obligation de dernière minute. Elle resta deux heures quand la porte s’ouvrit avec fracas. Dans sa peur, elle laissa tomber le pot de fleur qui alla se briser sur ses pieds. Le professeur, un long foulard noué autour du cou et une robe de chambre à motifs Mulburry en guise de manteau, dévisagea la Léo vêtue d’un pantalon et d’une chemise dont les manches flottaient pathétiquement sur les bras. En colère contre sa frayeur passée, elle insista pour régler un nouveau pot. C’était le mieux qu’elle puisse faire. Ses lèvres tremblèrent tandis que de grosses gouttes perlèrent sur son visage recouvert par d’imperceptibles tâches de rousseur. Il crevait de chaud et la serre restait le seul endroit où il pouvait se changer les idées sans risquer de mourir de soif. Léonie ramassa les débris puis s’essuya les mains sur ses cuisses. « J’étais loin de vous savoir ici. Il est plus de cinq heures et ne va-t-on pas s’inquiéter de vous si vous ne rentrez pas ? (il se tamponna le visage à l’aide d’un mouchoir déjà bien humide) Je peux vous offrir un verre de limonade avant que vous ne repartiez… »

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Elle n’osa porter le verre à ses lèvres et fixait le contenu en songeant à la lettre qu’il lui avait écrite. De Launay d’Estrées se méprenait sur ses intentions. C’était mal la connaître de songer un instant qu’elle souhaitait mettre son couple en péril. Les De BazinVilleneuve ne faisaient par le poids face à cette petite bourgeoise encanaillée. Puis au dernier moment, elle trouva cette démarche stupide et qui plus est, elle avait promis à Oncle Malo de tempérer ses ardeurs. Alors elle posa le verre sur la table et tourna les talons sous le regard désorienté M. de Launay d’Estrées. A quoi jouait-elle ? Comment pouvait-elle partir sans même le saluer ? Il éprouva un anéantissement tel qu’il dut se persuader que la petite Léonie Noailles-Woerth était une timorée. Le lendemain, il attendit sa venue derrière la fenêtre mais elle ne vint pas. Le surlendemain, elle arriva en fin de journée et après l’avoir aperçu à épier derrière sa fenêtre, elle détourna la tête en souriant. Rapidement il passerait s’entretenir avec elle, pas plus de trois mots pour lui dire qu’elle pouvait au moins la saluer : il n’avait guère apprécié ses manières cavalières de la dernière fois. Il était son employeur et exigeait un minimum de respect. Oui, il lui dirait cela et repartirait aussi sec s’enfermer dans son bureau. « Mlle Noailles-Woerth, j’ai deux mots à vous dire… » Il fut coupé dans son élan en voyant Léonie se tenant le poignet en sang. Une vilaine entaille qu’il faudrait désinfecter et panser. Elle le regarda faire assise en face de lui. Très stoïque face à la douleur, il le laissa répandre de l’alcool sur la plaie et lui faire un joli bandage de gaze. Pendant toute l’opération, elle ne pipa mot, plongeant son regard dans le sien quand l’occasion se présentait. Puis Léonie se leva, attrapa sa veste et son chapeau pour partir sans plus attendre. « Je sais que mes conseils seront vains, puisque je m’adresse à un futur médecin, mais je…j’aimerai que vous diniez avec moi. Justin prépare un lapin et je sais que vous appréciez cette viande pour vous l’avoir

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entendu dire. Mais nous pouvons également vous faire autre chose. —Non je ne vais pas pouvoir rester. —Ai-je dit ou fait quelque chose qui vous déplaise tant pour ainsi décliner mon invitation ? Est-ce en rapport avec le courrier envoyé la semaine dernière ? Si c’est le cas je m’en tiens navré. Il est possible que j’eusse fait preuve de maladresse à votre égard. Mais sachez que je vous apprécie… —Alors il faudra me couper ma viande si je décide de rester ». Endormie sur le divan, Léonie étendue de tout son long fut l’objet d’une longue étude de son hôte. Il la réalisait au fusain, jouissant d’un éclairage naturel des plus avantageux. Le jeu de lumière donnait plus de cachet à son esquisse et concentré à la tache, la jambe pliée sous son carton à dessins, il donnait vie à des formes abstraites. Une main se définit dans l’angle de la feuille, tandis que l’ébauche d’une tête apparaissait timidement dans le premier quart de la surface. Il renifla, dérangé par la sueur menaçant de compromettre le résultat. Quand il eut terminé il tendit le crayonné pour en juger l’ensemble. De Launay d’Estrées y était parvenu avec aisance, combinant technique et émotions. A son réveil, la main sur le front Léonie fut pendant un bref instant incapable de savoir ce qu’elle fichait sur ce divan. Les rideaux avaient été tirés mais ne pouvaient empêcher les rayons du soleil de s’engouffrer dans le salon. Une fois sur pieds elle entreprit de partir à la recherche de son hôte qu’elle trouva dans son bureau, à l’étage. Le cri furieux d’un chimpanzé tira le professeur de son travail. L’animal à la patte bandée gesticula dans tous les sens et montrant sa dentition. « Entrez, n’ayez nulle crainte. Je vous présente mon chimpanzé Félicité. La malheureuse s’est blessée à la patte en recevant une brique sur le pied. Vous lui faites un grand effet ». La guenon tendit les bras vers Léonie puis bondit vers elle afin de passer les bras autour du cou de sa

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nouvelle maman. Emue la petite Noailles-Woerth la laissa faire. C’était la première fois de sa vie qu’il lui était possible d’approcher un primate d’aussi près et Felicity était une référence en soi. Tous les admirateurs du professeur De Launay d’Estrées connaissaient l’existence de cet animal et Léonie eut ce jour-là l’exclusivité de cette rencontre. Le renommé professeur Aloys De Launay d’Estrées permettait à une jeune étudiante d’accéder à son intimité et cela ne s’était jamais produit depuis sa riche et abondante carrière. Accidentellement il effleura la joue de son invité et en rougissant tenta de récupérer le chimpanzé qui poussa des cris de désespoir. « Non, ne vous préoccupez pas d’elle. Je crois bien qu’elle m’a adoptée et je n’irai pas m’en plaindre, votre petite protégée est tout simplement charmante ». Après avoir virevolté dans les bras de Léonilde, l’animal alla se calmer sur son dos, passant ses longs bras autour du cou de la gracieuse travestie. « Et puis-je vous demander sur quoi vous travaillez ? Je sais que cela ne me regarde pas, mais quand je me rends chez vous, je viens toujours à m’interroger sur vos activités actuelles. La curiosité est un bien vilain défaut j’en conviens mais dans mon cas, ce défaut me permet de développer mes connaissances. Ne vous sentez pas obligé de répondre si vous pensez que cette requête est indiscrète. Aïe ! Elle me tire les cheveux ! Dois-je m’inquiéter ? —Non elle le fait quand elle se sent en confiance. Les singes passent une bonne partie de la journée à s’épouiller. Cette activité n’a pas seulement attrait à l’hygiène, il permet également de tisser des liens en rapprochant les petits de leurs aînés et les mâles des femelles. Dans votre cas, elle prend ses marques en examinant votre chevelure. Vous êtes la première « femelle » qui lui est autorisée de câliner depuis son retour de la clinique et cela semble la rassurer. Vous êtes devenue sa nouvelle maman, mais il faut lui imposer certaines limites au risque de la voir vous grimper dessus toute la journée.

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—C’est sans importance, seulement j’ai peur qu’elle vienne à tomber et qu’elle se fasse de nouveau mal. Avec mon poignet entaillé, il est possible que je manque de force ». Ensuite il lui parla de ses travaux et cette enflammée discussion se poursuivit jusqu’à la table. Face à l’appétit insatiable de la jeune Léonie NoaillesWoerth, le professeur parla avec fougue, certain de ne pas être ennuyeux ou interrompu par l’ignorance aveuglante de son auditoire. Et le professeur De Launay d’Estrées finit par rendre intéressant ce qui à la base ne l’était guère pour des novices. Léonie buvait chacune de ses paroles et sa grande mémoire auditive lui permet de comprendre les biens fondés de la recherche dans son intégralité. Le sourire aux lèvres, elle apporta ses arguments pendant de longues minutes et face au silence de De Launay d’Estrées revint à son agneau. C’est ainsi qu’Aloys De Launay d’Estrées sut qu’il se trouvait devant un être hors du commun. Lascivement il se passa la main sur sa bouche, sans oser regarder Léonie Noailles-Woerth. Le plus incroyable fut qu’il pouvait passer toute sa carrière à enseigner à des élèves tous plus doués les uns que les autres, mais il savait que jamais plu il ne rencontrerait une Léonie Noailles-Woerth. Il en fut troublé et sans voix. « Mais si mes déductions ne tiennent pas la route, je peux m’arrêter là. Il m’arrive de parler sans réfléchir et…Comment se porte votre assistant ? Il a fait bonne impression à mon oncle et à ma tante Blanches. Ils ne parlent plus que de lui à présent et ma cousine Lysandre veut intégrer l’université au plus vite. A huit ans, elle ne manque pas d’ambition et le fait savoir à qui l’entendre. —Sa cousine est un exemple pour elle. Si j’avais eue une cousine aussi brillante, il est certain que j’aurai voulu l’imiter et suivre ses pas. Vous êtes…brillante. Je vais partir à l’autre bout du monde et je ne reviendrais pas avant trois ans ou plus. A mon retour je reprendrai la vie que j’ai laissée et j’aurai de nouvelles obligations en tant qu’époux et

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éventuellement, père de famille. Et puis je reprendrai mes travaux avec la même hargne, ce je l’espère. Mais mes pensées se tourneront vers vous. —Pourquoi me dites-vous cela? —Parce que je ne suis plus certain de rien. Ce que j’ai érigé depuis des années semble vouloir s’écrouler sans que je puisse faire quoique se soit. Un beau matin je me réveillerai et je constaterai avec effroi que tout cela n’était que du vent, de l’esbroufe censé impressionné le corps académique, ou Sa Majesté, ou mes confrères moins fortunés qui n’auront jamais eu la chance d’être publiés et cités dans un amphithéâtre bondé de Paris. (Il partit dans un ricanement nerveux) Quand j’étais gamin je n’étais pas destiné à suivre cette voie. Mon père aurait voulu que j’embrasse une carrière diplomatique et il aurait tout fait pour que je puisse y arriver. Quant à moi je voulais être médecin, trouvant la profession noble et respectable. Mon père ne cessait de répéter que je n’étais pas assez doué pour faire de telles études. Pas assez doué. Il se retournerait dans sa tombe en voyant le superbe piedde-nez que je lui réserve. Jusqu’à aujourd’hui, je me persuadé qu’on n’a rien sans discipline et travail acharné, mais vous venez en l’espace de trois minutes de tout remettre en question. —C’est faux. Je suis moi-même partisante de la discipline et du travail acharné. Que pensez-vous que je puisse aller sans l’un ni l’autre ? —Il vous a fallu trois minutes pour démontrer ce que j’ai mis plus de quatre mois à élaborer. —Parce que j’ai lu vos œuvres… —Non cette recherche ne fait l’objet d’aucune parution. Léonie, vous n’étiez pas censée trouver l’achèvement de façon aussi rapide ! J’appuierai votre candidature pour Paris et je veillerai personnellement que votre carrière trouve l’élan escompté. Je ne vous laisserai pas tomber, ni aujourd’hui ni demain. Et je serai flatté que vous vous joignez à nous pour nos recherches après signature d’une clause de confidentialité. Vous pourriez commencer demain à huit heures… »

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* Léonie filait de bonne heure sans prendre le temps d’avaler un petit déjeuner. Depuis trois jours, les Le Tallec remarquèrent le changement d’humeur de la petite. Elle qui passait des heures dans ses bouquins, disait vouloir s’ouvrir au monde et sans plus attendre partait comme une flèche vers la demeure du professeur Aloys De Launay d’Estrées. Pour Blanche Le Tallec cela ne faisait pas l’ombre d’un doute : Blanches s’était entichée de M. De Holbach, ce charmant mathématicien au prometteur avenir. Peutêtre devraient-ils l’inviter à souper avant que tout Brest fut au courant de leur respective attirance ? Oncle Malo jugeait un diner un peu prématuré, mais il s’arrangerait pour croiser la route de ce jeune homme et l’inviter à prendre le thé. Mais Blanches ne l’entendait pas de cette oreille. Leur nièce n’était pas du genre à attendre et plus vite les présentations d’usage seraient faites et plus vite Léonie serait fiancée. Comme Césarine surprit ses parents en pleine chamaille, elle s’en inquiéta : « Sais-tu seulement où ta cousine se rend t- elle de bonne heure chaque matin et dans l’après-midi ? Je veux bien croire qu’elle se rende chez le professeur De Launay d’Estrées pour arroser les fleurs mais qui dit De Launay d’Estrées dit également Pierre Foucault De Holbach. Ne t’aurait-elle rien dit à ce sujet ? C’est fort dommage, nous étions tout simplement à songer quand il conviendrait d’inviter cet arithméticien. Or, ce jeune homme est passé deux fois dans la semaine dans l’espoir de sortir Léonie. Nous ne pouvions espérer mieux pour notre Léo. Mais que cela reste entre nous, il ne s’agirait pas de l’effrayer ! » Dans le bureau De Launay d’Estrées, Léonie étudiait des insectes à travers un vivarium. Cet homme le fascinait. Son bureau à lui seul était un véritable musée ou s’entassait quantité de pièces rares. D’abord, il y avait les livres. Une quantité d’ouvrage

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imprimé en Hollande ou en France dont les pages étaient aussi jaunies que les pièces d’or. Deux ou trois livres, entièrement en latin faisait la curiosité de la petite Noailles-Woerth. Elle se damnerait pour pouvoir en avoir un bien à elle. Où qu’il se rendit, De Launay d’Estrées ne pouvait s’y rendre sans ses livres. Ensuite, il y avait des caisses entières d’animaux empalés, d’insectes épinglés sur un support de bois, des papillons sous verre, etc. Bien que tout fût d’apparence désordonnée, n’importe qui pouvait se retrouver dans la pièce en faisant appel à son bon sens. D’un côté, les livres et de l’autres les outils. Puis un petit escalier à vis montait vers une trappe devant laquelle se dressait un télescope installé sur un échafaud. Enfin, un second bureau faisait office de débarras et le professeur y avait entassé manuscrits, piles de feuilles reliées par une ficelle et une quantité innombrables de carnets sur lesquels il croquait tout ce qui lui tombait sous la main. L’œil visé à la lunette du microscope, De Launay d’Estrées ne se souciait plus de sa jeune assistante qui d’ailleurs n’avait nul besoin qu’on l’occupe. Cette dernière trouva où poses ses fesses et ouvrit un énorme bouquin sur la botanique et la faune dont les illustrations transportaient. Justin frappa pour annoncer la présence de La baronne De Bazin-Villeneuve et de sa fille. La petite Noailles-Woerth ferma le livre en comprenant que son heure avait sonné. Un rapide regard dans sa direction pour comprendre que M. de Launay d’Estrées fut navré de cet impromptu revirement de situation. Cependant, Léonie comprendrait. Nerveusement, elle boutonna sa veste et enfonça son chapeau sur la tête. « Vous pouvez rester ici, rien ne vous oblige à partir. —Et jouer les maîtresses que l’on s’empresse de mettre à la porte quand Madame se présente. Je ne veux en rien gâcher votre alliance avec les De BazinVilleneuve. Je ne veux pas paraitre désobligeante,

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mais il était prévu que cela se passe ainsi. En acceptant votre amitié, on ne me fera jamais que comme une femme de l’ombre. J’emprunterai la porte de derrière, soyez rassuré et il me reste encore un peu de dignité pour ne pas m’insurger au détriment de ce que nous accomplissons. —Léonie… » Il voulut lui caresser la joue, mais elle recula prestement et suivit Justin par la porte de service. La tête entre ses mains, il tentait de se reprendre mais n’y parvint qu’après le retour désespéré de son valet. Ces dames attendaient dans le salon. Devait-il encore les faire patienter ? Il se redressa sur son dossier. Léonie Noailles-Woerth était la femme qu’il avait rêvé de posséder et taire ce sentiment le condamnerait à une longue vie d’errance et de solitude. Il devait la convaincre de rester. « Mère, n’est-ce pas M. de Launay d’Estrées ? Questionna Hortense derrière la fenêtre grande ouverte. Il s’en va et nous laisse en plan. Je vous l’avais dit que nous n’étions pas les bienvenues, mais il faut toujours que cela se passe comme vous l’entendez. Peut-être que son valet pourra nous renseigner ? —Il va revenir, soyez sans crainte. Il faut vous montrer patiente, le professeur admire cette qualité, alors montrez vous conciliante et n’émettez jamais aucune critique ». Léonie erra toute la journée dans les rues de Brest et quand elle résigna à rentrer, les Le Tallec lui réservèrent un bon accueil. D’abord Tante Blanches, des plus fébriles et incapable de se ménager davantage et puis oncle Malo, mordant nerveusement dans sa pipe. Quant à Césie, son sourire trahit sa grande nervosité. « Tu viens de manquer M. De Holbach de peu, lança Tante Blanches en recouvrant le contrôle de ses nerfs. C’est tout en ton honneur Léonie. Malo et moi-même avons pensé l’inviter dans la semaine…Oh mon Dieu, regardes un peu dans quel état tu nous reviens ! Si tu dois te distinguer, commences déjà par avoir une agréable apparence. Nous descendrons à Nantes un

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jour ou deux et il va s’en dire que tu es la bienvenue. Une jeune femme de ton âge se doit d’être coquette ». Nantes. Depuis combien de temps n’y avait-elle pas mis les pieds ? Cette puissante cité ne lui manquait nullement. Au moins ici, elle pouvait respirer l’air pur et sain offert par le littoral. Une fois sur son lit, la petite Noailles-Woerth se sentit complètement désarmée face à la situation dans laquelle elle se trouvait. Comme tous les soirs, Léonie étudierait à la lueur de sa lampe mais pourtant ce soir-là, une autre préoccupation la tenaillait. La douce Lysandre aux yeux rieurs frappa à sa porte en chemise de nuit. Si les consignes étaient de ne pas déranger sa cousine dans son étude, il n’était pas rare que l’enfant s’invitait dans la chambre de son aînée pour consulter ses planches anatomiques et se faire une idée de ce qui allait l’attendre quand elle serait en âge de devenir une illustre personne. « Maman accepte que je devienne médecin. Elle dit qu’il n’y a pas de raisons que je ne devienne pas une femme cultivée. Et puis ton professeur est aussi de cet avis. Oui il est passé toute à l’heure, mais n’a pas voulu entrer. Je crois qu’il est timide. Tu sais qu’il a dit que je dessinais bien et que j’avais de l’avenir, à condition d’exploiter ce talent. —Es-tu certaine qu’il s’agissait bien du professeur De Launay d’Estrées ? Parce qu’il ne s’aventure jamais au-delà de sa propriété et qui plus est, il recevait du beau monde cet après-midi. —Parce que tu crois peut-être que je mens ? Je l’ai clairement vu comme je te vois maintenant. Il s’est tenu derrière la grille du jardin et quand il m’a vu, il a tourné les talons. Alors je me suis mise à courir vers lui pour avoir un avis critique sur mes dessins. Cela semble vraiment te surprendre, mais il n’y a pas que toi à avoir lu son livre. —Lysie, tu es des plus surprenantes. Tu devrais aller au lit car il est l’heure pour toi de rejoindre Morphée. Viens me faire un gros bisous et on se voit demain, si tu veux bien ».

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Indubitablement, Tante Blanches avait la main verte. Sous sa moustiquaire, cette dernière œuvrait afin de donner une seconde beauté aux plantes qu’elle trouvait dommage de perdre par faute de soins. Sa nièce la regardait faire, la passion brillant au fond de ses yeux. Bien vite, les fleurs n’auraient plus de secrets pour elle. Si son immense chapeau de paille couvrait à la fois sa tête et ses épaules, Léonie souffrait de la chaleur de cette journée et salua l’initiative d’Justin de leur apporter une citronnade bien fraîche. « Quand nous aurons terminé, nous descendrons voir Mlle Laplaine. La solitude devient insupportable et plus encore depuis qu’elle souffre d’arthrose. Les joies de la vieillesse. Tenez, jeune fille, allez disposer ces fleurs dans le parterre ! Je vous rejoins de suite ». Après avoir essuyé ses mains sur son tablier, elle empoigna le panier par l’anse et traversa le jardin sans omettre de jeter un coup d’œil vers les fenêtres où il fut possible d’y trouver le professeur. Comme nulle silhouette ne s’y profilait, Léonie en déduit qu’il devait être fort occupé. Dans la rue, la porte d’une voiture claqua suivit aussitôt par le grincement du portail que l’on poussait sans ménagement. Pierre Foucault De Holbach apparut dans l’encorbellement de la porte et resta en arrêt devant Léonie qui gracieusement releva sa moustiquaire pour le saluer. Or ce dernier ne répondit pas à son salut. Il pressa le pas pour s’engouffrer dans l’élégante demeure. Interloquée, elle finit par se remettre au travail tout en essayant de percer le mystère-De Holbach. Ce dernier était passé la veille chez les Le Tallec et Léonie restait persuadée qu’il venait lui parler de leur expédition. Peut-être qu’une place venait de se libérer et qu’il venait lui en faire part ? Cette pensée lui donna des ailes et quand Tante Blanches arriverait enfin, il ne lui resterait plus aucune fleur à planter. « Mlle Noailles-Woerth, je… » Il perdit ses mots et ses yeux posés sur les lèvres pleines de l’étudiante, il éprouva quelques difficultés à se concentrer. Léonie l’interrogea du regard, pinçant

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ses doigts derrière son dos pour se maîtriser. Alors elle l’invita à poursuivre. « J’ignorai vous trouver ici alors j’ai… (Il se racla la gorge) Comment vont votre tante et votre oncle ? Ils ont du vous dire que j’étais passé. Non ? C’est sans importance, de toute façon je vais être bref. En récupérant la tête miniature, je l’ai sévèrement endommagée et dans son état actuel, je ne peux malheureusement pas vous la restituer. —Cette tête ne m’appartient plus. Il faudrait vous entretenir avec son propriétaire actuel. Avez-vous reçu du courrier de l’Amirauté ? Oui au sujet de ma demande. Avez-vous oublié de leur proposer ma candidature ? (face au silence, elle poursuivit) Je m’en doutais à vrai dire. Je vous suis complètement indifférente au point de ne pas faire ma correspondance. Je ne peux vous en blâmer, car après tout vous n’avez aucun poids dans cette maison. Voici venir ma tante, au plaisir. —Ne me jugez pas trop vite. J’ai soudoyé le M. de La Pérouse, qui a soudoyé et l’Amirauté pour faire ajouter le nom de mon cousin sur le manifeste du bateau. Thomas Geoffrin, né au fin fond de la Lorraine. Personne ne le connait, excepté son cousin Pierre Foucault De Holbach. Il est fort possible qu’ils me fassent arrêter et que je passe les prochains mois de ma vie en prison, mais cela en vaut peut-être le coup. —Oh Pierre Foucault ! » S’exclama Léonie en bondissant à son cou. Son bonheur fut incommensurable et elle l’embrassa affectueusement sous le regard surpris de tante Blanches et De Launay d’Estrées. Ce dernier éprouva un sentiment étrange, apparenté à de la jalousie et quand son assistant le rejoignit dans son bureau, il n’y alla pas par quatre chemins. « Ai-je raté un événement quelconque concernant la petite Noailles-Woerth ? Lui auriez-vous fait des avances ? C’est quelqu’un de bien, mais peut-être pas le genre qu’on épouse par conventions. J’ignore pour quelles raisons je vous parle de cela. Vous aussi vous avez droit au bonheur et les Le Tallec sont des gens

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respectables. Léonie te sera une parfaite épouse si vous parviendrez à la combler et satisfaire sa curiosité. —Non professeur, il n’est pas question de mariage, mais seulement d’un petit arrangement entre nous. Nous avions évoqué le problème de votre tête miniature que vous tenez tant à lui restituer. Or par ma faute, ce présent n’a plus fière allure, alors je me suis proposé à vous en trouver une autre. Il aurait été préférable que je ne vous en parle pas, mais je ne tenais pas à ce que vous fassiez mauvaise route. J’ai beaucoup d’estime pour Léonie, mais pas assez pour l’épouser ». Quelques heures plus tard, il fut inviter à souper chez les Le Tallec et il pénétra le salon accueillit par le son d’un piano derrière lequel se tenait Césarine et Léonie. Au moment où cette dernière se tourna vers lui, son cœur se mit à battre furieusement jusqu’à l’étourdissement. Après le diner, il lui ferait sa demande et ce fut dans un état second qu’il s’installa à table en rougissant. « Parlez-nous de cette expédition dont tous parlent avec tant de passion. Vous devez en être aux derniers ajustements et cela doit être terriblement excitant de pouvoir partager le quotidien avec les professeurs De Launay d’Estrées, Dagelet, Monneron et tant d’autres. Le maire organise une réception en leur honneur. —Une réception ? Je l’ignorais. Personne n’a eu la gentillesse de me mettre au courant. Quand cela aurat-il lieu ? —A l’Hôtel de ville, ce jeudi à dix sept heures Léonie. Mais les convives seront triés sur le volet. Ce qui sous-entend bien évidemment que nous ne recevrons aucun carton d’invitation. —Que vous êtes injuste envers vous-même M. Le Tallec, répliqua Blanche le Tallec en souriant à pleines dents. Nous n’avons seulement rien à voir avec cette communauté de scientifiques et d’académiciens. Il aurait fallu vous distinguer dans ces domaines pour prétendre être honoré de la sorte.

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—Mais la veuve Costello y sera avec ses filles, ainsi que M. Thomas et Simmons. Je ne vois pas en quoi ces commerçants aient plus de poids que notre famille. Ce sont des parvenus et… —Pourquoi ne pas en rester à notre premier sujet de conversation Césie ? Insista la mère Le Tallec à l’intention de sa fille. Il serait sage de ne pas émettre vos opinions en présence de M. De Holbach. Parleznous un peu de votre père, Monsieur. Est-il vrai qu’il a fait fortune dans la compagnie des Indes ? Quel intéressant homme doit-il être ? —Je suppose Madame, nous ne nous croisons guère. Il vit reclus à Nantes dans l’attente d’une distinction pour ses divers états de service au sein du Royaume. Quant à sa fortune, je dirais qu’elle est plutôt modeste, se composant exclusivement de vieux bouquins et d’objet d’art dont il raffole. —Le regretté père de Léonie était également dans le négoce, c’était un riche négociant nantais. Son père avant lui faisait du commerce avec les Africains et leur fortune vient principalement de sa capacité à gérer les négriers de Nantes et de la Rochelle. En dehors des mathématiques, il s’avère que vous ayez d’autres points en commun. —Cela ne l’a pas empêché d’avoir quelques démêlés avec les huissiers. Ironisa Léonie afin de rétablir la vérité. Ma mère s’est toujours plainte de ne pas avoir d’argent pour tenir sa maison. » Le malaise envahit Blanche le Tallec faisant des colossaux efforts pour caser sa nièce. Cependant la franchise de la petite Noailles-Woerth n’eut aucun impact sur l’intérêt que lui portait le fameux mathématicien. Après le cognac et le cigare, il trouva une parade pour se rendre auprès de l’étudiante et ainsi tenter une subtile approche. Cette dernière penchée sur une pièce de broderie cessa de coudre quand il se pencha au-dessus d’elle. « Vous vous ennuyez auprès de nous n’est-ce pas ? C’est là le quotidien des gens ordinaires qui n’ont autre loisir que celui de s’occuper manuellement. Cela

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doit indiscutablement vous changer des débats très animés en compagnie du professeur De Launay d’Estrées. —Vous vous méprenez complètement à mon sujet. Votre famille est l’une des plus respectables de ce comté et j’avoue m’y sentir à mon aise. Votre tante est une charmante personne tout comme votre cousine. —Ma cousine ? Pourquoi ne l’avais-je pas remarqué ? Césarine est plus que charmante ! C’est un rayon de soleil à elle seule et je m’en trouve flattée pour elle (il glissa à ses pieds, le genou à terre, mais Léonie ne remarqua rien) Néanmoins, je suppose qu’elle l’ignore, mais c’est un excellent choix que vous faites. —Mademoiselle Noailles-Woerth, je… » D’un bond elle se leva pour aller fermer la porte du petit boudoir, afin que leur discussion ne puisse être entendue. Mais il ne trouvait pas ses mots, tandis que la Léo le serinait avec sa cousine. Quelle joie cela serait pour Blanches et Malo Le Tallec ! Et elle brûlait d’envie de partager sa joie. « Vous tremblez, Monsieur. ? Avouez-lui franchement vos sentiments. Césarine est quelqu’un de très spontanée mais également très sensible et… elle joue du piano depuis vingt bonnes minutes maintenant. Pourquoi ne pas la rejoindre et échanger avec elle ? Oh, oui allez-y (en le poussant gentiment vers la porte) Allez-y, Monsieur ! » * L’orage tonna sur Brest et un journal sur la tête, Léonie avançait à travers les gouttes. La voiture des De Bazin-Villeneuve passa à sa hauteur, mais aucune des deux femmes ne la reconnurent vêtue de la sorte. Hortense souffrait ces derniers temps du manque d’attention du professeur envers elle. La baronne l’encourageait à se montrer patiente en encourageant néanmoins son héritière à éveiller le désir de l’érudit scientifique. Volontairement, elle avait laissé son

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foulard sur le guéridon du salon. L’occasion de le revoir en toute intimité l’excitait terriblement. Justin se précipita pour ouvrir la porte à Léonie des plus trempées. En grelottant, elle le suivit à travers le corridor pour récupérer le foulard de sa mère, quand De Launay d’Estrées se manifesta en haut de l’escalier. « Mlle Noailles-Woerth ? Auriez-vous l’amabilité de monter. Je viens de mettre au point une formule pour ressusciter certaines plantes aérophages. L’expérience en vaut le détour. » Le valet lui tendit le foulard appartenant à Victorine De Bazin-Villeneuve et sans prêter plus d’attention, Léonie grimpa l’escalier quatre- à-quatre pour tomber dans les pattes du chimpanzé dans des vêtements de petits garçons. Les deux se retrouvèrent dans un débordement de joie et de câlins. En ce début de soirée, le professeur se présentait en robe de chambre, un fin duvet blond recouvrant son menton et les cheveux trempés de sueur donnait l’impression de sortir de son lit. Interdite, elle l’interrogeait du regard sans oser pénétrer dans son sanctuaire. Une odeur poivrée lui chatouilla le nez et son réflexe aurait été celui de se précipiter vers la fenêtre pour l’ouvrir en grand. « Je ne vais pas pouvoir rester trop longtemps professeur. J’ai malheureusement quelques obligations…Avez-vous essayé de mettre le feu à votre atelier ? —Ce carbone à vos pieds fait partie de mon expérience. J’y suis dessus depuis trois jours et c’est ce matin que m’est venue la solution au problème que je me suis posé. Vous êtes trempée. Pourquoi ne pas vous changer ? J’ai des vêtements propres derrière le paravent. —C’est aimable de vous inquiéter pour moi. Mais je ne suis pas frileuse au point de craindre une ondée. Vous attendiez de la visite ? Alors que fait Victorine De Bazin-Villeneuve en bas ? demanda Léonie en quittant la fenêtre, la gorge nouée. Finalement, je serai partie plus vite que prévu.

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—Je ne l’attendais pas. Mlle Noailles-Woerth avant que vous ne partiez, je…Il y aura une réception à l’Hôtel de ville dans deux jours et j’aimerai que vous m’accompagniez. Vous me feriez un immense honneur en acceptant de vous joindre à moi. » Le malheureux valet Justin paniqua quand Victorine refusa de prendre le foulard qui ne l’appartenait pas. Les larmes aux yeux, elle sut que le professeur avait une maîtresse et la main sur la poitrine prit sur elle pour ne pas défaillir. La personne en question devait avoir du goût pour choisir du cachemire. La pauvre s’écroula sur une chaise avant de recouvrir la raison. « Depuis quand fréquente-t-il cette autre femme ? Peter, mettez-moi dans la confidence. Ais-je toutes les raisons de m’en inquiéter ? » De retour chez les Le Tallec, Léonie poussa la porte de la chambre de Césarine. Cette dernière souffrait de douleurs dues à ses menstrues et alitée, un mouchoir trempé d’alcool sur le crâne sourit à l’arrivée de sa cousine. Cette dernière lui parla avec entrain de l’invitation du professeur. Mais elle refuserait bien entendu, afin de ne pas attirer les foudres de La baronne De Bazin-Villeneuve. « Tu es trop sage Léo, les De Bazin-Villeneuve montrent bien moins d’égards à ton sujet. Je sais que tu t’en moques, mais si j’étais toi j’éviterai tout contact avec le professeur. Tout fini malheureusement par se savoir et M. De Holbach risquerait de s’en trouver affecté. Ignores-tu qu’il t’aime ? Ne ris pas, il a fait part à mon père du désir de te fréquenter officiellement et… —M’épouser ? Ai-je l’air d’une femme à marier ? Notre prestigieux mathématicien perd la tête et il ne joue pas franc jeu avec nous. Au début, il avait jeté son dévolu sur toi. —Tu en es certaine ? —Bien évidemment Césie. L’autre soir, il n’a pas cherché à nier les faits, bien au contraire et quand je lui ai vanté tes mérides, il n’a pas cherché à me faire taire. Mais maintenant que j’y pense…Cela expliquerait beaucoup de choses. Je ne veux pas lui être redevable

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de quoique se soit alors il va falloir que je me débrouille par moi-même (elle se mordit les ongles) Je vais te mettre dans la confidence, mais jures-moi d’en parler à personne. Et bien voilà, je compte m’embarquer clandestinement sur leur trois-mâts. —Léonie, c’est insensé ! Tu n’imagines quand même pas y parvenir ? Ils te remettront aux autorités quand ils s’en apercevront et la vie de marins est loin d’être confortable. Tu es une femme et ils s’en apercevront bien vite. —Non, je vais me couper les cheveux et ils ne s’apercevront de rien. Et puis je ne leur parlerai pas, je ferai celui qui ne comprend rien. Jamais ils ne penseront à me débarquer, tu peux me faire confiance. Je t’écrirai régulièrement pour que tu puisses savoir que je vais bien. Mais pourquoi fais-tu cette tête-là ? Tu devrais être heureuse pour la merveilleuse opportunité qui se présente à moi. Dans quelques jours je serai officiellement à bord de L’Astrolabe. » Les rues de Brest étaient fortes animées et quand midi sonna à la cloche de la cité maritime, Léonie quitta son promontoire sur lequel elle s’y était accroupie et fendit la foule en jouant des coudes. Le chapeau enfoncé sur la tête, elle hâta le pas, le cœur battant à rompre. Aux marches du perron se tenaient rassemblés les professeurs Paul Mérault de Monneron, Nicolas Collignon, Jean Honoré Robert de Paul et Aloysn De Launay d’Estrées. Les autres ne tarderaient pas à arriver par le prochain attelage en provenance de Paris. « Monsieur., veuillez m’excuser mais vous avez fait tomber ceci ! » Murmura Léonie en lui tendit un pli. Il la reconnut derrière son accoutrement et un timide sourire apparut sur ses lèvres. De Launay d’Estrées continuait à la trouver surprenante et plus encore quand il lut son courrier : « (…) vains sont mes mots pour vous dire à quel point je me sens désarmée face à la décision que je vais prendre. Je pars demain soir pour Nantes et il est fort possible de nous manquer à mon retour. Je

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n’aurai été qu’une assistante par intérimaire, mais sachez que les rares moments passés en votre compagnie seront à marquer d’un sceau royal. Cette expérience démontre que certaines pousses se développent à l’ombre des grands chênes. Cette allégorie illustre la situation que nous avons pu tisser l’un envers l’autre. Si nous venons à nous croiser dans cette ville ou dans une autre, soyez aimable de me dédicacer votre prochain livre. (Signé) Votre dévouée Léonie Noailles-Woerth. P.S : transmettez mes amitiés à vos fortunés compagnons de route ». Le soir, il fit arrêter sa voiture devant la demeure des Le Tallec et en descendit le couvre-chef à la main. Il devait la convaincre de l’accompagner une énième fois à la réception. Les portes s’ouvrirent et se refermèrent tout autour de lui et dans le vestibule, le professeur patientait là, envahi par une étrange sensation. Celui de n’être plus maître de sa destinée. Une tête apparut dans l’entrebâillement de la porte. « Professeur, on m’a dit que vous étiez ici. Et que nous vaut votre présence ? —Je n’aurai pas insisté si on ne m’avait dit que vous seriez intéressée par le colloque qui se tient à l’Hôtel de ville. Cette invitation est à titre purement professionnelle et n’y voyez aucune autre inspiration. Nous nous en tiendrons aux formules d’usage et nous ne ferons que mentionner mes divers travaux et vos études de médecine. Or dans deux ans vous serez je l’espère, diplômée de médecine et à ce titre à la recherche d’un poste. Les personnalités que vous rencontrerez ce soir vous seront d’une aide précieuse. C’est une opportunité qui ne se présentera pas deux fois dans une carrière. —L’adresse de votre Justin nous a permis d’éviter le scandale suite à la mésaventure des foulards et je ne tiens pas à faire de l’ombre à votre si charmante fiancée. Brest reste un petit village et il en faut bien peu pour jeter le discrédit sur notre famille. Avez-vous songé un instant à ce qu’il se dira si l’on nous surprend en si étroite complicité.

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—Si vous dites être la jeune pousse qui se développe à l’ombre du grand chêne, vous n’avez par conséquent rien à craindre des ronces et des mauvaises herbes qui peuplent la forêt. Mes ramures suffiraient à vous protéger, aujourd’hui et pour les années à venir. Que craignez-vous tant Léonie ? Alors que vous avez déjà eu à braver maintes critiques et regards quant aux études que vous avez décidé de suivre, aujourd’hui vous refusez la main que je vous tends… —Peut-être parce que cette main est promise à une autre. Je suis une femme de principes, en doutiezvous ? Passez une excellente soirée, professeur et que les vents se montrent favorables à vos entreprises ». Les invités se pavanaient dans leurs beaux atours. Tout le beau monde se tenait là dans la salle d’honneur où l’on avait poussé les chaises afin d’agrandir l’espace. Des valets de pied loués pour la soirée passaient d’un endroit à l’autre en tendant des rafraîchissements et des gâteaux en provenance du meilleur traiteur de la région. Le maire, M. Edward Collins n’avait pas lésiné sur les moyens et voulait faire de cette cérémonie la meilleure de ces dernières décennies. Ce fut un ballet de belles dames toute enfarinées, d’Académiciens et de bourgeois aux jabots de soie. Si l’on se plaignait de l’ambiance guindée de Paris, Brest imitait à la perfection cet univers si étriqué. Ces hommes gonflaient le torse à qui mieux-mieux, se félicitant d’avoir accompli telle ou telle prouesse dans leur domaine de compétences. M. De Launay d’Estrées parmi les plus jeunes avec son assistant M. De Holbach jouait le modeste, recevant chaleureuses poignées de main et bourrages amicales. Néanmoins ses pensées étaient ailleurs. On voulait savoir où il en était avec son prochain ouvrage, ses travaux, etc. Il répondait de façons évasives, probablement pour ne pas ennuyer Victorine De Bazin-Villeneuve suspendue à son bras.

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« A quoi pensez-vous Aloys ? Je vois bien que vous êtes dans un état second proche de la catharsis. Si je ne vous connaissais pas, je dirais que vous êtes en état de transe tout à fait mérité quand on voit les charmes de notre Victorine. Elle semble faire l’unanimité auprès de nos confrères qui voit en elle la future assistante du professeur De Launay d’Estrées. Quoi ? N’est-elle pas votre muse ? En ce moment plus que jamais, la passion vous anime et c’est une chance qu’il puisse enfin s’agir d’un bipède homo-sapiens que l’un de vos primates ou batracien dont vous êtes d’ordinaire si friand. (à son oreille) Peut-on espérer des fiançailles avec l’appareillage de L’Astrolabe ? La baronne De Bazin-Villeneuve est déjà à pied d’œuvre. —Me voilà démasqué. Et vous quelle est votre cette douce créature qui vous fait tourner la tête en ce moment ? Vous boudez ma présence et vos questions métaphysiques me laissent croire à un incontrôlable flux de sentiments dont vous ne pouvez vousen extraire. A moi d’espérer que vous me la présenteras avant l’appareillage de L’Astrolabe ». Le sourire s’effaça des lèvres de M. de Holbach, puis les deux hommes éclatèrent de rire. Non, ils pouvaient tous deux se rassurer. Ni l’un ni l’autre n’était tombé dans l’imprévisibilité de leur existence car ils avaient en commun cette volonté de tout contrôler et de ne laisser qu’un faible pourcentage de leur destin à la providence et au hasard. Pourtant quand Léonie entra dans la pièce, De Holbach fut le premier à décrocher pour ne se fier qu’à son instinct. « Mlle Noailles-Woerth, quelle heureuse surprise… —Oui comme je m’ennuie, je me suis dis que je pourrais le faire au milieu de tous ces cerveaux. Ma tante a eu la gentillesse de me remettre son carton d’invitation et me voilà ici. —Vous êtes très en beauté ce soir. —Oh c’est charmant, cela sous-entend que je ne le suis guère en temps normal. Je vous taquine. Offrezmoi votre bras s’il vous plait, je ne pourrais me présenter seule ».

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Le couple passa de l’un à l’autre des groupes amassés dans cette bruyante salle où résonnaient les accords d’un orchestre au répertoire très varié. Le bonheur se lisait sur le visage de Léonie à qui l’on présentait ses héros. Quand le professeur De Launay d’Estrées la remarqua enfin, il se surprit à éprouver de la jalousie vis-à-vis de Pierre Foucault De Holbach qui venait de le coiffer au poteau. C’était à son bras qu’elle s’affichait. Pourtant il lui aurait tout donné : sa renommée, son nom et sa fortune ; absolument tout si ce soir-là elle avait accepté son invitation. Le champagne dans son palais eut un gout amer, celui de la défaite. « Ils forment un couple charmant n’est-ce pas, intervint Hortense en surprenant le regard de son prétendant sur le point de mire de tous les invités. Ils se fréquentent depuis quinze jours d’après ce qu’on raconte et M. De Holbach serait admis chez les Le Tallec. Je souhaite que votre ami rencontre le bonheur auprès de cette femme. Il le mérite vraiment ». Il but sans soif et une fois qu’il eut recouvré ses esprits, il passa derrière la jeune Noailles-Woerth, de façon sournoise dans le seul but d’écouter sa conversation. « Vous savez M. Gervais, vous pouvez rire de mon infortune mais je… —Veuillez m’excuser professeur, mais je vois que vous avez fais la connaissance de notre brillante étudiante en médecine, Mlle Noailles-Woerth. Cette dernière cherche à se spécialiser à Paris dont l’admission ne souffrira d’aucune mauvaise appréciation. —Paris ? Non je suis trop humble pour prétendre y accéder. L’université de Nantes me convient tout à fait pour être franche ». L’homme à la perruque poivre-sel fronça les sourcils passant de l’un à l’autre de ses interlocuteurs. M. de Launay d’Estrées avait suffisamment de pouvoir pour appuyer une candidature, quels que soient le sexe ou l’origine social d’un élève. Il lui suffisait de s’en remettre à son

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intuition et en cette soirée d’intronisation, cet élève en question sabotait ses plans. Sans se démonter pour autant, le professeur De Launay d’Estrées poursuivit par un sourire. « Pourquoi refusez ce que l’on vous donne ? D’autres pour moins que cela abandonnerait leurs principes et leur humilité. Vous obtiendrez bien meilleurs succès dans notre prestigieuse académie. —Veuillez m’excuser messieurs… —Aloys, permettez moi de dire que votre si charmante élève n’a pas l’ambition que vous lui prêtez. Mais elle ne reste pas moins une personne très attachante qui fera la carrière qu’on lui prête. —Oui je l’ai peut-être un peu trop surestimé à mes dépends. —Je vous demande pardon ! » Léonie trouva une pièce au calme pour s’y reposer. Une irrépressible envie de pleurer l’envahit. Ne sachant plus où elle était, la petite Noailles-Woerth se trouvait amère et capricieuse, détestable et complètement incompréhensible dans son raisonnement. Oh oui aucun homme ne méritait de lui accorder autant d’intérêt. Cette dernière sursauta quand M. de Holbach fit son apparition. « Je ne vais pas très bien Monsieur. Pourquoi ne pas me laisser une minute ou deux ? —Dites-moi ce qui vous tracasse tant ». Alors qu’il se rapprocha d’elle, la petite NoaillesWoerth éclata en sanglots, son fichu sur ses yeux. Il prit sa main gauche pour la serrer dans les siennes et Léonie détourna prestement la tête tout en essayant de retenir ses dévastatrices larmes. « Je ne mérite pas votre amour mais vous avez trop d’orgueil pour vous convaincre de renoncer à moi. Je ne suis pas la femme parfaite que vous pensiez trouver. J’ai de nombreux défauts dont celui d’être bornée et de n’en faire qu’à ma tête, pourvu que l’on m’exécute. Je suis une enfant gâtée à qui l’on ne m’a jamais rien refusé, pas même des études. Quel homme serait assez cinglé pour accepter cette objecte

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nature ? Qui serait assez stupide pour prendre de tels risques ? —Alors je suis stupide. Il y aura à bord de L’Astrolabe mon présumé cousin qui n’est autre que la femme que je convoite et qui me parait être la meilleure chose à découvrir après la pénicilline ». Léonie éclata de rire : « Ne soyez pas plus stupide que vous ne l’êtes. Je suis loin d’être un remède à certains maux, c’est plutôt en terme de virus qu’il faudrait me percevoir. —Alors il ne peut s’agir qu’au virus de l’Amour dont il est si appréciable d’en être affecté. (Il se rapprocha pour la serrer dans ses bras) Ce que j’éprouve pour vous dépasse toutes mes conceptions arrêtées sur les interactions entre deux êtres de sexes opposés. J’ai assez d’argent pour vous entretenir et plus encore pour que vous installiez dans la ville de votre choix. Sachez que j’accepte tous vos défauts, parce que la petite femme obstinée que vous êtes a fait chavirer mon cœur à jamais ». Ravalant ses larmes, Léonie se dégagea de son étreinte pour l’étudier minutieusement. Si aux premiers jours de leur rencontre cette dernière l’avait trouvé laid, ce soir-là, Pierre Foucault était à son avantage. Des accroche-cœurs encadraient son visage laiteux, accentué par sa perruque cuivrée tirant sur le roux. Et puis son regard vert opaque avait quelque chose d’exaltant, probablement éclairé par cette avalanche de sentiments à son égard. Il lui baisa les mains avec application et l’étudiante fixa son attention sur un détail de la pièce. Le mathématicien Pierre Foucault De Holbach transpirait la sincérité et ses intentions étaient louables. Une fois mariée, Léonie poursuivrait sa médecine sans être inquiétée pour son avenir. Il lui apporterait le soutien dont elle aurait besoin, des recommandations et une oreille attentive. « Docteur De Holbach, je suis flattée que vous ayez pensé à moi pour vous représenter en société, mais je me vois décliner votre si gracieuse offre. En d’autres circonstances, j’aurai accepté mais là, je doute

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pouvoir vous offrir mon cœur. Par conséquent soyez aimable de ne pas insister (en se levant prestement). Vous n’obtiendrez de moi qu’un refus à votre demande. Cependant, j’aimerai vous compter parmi mes amis et vous me comblerez de joie en acceptant. » * La petite Noailles-Woerth quitta son lit tard dans la matinée. Dans le jardin, les enfants s’amusaient à se poursuivre et penchée à la fenêtre, Léonie les observa sans parvenir à sourire. Ce spectacle qui naguère la ravissait lui laissa un gout amer, comme si tout cela devait promptement se terminer sans qu’elle ait peu jouir de toutes ces exquises saveurs. « Léonie, est-ce que tu descends jouer avec nous ? Questionna Aubin en lançant une balle au-dessus de sa petite tête blonde. Tu as dit hier que tu jouerais si tu avais assez étudiée… —Où sont tante Blanche et Césie ? Sont-elles parties pour Nantes sans m’avertir ? Aubin dit à Marie de monter pour m’habiller, je ne pourrais y arriver seule. (La porte s’ouvrit sur la domestique en question) Marie ? Justement, je parlais de vous à Scott. J’ai besoin que vous m’aidiez à m’habiller Je mettrai la robe bleue avec un chapeau de paille. (En s’installant derrière sa coiffeuse) Pour ce qui est de la coiffure, des boucles anglaises feront l’affaire. Est-ce que ma tante et ma cousine sont sorties ? —Précisément. Elles n’ont pas souhaité vous déranger car elles sont parties de bonne heure chez le professeur De Launay d’Estrées. » Le soleil dardait ses rayons sur Brest et les femmes sous leur ombrelle avançaient calmement sur les trottoirs de la ville sous le regard admiratif des hommes massés à l’extérieur des lieux publics. Un chien urina contre la roue d’une calèche, tandis qu’un chat finissait sa toilette sur le rebord d’une fenêtre. Derrière cette même fenêtre, Pierre Foucault De Holbach contemplait la vue, des passants à la voilure des mats, des véhicules aux animaux dont des

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mouettes planant lentement, cherchant où se poser. Une dame à chapeau de paille recouvert d’un foulard de mousseline longea le bâtiment en faisant glisser sa traîne sur le sol pavé. Cette divine apparition lui fit renoncer à ses engagements. Le postier la connaissait bien puisque régulièrement elle y venait pour envoyer des messages à un certain professeur de médecine enseignant à la faculté de Nantes. Le respectueux Hippolyte Gluck était son maître à penser, son mentor et celui par qui elle avait tout appris. Son devoir était par conséquent de le tenir informer de ses progressions en son domaine. Ce jour-là, elle le tint informer qu’elle partait pour un long voyage sans aucune date de retour. « M. De Holbach ? Lança cette dernière ne tombant nez-à-nez avec le chaleureux mathématicien. Quelle heureuse surprise ! Et bien ne restez pas planté là et offrez-moi votre bras. —Mlle Noailles-Woerth j’ai longtemps réfléchi et je dois vous dire que… —Moi aussi ! Je veux dire que nous pourrions nous fiancer et l’annoncer à nos respectifs parents, qu’en pensez-vous ? Il va s’en dire qu’hier soir je n’étais pas dans mon état naturel pour vous apporter une réponse favorable mais après maintes réflexions je suis en mesure d’accepter vos avances. —Etes-vous sérieuse Mlle Noailles-Woerth ? —On ne peut plus. Est-ce tout l’effet que cela vous fait ? Je pensais que cette annonce vous transporterez de joie. —En effet je… je ne m’attendais pas à ce revirement de situation. Ayant été si maladroit et peu convenable j’ai crains à tort que vous ne souhaiteriez plus me revoir. —Et pourquoi donc ? Vous êtes des plus convenables. Ma famille ne tarit pas d’éloges à votre sujet et je suis certaine d’affirmer que mon oncle le premier bénirait cette union. Et vous, qu’aviez-vous à me dire ? —Qu’il me serait impossible de vivre sans vous. A plusieurs reprises j’ai tenté sans succès de vous

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effacer de mes pensées mais je n’ai pu y parvenir tant vous êtes…vous êtes à l’image de la planète dont le champ de gravité ne permet à aucun corps de s’en extraire. —Avez-vous d’autres images tout aussi poétiques ? Je crois que nous allons parfaitement bien nous entendre et il me tarde que vous fassiez votre demande à mon oncle. Offrez-moi votre bras, j’avoue en avoir les jambes coupées ». La nouvelle de leurs fiançailles réjouit la famille et la plus surprise fut irrémédiablement Césarine qui n’avait jamais soupçonné que sa cousine puisse un jour accepter de s’engager par convenance. « Je suis affreusement jalouse ma Léo. Tu n’imagines pas à quel point tu as de la chance ! Tout Brest ne parle plus que de toi et de M. De Holbach. Tous espèrent être conviés aux noces et on rapporte que Mme le Dantec et Mme Legoueff sont vertes de jalousie. Leur fille ont ton âge et ces malheureuses sont jusqu’à maintenant sans prétendants. —Comment le trouves-tu Césie ? Parles en toute franchise, ton avis compte plus que tout le reste. —Il est très attentionné et fol épris de toi. Il te dévore constamment des yeux et quand tu étais dans le jardin avec maman, j’ai pu observer à quel point il te cherchait des yeux. Quand il se lance dans un sujet de discussion, il cherche toujours à connâitre ton avis. —Oui je l’avais remarqué. Il est très prévenant. Voyons seulement ce que l’avenir nous réservera ».

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CHAPITRE 2 DEPART AUTOUR DU MONDE Il régnait une ambiance folle sur les quais. Autant dire que tout Brest s’était donné rendez-vous sur la jetée afin d’admirer les deux frégates de M. de La Pérouse. Et Léonie Noailles-Woerth au bras de son fiancé, le voyant comme étant les plus beaux navires de tous les temps. Tous deux rutilaient, arborant fièrement ses canons et ses gréements et les marins y descendaient et montaient avec fierté. « Comme je vous envie de faire partie d’une telle expédition. Et quand vous voguerez sur l’océan, toutes mes pensées se tourneront vers vous et sur les nouvelles découvertes dont vous serez les investigateurs. —Mlle Noailles-Woerth, je…je ne ferai pas partie de ce voyage. J’ai contacté l’amirauté et décliné leur offre pour ne plus me consacrer qu’à vous. —Mais comment avez-vous pu ? Et le professeur De Launay d’Estrées ? Il est possible que vous me fassiez marcher et auquel cas, je ne peux me montrer aussi secouée par vos propos. D’autres se seraient entretués pour avoir votre place, alors n’est-il pas sage de revenir sur votre décision ? —Malheureusement, je crains fort que cette conclusion reste immuable. Le professeur est prévenu, quant à moi, j’ai pour dessein de veiller sur ma future épouse et l’installer confortablement à Nantes où j’y enseignerai les mathématiques jusqu’à l’obtention de votre diplôme. » Ce fut en courant que Léonie poussa le portail de la propriété d’Aloys De Launay d’Estrées. La main posée sur sa poitrine, elle tomba dans les bras du valet de ce dernier tout décontenancé par la présence de l’étudiante. « Monsieur reçoit…je vais vous faire attendre dans le salon. Puis-je vous apporter un verre d’eau ? » Vautrée sur le sofa, elle tentait de recouvrer ses esprits mais après sa folle poursuite dans les rues de

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Brest, Léonie était au bord du malaise physique. Alors elle se tamponna le front à l’aide de sa robe et ajusta cette dernière de façon à être plus présentable quand la porte s’ouvrirait. Des pas alertes martelant le parquet se rapprochèrent et elle se leva avant même que le professeur ne fit son apparition. « Vous ne vous attendiez pas à me trouver ici et je le conçois. Mais je ne peux faire autrement. M. De Holbach a perdu la tête et je ne veux pas que vous m’incriminiez face à son manque de lucidité. Or je sais que vous appréciez sa collaboration tout comme sa personnalité, c’est pourquoi vous ne pouvez lui trouver de suppléant. Vous devez le convaincre de partir avec vous. Professeur De Launay d’Estrées ? —Il n’a jamais eu besoin de moi pour décider de ce qu’il devait faire ou non. Vous vous méprenez sur son compte et sur le mien. Et puis, vous apprendrez à le connaître, jusqu’à vous glorifier d’être son autre moitié. —Vous m’en voulez n’est-ce pas ? —Comment ne pas vous en vouloir Léonie ? Vous êtes la personne la plus spontanée et la plus sincère que j’ai pu connaitre jusqu’à maintenant. Si vous aviez été un homme j’aurai éprouvé quelques complexes face à vos multiples capacités d’adaptation, mais j’ai fini par me convaincre que vous n’êtes pas aussi brillante que vous supposez l’être. —Je n’ai jamais prétendu le contraire ». Il la dévisagea avec attention, la trouvant que plus ravissante sous ce faible éclairage. Les yeux de M. de Launay d’Estrées s’arrêtèrent sur les pulpeuses lèvres de la petite Noailles-Woerth. « J’aimerai vous serrer dans mes bras. —Alors faites-le, s’il vous est encore permis de me tolérer ». Ce dernier posa ses mains sur les épaules de la demoiselle avant de l’enlacer furieusement. La tête posée contre sa poitrine, Léonie n’osa passer les bras autour de sa taille et quand elle le fit enfin, son cœur se mit à battre à vive allure. Etrangement, elle

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appréciait cette chaleureuse étreinte et plus encore, le souffle chaud d’Aloys dans son cou dégagé. « Je vais épouser M. De Holbach… —Vous verrez une parfaite épouse. Répondit-il en la dégagea doucement pour mieux l’observer. Vous tremblez ? —Ce n’est rien…c’est le contrecoup. J’aime M. De Holbach, il y a de l’amour dans ses yeux, mais je sais qu’un tel homme ne m’est pas destiné, non pas que je ne sois pas fortunée mais parce qu’il finira par s’ennuyer de moi. Je veux dire qu’il…qu’il me voit comme une personne originale, une excentrique. Mais une fois que la lumière sera tombée, il traquera mes imperfections. Il dit vouloir vivre à Nantes et y enseigner les mathématiques. Ces lubies, il finira par me les reprocher tout comme cette expédition qu’il refuse d’accomplir au nom de l’engagement qu’il a pris envers moi. Je refuse qu’il se prive pour moi. —Mais il vous aime. —C’est ce que tout le monde ne cesse de me dire du matin au soir. Au point que je finis par être aveuglée par ce débordement de bons sentiments. Cependant, j’ai peur de me réveiller un beau jour et qu’il soit là à me reprocher quoique se soit. Cette situation serait si amère. —Ne vous prenez pas la tête et profitez de chaque instant Mlle Noailles-Woerth. C’est le seul conseil que je peux vous transmettre ». Peu convaincue par l’entretien échangé avec le professeur De Launay d’Estrées, Léonie traîna les pieds jusqu’à la demeure des Le Tallec ; et c’est le cœur lourd qu’elle échafaudait un plan pour contrecarrer les choix de M. De Holbach. Car en aucun cas, il ne devait renoncer à l’expédition. La culpabilité la rongeait à jamais. Raisonnablement elle attendrait la fin de ses années universitaires pour s’engager auprès du mathématicien. Il comprendrait ce subit revirement de situation. Néanmoins quand il reçut le pli de Mlle Léonie Noailles-Woerth, De Holbach ne comprit pas le sens de la missive. Et vexé comme pouvait l’être ; touché dans

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son orgueil, il jeta le carton dans l’assiette creuse et enfila sa redingote. Le professeur De Launay d’Estrées l’invitait à le rejoindre pour éclaircir certains aspects de leur mutuel engagement. Il pénétra dans le jardin quand à ce même moment le professeur en sortait à vive allure. Il ne pouvait pas mieux tomber : ils devaient faire l’inventaire du matériel que l’académie leur remettait On devait tout embarquer immédiatement en raison de l’échéance approchant inexorablement. Sur le pont de la Boussole, M. De Holbach vérifiait le manifeste du bateau. Les marquages des caisses soigneusement cadenassées avaient éveillé sa curiosité et ses yeux parcouraient prestement la liste des prestigieux passagers. « Qui est Robert de Lamanon ? Ce nom vient d’être ajouté en bas de la liste ? —Le petit protégé du Ministre de la Marine, de Choisel et de Condorcet. On aurait pu se passer de sa présence, mais il s’avère également que de Lamanon en plus d’être géologue et aussi doué pour les mathématiques, la philosophie, la théologie et …il aurait aspiré une vie dans l’enseignement ou dans les ordres si on ne l’avait finalement accepté. —Qu’est-ce que vous êtes entrain d’essayer de me faire comprendre ? Auriez-vous trouvé mon remplaçant ? Ce Lamanon quel qu’il soit n’a…n’a pas idée de ce qu’il aura à accomplir. Ils sont tous persuadés d’avoir l’étoffe d’un héros, mais ils ignorent à quel point le professeur De Launay d’Estrées peut se montrer impitoyable. Je m’amuse à croire que vous parviendrez à vous passer de moi. —Qui parle de vous remplacer ? Officiellement vous êtes encore sur le manifeste, mais officieusement vous êtes dans les bras de la petite Noailles-Woerth ». Ils s’étudièrent minutieusement puis M. De Holbach éclata de rire. « Nous nous laissons du temps à la réflexion car il se puisse que nous ayons agi comme deux enfants impatients et très passionnés. Le temps voulu, nous

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officialiserons notre union, mais l’heure est à l’éveil de nos âmes ». Voici ce qui était bien réfléchi. Le professeur De Launay d’Estrées lui porta l’accolade. Rien ne changerait jamais l’ordre des choses et De Launay d’Estrées en était convaincu et plus particulièrement ce jour-là. * Pensant trouver sa tante dans le salon, Léonie poussa la porte avec fracas pour finalement découvrir le professeur Aloys De Launay d’Estrées. Il la dévisagea de la tête aux pieds avant d’avancer vers elle, les doigts crispés sur son haut-de-forme. « Je sais que je ne devrais pas être là, mais ce genre d’obligations m’ennuient. L’Académie pour une fois se passera de mes lumières. Vous alliez sortir ? —Non, je viens de rentrer mais je n’ai pas pris le temps de défaire mon chapeau…voilà ce qui est chose faite. Pourquoi êtes-vous là professeur et non pas là on l’on vous attend ? Mais asseyez-vous je vous prie… Est-ce M. De Holbach qui vous envoie ? —Pourquoi Diable ferait-il une chose pareille ? Je crois qu’il est assez grand pour se prendre en main et ce n’est pas son genre d’avoir recours à un messager, ce qui irait à l’encontre de ses principes. Non, je viens pour une toute autre chose ». Il la contempla sans répondre et d’une main hésitante, plaqua son foulard sur sa poitrine sans lâcher la belle des yeux. « Vous êtes venue me trouver toute à l’heure et je n’avais guère de temps à vous accorder. A présent, détaché de toute obligation j’avais pour idée de passer un peu de temps en votre compagnie. —Cela me flatte professeur ». Le sourire irradia son visage à tel point que De Launay d’Estrées en perdit le fil de sa réflexion. « Je tiens à ce que vous acceptiez cette place à Paris car à mon retour je souhaiterai vous voir travailler sur mes travaux et…

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—Pensez-vous sérieusement que je puisse être à la hauteur d’une telle fonction? Je n’ai pas l’expérience de M. De Holbach et son aisance à maîtriser les sciences pour me les approprier. —Vous êtes tout à fait prédestinée à cette tâche et l’on ne pourrait trouver meilleur élément que vous, à condition bien-sûr que vous soyez diplômée de l’université de Paris dans la spécialité de l’anthropologie». Léonie sursauta. « Je dois réfléchir. Je manque d’ambition dans ce domaine. Vous devez comprendre que…J’ai d’autres projets et je compte m’y tenir. Vous m’avez gentiment proposé de soutenir ma candidature pour la faculté des sciences de Paris, mais il est possible et même certain que…je n’y trouve pas à m’y épanouir. —Je comprends. —Tant mieux. Est-ce là la seule chose que vous vouliez me dire ? —Oui enfin non. Nous attendons le comte de La Pérouse pour la fin de journée. Il viendra avec les messieurs Robert De Lamanon, l’oncle et le neveu Prevost, le naturaliste Jean André Mongez. Sans compter sur les autres qui sont déjà sur place à attendre l’embarquement. —Je sais tout cela. J’étais sur les quais pour m’imprégner de l’atmosphère. —Il est possible que nous partions plus tôt que prévue. Le marquis de Castries, ministre de la Marine et notre bon roi Louis pensent que quatre années suffisent pour ce tour du monde. Quatre ans c’est à la fois long et très court. Alors nous ferons immédiatement route vers Madère si le vent nous est favorable ». A l’évocation de l’expédition, le visage de Léonie se voila tandis qu’il l’étudiait minutieusement. « Plus de 220 hommes sur deux navires marchands de 500 tonneaux, des ingénieurs, des savants et des artistes. Ce sera là une véritable Académie flottante.

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—Si vous me l’autorisez, je pourrai vous écrire afin que vous puissiez suivre nos déplacements sous toutes les latitudes. —Oh oui, j’en serai enchantée ! Je n’osai vous le demander par crainte d’être désobligeante. Oh, je manque de souffle…Veuillez m’excuser je dois sortir un peu ». Une fois à la porte d’entrée, elle tomba des nues en voyant Pierre Foucault de Holbach arriver en compagnie de son oncle. Prestement elle attrapa le mathématicien pour l’emmener en promenade après avoir averti Malo de la présence d’un invité dans son salon. « C’est une chance que vous vous soyez libéré avant le grand départ. Ainsi nous pourrons échanger nos impressions. —Et quelles impressions voulez-vous donc échanger ? J’ai reçu votre pli ce matin et j’avoue n’y avoir rien compris. Ai-je manqué de bon sens en vous demandant en mariage ? Si c’est le cas, vous devriez avoir la bonté de m’en avertir afin de parer à tout malentendu. —Enfin M. Holbach, je parlais seulement d’une suspension dans notre engagement. Les gens civilités s’engagent de façon plus solennelle mais le temps nous fait atrocement défaut. » Il la retint par le bras pour plonger son regard vert d’eau dans le sien. « Je veux vous épouser Mlle Noailles-Woerth. Et je veux vous emmener avec moi jusqu’au bout du monde. Il y a toujours cette place vacante à bord de la Boussole. Et j’aimerai vous y trouver ». Lança-t-il en enserrant ses mains dans les siennes. Un groupe de jeunes passa devant eux, agités et gesticulant de tous les sens. L’un deux jeta son chapeau en l’air en claquant des talons tel un danseur ivre. Puis il passa la main sur la joue de Léonie. « Si vous l’acceptez, soyez prête dans une heure. Je passerai vous prendre à l’entrée de la gargote du Vieux matelot. Passez l’heure, il nous faudra patienter

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quatre années pour nous retrouver à nouveau. Et Dieu seul sait combien l’attente me sera douloureuse ». * Dans la rue, Léonie courait sur les trottoirs un baluchon sur l’épaule. Un foulard recouvrait ses cheveux retenus en une tresse de marin et la culotte sur ses bas de laine, elle avait tout l’air d’un jeune matelot prêt à embarquer sur n’importe quel navire de pêche ou marchand. Discrètement devant les vitres fumées du troquet, elle ajusta un détail de sa nouvelle personnalité avant de se hissa sur un tonneau pour y attendre de Holbach. « Etes-vous prête, lui susurra-t-il à l’oreille. J’ai bien failli ne pas vous reconnaître. Souhaitez-vous manger quelque chose avant d’embarquer ? A présent, vous êtes Thomas Geoffrin, apprenti physicien —il nous en manquait un et bien que sa tâche soit des plus modestes, vous me serez indispensable dans mes travaux. Par conséquent on ne vous fera jamais monter sur la misaine ou le cacatoès. C’est près de moi que vous resterez et jamais personne ne viendra à percer votre véritable identité ». Il l’escorta jusqu’à la passerelle et au milieu des autres marins, Léonie signa le manifeste en tremblant. En contrebas sur les quais, les curieux s’enthousiasmaient à la vue des deux navires de l’expédition de La Pérouse qui fileraient vers l’Espagne, lourds de leur précieux équipage. Et c’est ivre de joie que notre Léonie suivit de Holbach dans le ventre de la Boussole, serrant son paletot contre son flanc, les jambes flageolantes. « La cabine est étroite mais vous serez à votre aise. Vous dormirez dans la couchette du dessous et nous partagerons ce laboratoire avec De Launay. Il y aura assez d’intimité pour votre toilette et vous vous ferez bien vite à ce mode de location. —C’est plus que je pouvais l’imaginer, répondit Léonie le sourire aux lèvres. C’est le rêve de toute une vie et je trouve la cabine plutôt agréable ».

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Les derniers passagers et membres de l’équipage embarquèrent ; Léonie aperçut Césarine et ses frères sur la jetée. Sa cousine la reconnut immédiatement et un sourire se dessina sur ses lèvres. Ainsi elle l’avait fait : Léonie partait pour cette longue expédition. « Prends soin de toi… » Parvint-elle à lire sur les lèvres de Césarine. Il est évident que tous les membres de sa famille lui manqueraient, mais Léonie ne pouvait aller contre son destin. Et puis Jean-François de La Pérouse apparut au milieu de Robert Sutton de Clonard, le second du navire et Charles Gabriel Morel d’Escures, lieutenant de vaisseau. Le premier était un irlandais, né à Wexford et se distingua par sa bravoure remarquable en tant que soldat, allant jusqu’à l’audace sur les vaisseaux de la Compagnie des Indes. On dit qu’il aurait refusé 300 livres au roi pour la croix de Saint Louis, visant à la récompenser. Il était plus sensible à l’honneur qu’aux grâces pécuniaires. Et puis, il avait participé à la Guerre d’Indépendance américaine sur la Diligente en 1781. C’était le genre d’homme à qui l’on pouvait confier un vaisseau et c’est précisément ce que fut sa nouvelle fonction à bord de la Boussole en cette année 1785. Il fut tout désigné à assumer la tâche importante de l’armement et de l’arrimage jusqu’à l’arrivée de La Pérouse à Brest. Quant au second officier, M. Charles d’Escures, il était membre de l’Académie de Marine et lieutenant de vaisseau depuis le 14 avril 1781. Il fut désigné pour surveiller les travaux d’armement du Portefaix (qui devint la Boussole). Et c’est en tant qu’enseigne qu’il embarqué en ce mois de juillet 1785. Le commandant de l’expédition était arrivé à Brest le 4 juillet et avait trouvé l’armement des frégates bien avancées. Et le 11, les bâtiments étaient tant encombrés qu’il fut impossible de virer au cabestan. Le bon sens voulait que la Boussole et l’Astrolabe puissent voguer sur des cieux favorables et ainsi éviter d’essuyer le mauvais temps.

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C’est sous de bons auspices qu’ils partirent vers l’Alaska et dans sa courtine, Léonie ne parvenait à dissimuler son exaltation.

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CHAPITRE 3 PEREGRINATIONS

Le 29 septembre 1785, Ténériffe Ma chère cousine, Je vous écris comme convenu. Ici tout se passe pour le mieux, car étant donné ma position d’intrus, je ne souffre ni du regard des hommes, ni d’aucune autre forme de critique. Mais il serait vain de dire que vous me manquez terriblement. En commençant par toi, ma Césarine. Il n’y a pas une heure où je ne pense à vous et la mer ne saurait me faire oublier les rires d’Aubin ou de Briac. Et puis il n’y a aucune Lysandre pour me presser de questions sur la médecine. Qu’il est dur de se tenir si loin de sa famille. La vie de marins est bien plus angoissante que je ne l’aurai imaginée. Tu serais surprise d’observer tous les efforts que je déploie pour ne point me faire remarquer. Il est épuisant de ne pas être soi-même. Le professeur De Launay d’Estrées attend que je me dénonce au commandant de bord, mais j’en suis incapable. C’est la place que je tiens à occuper jusqu’à notre retour en France. Il dit de moi que je suis folle. Peux-tu croire cela ? Lui et M. de Holbach ne s’adressent plus la parole et j’en suis la raison. Depuis Brest, soit deux mois après notre appareillage, ils se défigurent silencieusement et l’amitié qui les liait tant semble faire défaut aujourd’hui. Je suis lasse de leur mutisme et de leur effroyable caractère. « Vous n’auriez jamais agi de la sorte si vous aviez eu une once de lucidité ! » A déclaré De Launay d’Estrées à l’intention de son acolyte. Or ce dernier n’a rien répondu et s’est seulement contenté de lui tourner le dos. Et le professeur est si fâché qu’il n’en ferme plus l’œil de la nuit. Cette situation, je l’espère ne trouvera pas à s’aggraver. Mais il me faut à présent parler des hommes qui font la gloire de ces frégates. De ma cachette, ma

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douce Césarine je les observe tous autant qu’ils sont et il m’est terriblement enrichissant de les entendre disserter sur tout ce qui fait notre monde. Nous sommes restés trois jours à Madère, poussés par de généreuses brises. A la nuit tombée, M. Lamanon s’est entretenu avec M. de La Pérouse quant aux points phosphorescents qui habitent la surface de l’eau. Tu sais à quel point j’aimerai me joindre à leurs discussions….MM Dagelet, d’Escures et Boutin ont procédés à quelques études sur le terrain afin de déterminer la longitude et la latitude de cette île complètement ravagée par le feu. Plus aucun arbre n’y pousse. Ces hommes ne semblent être préoccupés que par leurs horloges maritimes et leur égocentrisme. Et puis le 30 août, nous avons chargé 60 pipes de vins. L’opération nous prit six jours et les nerfs de certains marins furent mis à rudes épreuves. M. de La Pérouse est selon moi un excellent commandant de frégate. Qui mieux que lui se préoccupe de la santé de ces bretons ? Il fait parfumer les entreponts, le branlebas tous les jours, du matin au coucher du soleil pour éviter le scorbut ; il veillait à ce que chacun disposait de huit heures pour se reposer. Il est à la fois autoritaire et amical. M. de Holbach m’a raconté qu’il s’était autrefois épris d’une créole de l’Ile Bourbon mais que son père l’avait dissuadé de l’épouser craignant le déshonneur que peut causer une telle union, en rien avantageuse. Sa force de caractère ne le fit oublier Eléonore Broudon qu’il épousa par la suite. La question qui demeure est : Faut-il renoncer à l’Amour par devoir ? Or Césie nous avons toutes deux la réponse. Ma mère comme la vôtre semble avoir fait des mariages basés sur le sentiment et non sur la fortune et ma foi, cela influence le cours de nos respectives vies. M. de La Pérouse n’a pas eu cette chance pour pouvoir céder au grand amour révélé sous les traits d’Eléonore Broudou, fille d’un fonctionnaire colonial. A l’heure où je t’écris, nous filons toute voile dehors vers l’Ile de la Trinité où nous comptons nous nous

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approvisionner en bois et en eau selon le désir de M. de La Pérouse. Oh si tu pouvais voir comme il se tient solennellement à la proue de la Boussole ! Je ne lui connais pas d’autre expression que ses sourcils froncés sur ses petits yeux bleus et il tient ses lèvres pincées comme M. Gauvain Mesmer que tu dois continuer de croiser dans la rue. A la différence de M. Mesmer, ce dernier salue les hommes qu’il vient à croiser sur le pont de sa frégate. Il a du maintien et ce n’est pas pour rien si notre bon roi Louis XVI lui a confié cette mission extraordinaire : son esprit est vif et agréable ; et comme je l’ai mentionné précédemment, M. le comte est d’une singulière droiture qui en plus combiné à de la douceur et de l’amabilité le rend plus qu’appréciable. Mais finissons cet élogieux portrait pour vous parler de son second, M. de Clonard au physique des plus avantageux. Et je peux m’avancer en affirmant qu’il vous plairait ma chère car en plus d’être un marin expérimenté —il est riche de huit campagnes et pour trois d’entre elles, il commandait en tant que chef—, il est instruit, certes pas autant que M. de Langle, mais suffisamment pour susciter mon intérêt. Et puis je peux également vous articuler quelques mots sur M. De Roux D’Arbaud. T’en souviens-tu Césarine ? C’est cet qui nous fit visiter la Boussole. Il est fort possible qu’il m’est reconnu, car il ne cesse de me lancer des regards interrogatifs et puis il tient à me faire causer. L’autre jour, il voulut savoir ce que je pensais de la pêche aux thons dont les plus gros pesaient plus de soixante livres. S’il se doute de quelque chose, il finira par parler et l’issue sera fatale. Croisons les doigts ma Césarine pour qu’il reste à jamais coi. Alors j’ai fait part de mes craintes à M. de Holbach qui s’est empressé de le menacer s’il venait à tout raconter à qui que se soit. Et M. de Holbach est assez convaincant quand il se sent menacé. A vrai dire, il n’éprouve nulle envie de débarquer au prochain port où nous ferons escale car la perspective de devoir rentrer à bord du premier navire faisant route vers le royaume de France le contrarie. Nous serions

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tellement soulagés si M. de Roux D’Arbaud n’était pas sur la Boussole et chacun de ses regards est une bien pesante menace. Ma belle Césie, vous devez tous vous demander à quoi j’occupe mes journées. Alors je vous répondrai en ces mots : étroite collaboration avec MM. de Holbach et de Launay-Gaussier. Ils veulent me former au métier subalterne de physicien —sans que je sache en quoi cette fonction est essentielle au reste de l’expédition. Friands de nouvelles expériences, ils transforment bien vite leur cabine en un laboratoire flottant où nous recevons la visite pour le moins inopinée de MM. Jean-André Mongez, de La Martinière, herboriste en son état de Monneron, tout comme celle de M. Lamanon avec lesquels ils discutent des heures durant pour démontrer l’exactitude de leurs savoirs. Si tu pouvais me voir ma Césarine, tu t’offusquerais de me trouver coincée là entre ses savants, silencieuse et privée de ce zèle qui me caractérise tant. J’ignore quand le courrier vous parviendra, mais je continuerai à vous écrire tout au long de ce périple. Ce soir encore, nous danserons de six à huit heures du soir afin d’entretenir notre gaité. Et d’où vous vous tiendrez, vous me verrez sourire car à ce moment précis de mon existence, je suis bien heureuse de m’illustrer parmi ces ingénieurs, ces astronomes, ces physiciens et artistes. Oui, vous me verrez sourire, c’est là une certitude. Sois aimable Césarine de lire cette correspondance aux petits et de ne rien omettre de citer. Mon style épistolaire n’égale en rien le tien, mais je dois faire bref et concis n’ayant pas assez de feuilles pour développer davantage et je dois malheureusement m’arrêter là. Mes amitiés, Léonie. * Ils venaient de couper l’Equateur par 18° de longitude occidentale et les vents les portaient toujours vers le Sud. Aucun indice de terre et derrière sa longue vue de Clonard suivait un groupe d’oiseaux

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communément appelés frégates escortant les bâtiments de leurs cris stridents. D’un claquement sec il referma son instrument pour se tourner vers M. de La Pérouse. « Aucune île par tribord, monsieur. —Hum… » Se contenta-t-il de répondre, les mains derrière le dos. Le vent défaisait ses cheveux blonds enfermés dans son catogan et les sourcils froncés, il scruta à son tour l’horizon. Quand dans la bibliothèque, Léonie Noailles-Woerth reprenait ses travaux sous l’égide de M. De Launay d’Estrées. Les lunettes sur le bout de son nez, il orientait son étude sans échanger le moindre propos. Son élève apprenait vite, c’était un fait et plongé dans son manuel de formules chimiques, elle faisait glisser ses doigts sur le papier, s’imprégnant de chaque lettre et symbole. Attentivement, il la scrutait et subrepticement sa main partit au contact de son épaule. « Professeur, puis-je vous poser une question ? Cela concerne votre relation avec M. de Holbach. Ai-je tout gâché entre vous ? —Indiscutablement. Vous savez que vous n’avez rien à faire ici. Alors une fois que nous accosterons sur l’Ile de la Trinité, soyez intelligente de mettre un terme à cette grotesque mascarade. —Et pourquoi ? Soupira cette dernière sans le lâcher des yeux. Jusqu’à maintenant, personne ne m’a remarquée et je n’embarquerai pas sur un autre bâtiment que la Boussole. —Alors cessez de me demander pour quelles raisons mes rapports avec Pierre Foucault sont corrompus. Vous perdez votre temps à courir après de telles chimères. A quel brillant avenir étiez-vous destinée ! Vous avez perdu tout respect, toute gloire et tout renom en montant à bord de cette frégate. —De quoi parlez-vous ? Murmura Léonie. J’exerce un métier destiné aux hommes. Il y a longtemps que je ne me soucie plus de ma réputation ».

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Accidentellement il effleura l’épaule de son interlocutrice et son regard plongé dans le sien, il ôta ses lunettes pour l’observer. « Et que faites-vous de la réputation de votre famille ? M. et Mme Le Tallec sont des personnes fortes respectables. Avez-vous ne serait-ce qu’une fois songé au mal que vous leur faites ? —Vous cherchez à me faire culpabiliser. —C’est fort possible. —A quel genre de famille êtes-vous issu ? Je pourrais comprendre il y a cent ans que de tels épisodes auraient glacés d’effroi toute une famille et une grande partie de la société où seule la lignée importait, mais aujourd’hui, les mentalités ont évoluées. —Et qu’est-ce qui vous fait penser cela ? Vous lisez quelques essais philosophiques ou quelques pages de l’Encyclopédie de Diderot et vous voilà à affirmer que notre société change. C’est un peu manquer de discernement. —Comment cela ? —Vous l’avez dit vous-même. Vous devez vous travestir pour exercer un métier destiné aux hommes ou bien comme aujourd’hui, pour vous donner le droit de fréquenter M. de La Pérouse et ses savants. Où les mentalités changent-elles ? Oh oui bien-sûr d’Alembert dans la préface qu’il a écrite pour l’Encyclopédie encourage le lecteur à penser par luimême, à chercher des vérités dans les sciences et dans l’histoire et non plus dans la bible et les discours de l’Eglise. L’entreprise est exaltante : l’intérêt est de démontrer la possible maîtrise de l’homme sur l’univers dont il dépend. Mais cela ne vous rendra pas plus libre ; en dehors de ces beaux discours, la vérité est toute autre. —J’ai la nette impression d’entendre le discours des jésuites. Je ne parle pas d’une Révolution, c’est déformé mes propos, non je parle seulement de… (Elle ne trouva pas ses mots) Je pensais qu’on partageait le même idéal ».

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La déception marqua le visage de Léonie et bouleversée par ce malentendu, elle tenta un sourire qui alla se perdre sur ses lèvres ourlées. « Vous manquez de pragmatisme. —J’ai lu votre bouquin, celui qui est paru en 1779 et dont le titre est aux antipodes de ce qu’on finit par y trouver. Cette publication était destiné à un public confirmé et non pas à une novice de quinze ans. Il m’a fallu courir à la bibliothèque pour me procurer les manuels qui m’aideraient à vous comprendre. Alors je finissais par toujours avoir plein de livres sous le bras et j’avais soif de connaissance. Ma tante Blanche pour me chahuter disait qu’il n’y aurait jamais de place dans mon cerveau pour emmagasiner toutes ces nouvelles connaissances, mais une passion était née Monsieur de Launay ». Ce dernier gloussa et le coude sur le dossier de Léonie, il croisa les mains au-dessus de ses jambes et intensément la dévisagea. « Pourquoi idéaliser de tels écrits ? A cette époque j’étais un ambitieux Docteur en médecine, visant l’enseignement dans les hautes sphères du savoir. Editer ce livre m’a permis de me faire connaitre du milieu et en aucun cas n’avait pour dessein d’éveiller des consciences. —Votre introduction était comme dire…très enthousiaste. Il y avait une telle vie dans vos écrits qu’il me fut impossible d’ignorer votre appel ». M. De Launay d’Estrées se perdit dans ses réflexions. « Et qu’avez-vous tiré de cet enseignement ? —Que le monde est si complexe, qu’il nous faut accepter certaines limites en y introduisant de nouveaux paramètres visant à repousser notre ignorance. Cela peut paraître évident et élémentaire, mais il ne l’est pas pour certains, surtout quand on est une femme dans un Cosmos qui ne nous attribue aucune place ». Allongée dans son branle, Léonie étudiait à la lueur d’une bougie. Au-dessus de sa tête, un violon jouait, accompagné d’une flûte et d’un tambour. C’était un air

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joyeux à faire danser tous les membres de l’équipage et M. de La Pérouse battant certainement la mesure sur la rambarde de la timonerie. Les souliers des matelots résonnèrent jusque dans le second pont et pour moins que cela, Léonie se serait certainement jointe à eux pour honorer cette gigue endiablée, mais elle n’en éprouvait point l’envie. Sa réflexion se tournait vers M. de La Pérouse. Le commandant l’obligerait à descendre de la Boussole. Et il suffit parfois d’y penser pour que les événements se produisent. « M. Geoffrin, je ne vous dérange pas… » Elle quitta son branle en toute hâte, le cœur battant si furieusement dans sa poitrine qu’elle en fut étourdie. Le comte de La Pérouse l’observait calmement. « Comme vous le savez nous ferons escale à Sainte-Catherine pour éviter les formalités des grandes villes, comme Rio Janeiro et c’est là que nous nous séparerons. Jusqu’à notre accostage, je vous demanderai la plus grande des discrétions. —Et si je refuse, à quelle justice me remettrezvous ? M. Daprès le gouverneur général du Brésil recevra ma lettre d’arrêt du gouverneur Don Francisco de Baros, brigadier d’infanterie et je risque de ne pas revoir la France avant de très longues années, selon la clémence de la reine du Portugal et de son amirauté. Je doute que cette issue ait pu vous échapper ». Il leva le menton sans lâcher Léonie des yeux. Avec quelle audace s’adressait-elle à lui ? « Les marins sont des hommes très superstitieux et votre présence sur la Boussole compromet mon autorité. J’ai pensé en quittant Madère que vous auriez la clairvoyance de venir me trouver, mais… —Vous étiez fort occupé avec ces MM. de Langle et d’Escure au sujet du bon fonctionnement des horloges marines et quand enfin j’ai songé à vous rencontrer, vous avez fui avec le négociant anglais, Mr Johnson auprès de qui vous êtes resté trois jours. Vous avez débarqué un homme rongé par la fièvre et…j’aurai pu

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profiter de cette circonstance pour descendre à mon tour, mais le professeur De Launay d’Estrées m’a informé que six matelots souffraient de maladie vénérienne et visiblement eux aussi avaient échappé au contrôle de vos chirurgiens. —Vous descendrez à Sainte-Catherine et vous vous en remettrez à Dieu pour ce qui est du délai de votre retour. —Attendez, je…je peux vous être utile. J’étudie la médecine et je ne suis pas aussi folle que vous pouvez le croire. Je…Enfin, je suis vos exploits depuis toute petite comme ceux de Bougainville, ou de Cook et quand M. de Fleurieu alors directeur des ports et arsenaux est passé à Brest, j’ai sauté de joie quand j’ai appris que le Roi vous chargeait de combler les blancs laissés par les trois voyages de Cook. J’ai alors pensé que c’était là une réelle opportunité de pouvoir fréquenter des savants et…Je n’ai jamais manqué d’impavidité et ce n’est pas la couardise qui me caractérise, mais je pourrais au moins atteindre la Baie des Français en votre compagnie et ensuite me décider à quitter la Boussole. —Nous n’atteindrons pas la Baie des Français avant le mois de juin ou de juillet. Soit neuf mois passés à fréquenter mes hommes et ainsi vous exposer à bien des difficultés. —Pas si vous me soutenez dans mon entreprise. —Que je vous soutienne ? » Lança ce dernier incrédule. Le sarcasme au fond des yeux, il sourit, amusé par la ténacité de notre Léonie. « Mon bon jugement voudrait que je vous conduise sur le champ à notre capitaine d’armes, M. Talin qui vous gardera sous les fers jusqu’à notre accostage, mais MM de Holbach et De Launay d’Estrées répondent de vos actes. Qu’aurai-je à gagner quand notre éminent mathématicien souligne vouloir partager votre sort. Or les travaux qu’il réalise conjointement avec M. Dagelet sont de la plus haute importance. Sans l’exactitude de ses calculs nous tournerions en rond, livrés à nos faibles compétences en matière d’astronomie.

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—J’apprécie son dévouement et la constance de son opinion. C’est la raison pour laquelle je vous demanderai de ne pas porter de jugement trop hâtive sur cet homme que j’ai corrompu. —J’ai assez de bon sens, Mlle Noailles-Woerth pour séparer la lie du bon vin. Bien que les deux donnent du goût, il est préférable d’en garder un en bouche et l’autre au fond de son verre. —Parfait…Alors descendez-moi à votre capitaine d’armes, que nous fassions enfin connaissance ? » Le 23 octobre, MM Dagelet et de Holbach firent un grand nombre d’observations de distances de la lune au soleil pour s’assurer de la qualité des horloges marines prêtées par la Royal Society et ayant appartenu à Cook. Ainsi, ils purent déterminer la longitude des côtes du Brésil. Les latitudes furent également observées avec exactitude et les erreurs les plus fortes n’excédaient pas vingt secondes. Après avoir essuyé un violent orage à la date du 25 octobre. A huit heures du soir, les marins vinrent observer le feu Saint-Elme pointa sur la tête du mat de la Boussole. « Comment va-t-elle ? Demanda M. de La Pérouse à son second venu le rejoindre à la poupe de la frégate. « Qui ? Oh…Bien qu’elle refuse de s’alimenter, je dirais qu’elle tient une forme olympienne, répondit Robert de Clonard en affichant un léger sourire. Il devient urgent qu’elle descende. —C’est aussi mon avis. Qui d’autres l’auraient remarquée ? —Tous les hommes Monsieur. Certains détails sautent aux yeux et maintenant que j’y pense, M. de Roux d’Arband aurait reçu la visite de deux jeunes femmes à bord de la Boussole. J’ai consigné son commentaire, mais mon erreur fut de laisser le pont libre d’accès aux visiteurs. —C’est une grosse erreur effectivement. Quel poste occupe-t-il ce Roux d’Arband ? —Il est volontaire Monsieur. Le lendemain de notre départ, il est venu me trouver pour me faire part de ses interrogations concernant un membre de

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l’équipage. Thomas Geoffrin avait été inscrit sur le manifeste de la Boussole quelques jours à peine avant notre départ. —Oui, M. de Holbach m’avait mentionné l’existence de son jeune cousin de Lorraine, petit physicien dans son état qui souhaitait embarquer. Jamais je n’aurai imaginé qu’il puisse nous duper pour la sorte… Comment la trouvez-vous ? —Assurément très jolie. —Je ne parle pas de cela M. de Clonard, répondit ce dernier en le dévisageant à la fois intrigué et amusé. Pensez-vous qu’elle puisse nous être utile à bord de la Boussole ? —Si M. De Launay d’Estrées est de cet avis, je le suis aussi. —Est-ce là un avis objectif ? Je dois pouvoir compter sur votre impartialité. Le bon déroulement de cette expédition en dépend. Alors est-elle apte à voyager avec nous jusqu’à la Baie des Français ? —Et qu’en pense M. de Langle ? —Lui, contrairement à vous n’a pas rougi quand j’ai évoqué son nom. Il m’a seulement dit qu’il voulait connaître ce bel esprit qui a fait tourner la tête de M. de Holbach. —Alors je pense que c’est une grossière erreur de l’ignorer comme il serait malhabile de priver cette Noailles-Woerth de la société dans laquelle elle aspire à se distinguer. Il est possible que le mauvais temps soit perçu pour beaucoup comme le signe indésirable d’une femme à bord. —Alors nous ferons en sorte qu’elle ne porte ni robe, ni autres accessoires qui puissent la discriminer aux yeux de nos matelots ». Ils mouillèrent le 6 novembre 1785 entre l’Ile SainteCatherine et le continent. Comme l’avait prédit M. de Clonard le temps fut plus que mauvais, mais le moral des hommes étaient au beau fixe : aucun malade n’était à déplorer et le climat ressemblait à s’y méprendre à ce que l’on pouvait trouver au large de la Bretagne au milieu de l’hiver.

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La population de l’île avoisinait les vingt mille âmes et autrefois, elle servit de retraite à des vagabonds, sujets du Portugal qui ne lui reconnaissaient aucune autorité. Outre, l’arrivée des frégates causa une vive terreur sur l’île et les différents forts tirèrent plusieurs salves. M. de la Pérouse envoya un officier pour faire connaître leurs intentions et M. de Pierrevert chargé de négociation trouva une petite garnison composée de quarante soldats. Le 9 novembre, MM de La Pérouse, de Langle et d’autres officiers partirent rendre visite au gouverneur Don Francisco de Baros qui leur inspira la plus grande confiance. A fond de cale, Léonie se redressa de son séant en entendit le cliquetis de la serrure que M. Talin ouvrit sur M. De Launay d’Estrées. « Avez-vous mangé ce midi ? —Je crois bien oui. Vous n’êtes pas avec les autres chez le gouverneur de Baros ? Pourtant vos notions de portugais pourraient bien les soulager. —Léonie, je n’ai rien contre vous… —Mais vous descendez me visiter pour me donner bonne conscience. Je vous l’ai déjà dit, il ne vous sert à rien de vous montrer aimable en m’apportant les restes de vos repas. M. de Holbach lui a la décence de ne pas m’ennuyer avec de tels récriminations. —J’en suis certain oui ». Accroupit devant elle, il la regarda par-dessus ses lunettes avant de les ôter, les lèvres pincées. « Il est certain que vous me manquerez. Dans cette vie, je n’aurai pas eu la chance de vous plaire, alors je… (Il se pinça l’arête du nez) je vous souhaite une bonne continuation dans tout ce que vous entreprendrez ». Ce fut quand il partit que Léonie fonda en larmes. Elle le désirait plus que tout, c’était pour lui qu’elle avait réjoui la école de santé ; qu’elle s’était fiancée avec de Holbach pour mieux l’approcher et au plus sombre de son existence, elle était incapable de s’exprimer sur ses sentiments.

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Le 16 au soir, M. de La Pérouse permit aux membres de la Boussole d’écrire à leur famille ou à des amis. Ainsi il les remettrait au gouverneur qui acceptait de les envoyer au consul général, M. de Saint- Marc siégeant à Lisbonne. Et comme il fut question de mettre les voiles le lendemain, tous s’y employèrent avec inspiration. * Le 16 novembre 1785, Sainte-Catherine. Ma chère Tante, Quand vous lirez cette lettre, je serai déjà enfermée sur l’Ile de Sainte-Catherine où ailleurs. Mon intrépidité à cette fois-ci causée ma perte. Me voilà pieds et poings liés dans les cales de la Boussole. On me perdit de vous écrire comme on le ferait pour un condamné à mort. Il vous faudra être fort et très patient. La justice du Portugal est différente de la nôtre et ici ni votre lettre de change, ni votre argent ne pourra soudoyer ces militaires. J’en tremble déjà Blanche, mais je serai me montrer forte quelques soient les épreuves que j’endurerai. Si j’en suis arrivée là, c’est bien parce que je ne connais pas les dangers. J’affronte la vie avec une telle rage qu’il m’est impossible de temporiser certaines ardeurs. Mais ce n’est pas à vous que je vais apprendre ceci —vous êtes une mère pour moi, celle qui m’a consolée toutes les nuits où le monde me semblait inexplicable, c’est vous encore qui m’avez faite grandir en me nourrissant de vos expériences et de votre esprit de femmes éclairées ; je n’ai fait que suivre une voie qui m’était dès lors toute tracée— car vous savez à quoi j’aspire et vous avez su me guider bien au-delà de la singularité. Il ne faudrait pas inquiéter ni les petits, ni Césarine. Elle ne s’en remettrait pas. Je la connais si bien et je sais qu’elle a toujours été là pour me prendre par la main, pour m’affirmer et me faire rire quand la mélancolie prenait le dessus sur mon contentement.

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Que de jours heureux avions-nous partagés ensemble ? Combien de bons moments… ? Dies-leur que je suis toujours à bord de la Boussole et dites-leur que mon retour sera plus long que prévu. Vous comprendrez que je n’ai pas le désir de vous parler de l’expédition en elle-même. J’avoue être bouleversée, trop émue pour coucher autre chose sur le papier que mes sentiments pessimistes. Au moins aurai-je essayé et c’est tout ce qui compte ; en aucun cas, on ne pourra me reprocher d’être restée loin de mes rêves et de mettre tu quand notre siècle connait un remous extraordinaire servit par des hommes tout aussi extraordinaires que M. de La Pérouse pour ne citer que lui. J’aurai eu le grand honneur de le côtoyer, de prendre part à ses découvertes autour du monde où tant de belles choses sont encore à considérer et à explorer. Si Magellan a su inspirer mon enfance, c’est également à bord de la Santa Maria de Christophe Colomb que je découvrais le nouveau Monde. Vasco de Gama, Marco Polo, Amerigo Vespucci furent les complices de mes nuits où sous mes draps, je m’imaginai participer à leurs exploits. Ma chère tante, il m’est pas interdit de songer qu’un jour je serais mère et mon devoir sera, non pas de les éduquer, mais de leur ouvrir les yeux sur ce que le monde a de merveilleux à nous offrir. Et je me vois déjà au coin d’un feu et leur raconter ce que fut cette inoubliable expérience sur la Boussole et cette rencontre avec M. Aloys De Launay d’Estrées qui m’a donné goût aux sciences et notamment à la médecine. Vous souvenez avec quelle cordialité je vous parlais de cet homme, ma tante ? Si vous venez à passer dans sa petite demeure de Brest, plantez-y une plante à mon nom. Un végétal coriace qu’il retrouvera à son retour. Faitesmoi cet honneur et dîtes à Justin, son valet d’y apporter le plus grand soin. Voilà que je me mets à pleurer…Les larmes risquent d’effacer l’encre du papier, alors je m’empresse de terminer en vous embrassant du fond du cœur, en vous serrant dans mes bras par la pensée et en vous

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remerciant d’avoir pris soin de moi pendant toutes ces longues années. Je vous embrasse très fort. Votre dévouée Léonie. * On monta la lettre à M. de La Pérouse qui dans sa cabine la déplia pour prendre en connaître le contenu. Il éprouva quelques malaises à le faire, mais il voulait savoir ce qui avait poussé Mlle Noailles-Woerth à se risquer dans pareille aventure et surtout qu’elle n’était pas une espionne à la solde des Anglais. Il en fut tout simplement bouleversé. En raison des violents vents du nord qui auraient pu leur être favorable en haute mer, le départ fut repoussé au 19 novembre et à la tombée de la nuit, l’Astrolabe et la Boussole furent en dehors de toutes les îles. « Monsieur, cria Robert de Clonard à l’intention de Mr de La Pérouse. Les vents nous obligent à réduire la voile ! —Comment ? —Je disais qu’il faudrait se sortir de ces violents orages ! L’Astrolabe ne nous suit plus. Il nous faut réduire les voiles, Monsieur ! —Non. M. de Langle a reçu la consigne de nous retrouver au port de Bon-Succès si nous venions à être séparés, répondit ce dernier en hurlant dans les oreilles de M. de Clonard. C’est une mesure très sage, à condition qu’il ne dépasse pas sa latitude à la date du premier janvier ! ». Et l’autre l’étudia des plus indécis, retenant son tricorne du mieux qu’il pouvait. « Quels sont les ordres, Monsieur ? —Maintenez le cap, M. de Clonard et dites à vos gabiers d’être prêts à descendre les voiles du cacatoès. Vous faites de l’excellent travail (en lui envoyant une bourrade amicale), cela sera consigné dans le journal de bord ». M. Boutin eut l’ordre de faire remonter Léonie dans sa cabine. Ce jeune Charles Fantin le Boutin

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ressemblait curieusement au premier amour de Léonie et à chaque fois que cette dernière venait à le croiser, elle en éprouvait un léger pincement au cœur. Eloi Châteaulin fut son premier confident et du haut de treize ans, Léonie avait pris la résolution d’épouser ce jeune pubère qui ne ricanait pas comme tous les autres, forts amusés par ce petit garçon dont les seins naissant pointaient sous sa chemise. Afin d’être respectée par les amis de Châteaulin, Léonie que tous avaient baptisée « P’tit Léo » avait du se battre à coups de pieds et de poings. Il partit pour Lorient et jamais plus elle ne le revit jusqu’à cette insolite apparition. Le 8 janvier, ils doublèrent le Cap Horn et les baleines les escortèrent, faisant saillir les nageoires dorsales hors de l’eau. Comme le verglas recouvrait le pont, les manœuvres furent pour le moins compliquées, mais cela ne gêna en rien leur ascension vers l’île de Juan Fernandez. Selon le rapport de Jean-François Bisalion, le cuisinier de la Boussole, il restait très peu de pain et de farine —sur les provisions amassées à Brest, M. de Clonard fut contraint de laisser sur place cent quarts, faute de place sur les deux frégates— et les vers s’étaient logés dans les biscuits. A la lueur de la bougie, Léonie extirpa de son biscuit deux asticots de la longueur d’un ongle et grelottant de froid avala le thé brûlant gracieusement offert par Jean-François Bisalion qui quand il ne râlait pas était tout à fait aimable. Il apporta lui-même le breuvage à la jeune dame qui le remercia chaleureusement. « Y a pas de quoi et je vous ai mis deux sucres, avait-il dit avant de se retourner vers M. de Holbach. L’autre astronome vous fait demander… » Ainsi M. De Launay d’Estrées et Léonie se retrouvèrent seuls sous une mer revenue au calme. « L’Ile de la Conception. Elle est bâtie à l’embouchure de la rivière de Saint-Pierre, précisa De Launay d’Estrées en étudiant la carte sur son manuel. Et Saint-Pierre se trouve dans l’est de Talcaguana.

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Cette partie du Chili est susceptible de nous plaire, bien qu’elle soit une colonie espagnole. —J’ignorai que vous étiez dans la diplomatie. A la place de M. de La Pérouse j’aurai du souci à me faire. Vous affichez si ouvertement vos convictions que cela frise perpétuellement le conflit. —Vraiment ? Et me suis-je déjà plains au sujet des régions que nous fréquentions ? —Auprès de moi non, mais M. de Holbach dit que vous vous êtes félicité que les anglais aient été chassés de l’Ile de la Trinité dès la première réquisition qui leur a été faite par la reine du Portugal. Or M. Monneron affirme que le ministre anglais, William Pitt le jeune aurait répondu que cet établissement n’était qu’une entreprise de particulier et non une base à leur colonie ». Ahuri, M. de Launay ouvrit la bouche sans qu’aucun son n’en sorte. « Suis-je de si mauvaise influence ? Finit-il par articuler. Pensez-vous qu’il faille me dénoncer à notre commandant et à notre second afin d’aspirer à une meilleure compréhension de nos enjeux politiques ? —Je n’ai pas l’âme d’un délateur. —Mais vous avez assez de bassesse pour reporter des détails aussi insignifiants échangés sur le pont avec des hommes qui… —…qui ne sont pas aussi vils que moi, non ? Ce n’est pas ce que vous vouliez dire ? Je suis navrée pour vous que vous ayez à me supporter jusqu’à la baie des Français. Tellement désolée que vous n’ayez gain de cause dans cette histoire ». Il se caressa le dessus du crâne et referma prestement son livre. « J’ai bien peur de ne pas tout saisir. —Cela parait certain. Vous avancez avec fierté et courage soutenir les anglais contre la lutte qu’ils opèrent contre la traite des nègres. Vous les soutenez avec tant de force qu’on pourrait vous croire sujet du roi George et M. Dagelet adhère à votre façon de penser. Oui, la traite ne devrait plus être tolérée et le lendemain, vous traitez ce même peuple de couards,

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assurément relâchés dans leurs Affaires étrangères. Alors êtes-vous à ce point versatile ? » En ayant trop entendu, il quitta la cabine pour surprendre M. de Roux d’Arband collé à la porte. Aucun mot de leur conversation ne lui avait échappé et prit en flagrant délit, bafouilla : « Les Dr Le Cor et Rollin sont introuvables et depuis deux jours, je souffre atrocement au niveau des reins. C’est à peine si j’arrive à uriner. —Monsieur… —De Roux d’Arband. —Oui c’est ça. Il est tout à fait possible que vous manquiez d’eau et je vous fournirai une solution à base de soufre pour faire passer votre douleur rénale. Vous n’aurez qu’à repasser dans une demi-heure ». Il ne revint pas, mais le lendemain le chirurgien Le Cor lui remit sa fiole qu’il fut contraint d’avaler afin de ne pas surprendre le Dr Le Cor. Et vers deux heures de l’après-midi alors que les officiers cherchaient à la lunette la ville de la Conception censée se trouver au fond de la baie, M. de Roux d’Arband fut pris de coliques. Il s’excusa auprès de M. Jacques Darris, le 1 er maitre et quitta son poste. Le remède était si dosé qu’il se vida dans les bouteilles situées à la poupe de la frégate qui microscopique lieu d’aisance et de salle de bain, étaient réservées aux officiers. Il fut mal en point jusqu’à cinq heures du soir. Heure où les pilotes vinrent apprendre que la Conception avait été entièrement était anéantie par le tremblement de terre de 1751 et que la ville fut nouvellement érigée à trois lieues de la mer, sur les bords de la rivière Biobio. Inquiétée par les indispositions du volontaire, Léonie le trouva plié de douleur, près des bouteilles qu’il avait exagérément souillées. « Il faudrait que je vous ausculte, M. d’Arband. —Non ce n’est pas nécessaire, murmura ce dernier en tenant ses bras croisés sur sa poitrine. Je vais mieux ».

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Une violente odeur de soufre se dégageait de son palais. Pour Léonie cela ne faisait pas l’ombre d’un doute : le pauvre malheureux était victime d’une intoxication au sulfate de soufre. « Vous devriez passer à l’infirmerie pour que je puisse soulager votre transit. —Non je vais mieux. Beaucoup mieux qu’il y a une heure. Ecoutez je…je suis, enfin je n’aurai pas du vous dénoncer auprès de M. de Clonard. Je suis à l’origine de votre mise aux fers et… —C’est de l’histoire ancienne, mais j’apprécie que vous m’en parliez. Sachez que je n’ai rien contre vous, car moi-même aurait eu la même clairvoyance que fut la votre. —Vraiment ? » Il retrouva ses couleurs et le sourire crispé sur ses lèvres à l’expression boudeuse, M. de Roux d’Arband osa descendre son regard sur Léonie. « J’ai longtemps pensé que vous étiez fâché contre moi. Ce qui aurait été amplement mérité ». Amusée, Mlle Noailles-Woerth dressa un sourcil et ce dernier des plus intimidés regarda de nouveau droit devant lui. A neuf heures du soir après avoir louvoyé, les deux frégates d’expédition de M. de La Pérouse mouillèrent à environ une lieue dans le nord-est du mouillage de Talcaguana et vers dix heures du soir, M. Postigo, capitaine de la frégate de la marine espagnole vint à bord de la Boussole dépêché par le commandant de la Conception. Il y resta souper et dormir. Le lendemain après les diverses instructions confiées à M. de La Pérouse il fit envoyer à bord de la viande fraîche, des fruits et des légumes en grande quantité. Et à sept heures du matin, les canots et les chaloupes remorquèrent les deux voiles vers l’emplacement prévu à leur mouillage. « Je descends à la Conception avec M. Dagelet. Votre présence serait des plus appréciées. Nous ferez-vous l’honneur ? » Léonie leva les yeux de planches botaniques que le jardin lui avait prêtées.

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« C’est que je…j’avais pour idée d’aider M. de Collignon dans sa nomenclature des plantes qu’il a trouvé dans l’hémisphère sud pour les comparer à celles que l’on trouve en Europe. Le travail est plutôt intéressant et… » La porte s’ouvrit sur M. de Launay qui en raison de tous les manuels qu’il déplaçait n’avait nulle intention de quitter la Boussole en cette fraîche matinée. D’un bond elle se leva, rassembla ses affaires et suivit MM. de Holbach, Dagelet et coparticipants dans la chaloupe préparée à leur intention. Le chapeau à large bord visé sur la tête, Léonie concentra son regard sur la surface de la mer irisée par les reflets aveuglants du soleil. Et quand M. De Launay d’Estrées prit place sur son banc, elle ne détourna pas la tête pour engager la conservation. Mais la jambe contre la sienne, Léonie ressentait presque les pulsations de sa veine fémorale à travers sa culotte. « M. de Holbach m’a fait part de votre désir d’en savoir un peu plus sur les travaux de Christian Huygens. Pour cela il faudrait que vous preniez connaissance de son horloge à balancier qui permet de multiplier par cent mille la précision des mesures. —Veuillez m’excuser, je n’ai pas entendu ». Sa remarque fut saluée par un silence, puis M. de Holbach se pencha vers Léonie. « M. Dagelet vous parlait de cet hollandais, Huygens. Si vous ne comprenez pas un traître mot, faites semblant de comprendre, cela éviterait qu’il n’ait à se répéter ». Ayant clairement entendu la remarque qu’il venait de lui faire, M. De Launay d’Estrées gloussa avant d’attaquer Pierre Foucault sur son propre terrain. « J’avoue moi-même avoir de sacrés lacunes en mécanique céleste. Mes maigres connaissances s’arrêtent à Isaac Newton et son attraction universelle. Alors vous est-il possible de répéter afin que je puisse assimiler toutes ces nouvelles notions ? —Mais bien-sûr. Qu’est-ce que vous n’avez pas saisi professeur ? »

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De la Conception Léonie ne devait garder que l’idée d’une ville d’environ dix mille habitants de bonne santé dont la majorité avait gagnée un âge avancé. Ils vivaient dans de petites bicoques faites de terre cuite et dont les tuiles creuses ressemblaient à ce qu’on pouvait trouver en France méridionale ; avec le confort en moins, car ce dernier ne semblait pas perturber l’équilibre de ces sujets du Roi d’Espagne — avec lequel ils étaient perpétuellement en guerre, refusant toutes les fonctions du gouvernement espagnol—, et ils vivaient là au milieu de l’évêché, de la cathédrale et des maisons religieuses. L’un des guides qui les escorta jusqu’au centre de cette place forte révéla que son pays produisait de l’or, en infime partie certes, mais les rivières y sont aurifères et chaque jour on pouvait gagner une demipiastre. Et quel profit feraient-ils, alors que leur terre était fertile et qu’en apparence ils ne manquaient de rien ? Mais jamais encore Léonie n’avait remarqué un peuple aussi frappé d’inertie : les plus braves gaspillaient leur temps à laver l’eau des rivières, tandis que les autres se prélassaient au soleil sans rien attendre de la vie ; un grand nombre pour ne pas dire la majorité des citoyens ignoraient tout des mœurs et des arts des Européens. Ce royaume ne faisait aucun commerce. Or si les productions tiraient à leur maximum, ces chiliens pourraient produire à eux seuls les quantités de laine dans l’Angleterre et la France pour leurs manufactures et leurs bestiaux leur apporterait une immense fortune. Mais le gouvernement espagnol ne leur permettait aucune liberté de commerce, à tel point qu’ils devaient vivre en réelle autarcie refusant de payer des droits colossaux à un système prohibitif. Alors que les trois hommes négociaient le prix du tabac et de l’herbe du Paraguay, Léonie fut attirée par un gamin portant une épée d’officiers à la main. Intriguée, elle l’interrogea puis le suivit dans une ruelle où elle surprit George Augustin de Monti, le second de M. de Langle en pleine culbute.

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Les femmes de ce pays bien qu’étant au milieu de couvents jouissaient d’une grande liberté que l’on ne trouvait nulle part ailleurs qu’au Chili. Pleine de grâce et aimables, ces dernières ne refusaient jamais rien par crainte de déplaire à ces hommes qui pendant tous ces longs mois avaient soufferts de frustration physique et sentimentale. Prestement, Léonie fit demi-tour pour tomber dans les bras de M. De Launay d’Estrées qui lui arracha l’épée des mains pour le remettre à M. de Monti, très rouge d’avoir pris autant de plaisir. Il partit sans rien ajouter. Si l’épée s’était trouvée dans la main de Léonie où moment où ce dernier sortait, il en aurait déduit que Mlle Noailles-Woerth l’eut espionné. Et pour Léonie la Conception fut un lieu de débauche où à chaque coin de rue, les matelots ou les officiers répandaient leur sève dans ces femmes au sourire complaisant. Devait-elle s’inquiéter de ne pas voir revenir M. de Holbach ? Les bals organisés en leur honneur furent une dure épreuve pour la demoiselle partagée entre le choix de retourner à bord, où celui de danser avec les autochtones qui lui tournaient inlassablement autour. Bien que le vin fût un bien assez commun au Chili, le chirurgien ne répertoria aucune fâcheuse aventure qui aurait entachée la réputation des hommes des MM. de La Pérouse et de Langle. La ville entière était un véritable bordel et les marins étaient plus heureux qu’à leur départ de Brest. Et elle avait été naïve de croire que les savants étaient des surhommes capables de se maîtriser et ainsi repousser les assauts de ces femmes légères. « Où est M. de Holbach ? —Je l’ignore ». Lui répondit De Launay d’Estrées, vexé qu’elle ne vienne le trouver que pour s’enquérir de l’absence de son Pierre Foucault. « Mais il était avec vous ? Ne me dites pas que vous ignorez où il se trouve et Dieu que vous empestez le vin !

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—C’est exact, je me trouvai avec M. de Langle et nous avons honoré un excellent vin. —Etes-vous ivre vous aussi ? —Ivre ? Non. Je connais mes limites. Le vin était bon, mais pas assez pour troubler mes sens ». Le 15 mars, les bâtiments étaient réparés, les vivres, l’eau et le bois embarqués. Mais les vents violents les contraignirent à repousser leur départ au 19 mars, ce qui eut pour effet d’accroître la nervosité de Léonie qui voyait en l’attitude désinvolte de Holbach, une raison de plus pour fuir sa présence. Il s’était ouvertement moqué d’elle jusqu’à ce qu’elle apprenne que le mathématicien n’avait pas trouvé le moyen de forniquer, trop occuper à échanger avec ces messieurs de l’Astrolabe. * L’Ile de Pâques fut atteinte au 9 avril 1786 et à onze heures du matin, la Boussole rejoignit l’Astrole déjà en mouillage, mais aucune des deux frégates ne prirent et il leur fallut se fixer ailleurs. Et Léonie de quitter sa cabine pour rejoindre M. de Holbac sur le pont où tous les savants s’étaient rassemblés. Des indiens avaient été aperçus à nager vers les navires, et des plus intriguées, Mlle Noailles-Woerthe se pencha sur le garde-fou de la frégate pour les apercevoir se hisser sans la moindre difficulté vers eux et prendre possession du bateau d’un air riant et plein de confiance. Nus au milieu et sans une arme, ils avançaient parmi les européens et à aucun moment ils ne songèrent à quitter la frégate —alors remise à la voile — pour regagner la terre ferme au risque de se trouver être enlevé. Un simple pagne fait d’un paquet d’herbes recouvraient leurs parties génitales et M. Hodges, le peintre celui qui avait accompagné Cook dans son second voyage, a éprouvé quelques difficultés à reproduire fidèlement leur physionomie car à la différence des Malais, des Chinois ou des

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Chiliens, ils n’avaient aucun trait de caractère qui leur soi propre. La coquetterie de ces hommes fut illustrée quand ces derniers préférèrent les chapeaux —qu’ils voulaient en grand nombre et que la Boussole ne possédaient pas— et pièces de tissu aux couteaux et aux grains de verroterie. A huit heures du soir, M. de La Pérouse mis un terme aux transactions et ces naturels se jetèrent à la mer sans craindre de se voir percuter un rocher à quelques brasses à peine où la lame venait briser avec force. Amusée par le spectacle de leur présence, Léonie fut navrée de les voir gagner le rivage leur petit paquet sur la tête pour les garantir de l’eau. MM. de La Pérouse et de Langle emmenèrent avec eux, quatre canots et douze soldats. En tout soixante dix personnes accostèrent sur l’Ile de Pâques. En face d’eux se tenaient environ cinq cents Indiens, nus et tatoués avec le visage peint d’une couleur rouge ; leurs cris exprimaient la joie et ils avancèrent pour leur donner la main et ainsi faciliter leur descente. « Vous voyez ces grosses pierres, murmura M. De Launay d’Estrées à l’oreille de Léonie. Elles sont les bienfaits de la nature ; elles conservent à la terre sa fraîcheur et son humidité. Elles permettent à elles seules d’arrêter, de condenser les nuages et entretenir ainsi sur les nuages, une pluie presque continuelle. —Comment savez-vous cela ? —On a étudié ce même phénomène sur l’île de France où les arbres ne repoussent jamais exceptés s’ils sont abrités des vents de mer par d’autres arbres ou par des enceintes de murailles. —Cela suppose que vous y êtes déjà rendu. —Oui, mon père était attaché à la diplomatie du Royaume. Je crois qu’il a passé une grande partie de son existence sur la mer ». Le cœur de Léonie vibra quand il lui remit une pierre ronde de la taille d’une orange qu’elle garda en main

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de longues minutes avant de la conserver dans son sac. M. de Clonard et officiers avaient reçus l’ordre d’ériger une tente au milieu d’un cercle de soldats, ce qui permettrait de faciliter les échanges en apparence ; on fit descendre à terre les présents qu’on leur destinait ; et les soldats eurent l’interdiction de tirer et d’éloigner les Indiens à coups de crosse de fusil, tant et si bien que les soldats furent submergés par une foule des plus grossissantes. Plus de huit cent hommes dont probablement le tiers était des femmes fondirent vers la tente avec un empressement proche de la rapacité. M. de La Pérouse avait prévu des chèvres, des brebis, des cochons ; des graines d’oranger, de citronniers, de coton, de maïs, etc. Les femmes demeuraient les plus avides ; elles offraient leurs faveurs contre des marchandises encouragées par leur mari ou leurs frères. Et légèrement vêtues, elles déambulaient au milieu des officiers et marins en roulant des hanches ; s’arrêtant ça-et-là pour détrousser un malheureux de son mouchoir de poche ou son chapeau ; voyant que l’on ne faisait pas usage du fusil, ces dernières revenaient immédiatement recommencer leurs caresses et larcins. Et afin d’éviter toute funeste suite, M. de La Pérouse les rassura en leur garantissant qu’ils récupéreraient leurs biens. M. d’Escures, le premier lieutenant de la Boussole veillerait sur la tente tandis que le groupe se scinderait en deux. La première aux ordres de M. de Langle et la seconde à ceux de La Pérouse. Voulant se dégourdir les jambes, Léonie NoaillesWoerth choisit le premier groupe ; celui qui s’enfoncerait le plus dans les terres et sèmerait les graines dans tous les lieux, examinerait le sol, les plantes, la culture, la population, les monuments ; enfin tout ce qui permettrait de dresser un portrait fort complet de ce peuple extraordinaire. Avec M. de Langle s’enrôlèrent MM. Dagelet, de Lamanon, Duché, Dufresne, De Launay d’Estrées, de la Martinière, du père Receveur, de l’abbé Mongès et du

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jardinier ; l’autre partie se contenterait de visiter les monuments, les plates-formes, les maisons et les plantations. La belle cherchait à comprendre comment les bustes de taille colossale —sculpture de production volcanique, connue des naturalistes sous le nom de lapillo— avaient pu être érigée. « Il est possible en fin de compte que cette pierre volcanique, fort légère se durcisse à l’air et qu’avec l’aide de leviers de cinq à six toises on ait pu glisser des pierres dessous afin de parvenir à les soulever. —Sont-elles leurs idoles ? Questionna Léonie, en fixant son attention sur les croquis que M. de Launay avait si fidèlement reproduits. —Oui, ces indiens témoignent d’une certaine vénération pour elle. Nous les avons mesurés toute à l’heure et elles ont de telles proportions qu’elles doivent certainement avoir une place importante dans leur existence ». Avec gourmandise, Léonie fixa les lèvres de M. De Launay d’Estrées qui le remarqua. « Quelles sont leurs dimensions ? —A peu près quatorze pieds six pouces de hauteur, avec sept pieds six pouces de largueur… » Mais Léonie n’écoutait déjà plus. Parce qu’il s’en aperçut, il poursuivit plus lentement, laissant un intervalle entre chaque mot dans l’espoir de ramener Mlle Noailles-Woerth à leurs côtés. « A quoi pensez-vous ? —Que feriez-vous si vous échouiez sur une île déserte ? Dresseriez-vous un totem de cette taille-là ? Pensez-vous que ces hommes aient pu être autrefois attachés au continent ; auquel cas à quel autre peuple aurait-il appartenu ? —Nous n’en savons rien. C’est la raison pour laquelle nous sommes ici. Pour percer certains mystères ». Elle détourna la tête pour subir l’étude de M. De Launay d’Estrées. Il caressa des yeux sa poitrine, étroitement serrée dans un corps de baleine ; remontant et descendant au rythme de sa respiration.

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Sans la moindre difficulté, il pouvait discerner leur forme arrondie sous cette chemise particulièrement légère. « Cook a fait une similitude avec ce peuple et ceux de la mer du Sud. Même similitude et même langage. Déjà vous ne m’écoutez plus…Léonie ? —Si je venais à échouer sur une île comme celle-ci, je crois que je deviendrais folle. Ce peuple est si…Enfin il donne l’impression de se suffire à lui-même. Ils sont primitifs et ceux qu’on pensait être des chefs sont finalement les plus insignes voleurs. Ils vivent comme des bêtes au fond de leur terrier de pierre et… —Vous leur préférez probablement la Conception ? » Son rire provoqua l’hilarité supplémentaire à M. de Lamanon écoutant sournoisement leur conversation ; les autres membres de l’excursion marchaient à grand pas, ne s’arrêtant que pour prendre des notes, échanger sur un point de vue et repartir dans la précipitation. On ne leur avait alloué que huit ou dix heures sur l’ile et leur temps ne devait être gaspillé. « Force de constater que ces femmes sont pas la propriété d’un seul homme, ce qui expliquerait qu’elles soient si prodigues dans l’ensemble. —C’est également ce que j’avais remarqué, nota M. de Launay en souriant à son interlocuteur. Les productions de terre, ainsi que les maisons sont communes ; ce sont des biens qu’ils semblent partager avec la même opiniâtreté, car Cook avant nous l’avait remarqué. Prononça-t-il en reprenant difficilement son souffle sur l’ubac d’une petite colline. Toutes les conditions ici semblent égales et il me parait être impossible d’être jaloux d’un roi qui se promène nu, mange des patates et des ignames. Et réciproquement ne peuvent être en guerre, n’ayant aucun voisin connu. C’est assez extraordinaire de remarquer la longévité de cette île…(en reprenant son souffle) du en partie à la nature pacifique de ce peuple ». A plusieurs lieues du mamelon, M. de Clonard descendit à terre, vers les deux heures et M. de La

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Pérouse monta à bord de la Boussole quand on vint lui rendre compte que deux plongeurs venaient de couper le câblot sous l’eau afin d’enlever le grappin du canot de l’Astrolabe —des plus nécessaires ; et alors que deux officiers et plusieurs soldats les poursuivirent, ils furent accablés de pierres. Le premier coup de fusil à poudre tiré en l’air ne fit aucun effet ; le second, un fusil à petit plomb mit un terme à la lapidation. Les officiers regagnèrent leur tente sous le regard surpris des Indiens, étonnés ne n’être parvenus à lasser leur patience. M. de Langle quant à lui revint avec sa troupe à six heures du soir trouva le camp comme il l’avait laissé ; les femmes continuaient à proposer leur corps, tout en prenant la fuite, une fois qu’elle avait obtenu l’objet de leur convoitise. Voyant que les femmes d’âge mûr n’intéressaient pas les hommes, il leur fut ramené avec une extrême brutalité des filles de treize ou quatorze ans répugnées à soulager ces officiers et savants. Par ailleurs, aucun Français n’a usé du droit qu’on leur offrait. « M. Langle ? M. Langle, appela de Clonard. Nous allons devoir regagner nos frégates ! Et j’ai ordre de vous conduire sur la Boussole pour votre rapport au commandant ». De retour dans leur cabine, M. de Launay ôta la bandoulière de son sac pour déposer toutes ses trouvailles sur la table, imitée par Léonie. « Je ne garderai pas un bon souvenir de cette île, marmonna-t-elle à M. de Holbach s’épongeant le front à l’aide de son mouchoir. Ces hommes nous ont littéralement dépouillés, alors que nous les avons comblés de divers présents. Ils auraient pu se montrer grossiers que nous l’aurions été aussi, mais ils ont tout de même pu observer que nous venions dans un but désintéressé. Ils ont fait preuve d’une telle hypocrisie, qu’il m’est insupportable de les encenser. —Oui, j’ai cru entendre ça au moment où M. de La Pérouse est remonté à bord. Et de la description qu’en avait faite Cook, je me félicite de n’avoir pas céder à

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cette réconciliation avec un peuple de sauvages, parce que corrompus par l’avidité. Voulez-vous bien me passer la fiole qui se trouve près de vous ? Non, pas celle-ci, la bleue ! —Qu’êtes-vous à réaliser Pierre Foucault ? —Trois fois rien. On s’appuie sur les travaux de Louis de Lagrange et de Leonhard Euler pour mettre de nouvelles courbes en équation, ce qui nous permettra d’illustrer la parallaxe des astres et le mouvement du soleil. L’idée est d’être le plus juste possible en exploitant au maximum le calcul infinitésimal. —Oh ! Et bien M. Dagelet et vous semblez avoir du travail en perspective. Car j’imagine que c’est bien avec lui que vous œuvrez. —Cela va de soi. Nous partageons beaucoup de points en commun et… —Etes-vous entrain d’écrire un livre à quatre mains ? Alors j’ai du vous sous-estimer à un moment de notre collaboration. Etait-ce je avant notre départ à bord de la Boussole, ou est-ce maintenant ? J’ai longtemps pensé que votre loyauté envers mes propres recherches dépasserait nos diverses erreurs de trajectoires, mais je reconnais que je suis époustouflé par votre capacité à rebondir ». D’un bond, M. de Holbach se leva. « Pensez-vous que je vous trahisse ? Pensez-vous qu’il n’y a pas une once de loyauté dans ma personne ? Marmonna ce dernier. J’ai toujours été présent pour vous, comme personne d’autre dans votre vie et vous…Vous n’êtes plus dans le coup, Aloys, désolé de vous le dire. Depuis Brest, vous renâclez vos vieilles idées comme une sorte de catharsis à votre incompétence, mais il vous faut avancer. Voir le monde au-delà de votre microscope. Vous êtes apparemment incapable de vous remettre en question et pour avancer, il faut parfois renoncer à ses vieux principes ». M. De Launay d’Estrées ne trouva rien à répondre ; Léonie aurait tant souhaité qu’il répondit. Mais il reste coi. Pour l’amour du ciel, il devait dire quelque chose !

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« Monsieur de Launay n’a pas à se remettre en question. Il n’a plus rien à prouver à quiconque. —C’est précisément de cela dont je parle Léonie ; dans ce milieu si l’on ne se remet pas en question, on est voué à disparaître. Et vous semblez parfaitement avoir compris, puisque vous ne défendez plus aucune thèse ». De toute la soirée il fut introuvable et après avoir interrogée les matelots, Léonie désappointée retourna à sa cabine. * Dans la nuit, Léonie se réveilla en sursaut. Ils avaient quitté l’Ile de Pâques depuis un mois ; ils étaient remonté vers les îles Sandwich et filaient droit vers la côte d’Amérique. Elle se frotta les yeux, puis tourna la tête vers M. De Launay d’Estrées Il dormait dans son bras, les mains jointes sur sa poitrine ; adossé contre son oreiller. La fatigue avait eu raison de lui et il s’était assoupi en pleine lecture. Ils n’étaient restés que quelques heures aux Îles Sandwich, tandis que les Anglais s’y étaient arrêtés pendant quatre mois. Cet amas d’île avait la particularité de ressembler à la Martinique, la Guadeloupe, etc. Ce qui ne déstabilisa pas M. de La Pérouse dans sa navigation. Notre Noailles-Woerth n’avait pas quitté la Boussole ayant craint d’être dévoré par ce peuple, adepte des sacrifices humains ; il était difficile d’imaginer ce peuple anthropophage —leur nature était bonne, il n’était pas corrompu par nos présents ; ils étaient emprunts d’une grande douceur et d’un humanisme qui ne laissait pas supposer qu’il puisse d’adonner à des rites anthropologiques. Rien n’aurait pu la convaincre de poser un pied sur l’île Mowée ; à l’aspect ravissant puisque du pont de la Boussole, on voyait les cascades se précipiter dans l’eau en un nuage de fines particules blanches ; les cases donnaient sur la mer et les montagnes en

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arrière-plan offraient un espace réduit à l’expansion de ce village indien. Inutile de vous exprimer les sensations que les marins éprouvèrent à la vue de cette verdure et de ces des bananiers ; eux qui se contentaient d’une bouteille d’eau par jour sous ces climats brûlants. Avec agilité, Léonie glissa hors de son branle, enfila ses souliers et jeta un châle sur ses épaules. Et de Launay l’observa d’un seul œil. M. de La Pérouse consultait ses cartes à l’arrière de la frégate, un thé à portée de main. « Vous ne dormez plus ? » Cette dernière acquiesça d’un signe de tête avant de s’installer près de lui, en s’emmitouflant davantage sous son mouchoir de laine. « A combien sommes-nous des côtes d’Amérique ? —Nous sommes à 34° de latitude nord et le mauvais temps s’annonce ». Les marins savaient qu’ils tomberaient sur des brumes et le 9 juin, leurs craintes se réalisèrent quand le soleil disparut de leur horizon. « Oui, l’humidité est le principe le plus actif du scorbut. M. Le Cor m’a transmis vos consignes et toutes les nouvelles dispositions pour parer à ce mal. Les infusions de quinquina me semblent être efficaces à condition qu’ils la boivent sans serrer les dents ». Le sourire de Mlle Noailles-Woerth était éblouissant. Une dentition parfaite, sans aucune trace de tartre. « Comment cela se passe avec les hommes ? —Relativement bien. Je n’ai pas à souffrir de leurs croyances sur la présence de la gente féminine. Je conjure le mauvais sort en crachant aussi souvent que je peux et je ne me déplace jamais sans ma gousse d’ail (elle en sortit un de la poche de son gilet). Vous voyez, vous êtes sous de bons auspices ». En fronçant les sourcils, M. de La Pérouse se pencha au-dessus de la main de Léonie. « Si la prudence est la mère de la sûreté, je vous demanderai toutefois de vous tenir loin de mes hommes. Bien qu’ils soient d’excellents marins, je ne voudrais pas être responsable de leurs passions, de

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leur jalousie, leurs querelles et…du déshonneur qu’ils pourraient vous affliger. —Je comprends. —Ce sont des hommes pour qui la vue d’une jeune femme suffirait à les perdre. Il en va de même pour mes officiers et mes enseignes ; évitez tout contact avec ces messieurs ». Les matelots la regardaient. Certains en étaient obsédés, faisant de Mlle Noailles-Woerth leur obsession. M. de Clonard les avait à l’œil plus que jamais, depuis que Léonie avait planté un couteau dans la main d’un gabier un peu trop téméraire. Avec quel sang-froid l’avait-elle planté ? Toujours est-il que le message fut passé : qui oserait poser une main sur elle subirait le même sort. Cela ne faisait aucun doute que Mlle Noailles-Woerth, alias M. Thomas Geoffrin savait se battre. « Vous êtes…Etes-vous née à Brest ? —Non, à Nantes. Près de la résidence des Ducs de Bretagne. Mon père était armateur de négriers tout comme son père avant lui. J’ai grandi au milieu des bateaux. Quand j’étais petite, il me mettait sur ses épaules pour me faire traverser les chantiers et visiter les quais des Indes Orientales. —Et votre mère ? Elle appartenait à la noblesse n’estce pas ? —Oui, mais elle a fui l’homme à qui on l’a destiné pour épouser ce négociant nantais que fut mon père. Ma mère aurait été malheureuse de ne pas l’aimer et leur bonheur irradiait tout Nantes ». Alors M. de La Pérouse fixa le lointain, perdu dans ses propres souvenirs. Et ses souvenirs le conduisaient certainement à Éléonore Broudou qu’il avait épousée le 17 juin 1783. De cette union, aucun enfant n’était venu agrémenter leur bonheur ; le comte Jean-François de La Pérouse avait repris le service peu de temps après ses noces, et il s’exécuta auprès du maréchal de Castries avant que le Roi ne lui convie cette mission autour du monde. « Comment c’était l’Amérique ? —Je vous demande pardon !

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—L’Amérique. Vous avez combattu à bord de l’Amazone et prit part à la bataille de Savannah. Vous avez contribué à la prise de l’île Saint-Vincent en 1779 et détruit les établissements anglais dans la baie d’Hudson où vous avez détruits les forts d’York et du Princes of Wales. Alors je vous demande comment était-ce ? —Sanglant. Une véritable boucherie. —Je ne parlais pas des batailles en elles-mêmes, mais de la baie d’Hudson. Y avez-vous croisé des indiens, comme les Mohicans ? Ou des Hurons ? —Les deux… » Noailles-Woerth suspendu à ses lèvres attendit la suite qui ne vint pas. Visiblement, elle devait l’ennuyer avec ses questions ; elle eut la sage résolution de prétexter avoir froid pour quitter le gaillard arrière. Elle allait descendre quand M. De Launay d’Estrées emprunta au même moment l’accès vers le pont. Après s’être excusée, il la laissa passer. « Les nuits sont fraîches, vous devriez prendre un manteau. —Justement j’allais m’en acquérir d’un. —Dans ses cas-là, prenez le mien. Je n’en ai nul besoin. Il serait dommage que vous preniez froid, alors que nous approchons à peine de l’Alaska. Cette partie du voyage est très intéressante pour la navigation et le commerce, bien que nous n’ayons que trois mois à lui consacrer ». M. De Launay d’Estrées avait raison. Ils laisseraient à la postérité ce long travail d’exploration ; un siècle pour visiter ce vaste territoire et y tracer le pourtour des côtés, toutes les rivières qui y croissaient et tant d’autres détails qui enchanteraient les futurs explorateurs. Les baleines escortèrent les deux frégates poussées par des vents favorables et tout un vol de canards passèrent au-dessus de leur tête ; des crétacés, des oiseaux et des algues, annonçaient la terre. Et l’œil collé dans sa longue vue, Mlle NoaillesWoerth scrutait l’horizon, voyant poindre au large les

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collerettes des montagnes, puis le liseré vert des terres basses recouvertes d’arbres. Vers dix heures du matin, M. de Boutin détacha le canot de la frégate pour aller visiter le canal, tout comme l’avaient fait MM. de Vaujuas et de Monti de l’Astrolabe. Toujours derrière sa lunette, Léonie admirait le paysage d’un blanc scintillant et immaculé ; des contrées où peu d’hommes n’avaient trouvés à s’aventurer. Et quand les trois canots revinrent à neuf heures du soir, M. de la Pérouse baptisa ce passage, la baie de Monti en souvenir de la difficulté qu’éprouva cet homme à débarquer. Le 28, les savants firent des relèvements afin de dresser les cartes de l’Atlas et MM. Dagelet et de Holbach s’évertuèrent à briller dans cette tâche qui leur était chue ; d’abord au compas de variation, puis au sextant et quand ils finirent par se mettre d’accord sur une méthode, ils purent enfin déterminer la hauteur du Mont Saint-Elie à dix-neuf cent toises et sa position à huit lieues dans l’intérieur des terres. Les deux académiciens se congratulèrent de l’exactitude de leurs calculs. Le 2 et à deux heures de l’après-midi, ils virent des sauvages qui leur faisaient des signes d’amitié avec l’intention de leur vendre des fourrures. Le 4, ils arrivèrent à l’embouchure d’un fleuve à qui M. de la Pérouse donna le nom de port aux Français. Le courant y fut fort violent qu’il fallut jeter l’ancre et mettre les chaloupes à la mer. La secousse engendrée par le subit changement de cap, fit choir tout l’arsenal de fioles dont M. De Launay d’Estrées disposait pour ses expériences. Immédiatement, Léonie se baissa pour les ramasser, quand une seconde saccade la projeta dans les bras de son mentor. Silencieusement ils s’observèrent et si près l’un de l’autre que Léonie apprécia le contact de son souffle chaud dans son cou. Mlle Noailles-Woerth sentait délicieusement bon : un mélange de patchoulis et de rose ; des notes printanières conjuguant les saveurs

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sucrées d’une fleur à celles plus forte des bois sous leur manteau d’hiver. Et ses yeux scrutèrent sa peau ; observèrent ces petits détails —comme ce petit grain de beauté sous son œil gauche, et cet autre à la naissance de son cou —, et M. De Launay d’Estrées s’attarda sur sa bouche, à la fois boudeuse et rieuse. La porte s’ouvrit sur M. de Holbach, puis violemment se referma quand la frégate gita sur tribord et Léonie se retrouva sur Aloys. « Est-ce que tout va bien ici ? Ils viennent de mettre les canots à la mer et… Il est préférable que vous montiez sur le pont. Le navire est très mal engagé et les vents violents en sont la cause. Léonie, prenez votre manteau et venez avec moi ». Curieusement, elle ne bougea pas ; cette main tendue vers elle lui fit l’effet d’une mèche qu’on allume et dont on attend l’explosion avec une certaine résignation. « Non je vais rester ici. Il n’y a pas raison de s’affoler, M. de La Pérouse connait son affaire et il va nous sortir de cette impasse, comme il l’a toujours fait ». Et elle eut raison : après maintes manœuvres, les deux frégates furent tirées de ce pétrin causé par les brusques changements de vent. A quatre heures de l’après-midi, l’Astrolabe appareilla pour aller mouiller non loin d’une île découverte par M. de Boutin. Le lendemain la Boussole la rejoignit aidée dans son avancée par les canots et les chaloupes. Ce fut l’occasion pour eux d’échanger leur fer contre du poisson ; des peaux de loutre, de renards blanc, d’ours et de lapins ; et en fins négociateurs, les indiens leur vendit des meubles de leur fabrication contre et toujours le fer. Et M. De Launay d’Estrées fit l’acquisition d’un poignard —ressemblant étrangement à celui des Indiens sans grand rapport néanmoins avec le manche, qui n’était que le prolongement de la lame—, et ces vendeurs aguerris disaient ne s’en servir que contre les ours et les autres prédateurs des forêts.

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« D’où proviennent ces métaux ? Questionna M. de Launay en tendant le manche vers Léonie. Celui-ci semble être fait de fer et l’autre de cuivre. Or le fer n’existe pas dans la nature et je doute sincèrement que ce peuple ait pu parvenir à réduire la mine de fer à l’état de métal. L’autre semble être fait de cuivre rouge et de zinc. —Je suppose qu’ils se les procurent parmi les Russes ou des employés de la Compagnie d’Hudson, ou des négociants américains qui voyagent sur leur terre ou encore des espagnols. —Vous êtes perspicace. Le fer a plus de valeur dans cette partie du monde que l’or en Europe, ce qui explique la valeur de ce bien que chacun ici semble posséder en petite quantité. —Alors vous voilà en possession du nouvel Or qui poussera peut-être ces Indiens à nous rendre régulièrement visite ». En souriant Léonie lui rendit son couteau et en longeant ce couple, M. de La Pérouse surprit le regard de M. de Holbach posé sur la belle et son chevalier servant. La promiscuité créait des liens, générant une certaine forme de dépendance affective. A tels points que des groupes se formaient dans des groupes, suivant leurs affinités, leurs centres d’intérêt. Or M. de La Pérouse n’était pas dupe : Mlle Noailles-Woerth vouait une certaine fascination pour le professeur De Launay d’Estrées ; cet énigmatique professeur, d’une taille impressionnante pour l’époque, avec un regard translucide. Et il put comprendre qu’elle en fut séduite, Aloys De Launay d’Estrées dégageait un évident charisme ; comme il pouvait émaner de sa personne un magnétisme dont on ne pouvait se défaire. « Vous savez pour quelle raison vous êtes ici ? Lui demanda M. de La Pérouse en lui présentant une chaise. Asseyez-vous, je vous prie » Gracieusement, elle s’exécuta, une peau de renard roux posé sur ses épaules. Ainsi vêtue, Léonie ressemblait à l’une de ses princesses slaves ; ses cheveux furent relevés en une couronne tressée et

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par crainte du froid, elle s’était cousue un manchot et des guêtres de fourrures de renard roux. « Je l’ignore Monsieur. Peut-être est-ce la loutre que nous avons écorché, disséqué et empaillé avec le Dr Rollin qui vous ennuie ? M. de Clonard déjà n’a pas apprécié notre façon de faire…Mais votre cuisinier a certifié que cette loutre changerait votre ordinaire. —Non au contraire, j’irai jusqu’à admirer l’initiative de notre chirurgien et de nos naturalistes, mais non, ce n’est pas la raison pour laquelle je vous ai convoqué. Il y a un souci plus grave qu’il me faut éradiquer au plus vite. (Son regard se fit plus franc et plus autoritaire) Il s’agit de votre relation avec M. De Launay d’Estrées. —Et ? En quoi est-ce délicat à ce point pour que vous me fassiez venir jusqu’ici ? » Les mains appuyées sur le dossier de la chaise, il la fixa sans rien ajouter d’autre, la laissant à son propre résonnement et déduction. « Je n’aurais pas trouvé à redire s’il n’y avait pas M. de Holbach. Mais vous semblez incapable de vous passer de sa nature flatteuse. M. De Launay d’Estrées a de nombreuses qualités dont celles de vous sortir les tripes du ventre. C’est la raison pour laquelle, je l’ai détourné de son Académie, afin qu’il puisse servir de mortier à tous ces érudits. Mais il se produit le contraire. —Et vous me tenez responsable de leur mésentente ? —Je sais que vous êtes intelligente Mademoiselle, que vous faites des choix judicieux, alors je vous demande de faire en sorte que ces deux hommes s’apprécient de nouveau. C’est maintenant l’unique condition pour que vous restiez à bord ». * Ne trouvant pas le sommeil, Léonie se tournait maintes et maintes fois dans son branle et sous les fourrures, laissa couler ses larmes. Comme elle se moucha bruyamment, M. De Launay d’Estrées en fut

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réveillé et le resta une bonne partie de la nuit ; attentive à la détresse de la jeune femme. Le lendemain, à dix heures du matin revint le canot dirigé par M. de Boutin. En tremblant il monta à bord, l’horreur peinte sur son visage. Toutes les discussions furent dès lors suspendues car tous eurent craint une attaque d’indiens. Mais les faits furent bien pires encore : les brisants les avaient poussés dans la grande mer. Plus préoccupé à sauver les survivants qu’à son propre salut, M. de Boutin s’était dirigé vers les brisants, les poussant à reculons vers le remous capricieux des courants ; il monta sur les épaules de M. Mouton pour découvrir avec effroi que tout avait été englouti, anéanti ; la biscayenne de l’Astrolabe quant à elle eut un élan de générosité et revint sur ses pas pour prêter main forte aux canots en alerte ; il vola donc à leur secours et connut le même sort. Ils étaient partis pour sonder. Or les sondes devaient être placées selon les consignes de MM. de Monneron et Bernizet ; cette tâche devait être effectuée par les officiers et la biscayenne de l’Astrolabe aux ordres de M. de Marchainville avait reçu ses ordres la veille. M. de La Pérouse mit à leur disposition celle de la Boussole ainsi qu’un petit canot prévu pour M. de Boutin. M. de La Pérouse se félicita que son premier lieutenant, M. d’Escures, le chevalier de Saint-Louis prenne part à l’expédition. De nature intrépide, il disait pouvoir suivre les instructions de son commandant de bord ; à savoir, vérifier de nouveau les mesures qu’avaient prises M. de Langle et M. de La Pérouse deux jours auparavant. Et par précaution, M. de La Pérouse tint à ce que ses lieutenants lisent mot pour mot chaque étape de leur mission. Or M. d’Escures avait trente trois ans et avait conduit des vaisseaux de guerre. Pourquoi tant d’inquiétudes de la part de son commandant ? Après avoir entendu ce récit et supporter les pleurs de M. de Langle, M. de La Pérouse ordonna à son second, M. de Clonard d’aller vers l’est pour le cas où

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un membre de ses sept meilleurs soldats du détachement serait à sauver ; quant à M. de Langle, il partit sur la côte de l’ouest. Et M. De Launay d’Estrées se prêta volontaire à cet impératif de sauvetage, au grand désarroi de Léonie crispée au garde-fou de la Boussole. Pour l’écarter de toute l’agitation qui régnait à bord, Pierre Foucault de Holbach la tira par l’épaule pour s’apercevoir qu’elle tremblait de tous ses membres. Dans l’hypothèse où elle ne reviendrait pas, Léonie se jetterait à l’eau. M. de Holbach la serra dans ses bras et de ses caresses l’apaisa. Ni des indiens —venus relater les faits, la perte des deux canots et leur impuissance à les sauver—, ni les membres des frégates ne revinrent victorieux. M. de La Pérouse perdit tout espoir de revoir son neveu en autre, le jeune officier M. de Montarnal, le seul parent qu’il eut dans la marine et qu’il considérait comme son fils ; ainsi que les vingt autres braves marins. Ils n’avaient trouvé aucun débris et tous furent plongés dans la consternation. Comme il fut incapable de se réchauffer, Léonie apporta une peau d’ours à M. De Launay d’Estrées et agenouillée devant lui, ôta ses chausses avec délicatesse, tandis qu’il se déshabillait. « Pourquoi êtes-vous parti ? —Parce qu’il y avait probablement des hommes à sauver, répondit ce dernier en tremblant. N’est-ce pas ce que vous auriez fait ? —Si mais on ne m’aurait pas laissé descendre. Levez-vous et marchez un peu, pour activer la circulation du sang… » Il fut à peine debout que Léonie enferma ses mains dans les siennes, serrant les dents au contact de sa peau glacée. Les tremblements semblèrent se réduire et plus encore quand elle posa la main sur son visage. Sans la moindre pudeur, elle le caressa ; il la fixait avec la même intensité qu’un nouveau-né pour sa mère et il tressauta quand Léonie glissa ses mains chaudes sous sa fourrure. Il avait la peau douce, mais si froide…Son regard la fuyait.

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« C’est comme ça qu’on réchauffe les corps froids. Qu’est-ce qui vous fait rire ? —C’est nerveux. —Vous êtes un médecin pas un de mes patients. Vous savez très bien de quoi je parle ». Brusquement il se crispa, attrapa les mains de Léonie, ne pouvant davantage contrôler son érection. Cette dernière ne remarqua rien et calmement poursuivit la friction de sa peau. Mais au moment où Léonie passa sur son ventre, il lui attrapa les poings afin de la menotter. « Merci…ça va déjà mieux. —Vos mains sont douces. Je n’avais jamais fait attention à quel point elles sont douces (en les appliquant sur son visage). C’est probablement pour cette raison que vous vouliez être médecin. Pour apaiser de vos mains les malades que l’on vous remet. N’ai-je pas raison ? —Ce dont nous avons été témoins aujourd’hui est affreux. Personne ne remplacera jamais de tels hommes et…je crois que vous êtes en état de choc comme bon nombre des membres de ces équipages. — Serrez-moi dans vos bras. Je veux entendre votre cœur battre ». Et M. De Launay d’Estrées la serra timidement contre son sein. « Il y a des jours où comme aujourd’hui, j’ai une folle envie de me jeter à l’eau et nager, nager jusqu’à n’en plus pouvoir ; et il y a des jours comme celui-ci, où j’aimerai connaître ma fin pour pouvoir modifier le présent, tant qu’il est encore temps ». M. De Launay d’Estrées replaça une mèche de cheveux derrière l’oreille de Léonie ; et convoitant ses lèvres, il se mit à les caresser du pouce avant de les visiter de l’intérieur : et elle n’eut pas de geste de recul à son égard. Au contraire, elle se serait donnée à lui pour moins que cela. Il avait une belle bouche. Comment ne pas rester insensible à un tel homme ? Et les larmes montèrent aux yeux de Léonie. Jamais elle n’aurait entrepris un tel voyage si M. De Launay d’Estrées ne s’était trouvé à bord.

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Ils restèrent dans cette baie jusqu’au 30 juillet, effectuant maintes et maintes recherches. Puis ils érigèrent un cénotaphe à la mémoire des disparus comprenant des inscriptions placées dans une bouteille. Durant cette longue semaine, Mlle Noailles-Woerth ne se montra pas, craignant qu’on la rende responsable de leurs douleurs. « C’est une femme, entendait-elle dire, voilà pourquoi les boussoles s’affolent…, ou bien encore ; Elle porte la guigne, M. Dagelet a perdu son carnet d’astronomie le jour où les MM. Lauriston et D’Arbaud ont avalé la concoction qu’elle leur avait faite…Une autre fois elle entendit : il lui suffit de monter sur le pont et de toucher la barre pour qu’on traverse une tempête… » Les gabiers avaient perdu trois des leurs et un réel malaise s’installait au sein des marins. M. de Clonard les entendit discuter entre eux et cru bon intervenir en la faveur de Mlle Noailles-Woerth — ce qui eut pour effet de les calmer de leurs préjugés misogynes et arbitraires— et une fois la discussion close, il rendit visite à Léonie affairée à s’instruire dans un manuel appartenant à M. De Launay d’Estrées. « Puis-je entrer ? On m’a dit que vous étiez un peu fiévreux…Vous avez fait preuve d’efficacité en soulageant M. de Boutin de la culpabilité qui le rongeait et je tenais à vous en féliciter. —Merci Monsieur. —Que lisez-vous ? Je vois…ce n’est pas le genre de manuel que j’ouvrirai pour me changer les idées. L’anatomie humaine est bien complexe et j’avoue devoir m’en remettre au chirurgien de bord ». Face au mutisme de la belle, M. de Clonard s’éclaircit la gorge et poursuivit : « C’est ici que votre voyage va prendre fin sous les recommandations de M. de La Pérouse. —Est-ce le commandant qui vous charge de me transmettre ses compliments ? Le Fort est…visité par des indiens grossiers et barbes, des espèces de monstres qui méprisent la nature, leurs enfants et

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leur femme. Et ils sont identiques aux vautours et aux loups qui sévissent dans cette région où aucun de nos bagnards aimeraient y subir leur peine. Ils n’ont aucune vertu. Les avez-vous observés ? Ils ne pensent qu’à voler, se quereller à coups de couteaux et tyrannisent leur femme en les faisant exécuter toutes sortes de travaux déshonorants. Enfin…Je suppose que M. de La Pérouse a voulu me faire une blague. Toujours est-il que je suis déterminée à m’accrocher à l’ancre de la Boussole pour ne pas finir dans ce trou puant ! —Une baleinière s’apprête à appareiller. Elle fera escale au Port de Saint-François niché sur la côtéouest de l’Amérique. De là, vous pourrez choisir le vaisseau qui vous ramènera chez vous ». Léonie leva les yeux au ciel. « Une baleinière dites-vous et pourquoi pas un vaisseau pirate ? Je ne tiendrais pas deux jours dans ce genre d’embarcation, ne soyez pas ridicule. A la moindre occasion, ils me violeront et une fois à SaintFrançois, ils me jetteront dans un de ces bordels. Soyez aimable de dire à votre commandant que je décline son offre ». Et M. de La Pérouse partageait son avis : jamais il n’avait vu un peuple aussi sale, aux mœurs dégradantes dont aucune qualité ne prédominait sur le reste. Ces indiens étaient tout simplement horripilants, fourbes et il n’était pas envisageable de leur accorder la moindre confiance. Mais il fallait leur reconnaître leur valeur dans l’art. Et M. De Launay d’Estrées de se procurer de l’ambre jaune, des sculptures à figues d’animaux et un coffre recouvert d’opercules de coquillages. Il fit cadeaux de tous ces biens à Mlle Noailles-Woerth partagée entre le plaisir et le dégoût —affligé par ces sauvages aux cartilages du nez percé. * Le 13 septembre 1786, la baie de Monterey Ma chère Césarine,

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J’aurai du vous écrire plus tôt, afin de vous rassurer quant à mon triste sort. M. de La Pérouse a fait preuve d’une grande clémence en me laissant poursuivre le voyage en leur compagnie. Ici, l’on ne me connait que sous le nom de M. Thomas Geoffrin, mais dans une sphère plus intime, les savants me servent du Mademoiselle ; cela me fait rougir de les entendre le murmurer, comme craignant de se montrer déloyaux envers leur commandant. Après avoir quitté le froid polaire d’Alaska, nous sommes entrés dans la baie de Monterey. A bord règne une étrange atmosphère depuis que nous avons perdu quelques uns de nos hommes dans une passe — l’objectif était celui de pénétrer l’Amérique par ce que nous pensions être un fleuve—, et le résultat fut quelque peu funèbre. M. de Boutin a survécu, mais on ne peut pas en dire autant de son ami, le chevalier de Saint-Louis, M. d’Escures qui a autrefois commandé des bateaux de guerre ; et de tous ces excellents marins qui ne sont plus. Je ne vais pas vous ennuyer en vous narrant en détail ce tragique événement ; mais à fin de pallier à la perte de son état-major, M. de La Pérouse a nommé M. D’Arbaud —notre garde de la marine, extrêmement instruit— aux fonctions d’enseigne. Ayant appris sa nomination, je suis allée le féliciter Césarine. Et il m’a gracieusement offert de veiller sur moi. N’est-ce pas touchant, très chère cousine ? Et alors que j’allais partir, il me remit deux perles de culture, deux superbes nacrées protégées dans un mouchoir de poches. Et moi de lui remettre ses perles, qu’il me rétablit de nouveau, en y joignant un mot fort bien écrit. Ne pouvant m’y dérober une seconde fois, j’ai fini par les accepter. Quand je parle d’ambiance Césarine, j’entends par là, la complexité des relations que j’entretiens avec M. De Launay d’Estrées qui vient incontestablement ternir ma réputation à bord. On me dit être trop proche de cet homme ; or sans sa présence à bord, j’aurai déjà collé le canon d’un pistolet sur ma tempe, trouvant parfois le temps d’une langueur excessivement

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accablante. Il me distrait par les débats animés que nous engageons, mais M. De Launay d’Estrées n’a aucune répartie ; il ne parvient à cerner l’art du badinage aussi bien que M. de Holbac et moi-même. Et ce qui le rend plus amusant encore, est cette fâcheuse habitude qu’il a de fuir la conservation quand le sujet devient trop délicat. Je m’en amuse, ma chère Césarine et fait de ce loisir mon pain quotidien. Cependant depuis l’Alaska, il semble me fuir et je surpris M. de Holbach parlait de moi à M. de Clonard, il y a quelques semaines de cela. Entre temps, nous avions exploré la côte pacifique, la baie des Iles du capitaine Cook, les Ports de Los Remedios et de Bucarelli, les îles de la Croyère, San Carlos, Cross Sound jusqu’au Cap Hector. Les Iles Sardines et les îles Necker. Donc, je l’entendis dire que M. De Launay d’Estrées n’était plus tout à fait le même depuis Brest et qu’il était certain que j’en fus la cause. M. de Holbach alla jusqu’à avancer qu’il s’était opposé à ses fiançailles — rien d’étonnant de la part d’un abolitionniste qui condamnait la traite des africains et tous les auxiliaires qui s’enrichissaient sur le dos de ces infortunés esclaves—, et M. de Holbach remit en cause le fait que ma défunte mère n’avait pas fait un mariage d’intérêt, mais bien d’amour. Ce qui allait contre les idées conservatrices de cet aristocrate issu d’une très vieille branche de la noblesse angevine. Et je fus littéralement blessée dans mon orgueil Césarine. Vous aurez –t-il donné l’impression de me mépriser à Brest ? Maintenant que j’y songe, il avait une certaine considération pour ma réflexion, mais pour ce qui fut du reste…Tout cela est ridicule j’en conviens et vous préféreriez que je vous parle de bien d’autre chose que mes problèmes relationnelles. C’est chose faite, en vous glissant en plus de cette correspondance, un court récit sur nos différentes escales. Vous y trouverez de très nombreux détails qui feront la joie de mes cousins et de Malo ; de nombreux commentaires sur la vie à bord de la Boussole et sur le caractère de mes érudits compagnons.

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Vous serez surprise d’apprendre que je sors tout juste d’une forte fièvre qui m’a contrainte à garder mon branle pendant deux jours. Ce bouleversement physiologique doit être du au changement de température que nous rencontrons ces derniers jours ; ces dernières latitude satisfait tant nos marins et stimule l’impatience de M. de La Pérouse qui se plaint de n’avoir parcouru que peu de lieues depuis notre départ des eaux froides du Nord. On m’a veillé comme on le ferait pour un enfant malade jusqu’à ce que ma température oscille entre 36 et 37°Celsius. Et la fièvre partit comme elle était venue —au grand soulagement de ces hommes dont M. Le Cor qui se vantait de n’avoir aucun patient à soigner. C’est un mal pour un bien, nous avons si peu de malades à déplorer— et maintenant que je suis remise de cette dite-émotion, je vous écris pour dérouler ma situation actuelle. M. de Holbach est un homme obligeant et m’a offert de descendre aux deux Californies afin que le voyage du retour ne me soit pas trop ennuyeux. Cette remarquable attention prouve à quel point il est tendre Césarine et chaque jour, il l’est davantage. Là-bas, à Monterey nous échangerons nos vœux et il me tarde d’y être pour connaître le bonheur qui est le vôtre. Vous ne pouvez pas mesurer à quel point je suis excitée à cette perspective de devenir sa légitime. Je remets donc cette missive aux officiers de don Estevan Martinez, commandant des deux bâtiments informé de notre passage par le vice-roi du Mexique de notre arrivée dans cette baie. Et avec quelle allégresse le ferais-je partir pour la France ? Vous me manquez, votre honorable Léonie. * En haut du mat de misaine, Léonie scrutait l’horizon le cœur serré dans un étau. Ce n’est pas la première fois qu’elle montait dans les gréées mais jamais aussi haut. Les gabiers savaient l’encourager et pour

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vaincre le vertige, Noailles-Woerth ne devait pas regarder ses pieds. « Monsieur D’Arbaud ! Qu’est-ce que…qu’est-ce que Geoffrin fiche dans mes voiles ? Faites- le moi descendre et conduisez-le dans le carré. —Tout de suite Monsieur. Oh Mon Dieu ! —Quoi ? » M. de La Pérouse leva prestement le nez dans les matures, puis interrogea du regard son officier. « Elle est une source de distractions pour mes marins, arrangez-vous pour qu’elle ne le fut moins et remettez les au travail ». Enchantée de son expédition dans les voiles, la jolie Léonie revint sur les bordées et triomphalement récupéra son gilet pour suivre D’Arbaud vers le carré des officiers ; et M. de Clonard de l’observer minutieusement, imité par les MM. d’Eutrope, Darris et de Bertin. A la demande de leur commandant, ces Messieurs s’en allèrent après avoir entassé cartes, boussoles de navigation et compas. L’odeur de sueur et de bougies submergeait les lieux et il fallait avoir les nerfs solides pour ne pas défaillir. Les poings sur les hanches, M. de La Pérouse prit un air détaché —ce qui ne lui ressemblait guère, lui qui avait une physionomie frisant le manque d’empathie et de chaleur humaine—, or ce petit détail ramena les couleurs sur le visage de Léonie. « Savez-vous où nous sommes ? —Vos marins vous aurait-il perdu, Monsieur de La Pérouse ? Nous sommes en Californie, dans la baie de Monterey et je m’étonner qu’il n’ait pas plus d’indiens à nous accoster. Et l’abbé Mongès me certifie que ces amérindiens ne sont pas des peaux rouges. Enfin…pas de ceux que vous avez pu croiser dans l’Hudson. Ceuxlà ont été rendus civilisés par les Espagnols. —Mongès a raison. Vous ferez plus ample connaissance avec ces derniers quand le lieutenantcolonel nous en donnera la permission d’accoster sur ses côtés.

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—Quelle permission ? Ne me dites pas que vous cherchez encore à vous débarrassez de moi… —M. de Holbach m’a fait savoir que vous souhaitiez rencontrer un prêtre mais j’avoue ne pas m’entendre sur vos ambitions. A quoi rêviez-vous petite fille ? » Interloquée Léonie fronça les sourcils. Ce matin-là, Pierre Foucault de Holbach avait rendu grâce au Seigneur d’avoir rencontré une aussi charmante femme que Mlle Noailles-Woerth. Cette déclaration l’avait touchée en plein cœur et rougissante à s’en confondre avec le cramoisie de son petit carnet de notes, elle en était restée blême ; M. De Launay d’Estrées se trouvait être le témoin de cet inopiné état d’âme. Or depuis une quinzaine de jours, ce dernier n’avait échangé le moindre mot avec Mlle Noailles-Woerth et voilà qu’il partit dans un discours sur les bienfaits de l’amour ; s’il était partagé, ce violent sentiment pouvait renverser les montagnes et briser les roches. « Je n’ai pas saisi Monsieur. —J’ai passé mon enfance à Albi, dans le Languedoc, ma famille comme vous le savez a érigé sa fortune dans les affaires publiques avant l’achat de la Seigneurie d’Orban et de la terre de Guo. A l’age de quinze ans, je fus nommé garde de la marine. C’était en 1756 et j’embarquais pour la Guerre de Sept ans, sans cesse envoyé d’un navire de guerre à un autre. Au cours de ces guerres contre les Anglais je n’ai gardé qu’un seul objectif : celui de servir mon pays du mieux que je pouvais. Je me disais être marié à cette cause et si demain, le Roi me demandait de conduire ses navires vers la guerre, je ne m’y dérogerais pas. —C’est ce qu’on appelle le devoir. Où voulez-vous en venir ? —Vous êtes avec nous depuis maintenant quatorze mois et jamais je ne vous ai entendu vous plaindre, alors que vous en aviez le droit. Aucune femme de ma connaissance n’aurait supportée le traitement dont vous faites l’objet. Excepté si cette dernière le fait par dévotion pour un homme qui se trouve être à bord et auquel elle ne renoncera jamais.

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—Oui, j’aime M. de Holbach. —Je n’en doute pas une seconde. Mais il n’était pas à bord de ce canot de sauvetage conduit par M. de Boutin dans cette maudite passe…qui a couté la vie à mes hommes. Vous seriez passée par-dessus bord s’il n’était revenu. C’est de cela dont je veux parler ». Ne trouvant rien à répondre, Léonie détourna la tête pour ne pas avoir à croiser son regard accusateur. M. de La Pérouse voyait juste. O combien, il avait raison ! « Petite fille vous rêviez d’indépendance, de ces guerres que l’on remporte par la ténacité et l’abnégation de soi ; et vous sacrifierez encore et encore pour vous prouver que vous valez votre défunte mère. Néanmoins ne sacrifiez pas votre amour. Il ne se représentera pas deux fois, alors ne le laissez pas s’enfuir ». Il n’était pas dans la bibliothèque. Débitée, elle laissa un message à son intention : MM. de Holbach, Le Cor, Dagelet, Monneron, l’abbé Mongès et quelques autres marins qui souquèrent vers Monterey brossant un portrait fort élogieux des peuplades indiennes qu’ils viendraient à croiser. Des plus soucieuses, Léonie jetait de furtifs regards derrière elle dans l’espoir de croiser M. De Launay d’Estrées sur le flanc de La Boussole ; et interceptant son agitation, M. de Holbach glissa une main sur les cuisses de sa promise. « La faune ici est abondante, M. de Holbach. Nous pourrons y chasser du gibier en grande abondance ; cela changera notre ordinaire, déclara Dagelet en lorgnant vers Léonie préoccupée par l’absence de son De Launay d’Estrées. Il est fort regrettable que M. de Launay n’ait pas souhaité se joindre à nous. Il était pourtant si intéressé par les mœurs de ces amérindiens. —Oui quand je l’ai croisé ce matin, il m’a laissé entendre qu’il descendrait avec MM. de La Pérouse et de Monti pour rencontrer le gouverneur, intervint M. Monneron presque pour lui. Il m’a également dit apprécier la compagnie du Dr Rollin avec qui il passe de longues heures à parler anatomie ».

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M. D’Arbaud rougit quand Léonie l’étudia et c’est encore lui qui l’aida à quitter la chaloupe pour gagner Lorette —cette garnison composée de cinquantequatre cavaliers nourrissant à elle seule les quinze missions de la nouvelle Californie—, un fort érigé sur la capitale et chef-lieu des deux Californies. Ici, ils trouveraient quinze mille indiens, convertis et rassemblés auprès de ces quinze paroisses ; les Espagnols trouvaient dans ce sol une terre fertile et des mines abondantes. Cette rade fut découverte en 1602 et depuis cette époque les galions de retour de Manille, ils accostaient pour des rafraîchissements. En 1770, les religieux franciscains y établirent leur première mission. « Vous allez mieux on dirait…Oui, hier vous aviez une mine effroyable. Je l’avais remarqué, mais aujourd’hui vous êtes des plus rayonnantes, mademoiselle. —Je devais être préoccupée. Merci de vous en soucier. Il semblerait que vous soyez le seul à remarquer mes états d’âme, en chuchotant distinctement le sourire aux lèvres, ces autres messieurs ne cherchent qu’à se séduire entre eux ». Vers six heures, la chaloupe revint à bord de la Boussole et éreintée, Léonie se précipita dans sa cabine pour s’y enfermer. Là elle défit sa tresse et se brossa les cheveux pour les débarrasser de la paille et de la poussière. M. De Launay d’Estrées y entra à son tour, saisissant l’occasion pour la féliciter. « Je tiens à vous présenter mes… —Demandez-moi plutôt comme était-ce ? Nous avons marché pendant des heures avec cette espèce de missionnaire qui ne comprenait rien à notre Français. Je vous ai ramené des coquillages, c’est dans mon sac…Les esclaves indiens les pêchent pour y récupérer les perles. J’ai pensé que cela vous ferait plaisir de les ajouter à votre collection de coquillages. —Quelle charmante attention. Ces nacres sont remarquables…Vous avez du y consacrer beaucoup de temps à les acquérir. J’ai également quelque présent

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pour vous. Pour votre cadeau de noces, si je puis m’exprimer ainsi. Tenez… —Mais c’est votre manuel d’anatomie ? Oh, non je ne peux pas l’accepter ! Vous y tenez beaucoup et…ce genre de cadeaux me met terriblement mal à l’aise. N’a-t-il pas été dédicacé de la main d’Ambroise Paré à son jeune élève. Ce manuel a une telle histoire qu’il ne me vient pas à l’esprit de vous déposséder de la sorte. —Vous ne me dépossédez pas, je vous l’offre de bon cœur. Quand vous quitterez la Boussole, je veux que vous gardiez un souvenir de moi ». Léonie attrapa la main d’Aloys pour la porter à ses lèvres. Elle n’avait pas épousé M. de Holbach —à l’hombre d’un chêne, ils s’étaient longuement entretenus avant d’ajourner leur mariage. D’un fort bon tempérament M. de Holbach avait su encaisser le coup et il badina sur toutes les tentations qui pouvaient se trouver à bord pour une aussi charmante femme que Léonie. « Etes-vous toujours vierge ? —Comme au premier jour de ma naissance. Vous pensez si je ne m’abuse que je suis assez libérée pour me donner à ces marins ». Comment pouvait-il douter de la sorte ? La gorge nouée, Léonie tenta un sourire ; le mal étant fait, il lui serait impossible de regagner son estime —Léonie n’était pas l’une de ses catins que les matelots convoitaient à tour de rôle—, elle était quelqu’un de respectable. « Etes-vous finalement descendu, professeur ? Les missionnaires font un remarquable travail pour les esclaves en leur permettant une instruction que nos propres religieux ne peuvent dispenser dans nos colonies. —Vraiment, et pourquoi donc ? Leur état ne différencie guère de ces indiens ou de vous et moi. Ce ne sont pas des enfants que l’on pourrait punir sitôt qu’ils s’échapperaient de notre contrôle ; en les brimant et en leur faisant subir le fouet. Accepteriezvous pareille humiliation au nom du christianisme ? —Alors vous n’avez pas quitté la frégate ?

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—Je suis descendu effectivement et…ce que j’ai vu ne m’a pas paru différent que ce que l’on fait subit aux nègres de Saint-Domingue ou d’ailleurs ». Léonie fronça les sourcils face au ton que prenait M. De Launay d’Estrées. « Avez-vous déjà traversé une plantation où l’on fait travailler des africains, arrachés à leur patrie et à leur famille ; quelque soit leur condition physique on les envoie dans les jardins et de l’aube a crépuscule on n’entend que le fouet s’abattre sur ces malheureux. Et si vous aviez été témoin de pareilles atrocités, vous n’auriez affiché un tel sourire. —Je…je voulais seulement vous faire un peu de conversation ». M. De Launay d’Estrées passa une main sur ses cheveux bruns aux reflets roux et comprenant qu’il avait été un peu fort avec Léonie, il se mit à glousser en observant les coquillages dans sa main. « Veuillez m’excuser, ce n’est pas contre vous que je devrais retourner ma colère. —Au contraire. Le nom Noailles-Woerth rime incontestablement avec le bois d’ébène. Je ne vais pas vous ennuyer plus longtemps. Tenez votre livre, il vous sera plus utile qu’à moi ; mon esprit si étroit ne me permet pas les choses comme elles sont ». M. Paul Monneron, officier de génie et auréolé d’une excellente réputation trouva Mlle Léonie sur le banc aux sternes. Sa collaboration avec M. de La Pérouse remontait à l’expédition de la Baie d’Hudson où M. Monneron où il sut se montrer plus qu’utile auprès des hommes à qui dit-on, il aurait tracé un chemin à la boussole afin de ne pas les perdre. Homme affable et de confiance ; curieux de tout, il fut choisit par les capitaines, MM. de Langle et de La Pérouse pour monter à bord de la Boussole en qualité d’ingénieur en chef. « Me feriez-vous une petite place sur votre banc ? Après l’anglais c’est l’espagnol que vous cherchez à maîtriser ? Il n’est pas facile de travailler à bord et le plus à plaindre est M. Dagelet avec son instrument fixé

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à deux mètres de haut. Qu’avez-vous donc appris à dire dans la douce langue de Cervantès ? —Des banalités d’usage. Tout ce qu’il faut savoir dire pour ne pas mourir de faim, rester courtois en toutes circonstances et avoir un peu de discussions pour le cas où l’on viendrait à m’interroger sur la cour du roi. J’ai noté tout un vocabulaire assez précis pour décrire Versailles ». Silencieusement il l’étudia, les sourcils en pointe en se demandant si Léonie arrivait à se reposer de temps à autres. « M. de Holbach vous aurait-il parlé de moi ? Il sait que vous êtes mon confident après lui et depuis qu’on est revenu de cette mission, aux deux sens du terme, il ne m’a pas adressé un seul mot. —Il m’a dit être inquiet à votre sujet. —Et quoi d’autres ? En levant précipitamment la tête pour croiser le regard de M. De Launay d’Estrées sortant tout juste des faux-ponts. Vous aurait-il fait part du motif de son mutisme ? —Pas le moins du monde. C’est M. Dagelet qu’il vous faut interroger ou encore M. de Launay. Vous aurez plus de chance en interrogeant l’un ou l’autre de ces messieurs ». La soirée entamée, les savants se retrouvèrent dans la grande chambre pour leur dîner des plus raffinés à la lueur des bougies blanches. C’était toujours le moment que choisissait Léonie pour se laver les cheveux et la poitrine à l’eau chaude — préalablement chauffée par Bisalion qui trouvait surprenant que la belle puisse se laver autant, alors qu’elle ne faisait jamais rien de physique—, en grognant ce dernier déposait les seaux dans la cabine de Noailles-Woerth. « Il n’y a que les gens salent qui se lavent et je doute que se soient tous vos livres qui vous rendent sales. Et avec quoi fabriquez-vous vos savons, je me le demande bien ? A frotter comme vous le faites, il ne restera plus rien, moi je vous le dis. —J’en prendrai bonne note Jean-François. Inutile d’en alerter tout le pont.

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—Et vous attraperez la mort avec toute cette eau chaude. Faut que vous le sachiez ». Au-dessus de sa bassine, Léonie versa de l’eau sur le dessus de son crâne et la laissa ruissela jusqu’aux pointes bouclées et blondes. Ce genre de soins lui vidait l’esprit et ce rituel lui était cher ; tant sur le plan de la propreté que du bien-être. A l’aide d’un pain de savon, elle frotta la racine de ses cheveux jusqu’à les rendre doux. Et accroupie en sous-vêtements, Léonie rinça sa chevelure mèche par mèche mais elle suspendit son geste quand le silence se fit dans la grande chambre. Que se passait-il ? Eux qui avaient pour habitude d’être si festifs ; seul le bruit des verres en cristal et les assiettes de porcelaine que l’on cognait sous les couverts d’argent se distinguait encore de l’agitation habituelle qui régnait sous les ponts. Bien vite les rires reprirent de concert et dans cette bibliothèque servant de dortoirs à ce trio, Mlle de Noailles-Woerth fut rassurée de les entendre rire de la sorte. Après avoir rincé ses cheveux, elle les brossa tout en les épongeant et en tremblant se fit une tresse qu’elle noua ensuite en chignon sur sa nuque. Mais elle dut s’y reprendre à plusieurs fois et finit par éclater en sanglots, assise contre la porte, la tête dans le creux de sa manche. * Quand la cloche sonna le quart, Pierre Foucault de Holbach entra dans la bibliothèque avec un air grave et détaché —la petite Noailles-Woerth restait la cause de ses tracas ; avait-il pu fermer l’œil de la nuit ? Non, un mauvais pressentiment l’avait empêché de trouver la sérénité—, et il s’assit face à notre Léonie. « Comment allez-vous ? Vous devriez sortir un peu pour vous dégourdir les jambes. —Je pourrai mais je n’en éprouve nul besoin. Ces espagnols m’horripilent tous comme ces indiens qui tolèrent la polygamie mais qui trouvent utiles

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d’enfermer les femmes et les jeunes filles sitôt que les époux s’absentent. Et ils sont ignorants… —Mais vous pourriez accompagner M. Le Cor ; il a pour idée de venir en aide aux malades qui n’ont vraisemblablement aucune idée de la chirurgie et dont les petits indiens pourraient être sauvés en bien des façons. —J’aurai tout le loisir de le faire quand ils me débarqueront. M. de La Pérouse a de nouveau mentionné le fait que mon voyage pourrait s’arrêter ici comme aux Iles Mariannes et l’inconstance de son arrêt a tôt fait de saper mon moral. —Tout comme le mien ». Et M. de Holbach attrapa la main de Léonie pour la porter à ses lèvres. Il l’aimait au-delà des mots ; cela ne faisait pas l’hombre d’un doute et son amour pour la belle lui aurait donné le courage de déclarer la guerre au royaume d’Espagne pour ensuite lui offrir la Californie et toutes les richesses qu’on pouvait y trouver. « Je n’ai pas été honnête envers vous. J’aurai du vous le dire plus tôt, mais… MM. de La Pérouse et de Langle vous estime à votre juste valeur. Ils parlent de vous comme du Petit marin qui aurait dupé leur vigilance. Mais tous deux ont plus de bon sens qu’une armée de diplomates envoyés aux Anglais pour les inciter à se retirer de leurs Colonies et nous les céder pour une bouffée de pain. Ils sont viscéralement convaincus de la nature de votre présence à bord et M. de La Pérouse m’avait chargé de vous annoncer cette nouvelle ; alors il n’est plus question pour nous de vous voir débarquer à Monterey ou ailleurs sauf en cas de force majeure. —Quelle bonne nouvelle (en dissimulant son sourire derrière sa main). Voyez comme je suis soulagée de l’apprendre. J’en tremble de soulagement. Oh, Pierre Foucault… » Prestement, elle lui sauta autour du cou et recouvrit ses lèvres des siennes avec un tel enthousiasme qu’elle s’en surprit elle-même.

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Il lui rendit son baiser ; timide et assuré à la fois. Ce baiser devait-il sceller à jamais leur union ? Etait-ce là la promesse d’un avenir auprès de cet illustre mathématicien ? Recouvrant la raison, Mlle de Noailles-Woerth se dégagea doucement de son étreinte. « De quoi parliez-vous avec M. de Lamanon ? —M. de Lamanon ? Oh ! Et bien ce dernier pense qu’il n’est pas aisé de différencier les différents peuples résidant atour de Monterey. Il a passé quatre jours au milieu des Indiens et sans l’aide de deux d’entre eux parlant l’espagnol, il se serait trouvé en grande difficulté ». Assise devant ses notes, Léonie se perdit dans sa réflexion ; M. de Lamanon physicien, minéralogiste et météorologiste avait pris Mlle Noailles-Woerth sous son aile et s’enthousiasmait des progrès récents que cette dernière avait acquis en physique et face à cette soif de connaissance jamais satisfaire, Jean Honoré de Lamanon avait recours aux savoirs de MM. Dagelet, Monneron, de Holbach et les savants de l’Astrolabe, ces Messieurs de La Martinière, Mondge et Dufresne. Et quand elle leva la tête, son regard croisa celui de son fiancé. Pourquoi l’avait-elle embrassé ? A présent, il était en droit de se demander si Mlle Noailles-Woerth allait accepter de l’épouser ; un frisson parcourut son dos, des épaules à la chute de ses reins et soucieuse du désordre qu’elle causait dans son esprit, Léonie quitta la courtine avec pour seule excuse celle de saluer M. Lamanon de retour sur la Boussole. Dans sa précipitation, elle percuta M. De Launay d’Estrées ; soucieux de connaître les raisons de son agitation, il l’immobilisa. « Quelque chose ne va pas Mlle Noailles-Woerth ? Vous avez une mine épouvantable. —Ai-je l’air de quelqu’un qui va s’évanouir ? Si c’est le cas sachez qu’il n’en est rien ». MM. Gaspar Duché de Vancy, le très célébre dessinateur et Nicolas Collignon, le botaniste du roi descendirent, ce qui les obligea à se coller l’un contre

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l’autre et dans la promiscuité de ce pont, leur peau se frôla. La Boussole encore en mouillage ne leur permettait nulle excuse avancée par un subit changement de cap, un vent capricieux ou autre. Néanmoins, l’un contre l’autre ils laissèrent leur passion prendre le dessus sur les événements. « De quoi avez-vous parlé hier soir ? Quels furent les sujets de conversation ? —De sa majesté le roi et de sa politique. Nous avions laissé le pays au baron Necker chargé des finances de la France et certains autour de la table ont applaudi son renvoi, ce qui a eu pour effet de causer quelques désordres autour de la table. —Et vous, quels furent vos opinions ? —Je ne les ai pas exprimés. —Et pourquoi donc ? Vous qui êtes si volubile. Peutêtre me les exprimeriez-vous, pour que je puisse me faire une opinion de la véracité de vos idées ? » Leur main se touchèrent ; celle de Léonie tressauta et jouant l’indifférente laissa M. De Launay d’Estrées la recouvrir de son regard cristallin. Et au contact de sa peau sur la sienne, la belle se souvint de leur première rencontre. Ce fut à Paris. Léonie venait d’avoir dix-sept ans. Les rues de la bruyante capitale étaient pleines de ces gens sales et vulgaires apostrophant les gens comme les Le Tallec avec familiarité. La petite Noailles-Woerth en cette année 1782 n’était pas ce qu’on pouvait appeler une jolie fille ; trop maigre et loin d’être aussi avenante, aimable et vertueuse que Césarine ; mais selon sa tante, elle avait du potentiel dissimulé sous son regard vitreux, son sourire en coin et ses cheveux gras. Quand elle rencontra le professeur De Launay d’Estrées, son cœur implosa littéralement. Il ne la remarqua pas ; Mlle Léonie Noailles-Woerth se confondait avec les autres étudiants de la école de santé de Paris. Elle l’avait effleuré comme pour se convaincre qu’elle ne rêvait pas ; le mythe était bien réel ; et Césarine n’aurait pu dire le contraire.

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L’emprise que M. De Launay d’Estrées exerçait sur sa cousine était tout simplement déconcertante. Et à l’autre bout du monde en cette année 1786, Léonie en assumait les conséquences. « Mes opinions sont ceux qu’elles sont et votre sarcasme donnerait raison à ceux qui comme vous ont grandi avec les idées de Rousseau et de Diderot ; ceux qui sont baignés dans le libéralisme pédant où il est question de réformer par des mesures visant à corrompre tout un système. —Vous êtes navrant, siffla-t-elle en ôtant prestement sa main de dessous celle d’Aloys. Suis-je aussi sarcastique que vous laissez l’entendre ? » M. de Vancy repassa en tenant sa mallette de dessins sous le bras, les doigts posés sur le rebord de son tricorne il salua de nouveau Mlle Léonie tout en pressant le pas. Il était l’artiste officiel de l’expédition et la Reine en personne l’avait recommandée suite à un portrait qu’il avait exécuté, ayant su vanter les charmes qu’elle n’avait pas. Et il grimpa si vite le long de l’escabeau qu’il faillit manquer les trois dernières marches. Cette distraction inopinée fit taire le couple niché dans l’interstice proposée par le soubassement du pont. Silencieusement ils s’observèrent et aucun d’eux ne souhaita troubler le mutisme de l’autre. Et quand il finit par se rapprocher d’elle, Léonie sortit de sa torpeur. « Descendrez-vous aujourd’hui ? —Il n’est pas exclu que j’accompagne MM. Dagelet et Holbach dans leurs travaux. Vous pourriez vous joindre à nous. —Oh non, sans façon. M. Dagelet n’apprécie pas mon travail ; il ne mâche pas ses mots et je ne veux en rien perturbé vos recherches. Je vais rester sur la Boussole ». Cependant elle se contredit et avec quel empressement monta-t-elle à bord du canot ? Resté sur le bastingage de la frégate, M. de Clonard transmettait ses dernières recommandations à

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l’enseigne MM. Roux d’Arbaud et Frédéric Broudou, beau-frère de M. de La Pérouse. Le matin-même M. Broudou au caractère violent — qui pourtant depuis Brest s’était distingué de manière intelligente— avait reçu le breveter de lieutenant de frégate signé à la date du 1 août 1786. Cet avancement causa quelques remous au sein de l’étatmajor et des officiers-mariniers. On savait qu’il avait été reclus à Port-Louis en mars 1782, à la demande de son père et de retour en France, sa mère qui le craignait plus que le Diable voulue en 1784 le faire emprisonner au Mont-Saint-Michel. Ce genre de faits avérés n’avait pas pour effet de rassurer ses subalternes et les autres enseignes déjà bien contrariés de supporter ses excès au quotidien ; la preuve fut offerte par M. d’Arbaud, le brillant astronome et élève de M. Dagelet. L’école militaire dans laquelle fut formée Roux d’Arbaud fut celle-là même fréquentée par Napoléon Bonaparte. Ce dernier en raison de ses mauvais résultats se fit refuser la place tant convoitée par les jeunes aspirants ; et comme tous les jeunes cadets, son ambition fut celle de naviguer aux côtés M. de La Pérouse. Entre les deux hommes régnait une sorte de compétition ; un réel acharnement à supplanter l’autre, au point que M. de Clonard faisait en sorte que les deux hommes ne viennent pas à se croiser au cours de la journée. L’un prenait son quart à midi quand l’autre le prenait au second quart, soit six heures après. Les arrangements de quart survenus entre MM. de Rochefort et Broudou vinrent affecter le quotidien de M. d’Arbaud. Et il le provoqua une énième fois, vantant ses exploits à d’Arbaud ; de volontaire, il était passé au rang de lieutenant et lassé de ses fanfaronnades, le talentueux astronome lui administra un violent coup d poing. Séparés de force, ils furent contraints à occuper chacun une partie du navire.

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Leur présence dans le canot pouvait s’avérer être un échec dans les tentatives de réconciliation encouragées par M. de Clonard. «Nous partirons le 24 septembre, faites-le savoir à vos hommes, lança M. de la Pérouse en fixant l’embarcation gitant sur une mer houleuse. Qu’ils profitent des derniers jours qui leur sont offerts pour se dégourdir les jambes. —Bien Monsieur… » Il suivit le regard de M. de Clonard pour découvrir la source de son trouble. A midi trente, Mlle NoaillesWoerth vint le remercier quant au verdict pris ; et Robert Sutton de Clonard d’en paraître plus troublé que d’ordinaire. « N’ayez nulle crainte ces deux hommes ne s’entretueront pas. —Oui M. De Launay d’Estrées est un homme de principes. Il ne s’accordera pas à de telles vilénies ». Alors M. de La Pérouse fronça les sourcils en dodelinant de la tête ; son second venait de se trahir, là où il ne fut nulle question de MM De Launay d’Estrées et de Holbach, ce dernier les évoqua certainement pris d’obsession pour Mlle Noailles-Woerth. « Assurément. En tant que second vous êtes exercé à juger les membres de l’équipage (en se penchant vers lui) et aussi dégourdi pour vous faire une opinion de nos passagers. —Veuillez m’excuser Monsieur, je pensais que vous faisiez allusion à leur cas ». Le commandant tourna les talons. Il ne voulait plus entendre parler de cette histoire ; pour moins que cela Hélène de Troie fut la cause d’un conflit armé opposant les grecs aux troyens. La Boussole et l’Astrolabe firent route à la date du 24 septembre 1786. L’objectif de M. de La Pérouse et de son état-major fut celui de faire route au sud-ouest ; l’ile de Nostra Señora de ka Gorta devait être découverte sous ces latitudes mais les divers géographes mandatés à reproduire son emplacement n’avaient pu se rapprocher avec exactitude de cette île.

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Après avoir parcouru cinq cent lieues jusqu’à la longitude assignée à cette île de Nostra Senora de la Gorta, M. dee La Pérouse déclina ensuite vers le sudouest, au 29 degré de latitude et par le 179 e degré de longitude orientale ; effaçant cette île des cartes et de son esprit : sans observations exactes de la latitude et de la longitude, il n’était pas nécessaire de s’adonner à pareille recherche. Poussées par des vents favorables, les deux frégates sillonnaient les mers depuis seize mois ; soumises à l’usure chaque manœuvre révélait les faiblesses des toiles usées, des cordages hors de service. Or ils n’en étaient qu’à la moitié du chemin. « Pas assez de voiles ? —Oui M. de La Pérouse fait économiser chaque bout de cordage par soucis d’économie, répondit Pierre Foucault en crachant la fumée de sa pipe. Nous arriverons à Macao sur les biscayennes faute de frégate pour nous conduire. —Taisez-vous donc ! Ces flûtes en ont dans le ventre, persifla Joseph Dagelet assis au milieu des caisses et des branles repliées. Actuellement nous sommes dans les entrailles du Portefaix et L’Autruche semble nous précéder de plusieurs lieues ». Jean André Mongez, le religieux ricana ; ces derniers temps l’ambiance n’était pas au beau fixe. Comme après chaque port, les savants appréhendaient le trajet. Si les conflits n’éclataient pas plus souvent c’est bien parce que ces hommes de sciences savaient qu’ils auraient à se supporter de longs mois avant de rentrer à Brest pour aspirer à une existence au quotidien sans rats ni vermine. « Pourquoi les nommer par leur ancienne appellation ? L’autruche et le Portefaix, c’est nous considérer comme de la marchandise Joseph ! Seuls les nègres trouveraient notre sort enviable au leur. —Les nègres ? Ils n’ont certainement pas idée de la qualité de notre transport. —Qu’en savez-vous ? Vous êtes-vous déjà rendu sur un négrier ? Par expérience je sais qu’il ne vaut mieux pas se trouver près de ces bâtiments de retour aux

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Antilles. La puanteur y est atroce. Cela ne diffère en rien de ce que l’on peut trouver à bord de la Boussole. Eux peuvent se consoler, leur voyage n’excède jamais trois mois ! » Les rires fusèrent. Léonie leva le nez de son livre. Pierre Foucault de Holbach l’exaspérait. « L’odeur qui se dégage des cales est celle de la mort. Trois mois c’est assez long pour que la moitié des africains embarqués passent par-dessus bord ; ils meurent de diphtérie, de scorbut ou pis encore, mettent volontairement mort à leur souffrance ; les femmes préfèrent tuer leurs enfants que de devoir supporter leur détresse un jour de plus. Et c’est sous leur corps qu’elles les étouffent. Trois mois c’est assez long pour agoniser ». Et le silence s’abattit sur l’assemblée de savants. L’intervention de Léonie venait de jeter un froid. Aucun passager ne s’en remettrait. « Qu’est-ce qui vous a pris ? —Ce qui m’a…Enfin, est-il moral de rire sur des sujets aussi sensible que le sort des Africains ? » Les poings sur les hanches, M. de Holbach l’étudiait amèrement avant de rire aux éclats. « De la part d’une fille d’armateur nantais cela vient à me surprendre. Voyons Léonie ne me dite pas que le commerce de votre famille vous empêche à ce point de dormir. Vous en verrez d’autres, claironna-t-il le sourire aux lèvres. Et pour l’amour du ciel, ne vous donnez plus en spectacle. Cette représentation était plutôt minable je dois en convenir. Apprenez à taire certaines vérités qui ne sont pas bonnes à dire ». Sur ces bonnes paroles, il lui tourna le dos.

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CHAPITRE 4 GRANDES VAGUES Février 1788, au large des îles Salomon 11°37 sud et la longitude 166°58 est. A bord de la Boussole, les marins n’étaient plus à la fête. Après avoir quitté Brest trois ans auparavant les deux navires français semblaient rouler avec difficulté sur une mer pour le moins très calme. Ténériffe n’était plus qu’un lointain souvenir, tout comme Trinité, Sainte-Catherine. Puis il y eut le Cap Horn, le Chili, l’Ile de Pâques et Hawaï. Ils atteignirent l’Alaska en fin juin 1786, puis la Californie, Macao, Manille, Formose, Corée, Tartatie, Japon et Russie. Ils connurent la triste Samoa à la mi-décembre où ils furent attaqués et dont douze y laissèrent la vie. L’astrolabe privé de son commandant, Fleuriot de Langle ne put se consoler de ces nombreuses pertes. Ensuite, ils filèrent voiles dehors vers Tonga, Norfolk, l’Australie où les anglais les reçurent avec courtoisie sans pour autant leur fournir de vivres. A présent, ils étaient là, à attendre que le vent se lève. Mais rien ne semblait venir. Léonie fixait l’horizon, assise près de la misaine. La Boussole était une frégate de 500 tonneaux avec un effectif de 113 hommes. M. De La Pérouse en était le capitaine et commandant en chef, employé comme chef de division et fait chef d’escadre le 2 novembre 1786 ; ses lieutenants étaient Robert Sutton de Clonard et Charles Gabriel Morel d’Escures qui mort n’avait trouvé de remplaçant. Lentement la jeune Noailles-Woerth leva les yeux dans les verges. La tête lui tournait et le sol semblait vaciller sous ses fesses. Une goutte de sueur ruissela sur sa tempe et vint s’écraser sur sa peau. M. de La Pérouse quitta sa cabine, enfonça le tricorne sur ses cheveux blonds retenus par un catogan et inspecta brièvement le pont de son regard ténébreux et si autoritaire. « Qu’est-ce qu’on a là, docteur ? »

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Cette dernière se leva prestement en ajustant sa culotte rapiécée sur ses mollets brûlés par le soleil. Derrière lui les enseignes, Charles Fantin de Boutin et Colinet de Rochefort s’empressaient de prendre les ordres. A quoi bon ! Le vent refusait de se lever. « Montrez-moi vos dessins… » Et ce dernier, les sourcils froncés les examina minutieusement comme s’il cherchait à se les imprégner, puis les lui rendit sans rien ajouter à son analyse. « Où en sommes-nous avec l’eau douce ? —Nous n’en manquerons pas tant que le soleil ne tarde pas et pis à son zénith. Les hommes ont droit à deux verres par jour et nous faisons notre possible pour la préserver des bactéries. —Comment va M. de Holbach ? S’est-il enfin remis de cette fièvre bénigne ? » Questionna-t-il sans même regarder Léonie, préoccupé par ce vent qui refusait de gonfler les voiles. « Le chirurgien l’a examiné, il y a maintenant plus de trois heure, mais n’a pu se prononcer sur son éventuel rétablissement. —Et vous qu’est-ce que vous en pensez ? C’est votre avis qui m’intéresse, docteur ». Flattée le jeune médecin gonfla la poitrine et arbora un sourire qui s’effaça bien vite face à la froideur de l’expression de leur capitaine. Jamais plus il ne souriait. Cette expédition qui s’était voulue riches en aventure avait quelques choses de funèbre. Le naufrage de deux chaloupes au pied du mont Saint Elias en Alaska en 1786 et qui avait coûtait la vie à 21 personnes affectait profondément de La Pérouse. Puis il y eut l’île de Samoa dans le Pacifique. « Je crois Monsieur qu’il se remettra bien vite sur pied. Nous l’espérons tous… —C’est bien mon petit, c’est bien ». Et il tourna les talons, les bras derrière le dos. De nouveau seule, Léonie attrapa ses effets personnels et s’engagea vers les batteries. On n’y voyait jamais assez et après s’être assuré qu’elle ne tomberait sur aucun gabier, elle sauta gracieusement sur l’entrepont. Elle y croisa

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P’tit Pierre (Pierre Charon), Hibou (Pierre Daniel) et Jean Faudil qui la salua bien bas. On avait installé Holbach dans l’infirmerie dans laquelle officiait Jacques Joseph Le Cor depuis que le Dr. Claude Rollin, chirurgien en son état avait débarqué à Macao. « Il semble s’être rétabli, murmura De Launay d’Estrées en quittant la petite courtine qui servait d’infirmerie. Cependant la fièvre pourrait ressurgir car nous venons à manquer de tout. Est-ce que tout va bien pour vous ? (il la caressa des yeux, penché audessus d’elle). Notre astronome, Joseph Dagelet pourrait vous renseigner sur les astres afin que la Voie lactée ne soit plus un mystère pour vous. —Est-ce vous qui lui avez soumis cette idée ? Vous pensez vraiment qu’il va se complaire à m’instruire sur ses constellations et sur la probabilité que nous aurions de croiser la comète d’Halley ? —Et pourquoi Diable êtes-vous si amère ? Je crois bien dire quand je vous dis qu’il vous apprécie. —Ce que vous appelez de la familiarité n’est que mépris et je vois dans son attitude aucune condescendance. Il y a une certaine divergence de points de vue entre nous. Siffla Léonie en fixant les lèvres de son interlocuteur. M. Dagelet…M. Dagelet ne supporte pas la moindre contradiction et, c’est bien ce qui le rend si détestable à mes yeux. Je lui préférai Robert de Lamanon… —Mais il est mort et il vous faudra composer avec les vivants ». Souligna le professeur suspendu au liteau du plafond. Sur sa peau, la sueur s’extirpait en grosses gouttes se confondant avec ses tâches de rousseur. Tout comme les autres, il souffrait de cette inqualifiable chaleur. Ils avaient perdu de nombreuses vies au cours de ces derniers mots dont les douze hommes sauvagement attaqués par les autochtones. « Ce sont des choses qui arrivent malheureusement. Je sais que vous en avez perdu le sommeil, mais vous devez continuer à croire en vous.

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—Vous accordez une trop grande valeur à certains détails de mon existence. —Et qui le ferait…en dehors de M. de Holbach ? » —Plus d’une fois, Monsieur vous avez cherché à se débarrasser de moi. Je veux bien croire que les marins soient superstitieux mais vous, M. De Launay d’Estrées vous n’êtes pas un marin. Par conséquent aujourd’hui ce n’est pas à vous que j’irai me confier ». Leur aparté terminée, Léonie approcha un tabouret auprès du hamac de Pierre Foucault de Holbach. Ce dernier lui sourit tout éprouvant des difficultés à déglutir et sa main glissa vers celle de sa fiancée. « Ai-je le droit de croire de penser que vous êtes mon ange-gardien ? Complimenta-t-il de sa voix rauque, presque brisée par l’hyperthermie. J’espère que vous vous nourrissez convenablement. Il serait dommage de vous perdre par négligence. Quant à moi… prenez soin de me saigner autant de fois que vous le jugerez nécessaire. Qu’est-ce qui se raconte sur le pont ? —Ils continuent de rationner l’eau au-dessus. Monsieur de La Pérouse reste confiant, mais il semble guetter la moindre brise dans l’espoir de pouvoir enfin lever les voiles. L’attente est des plus insupportables comme vous pouvez l’imaginer et les hommes livrés à la clémence du ciel prennent racine de part et d’autres de la Boussole. —Une fois que je serais sur pied, je demanderai au vieux Bisalion de me prêter ses filets pour aller pêcher et vous redonner un peu de force. Aidez-moi à me redresser que je puisse vous voir dans la lumière ». Et ce qu’il vit le ravit. Léonie Noailles-Woerth alias Thomas Geoffrin ne ressemblait en rien à la jeune jouvencelle qu’il avait rencontrée à Brest. Certes, elle avait muri, mais il y avait cette autre chose qui place certains individus au-dessus des autres et qu’on peut nommer, la beauté. « Si vous continuez à vous muer de la sorte, je risque bien vite de ne plus vous reconnaître à mon

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prochain réveil. Depuis combien de temps ai-je dormi ? —Depuis neuf heures, Monsieur. Le Dr. Le Cor a insisté pour vous laisser dormir et M. de Launay a confirmé son jugement. Ce n’est qu’une fièvre bénigne qui vous permettra d’être sur pieds plus tôt que vous ne le pensez. —C’est également ce que vous pensez ? —Naturellement. Je ne mets jamais en doute les diagnostics de ces Messieurs. Mais vous devez rester allongé…je vais vous apporter votre laudanum ». En sortant de l’infirmerie, le Dr. Jacques le Cor arriva à sa hauteur et s’effaça pour la laisser passer. La fine barbe noire de M. Le Cor lui donnait des airs de flibustiers, tout comme ses cheveux longs qu’il retenait en un étroit catogan. « Comment vous sentez-vous ? » Interloquée, elle fronça les sourcils avant de revenir sur ses pas. « Vous dormez très peu en ce moment et vous êtes plus souvent à l’infirmerie que dans votre cabine. Alors je vous demande comment vous vous sentez ? —Je tiens le coup, si c’est ce que vous voulez savoir. Avec M. de Launay nous nous relayons. Et vousmême ? » Ce dernier fronça les sourcils avant de tenter un sourire. Les cernes lui creusaient le visage, il s’enlisait dans une sorte de dépression survenue quelques temps après la mort des officiers à Maouna ; car comme tous à bord des frégates, il avait perdu des amis chers à son cœur. Et ils se séparèrent pour ne rien laisser paraître de leur réciproque mal être. C’est à l’abri des regards que Mlle Noailles-Woerth fondit en larmes. Alerté par les pleurs, M. Lepaute Dagelet franchit la cloison pour consoler la belle. Depuis qu’il était sur la Boussole, soit depuis le mois d’août 1787, il se surprenait à chercher Léonie du regard et pis encore, le vide causé par ses absences le rendait fou. « Qu’est-ce que vous faites ici ? Le navire n’est pas assez grand pour que l’on n’ait pas à se croiser. Vous

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m’espionnez ? Susurra Léonie au comble du désespoir. Voilà à quoi vous consacrez vos journées. —La Boussole ne mesure que 45 mètres pour une capacité de 500 tonneaux et nous sommes plus d’une centaine à bord ; je vous laisse calculer l’espace alloué à chacun ». Le mouchoir de poche sur le nez, Léonie subissait le minutieux examen de Joseph Dagelet. L’astronome ne portait plus sa perruque noire depuis deux ans déjà et ses cheveux bruns et sales tombaient en cascade le long de son visage émacié ; cela lui donnait des airs de bagnards ; rien n’aurait pu faire penser qu’il avait professeur de mathématiques à l’Ecole militaire de Paris en 1777 ou bien encore qu’il fut nommé adjoint de l’Académie des sciences où il rédigea en 1783, des mémoires sur l’aphélie de Vénus. « Pierre Foucault va bien vite s’en remettre vous allez voir. Il a plus de ressources qu’il ne laisse penser. Affirma Dagelet en serrant les mains de Léonie dans les siennes. Cela ne devrait pas tant vous préoccuper et si j’étais vous j’irai dormir une heure ou deux. —Mais vous n’êtes pas moi, sauf votre respect. Si regarder l’univers à travers vos lunettes est votre prérogative, laissez-moi à mes patients. J’ai vraiment besoin d’être seule un moment, pouvez-vous le concevoir ? » Les robustes mains de M. Dagelet passèrent de ses mains à ses épaules ; il la serra dans ses bras pour y étouffer ses sanglots. Comment ne pas oublier qu’une de leur soirée d’observation des astres avait tourné à des avances au clair de lune ? Ce même homme, neveu des horlogers du roi, fabricants des chronomètres de marine en les personnes de MM. Jean-André et Jean-Baptiste Lepaute avait osé se montrer familier envers elle ; la main sur sa hanche il l’avait serré contre lui pour humer ses cheveux tout en expliquant la course de Vénus autour du soleil. Pour Léonie cela ne faisait pas l’ombre d’un doute, il la courtisait sournoisement faisant fi de l’étroite

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relation qu’elle entretenait avec M. de Holbach et plus secrètement avec M. de Launay d’Estrées. « Merci, c’est bon Monsieur Dagelet…Vous avez raison je vais aller m’isoler un instant ». Dans son branle le docteur de Noailles-Woerth s’y endormit bien vite quand deux heures après elle fut réveillée en sursaut par un effroyable cauchemar— des sauvages encerclaient leur frégate pour les dévorer vivants ; et les marins comme les savants courraient dans tous les sens— M. de Langle apparut sur la drisse pour jeter aux pieds de Léonie le reste des corps de ses hommes atrocement mutilés. « Vous avez fait un cauchemar, tranquillisez-vous, glissa M. de Launay d’Estrées à son oreille. Ce n’était qu’un mauvais rêve. Allons, ressaisissez-vous vous allez alerter tout l’équipage, déclara ce dernier en l’entraînant vers leur bureau recouvert de livres. Vous crevez de chaud, peut-être voudriez-vous marcher sur le pont ? —Cela nous conduira où ? —Je vous demande pardon ? Il y aurait-il un quelconque message que je dois comprendre ? M. Pierre Foucault est…(en se perdant dans ses réflexions). Il faudrait pratiquer une nouvelle saignée et nous avons besoin de votre avis ». Lentement Léonie tourna la tête, les larmes bordant ses grands yeux expressifs. « Il ne s’en tirera pas et vous le savez tout comme moi. Mais nous sommes si vaniteux que nous refusons même l’idée de la mort ; et tandis qu’il dépérit nous continuons de faire comme si de rien n’était. M. Dagelet me tarabuste avec sa cosmogonie ; comme si tout tournait autour des astres et vous, toujours mélancolique à souhait vous me persécutez par votre indifférence et tous ces silences qui emplissent votre quotidien depuis notre départ de France. Or nous allons le perdre aussi sûrement que la terre tourne autour du soleil en 365 jours et pourtant chaque élément de ce foutu navire reste à sa place, c’est l’ordre des choses n’est-ce pas ? Rester à sa place quelque soit la tragédie à laquelle nous assistons.

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—Je ne vois pas où vous voulez en venir ? Questionna de Launay d’Estrées en épongeant son front recouvert de gouttelettes de sueur. A quoi vous attendiez-vous, Léonie ? » Alors elle se leva prestement et elle déboutonna son gilet, puis ôta sa chemise avec la même hargne ; le corset ne fut pas long à être délassé. « Que voyez-vous là M. de Launay ? Ayez la politesse de répondre au moins. —Je…je pense que vous devriez vous rhabiller. N’importe qui peut surgir et…(en se caressant les lèvres). Il n’est pas nécessaire de… » Et sa culotte tomba sur ses chevilles. Nue devant lui, elle se caressa le corps avant de défaire sa voluptueuse chevelure nouée par un catogan ; il poussa un petit soupir de jouissance quand le pied de la belle Noailles-Woerth se posa dans l’entrejambe du savant. « Je vous vois…je vous vois telle que vous êtes. Mais M. de Holbach est mon ami et j’ai pour cet homme plus de respect que je n’en aurais jamais pour personne. Aucune tentation aussi séduisante soit-elle ne me détournera de ma loyauté envers cet homme. Les éléments de ce foutu navire sont ceux qu’ils sont, mademoiselle et tant que la terre poursuivra sa course autour du soleil en 365 jours, je n’aurai pour vous que…de l’amitié ». Et la pluie s’abattit sur les deux frégates ; des trompes d’eau tombant raides sur les mâtures et gréements remplissant l’air d’un mélodieux crépitement et tintinnabulement ; pour peu l’on se serait assoupis, bercés par ces sons ambiants. Quand M. Sutton de Clonard sortit pour son quart, il resta coi devant le spectacle du docteur de NoaillesWoerth inerte sous la pluie, fixant la surface de l’océan s’hérisser de milliers de geysers. Puis son regard s’immobilisa sur le commandant de La Pérouse. « Ne croyez-vous pas que…

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—Gardez vos hommes en alerte, il se puisse que nous soyons pris dans une tempête. Je vais descendre. Faites-moi appeler si le vent se lève ». * Le vent se transforma bien vite en un violent cyclone tropical. Les ordres ne cessaient de fuser de part et d’autre de la Boussole. Les mains sur les oreilles, Léonie ne supportait plus d’entendre le vent s’engouffrer à travers les boiseries. Des trompes d’eau se déversaient sur le pont, rendant infranchissable le gaillard arrière et avant. « Il faut mettre les chaloupes à la mer ! Tonna M. de La Pérouse en précipitant les gabiers à cette tâche. Dépêchez-vous avant que la vague ne nous anéantisse tous ! ». Le bosco siffla des ordres. Les matelots œuvraient sous la tempête. Les navires allaient se briser sur un récif. C’était inévitable. Dans la cabine, Léonie extirpa Pierre Foucault de Holbach de sa couchette. Elle savait qu’elle n’y arriverait pas : Holbach étant un poids lourd pour cette dernière. La Boussole gîta sur tribord ; les deux gabarres manœuvraient avec difficulté. « Mon Dieu, il faut m’aider maintenant…Levez-vous et avancez ! » Sourd à ses supplications, M. de Holbach à demiinconscient s’étala de tout son long et sa tête alla taper l’encorbellement de la porte. « A l’aide ! Est-ce que quelqu’un m’entend ? J’ai besoin d’aide ici ! ». Mais le bruit alentour recouvrit sa voix. Léonie n’avait pas d’autre choix que de sortir ; chercher du soutien ; revenir pour le sortir de sa cabine. « Monsieur, monsieur ! J’ai besoin d’aide en bas ! Hurla cette dernière à l’intention de M. de Boutin. M. de Holbach est en bas et git sur le sol ! —Montez à bord de cette chaloupe, nous n’avons plus le temps ! Mettez toutes les embarcations à la mer, c’est un ordre ! ».

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Alors Léonie rebroussa chemin. « Monsieur que faites-vous ? » M. Dagelet ne répondit pas. Il sauvait les meubles à sa façon et les bras chargés, fila vers le canot suivit par l’abbé Mongez et M. Jacques Le Cor. Le sauve-qui-peut rendait ces hommes des plus égoïstes. L’instinct de survie primant sur tout le reste. Bousculée par les gabiers, les marins et les officiers, la petite Noailles-Woerth ne parvenait à regagner l’entrepont. Quand une main l’attrapa entre deux déferlantes. « Oh, Aloys ! Où étiez-vous passé ? J’étais morte de peur… —Pour l’amour du ciel, pourquoi n’êtes vous pas dans un de ces canots ! Hâtez-vous ! —Non ! M. de Holbach est dans la cabine où vous nous y avez laissé. Vous devez aller le chercher ! » Une vague plus haute que les autres submergea le pont. Derrière la barre, M. de La Pérouse aboyait des ordres étouffés par les hurlements du cyclone. Rien n’allait assez vite. Seul, il aurait manœuvré à la place de tous ses hommes. Dégoulinant et l’air hirsute, il croisa le regard de Léonie Noailles-Woerth. Elle savait qu’ils ne se reverraient pas. C’était la dernière image qu’elle aurait de lui. M. De Launay d’Estrées revint en soutenant Pierre Foucault de Holbach du mieux qu’il pouvait. On l’installa dans l’une de ces futiles embarcations et Léonie fut prise de panique en voyant la mer recouvrir les premières chaloupes. « Non, je ne peux pas… —Quoi ? Ne soyez pas stupide, ils évacuent tout le monde et ce navire coulera en un rien de temps. C’est à vous maintenant, lança Aloys De Launay d’Estrées en attrapant son bras. Tout va bien se passer ». A deux milles kilomètres au nord de la NouvelleCalédonie, dans l’archipel des Iles Salomon, les frégates l’Astrolabe et la Boussole vivaient leurs dernières minutes. Ils ne purent ramer tant les déferlantes les secouaient et cela jusqu’à une île entourée par des récifs. Au fond du canot, Léonie était là inerte et le

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contact de l’eau froide éclaboussant son visage la fit quitter son évanouissement, causé par sa chute du garde-fou. La petite barque venait de traverser les récifs ; l’eau montait à vive allure tandis qu’une lame retourna l’embarcation ; M. Pierre Foucault de Holbach ne put être sauvé, comme beaucoup d’autres qu’on avait jetés dans les chaloupes. Déjà les requins tournoyaient autour des chaloupes de la Boussole et passaient entre les corps nageant à vive allure vers leur radeau de fortune et sitôt qu’ils eurent pied, les naufragés se précipitèrent sur la plage. Et les trois esquifs éventrés par les récifs déchargèrent les survivants et leurs outils sauvés inextremis de la tempête. Avec la plus grande des attentions, M. De Launay d’Estrées aida Léonie à descendre du pathétique reste du canot et ils se rassemblèrent sous les craquements furieux de l‘Astrolabe à l’agonie coincée dans la fausse passe. « Vous avez fait de l’excellent travail », murmura M. de Boutin à M. de la Villeneuse, embarqué à Manille le 07 avril 1787 ; ce dernier fixait l’horizon où avait été engloutie sa frégate. Au loin le cyclone disparaissait comme il était venu. Cependant le littoral était recouvert de branches arrachées par le puissant vent. Par intermittence la pluie tombait et nul ne peut affirmer qu’elle cesserait un jour, tant leur incertitude météorologique concernait ce climat tropical inconnu de bon nombres de ces savants. En état de choc, Mlle Noailles-Woerth grelottait de tous ses membres et claquait si furieusement des dents qu’on aurait pu la penser posséder par quelques démons. « Nous avons deux mousquets, une boussole, une épée...videz vos poches Messieurs, nous dressons notre précieux inventaire. Non, la poudre ne nous sera d’aucune utilité pour le moment. Alors si nous rencontrons des indigènes…il faudra se défendre

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comme on peut. Où sont les cartes M. de Boutin ? Nous devons être dans le groupe des Saintes Croix. —Non, nous sommes trop au sud. Il pourrait s’agir d’une ile inconnue, trancha M. Dagelet en posant ses pistolets devant le second de la Boussole. Qu’en pensez-vous M. de Launay ? —Je n’ai pas d’avis concernant notre exacte position. Nous devons nous remettre à ces navigateurs. Notre rôle n’est malheureusement que subalterne ». Il venait de perdre un ami qui lui était cher. Après pareille tragédie, il était certain que le professeur De Launay d’Estrées n’avait nul désir de se montrer utile au reste de la communauté. Et des trois canots, on pouvait signaler la présence de MM. Charles Fantin de Boutin, Robert Sutton de Clonard, Joseph Lepaute Dagelet, Paul Mérault Monneron, Jean-François Bisolion (le cuisinier), Julien Hellec (le vétéran de la guerre d’Indépendance). Et sur l’Astrolabe, MM. Georges Augustin de Monti, François Michel Blondela, Pierre Louis Guyet de la Villeneuve, Jean Guillaume Law de Cauriston, François Mordelle, Jean Moal et François René Charles Treton de Vaujas. Sans évidemment oublier MM. Aloys De Launay d’Estrées et Thomas Geoffrin. En tout quinze personnes sur les deux cents onze embarqués à Brest que pouvaient compter l’Astrolabe et la boussole. Au cours de ces dernières années, il y avait eu des noyés au Port des Français, des tués à Tutuila, des décédés à bord et des déserteurs. Ces hommes n’avaient pas été pires ou moins bons, non, ils s’étaient trouvés au mauvais endroit et au mauvais moment. « Il est possible qu’il y ait d’autres survivants. Alors nous allons nous séparer en deux groupes, l’un ira avec M. de Monti, quand aux autres ils me suivront. Nous ratisserons le rivage et nous nous donnons rendez-vous dans une heure. Soyez prudent… » Restée sur la berge avec MM. Aloys De Launay d’Estrées, Jean Guillaume Law de Cauriston, le jeune mousse François Mordelle et les autres de l’Astrolabe ;

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Léonie s’assit en tremblant, les bras croisés sur sa poitrine. « On y va », incisa M. de Monti en voyant les autres s’éloigner d’eux à vive allure. Mais notre Noailles-Woerth n’avait pas le courage de faire un pas de plus. « Laissez-nous là. Nous allons rester ici, dit-il en se levant d’un ton très ferme. Après tout vous n’avez pas besoin de nous pour récupérer les autres ». Et le jour se leva bien vite. Où était-ce les prémisses d’une nouvelle tempête ? M. De Launay d’Estrées serra Léonie contre lui, dégageant les mèches rebelles de son visage des plus livides ; Léonie semblait avoir perdu la raison et plus encore quand le son des tambours atteignit ses oreilles. « Vous avez entendu ? » Il se retourna pour fixer la végétation derrière eux et les yeux illuminés par la crainte, de Launay prépara le canot en toute hâte pour y jeter Léonie. « Que faites-vous ? —Nous ne connaissons rien de leur intention. Et si les choses venaient à mal tourner, je veux être sûr que vous vous en sortiez. —Non ! Je ne retournerai pas sur l’océan…Aloys, si je dois mourir, je veux être près de vous. C’est la promesse que je me suis faite en embarquant sur la Boussole. Ne me privez pas de cette dernière volonté ». * Césarine se réveilla en sursaut. Probablement l’intuition que quelques événements graves étaient arrivés à sa cousine. Nerveusement, elle quitta son lit pour ouvrir le tiroir de son secrétaire. Depuis ces dernières années, elle y avait amassé les courriers de Léonie. Autant de feuilles recouvertes d’encre attestant du bon déroulement de l’expédition, jusqu’à cette lettre de Botany Bay qui lui avait littéralement glacé le sens —quelqu’un de normalement constitué aurait été agités des mêmes sentiments de crainte vis-à-vis de ces tragiques événements—, or chaque correspondance était un

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signe d’espoir. L’Astrolabe et la Boussole, quelque part dans les eaux chaudes du pacifique s’en revenaient, lourdes de leurs précieuses cargaisons, d’anecdotes et d’expériences toutes plus riches les unes que les autres. En tremblant, elle s’assit et à la lueur d’une bougie, Césarine déplia la missive pour en faire la énième lecture. Le cœur battant furieusement dans sa poitrine. Ce genre de lecture avait pour habitude de calmer ses nerfs mis à rude épreuve par cette grossesse difficile. Et voici ce que disait la lettre : «Le 27 janvier 1788, Botany Bay Ma chère Césarine, Avec quel soin je m’efforce de vous tracer notre parcours dans les eaux du Pacifique traversées par le célèbre navigateur anglais, James Cook. A Samoa, située dans les Iles des Navigateurs, il s’est passé un événement pour le moins macabre. C’est là que nous perdîmes douze de nos hommes dont le second de l’expédition, Fleuriot de Langle, commandant de l’Astrolabe. Pour ne pas heurter votre sensibilité, je tiens seulement à dire qu’ils furent attaqués par de violents jets de pierre par les sauvages. L’humanisme de M. de La Pérouse conseillait la plus sage des attitudes vis-à-vis de ces naturels. Notre expédition porte sur la valeur du siècle des Lumières, cela sousentend le respect de la vie humaine. M. de La Pérouse a pour ainsi dire des objectifs économiques et politiques, avec l’éventuel établissement de bases et de comptoirs français. Inutile de préciser dans quel état d’esprit nous nous trouvâmes face à cet événement sans précédent. M. de La Pérouse avait du contenir ses hommes afin d’éviter toute colère au moment-même où les insulaires —ceux-ci innocents des actes de barbarie commis par les naturels restés sur la côte— nous proposaient des provisions. Ils s’agissaient là d’enfants, de frères, de compatriotes de ces barbares assassins. Les soldats s’étaient tenus prêts à faire feu ; ce qui allait au-delà de nos principes.

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Comme tous, j’ai assisté à l’épouvantable tragédie qui se jouait sous nos yeux. Comme la baie était à sec, il fut impossible à MM. de Langle, de Vaujuas, Boutin, Colinet et Gobien de déchouer leurs canots avant quatre heures du soir. Les premières pierres s’abattirent sur eux et les Indiens entourèrent leurs chaloupes à moins d’une toise de distance. M. de Langle trouva tout juste le temps de tirer ses deux coups de fusil avant de se faire massacrer à coups de massue. L’horreur et la nausée nous gagna et appuyée au garde-fou, j’ai imploré le ciel de leur venir en aide. Certains purent se sauver in-extrémis de ce conflit en profitant d’un petit canal non occupé par les Indiens et nagèrent jusqu’à nos canots, capable de transporter seulement quarante neuf hommes sur les soixante que comptaient l’expédition. Alors je vous épargne les détails accompagnant ce récit, mais je dois dire que la sagesse de M. de Vaujuas permit le salut de quarante neuf personnes. M. de Boutin avait cinq blessures à la tête et une autre dans l’estomac ; M. de Colinet fut trouvé sans connaissance sur le câblot du canot, un bras fracturé, un doigt cassé et deux blessures à la tête. M. de Lavaux souffrait tellement qu’il fut le trépaner —il avait néanmoins nagé jusqu’aux deux canots, ce qui atteste sa détermination à s’échapper de cet enfer—, et puis, le père Receveur avait reçu une forte contusion à l’œil. Quant à notre capitaine d’armes, M. Talin ainsi que MM. de Lamanon, de Langle et neuf autres personnes de deux équipages perdirent la vie. C’est à cinq heures que M. de La Pérouse apprit la perte de ses hommes et je peux vous dire, qu’il vous faut saluer le calme exemplaire dont il fit preuve. Il fit tirer un seul coup de canon pour éloigner les pirogues de nos gabares. En écrivant ces lignes-là, j’en tremble encore ma Césarine et si je crois que plus que jamais j’ai besoin de réconfort. Ils mirent un Indien aux fers qu’ils relâchèrent le lendemain. Et M. de La Pérouse ordonna une seconde expédition pour venger nos malheureux compagnons et récupérer les débris de nos chaloupes ; ce fut sans

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compter sur le fond de corail, la houle qui roulait à terre et d’après les dires de M. de Boutin, cette partie de la baie était telle qu’il fut impossible de ne pas y échouer ce qui condamnerait encore bien des hommes. Qui plus est, les Indiens avaient l’avantage de la nature et à l’abri de notre mousqueterie, ils auraient pu nous prendre par surprise, dissimulés derrière les arbres avançant jusque dans la mer. Alors nous passâmes deux jours à louvoyer dans la baie pour finalement apercevoir les débris de nos chaloupes échoués sur le sable et autour d’elles, une immense quantité d’indiens, dont certains hâtèrent de ramer en notre direction pour nous proposer des cochons, des pigeons et toute sorte d’échanges. La tension était palpable sur le pont de la Boussole et M. de Launay qui est de nature calme, pianotait sur la lisse avec une déconcertante nervosité. On les écarta à coup de canon si bien envoyée que ces malheureux s’empressèrent de faire demi-tour, donnant la fuite aux autres pirogues quittant le rivage pour venir nous ravitailler. Il est certain que nous avions eu du mal à quitter cet endroit où gisait le corps de nos navigateurs et M. de La Pérouse accablé par la perte de son ancien et très estimé ami, M. de Langle serait affecté à jamais. C’était un homme plein d’esprit, de jugement, de connaissances et l’un des meilleurs officiers de la marine française. Je le vois encore tourner le dos pour dissimuler sa douleur au reste de l’équipage. L’infirmerie fut pleine de vingt personnes souffrant de diverses contusions et M. de Boutin malgré la gravité de sa blessure, conservait encore toute son pragmatisme. Il appuyait les décisions de son capitaine de bord ne voulant se risquer à subir le même sort que celui de James Cook dont les bâtiments avaient mouillés non loin d’ici, précisément dans la baie de Karakakooa. Il disait que le mouillage aurait été impossible et qu’il n’y avait probablement plus aucun homme à sauver. Alors nous quittâmes Maouna, à la date du 14 pour une troisième île aperçue par M. de Bougainville. Par politesse, je l’ai entendu

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parler de cette sorte de confédération qui unissait les insulaires de cet archipel entre eux. Bien moins peuplés et par conséquent bien moins abondante en vivres que celles que nous laissions derrière nous, M. de Boutin m’avait renseigné quant au désir de M. de La Pérouse de faire route vers la Nouvelle Hollande. Cela va sans dire, changerait notre quotidien car les Anglais sont maîtres de ce comptoir et là-bas, à la Botany bay, nous apprécions de nous retrouver entre européens. Les anglais ma chère Césarine ne sont pas aussi détestable que vous le pensez. J’arrive à les trouver complaisants, chaleureux et usant de mainte politesse pour nous égaler en grosseur. Alors je profite de la présence du HMS Sirius pour vous écrire. La frégate anglaise est commandée par le capitaine Hunter et alors que je relisais mes notes — concernant notre passage vers le Japon et la Russie— M. de Launay vint me trouver pour me révéler l’échec de la sollicitation de M. de La Pérouse. La frégate anglaise faisait route vers le Nord et n’était pas prête à partager ses vivres, ses munitions et ses voiles. Or dans ce genre de mission l‘approvisionnement est un problème récurrent. L’autre capitaine et sujet du roi George III pouvait se consoler : nous n’avions besoin que de bois et de l’eau. Auprès de M. de Launay, je continue de perdre la raison Césarine. Le sentiment amoureux est quelque chose d’inaltérable et je m’efforce au mieux de me maîtriser sans y parvenir. Hier, il m’a embrassé et je suis formelle : nous en avions tous les deux très envie. Il m’a serré dans ses bras et…je veux l’épouser. Il fera un excellent père pour mes enfants et je le convoite depuis tant d’années que je n’éprouve plus la force d’avancer à contre-courant. Il me faudra bien goûter tout comme vous aux joies de la maternité. C’est à Oskhotsk qu’un courrier nous apporte nos lettres de France et que j’apprends ainsi que vous êtes mère. Comment puis-je me tenir à distance et ainsi partager votre bonheur ? Un petit Louis-Antoine n’estce pas, né le 15 avril 1786, à Nantes. Il doit avoir deux ans à présent et à cet âge-là Dieu sait que les enfants

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sont curieux et plein d’entrain. Et par cette lettre j’apprends que Lysandre a d’échappé à une violente coqueluche. Quel soulagement pour vous de la savoir tirée d’affaires ! Le courrier met tellement de temps à vous parvenir que selon mes estimations, il est fort possible qu’elle atteigne ses douze printemps à mon arrivée à Brest. Votre fils aura alors quatre ans, Aubin et Briac auront respectivement quatorze ans. Arriverai-je encore à les reconnaître ? Qu’ils continuent à bien se porter, c’est tout ce que l’on attend de ces petits garnements. Oui, le voyage du retour va me paraître interminable. Le dernier courrier que vous avez du recevoir mentionnait notre passage en Alaska, c’est la raison pour laquelle je décide de vous parler du Japon et de la Russie —bien qu’il y ait pu de choses à dire de réellement excitant, rapport au climat— mais je ferai vite sur Macao, Manille, la Corée et la Tartarie de crainte que les anglais quittent leur mouillage sans ma lettre. Je vous joins les notes prises lors de nos expédition qui vous permettrons d’avoir un très long compte-rendu sur nos visites effectuées sur place ; là je me cantonne à l’essentiel, ma chère Césie. Nous brûlions d’impatience de nous rendre sur les côtes de Tartare où jamais Cook avant nous n’y avait posé les pieds. Et au mois de juin 1787, notre attente fut récompensée quand la brume enfin se dissipa après ces longs jours de navigations où nous avions fait que croiser des voiles chinoises. Cependant nous fîmes déçus de ce périple car mis à part le climat — plus frais que celui que nous avons en France— la Tartarie Orientale ne différait en rien de l’Alaska par la faune et la flore que l’on peut y trouver. Accompagnée par M. de Vaujuas et de M. de Langle, je pus descendre et me faire une idée de ces terres dont les possesseurs étaient sujets de l’Empire de Chine. Nous pûmes le confirmer en découvrant une tombe abritant la sépulture d’un couple enterré avec leurs biens dont de la monnaie chinoise. Les botanistes et les lithologistes se montèrent être les plus déçus et non

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avec quel soulagement, nous fîmes voiles vers d’autres îles. La disparition de M. de Langle m’affecte car il était admirable. Grâce à la bonté dont il nous avait flatté, il m’avait été possible, non seulement de continuer le voyage en leur compagnie, mais encore de pouvoir faire part à toutes leurs découvertes. Il m’avait été clairement averti que ma présence à bord de la Boussole ne devait pas déconcentrer les marins, ni les savants. Pour tous, je continuais à être M. Thomas Geoffrin et bien vite on oublia le sexe qui me fut attribué à la naissance, pour s’adresser à ma personne comme à l’un de leurs condisciples. Entre les dessins de M. Blondelas et les commentaires de M. de Langle ou ceux de M. de Launay-Goussies, je fus très aise de constater que mon savoir grandissait à chaque lieue parcourue et tous voulaient m’abreuver à leur façon. Ce que je retiendrai de ces côtes de Tartarie est la puissance des vents provenant de la mer de Chine, si violents qu’il fut difficile de lever l’ancre. Il fallut bien quatre heures pour en venir à bout et trois gabiers furent grièvement blessés. Le 28 au soir, nous mouillâmes dans la baie des Castries pour nous pourvoir en bois et prendre assez d’eau pour poursuivre plus au sud et ainsi longer l’île Ségalien (Sakhaline). C’est d’ailleurs sur cette île qu’on n’offrit un chien à M. de La Pérouse. Une sorte de chiensloups, dociles et très doux qui avait la fâcheuse habitude de se roule dans le sang de bœuf ou de moutons. Il resta avec nous de long mois avant de passer par-dessus bord, un soir de fort roulis. Triste peur que ce chien que j’appréciais tout particulièrement bien. Je prendrai occasion de dire que ma fonction à bord de la Boussole relevait de ma contribution, mon concours à ce que l’on pouvait railleusement appeler la note du boucher. Le Dr Claude Rollin et moi-même fîmes de l’excellent travail sur la personne de notre jardinier, M. Collignon. Alors qu’il semait des graines d’Europe dans les bois, une ondée le surprit et voulant

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allumer un feu à l’aide de la poudre à canon, il s’en explosa malheureusement le pouce. On le rafistola comme on peut par craint qu’il ne perdit l’usage de son bras. Il remarqua également chez certains un début de scorbut révélé par l’enflure des gencives et des jambes. Alors je mis au point un breuvage composé entre autre de moût de bière, la sapinette, et une infusion de quinquina pour que le mal se dissipe. Tout cela pour nous conduire hors de la baie de Castries pour découvrir le détroit qui sépare le Jesso de l’Oku Jesso. Nous avons relâché à la baie de Crillon sur la pointe de l’île Tchoka. Bien avant nous, les Hollandais avaient découverts les terres de Kastricum. La Boussole et l’Astrolabe poussèrent jusqu’à l’île des Etats, le Détroit d’Uriès, la Terre de a Compagnie, l’Ile des Quatres-Frères, l’Ile de Marikan, les Kuriles que nous traversâmes pour faire route vers Kamtschatka. Si j’ai un peu de temps, je veux revenir sur Macao que nous avons accosté à la date du 3 janvier 1787. M. de Holbach fut des plus empressé à me demander en mariage. Il n’y a pas un jour depuis l’Ile de Sainte Catherine (mois d’octobre 1785) où il est n’est poussé par la concupiscence. Et son emportement le rend particulièrement déplaisant. Il me fait penser à M. Aubéri Merdrignac votre premier soupirant qui ne savait plus quoi trouver pour se faire aimer de vous. Et bien j’ai à rougir en songeant à la façon avec laquelle je l’ai finalement éconduit à Macao. O Césarine, que je regrette tant d’être née dans un corps de femme ! Nos congénères n’ont pas à se soucier ni de leur fortune, ni de leur réputation ; personne ne viendra à les plaindre s’ils finissent vieux garçons. On dira seulement d’eux qu’ils n’ont pas rencontré l’âme sœur, quant à nous autres, petites filles des Lumières, il est de bon ordre de se marier et ce le plus rapidement possible afin de s’établir dans cette société —en de nombreux points bien différente de celles que nous venons à croiser dans cette autre partie du monde. Cependant, il me sera possible d’accepter à une indépendante financière en exerçant la profession de médecin. Car oui, Césarine je vais

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avoir 22 ans et après six années d’études sur le continent ou sur la mer, je viens de recevoir mon Doctorat en médecine. C’est bien à Macao que je l’ai reçu, auprès du gouverneur Bernardo Alexis de Lémos que les MM. De Launay d’Estrées, le Dr Rollin et Le Cor, ainsi que les autres praticiens exerçant sur l’Astrolabe m’ont remis ce précieux sésame au nom de l’Académie de médecine et des Sciences de Paris et de Nantes. La surprise fut absolue pour moi. M. de Boutin fut envoyé à terre pour prévenir le gouverneur de notre arrivée et par là même nous assurer d’un établissement afin de nous y reposer. A force de s’acharner à vouloir lutter contre le scorbut, Dr Rollin n’avait plus figure humaine tout comme M. Dagelet fort épuisé par cette traversée scindant le continent à l’autre. Passons quelques détails sur la ville située à l’embouchure du Tibre pour revenir à M. de Holbach. Il avait été averti bien évidement de ma nomination et c’est avec une stupéfaction toute feinte qu’il me félicita. Tout comme je vous laisse le soin de profondément remercier Tante Blanche et Malo pour les encouragements dont ils ont su me gratifier. C’est avec les larmes aux yeux que je savourais cette victoire quand M. de Holbac eut l’outrecuidance de me faire sa demande officiellement devant témoins. Mon malaise fut intégral, recevant par la même disposition les approbations et compliments de mes confrères. Ne sachant si je devais continuer à pleurer de joie ou bien partir en courant, je choisis le premier dénouement. Et ce ne fut qu’en remontant sur la Boussole que je compris que M. De Launay d’Estrées souffrait de cette possible union. Vous savez quelle haute estime je porte à cet homme et son malaise, des plus apparents n’annonçait rien de bon pour notre collaboration à venir. A Manille, où nous accostâmes je remis donc la bague de fiançailles à M. de Holbach en me confondant en de plates excuses. Avec quelle sagesse prit-il la chose à l’heure où nous avions un certain degré d’intimité. Toute jouvencelle a le droit de réfléchir

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quant à l’inclinaison de son destin et il me savait assez réfléchie pour faire le bon choix —ce qui a ses dires, sous-entendait que je finirais par revenir sur mes propos— et gênée par la proximité de nos corps réunis dans cette étroite courtine, je disparus sans rien ajouter d’autre. Soulagée je le fus moins quand il vint me trouver sur le gaillard arrière. Les officiers avaient quittés la frégate en compagnie de M. de Langle et il ne devait sur la Boussole que les gabiers affectés à leur quart, les gardes et quelques autres personnalités qui assistèrent à la scène. « Si vous êtes ici, c’est grâce à moi Léonie, vous semblez l’oublier » M’avait-il murmuré avant de me saisir le bras. Mais je n’avais pas de comptes à lui rendre et s’il ne me respectait pas, qui le ferait ? Comprenant son erreur, il recouvra la raison et me demanda de l’accompagner à terre à bord de la chaloupe que M. de La Pérouse mettait à la disposition des savants soucieux d’étudier les mœurs des habitants de cette capitale des Philippines. A Manille, il m’offrit tout ce dont j’avais besoin et se montra aimable et convenable jusqu’à la fin de notre séjour à Manille —qui je l’avoue fut quelque peu gâté par l’attitude qu’avait eue M. de Holbach à mon égard ; attitude qui lui ressemblait peu mais qui affecta nos rapports. Alors que notre relation tendait à décroître, un cas de dysenterie s’abattit sur nos matelots (en raison de la chaleur que l’on pouvait trouver sur ces îles), MM. Lamanon et Daigremont furent le plus atteints par ce mal et M. Daigremont mourut le vingtcinquième jour après notre arrivée. C’était la seconde personne à mourir de maladie à bord de l’Astrolabe. La première personne fut un domestique poitrinaire qui perdit la vie sur l’Ile de Pâques : son ancien employeur avait encouragé M. de Langle à l’embaucher persuadé que l’air de la mer lui ferait le plus grand bien. Quant à M. Daigremont, il mourut victime de son tempérament. Il absorba sa propre médecine faite d’eau-de-vie, de piments et de d’autres remèdes auxquels nous n’aurions pu résister.

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Le 28 mars, tous nos travaux étaient terminés à Cavite : les canots étaient construits, les voiles réparées, le gréement visité, les frégates calfatées en entier et nos salaisons mises en barils. L’occasion pour nous de suivre les recommandations de Cook concernant le salage des viandes. Dans nos derniers préparatifs, nous apprîmes avec étonnement la présence des frégates la Résolution et la Subtile, respectivement commandées par MM. de l’Encastreaux et La croix de Castries. On chargea à la Subtile de s’occuper de nos dépêches et il nous remit quatre hommes et un officier par frégate en compensation aux huit officiers que nous avions malheureusement perdus en Amérique. L’enseigne, M. Guyet vint s’ajouter à notre effectif et M. Le Gobien partit sur l’Astrolabe. M. de Saint-Céran dont l’état de santé laissait à déplorer fut remis aux bons soins de la Subtile. En raison de la semaine sainte, notre départ fut ajourné et M. de La Pérouse prit soin de nous faire partir après le lundi de Pâques. Et ce n’est qu’au 21 avril que nous abordâmes le canal de Formose pour mouiller au large de l’ancien Fort Zélande. Peu d’anecdotes à glisser sur les îles Pescadores et de Pong Hou. Tout comme celles de Botol, Tabaco Xima. Par la suite, nous entrâmes dans la mer du Japon pour prolonger les côtes de Chine. M. Dagelet notre astronome prit de nombreuses mesures lors de cette mission. On sait combien des les déterminations en latitude et en longitude sont pour le moins inexacts pour la navigation, ce qui dans ces mers inconnues encourageaient à la plus grande des vigilances. Je me trouvais être ravie d’être attachée aux travaux de M. Dagelet, toujours très enthousiasme à vouloir m’éduquer à cette science des astres. Il trouva une île qui n’apparaissait nulle part sur la carte et dont M. de La Pérouse lui donna son nom. N’ayant que trois lieues de circonférences, M. Boutin eut l’ordre d’aller la sonder jusqu’à terre. Ainsi M. Dagelet et moi-même partîmes avec ce dernier.

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Vous souvenez vous de M. Eloi Châteaulin ? Auquel cas, M. Boutin lui ressemble étrangement, physiquement parlant je veux dire : même allure, quoique Charles Boutin soit plus émacié et plus longiligne que ce dernier. Mais c’est en tout et pour tout, le même homme. De grands yeux expressifs, d’un vert cerclé d’or, un nez fin et des lèvres charnues qui le démarquent des autres. Ses cheveux blonds tirent sur le roux et des tâches de rousseur marquent son visage du front au menton, sans oublier la naissance de son cou. Cette ressemblance est si frappante que j’en suis constamment retournée. Nous étions si proches Eloi et moi, que je n’ai pas peur de dire qu’il fut mon premier amant. A treize ans, je portais déjà la culotte et une longue tresse de matelot, ce qui va sans dire qu’aucun jeune homme n’était passé près de moi sans me railler. Ce temps est révolu ma Césie, ces hommes sont devenus grands et ont plus de considération pour moi qu’ils n’en auront jamais pour aucune autre femme. Le temps jouant contre moi, il me faut dès à présent remettre cette lettre au risque de ne pas la voir partir. Alors je vous embrasse très fort ainsi que tous les autres membres de la famille Le Tallec et consorts. Je vous écrirai encore et encore, jusqu’à notre arrivée et vous me manquez tellement… Votre dévouée Léonie ». Césarine posa la lettre sur le secrétaire et passa la main sur son ventre rebondi. La vie germait de nouveau en elle, mais quelques complications l’obligeaient à garder le lit. « Marie ? —Césarine que se passet-il? Questionna la dame aux fossettes prononcées. Après une rapide étude, elle tira les rideaux pour laisser entrer la lumière diurne. « Je dois écrire à l’Amiral…. Il est important que je sache où je trouve ma cousine. Cette lettre date du 17 janvier 1788 et nous sommes aujourd’hui le combien ? —Le 12 octobre. —C’est ça…Léonie aurait du m’écrire. J’aurais du recevoir au moins…Deux lettres, si ce n’est pas trois. Elle était d’une prompte exactitude.

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—Mais on ne peut pas en dire autant de voies maritimes. Vous savez très bien le temps qu’il faut pour atteindre le Cap Horn par le pacifique et votre époux le premier, vous dit que tout cela est normal. —Non, je connais Léonie. Je la connais (les larmes lui montèrent aux yeux et la gorge nouée, elle prit sur elle de poursuivre). Il leur est arrivé quelque chose ». Le regard de Marie passa du liteau de la fenêtre à sa belle-sœur, Mme Marie Drouet-Le Fur. L’amiral l’Encastreaux n’avait pas encore repris ses fonctions étant encore sur les côtes africaines. Mais la détermination de Césarine dépasserait les barrières administratives et après être délivrée de cet enfant, elle irait forcer l’Amiral à la renseigner. Marie plongea la plume dans l’encrier, prête à prendre la dictée. « Je connais Léonie. Nous avons grandi ensemble peu après le décès de ses parents. Elle avait alors huit ans et mois onze. C’était une petite fille très discrète (un sourire apparut sur ses lèvres), bien qu’un peu espiègle. Je me souviens qu’elle inventait des potions censées nous rendre invisibles ou plus malins que les autres. Et je peux vous dire qu’on en a avalé des cochonneries, s’amusa-t-elle avant de poursuivre, le drap remonté sous son menton. Léonie est la femme la plus brillante que je connaisse. —Oui, votre père dresse un portrait fort élogieux de sa nièce. Il me tarde de rencontrer ce bel esprit dont vous parlez avec une telle passion. —Et elle se plaira à vous raconter de quelle façon elle s’est présentée à la école de santé, en mentant d’abord sur son âge, puis en se travestissant. Ma cousine a toujours eu cette aptitude à se fondre dans le décor. Quand nous nous grimions et les occasions ne manquaient pas, elle choisissait toujours les costumes de mon père pour ensuite habiter son rôle à la perfection. Si elle n’avait pas été médecin, elle aurait pu briller sur les planches et je ne lui aurais pas connu d’autres rôles que ceux d’hommes. Pourtant elle est très jolie. Sa mère aussi l’était et elle a hérité de cette dernière ses yeux félins, sa bouche

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délicieusement ourlée. Elle sourit beaucoup, dévoilant au monde entier sa parfaite dentition. —Et pourquoi ne s’est-elle pas mariée ? Les propositions ne manquent jamais quand on a autant de charme, une bonne dote et une grande capacité d’adaptation. —Parce qu’elle n’a jamais su qu’elle pouvait plaire ; elle s’ignore en tant que femme, c’est un trait de sa personnalité que je ne supporte pas. Quand ma mère doit-elle passer ? —Elle ne devrait pas tarder ». Mme Marie Drouet- Le Fur, la belle sœur de Césarine eut raison ; la domestique arriva pour annoncer Mme Le Tallec et Mlle Lysandre. La présence de Mme Marie dans la coquette demeure de M. PierreLouis Drouet- Le Fur située dans les quartiers de la Colonie des Indes à Nantes, un hôtel particulier offrant de belles dimensions et une façade des plus austères. « Comment va ma petite princesse ? Questionna Blanche en l’embrassant sur le front. Et bien, vous en faites une tête. Qu’est-ce qui se raconte ici ? —Mère où étions-nous il y a dix mois ? —Je n’en sais fichtrement rien ». D’un regard circonflexe, Mme Le Tallec interrogea Mme Drouet- Le Fur du regard. « Nous étions à Brest. —C’est fort possible et ensuite ? —La nuit du 15 février, j’ai fait un terrible cauchemar. Vous en souvenez-vous ? —Non pas vraiment. Et de quoi était-il question ma chérie ? —De mes craintes au sujet de Léonie. Je n’ai pas pour habitude d’attirer l’attention vers moi, mais M. Le Fur approuvera de quelle façon je fus tourmentée. Ce cauchemar était si réel…C’est Léonie que je voyais sombrer dans la mer déchaînée. —Oh oui à présent, je m’en souviens ! Ces mêmes rêves vous persécutent-ils de nouveau ? —Il s’est passé quelque chose mère, je le sens. Elle aurait du nous écrire et vous savez quelle rigueur elle a pour nous informer de leurs pérégrinations.

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—Songez à vous reposer ma chérie, murmura Mme Le Tallec en bordant sa fille. Reposez-vous et soyez patiente, son courrier finira par nous parvenir ».

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CHAPITRE 5 NAUFRAGE 25 février 1788, Vanikoro Archipel des Santa Cruz, dans le sud des Iles Salomon. Les naturels apportèrent des provisions en grande quantité. Le chef voulait des présents en échangent de la nourriture et leur bonne entente risquerait d’être compromis ; les naufragés tenaient à négocier avec les seuls biens qui leur restaient, à savoir un peu de vaisselle, de la verroterie et des effets personnels. Et depuis dix jours, ils n’avaient eu à faire feu qu’à deux reprises ; soit pour éloigner les plus récalcitrants ou décourager ceux qui continuaient à les percevoir comme des âmes maléfiques. « Dites-leur que nous n’avons plus rien à échanger, lança M. de Clonard vers M. de Monti chargé des transactions. A ce rythme-là, on se retrouvera bientôt sans rien. —Ils le savent pertinemment et testent ainsi notre résistance, intervint M. Boutin accroupit devant les derniers souvenirs qu’il restait de la Boussole. Il faut négocier tant que nous en sommes encore capables. Après quoi nous improviserons. —Je n’ai aucune confiance en ces hommes, renchérit de Vaujuas en s’appuyant sur son épée. Ils finiront par nous dévorer comme ils l’ont fait pour les autres ». Un frisson parcourut le dos de Léonie et plus encore quand son regard croisa celui de Sha’a Kapé, le chef des naturels. « Il n’arrête pas de me regarder… —Tournez la tête, ne croisez pas son regard. Léonie, tournez la tête ». Elle s’exécuta avec une certaine forme d’appréhension ; celle d’être déjà condamnée. Ils avaient appris à s’organiser et sympathiser avec les naturels, les plus puissants de l’île dont ils ne savaient peu de choses.

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De grandes tailles et de constitution robuste, ces derniers affichaient une physionomie peu habituelle, exprimant tour à tour de la férocité et de la curiosité. Des tatouages couraient sur leurs peaux représentant pour certains des formes géométriques et abstraites. Certains, probablement les plus respectés avaient le cartilage de leur nez percé par des aiguilles faits de corail —ce qui prouvait leur inclinaison pour l’art dont tout leur corps en portait les stigmates—, et leurs bras d’une taille impressionnante restait proportionnels à leur massive poitrine. Tous comme certaines peuplades de Chine, leur longue coiffe se composait d’une unique touffe, le pentsec à la chinoise ; et de tous les naturels qu’ils avaient croisés, ce peuple demeurait le plus noble, selon les commentaires de MM. Dagelet et Vaujuas. Issus probablement d’un croisement entre les insulaires de Maouna et ceux des îles des Navigateurs et des descendants des Malais. « Ils veulent nos mousquets en échange des coquillages et des viandes. —M. de Monti, dites-leur que nous gardons les armes pour nous. Faites-le leur comprendre une bonne fois pour toutes ! Tonna M. de Clonard dont la patience connaissait certaines limites. Pas d’armes, M. de Monti ! » Et M. de Monti de faire de terribles efforts pour être compris de ces derniers. Il est bien évident que leur facilité à engager la conversation résidait dans leurs multiples expériences des peuplades croisées aussi bien en Alaska que dans les îles Mariannes. Avec ceuxlà, il fallait œuvrer différemment et la moindre contrariété ne leur offrait aucune échappatoire possible. Les insulaires se concertèrent avant de se lever et tourner les talons. « Que font-ils ? —Je crois qu’ils s’en vont M. de Clonard. Si nous ne sommes plus en état de négocier avec eux, ils nous laisserons à la merci de ces sauvages ». A quelques mètres de là, les bras sur sa poitrine, M. De Launay d’Estrées toussa pris par une soudaine et

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violente fièvre. Il savait que ces jours lui étaient comptés si on ne lui trouvait de remède susceptible de le soulager ; la veille il avait craché du sang et Léonie s’était ingéniée à lui poser un cataplasme sans pour autant parvenir à faire baisser la fièvre. Si M. de Launay ne survivait pas, la petite Noailles-Woerth le rejoindrait bien vite dans la tombe. « Comment va notre homme ? L’avez-vous saigné dernièrement ? —Il s’y oppose. Il pense que cela ne changera rien à son état général et il n’a pas tort. Nous avons toutes les raisons de penser qu’il pourrait s’en passer, MM. de Boutin et Dagelet. —Alors faites pour le mieux ». Cette remarque la fit grincer des dents ; désemparée elle l’était peut-être mais pas au point de laisser tomber celui qui était à l’origine de sa passion. Et de retour près de lui, elle tenta un sourire avant d’ouvrir sa besace si peu remplie. En tremblant, Léonie se pencha au-dessus de sa paillasse pour le lui présenter son maigre pitance. « Les guerriers sont revenus. Et à présent, ils veulent nos mousquets. Tant que nous les avions pour nous on les tient en respect. Les autres indiens ont du leur dire les dégâts que de telles armes causent et ce sanguinaire peuple a tout intérêt à se montrer pacifiques. —C’est ce que vous croyez, répondit M. de Launay en souriant. Ils n’ont que faire de nos armes et vous le savez ». Il n’avait pas tort. Le soir du naufrage, alors que la mer recrachait les mâts, les espars brisés, les cordages et les lambeaux de voiles ainsi que tous les trésors accumulés durant ces trois années d’expédition au tour du monde et à jamais anéanti ; des marins avaient trouvés à accoster sur un radeau de fortune parmi les cadavres mutilés par les requins ou les crocodiles jaillis de la jungle. Ces pauvres bougres tombèrent sur les naturels rassemblés pour faire face à ces « esprits venus de la mer ». Aussitôt les conques d’appel retentirent sur

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tout le littoral et les guerriers tikopiens virent cette intrusion d’un œil mauvais — l’arrivée de ces hommes blancs était le signe probable que leur île souffrirait de cette maléfique apparition—, et ils avaient vu l’immense pirogue se fracasser dans les récifs au loin. Léonie en avait été terrifiée. Ces hommes de petites tailles aux cheveux crépus et à la peau noire avaient massacrés les leurs. Pour les décrire, il vous suffit d’imaginer des petits diables aux lèvres rougies et dont la cloison nasale laissait place à une plume de coq ; des bracelets taillés dans des coquillages et des écailles de tortues recouvrent leurs bras musclés ; ces mêmes bijoux déformaient le lobe de leurs oreilles et ornaient leur cou. Ces derniers étaient nus et une pièce de tapa passaient entre leurs cuisses, suspendu par un ceinturon constitué de végétaux dont à l’arrière un éventail de palme battait leurs fesses. Les naufragés s’étaient avancés vers eux et l’un deux leur présenta un couteau de gabier qu’il tenait coincé dans sa ceinture ; le chef des plus curieux l’accepta jusqu’à ce que le mauvais sort ne s’abatte de nouveau sur eux. Le soleil qui s’était levé du mont Popokio ricocha sur la lame polie ; et dans un reflexe de défense, des flèches vinrent criblés le corps des malheureux. Les quatre hommes furent alors exécutés avec une telle folie que les naturels trouvèrent un quelconque apaisement ; car c’est par le sang qu’ils exorcisèrent cette peur, leur instinct primitif les condamnant à fâcheuse erreur. D’après M. de Blondelas, les petits peuples des polynésiens et des mélanésiens versaient une sorte de tribut au chef Sha’a Kapé qu’ils voyaient tous comme une sorte de déité, à la différence des autres esprits venus de la mer ; et le chef profitait des conflits qui sévissaient sur cette île pour extorquer ces peuples du mieux qu’il pouvait. Et il y arrivait sans utiliser la force. « M. de Clonard est un homme de bon sens. Il fait ce qu’il juge bon et sans sa présence, nous serions déjà à

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nous entretuer. Quelque soit l’issue de notre passage sur cette île, vous devez rester près de lui. —Je ne veux pas parler de cela…Tout va bien se passer. Les autres parlent de construire une petite embarcation pour quitter cette île. —Une embarcation ? Questionna-t-il en se redressant avec difficulté. Et pour se rendre où ? Cette mer est infestée de requins et… —Mais nous pourrions rentrer… » M. De Launay d’Estrées glissa son regard vers elle pour appuyer ses exhortations. « On ne rentrera jamais ; plus vite vous l’accepterez et moins vous en souffrirez. Cette île est votre asile et la mer deviendra notre tombeau si nous envisageons de la quitter ». Alors Léonie Noailles-Woerth observa le camp. Ils l’avaient érigé près d’une rivière ; non loin d’un village nommé Paiou. Ce site était de loin préférable à la mangrove qui s’étalait sur plusieurs kilomètres alentour et dont le sol trop meuble ne permettait aucune installation possible. Les terres humides ne permettaient pas de s’y installer, tour-à-tour noyée sous des trombes d’eau ou du fin crachat ; c’était là le paradis des moustiques, véritable fléau qui dévoraient la peau des naufragés et les laissaient exsangues jusqu’à la prochaine attaque. Il fallait envisager le camp comme une citadelle et un lieu de vie commune où chacun pourrait recouvrir un peu d’intimidé et l’humanité dont il pouvait être privé si plus aucune repère ne substituait. Du naufrage des deux frégates, ils avaient pu récupérer divers objets ; leur fonction première détournée leur concédait une seconde vie. Ainsi derrière les palissades, les rescapés de la Boussole et de l’Asrolabe s’occupaient l’esprit dans divers travaux domestiques pour éviter de voir le désespoir les submerger. « Ne dites pas qu’il n’y a pas d’espoir ! M. Barthélémy de Lesspeps est parti pour gagner la cour du Roi et ce dernier lancera une expédition pour nous retrouver. Ils ne nous abandonneront pas.

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—Cette île ne figurait nulle part sur nos propres cartes et nos lithographes ignoraient son emplacement le soir du naufrage ; selon quoi nous ne serions pas ici ». Ils se turent quand M. D’Arbaud passa devant eux pour gagner sa paillasse. Tous deux savaient que la peur était contagieuse et afin de préserver l’unité du groupe, ils devaient taire leurs sentiments en présence d’une tierce personne. Le mois en cours s’annonçait orageux. Toute la journée, des éclairs zébraient le ciel, faisant alors tressauter les derniers savants, les gabiers et les surnuméraires entassés dans ce petit périmètre de survie ; des éclairs qui passaient, disparaissaient et revenaient quelques heures plus tard et plus violents que la fois précédente. Et les caprices du ciel déclinaient sur le moral des hommes. L’enseigne, M. D’Arbaud manifestait des signes de fatigue nerveuse : il avait atteint son point de rupture et l’orage menaçait son équilibre. Ce qui déclencha son mal être fut l’apparition de M. de Monti. Entre les deux officiers régnaient un rapport de force établi par leur précédente hiérarchique ; et M. de Monti continuait à lui transmettre des ordres avec une certaine pointe d’autorité. « Vous n’êtes plus sur l’Astrolabe, Monsieur. Ici votre rang ne prévaut en rien sur l’homme. —Je le conçois mais il n’y a rien de déshonorant à déplacer la voile pour l’incliner côté-est. Vous êtes avec M. de Launay l’un des plus grands et notre professeur étant alité, il vous incombe donc de rendre ce service à notre communauté. —Et pourquoi ne pas l’exécuter vous-même ? Cela vous permettrait de faire un peu d’exercice. —M. D’Arbaud s’il vous plait, trancha M. de Clonard en voyant que leur discussion s’envenimait. Il posa une main sur l’épaule de l’enseigne et lui glissa à l’oreille : Montrez l’exemple, soyez aimable. —Non je n’ai pas d’ordres à recevoir ni de sa part, ni de la vôtre. Sur ce point-de-vue nos idées divergent, Messieurs ».

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Avec quelle intensité se fixaient-ils ? Puis M. de Monti se pencha vers son interlocuteur. « Vous portez toujours l’uniforme, alors si nos opinions divergent, il nous est aujourd’hui possible de vous relever de vos fonctions. M. de La Pérouse aurait fortement apprécié votre entière dévotion pour le service. —M. de Monti, ce n’est pas nécessaire. M. D’Arbaud est un bon élément qui a manifestement besoin de se reprendre. Je m’en occupe M. de Monti. Venez avec moi, Monsieur ». Et de Clonard l’attrapa par l’épaule pour le conduire à l’extérieur du camp. « Cet homme n’a aucun honneur » entendit-il de la bouche de M. de Monti. Et ce fut la sentence qui fut à l’origine de leur rixe : il se rua sur lui sans que personne ne puisse le retenir et les coups de poing s’abattirent sur le visage de l’officier. On tenta de le maîtriser ; la colère décuplait ses forces et on dut l’assommer pour le faire lâcher prise. « Vous allez mieux ? Non ! Ne touchez pas votre front ! Protesta Léonie en remettant les plantes vertes sur la plaie. Ils ne vous ont pas ménagés et si vous ne vous ménagez pas, le camp va finir par se transformer en une véritable infirmerie ». Ce dernier resta coi, le regard perdu dans les méandres de son esprit. Et au moment où elle allait partir, M. D’Arbaud la retint par la manche pour l’attirer vers lui. « J’ai été ridicule n’est-ce pas ? Ce n’est pas l’attitude que l’on attendait d’un enseigne. Cet incident me couvre de honte car j’ai failli à tous mes devoirs. — Non ne soyez pas si injuste envers vous-même. Personne ne vous blâmera pour cette folie passagère qui semble guetter chacun de nous ». Léonie avait raison : à tout moment l’un ou l’autre devenait une menace potentielle pour le reste de leur groupe ; seule l’autorité leur assurait la discipline capable de les maintenir en vie et sans elle, les naufragés livrés à eux-mêmes ne différeraient guère à ces indigènes en proie à de vives exhalations.

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Il fallait les voir à l’œuvre pour comprendre ce qui les animait et ils ne trouvaient de répit que dans l’effusion de sang, les butins pris sur l’ennemi et les morts dont ils coupaient la tête pour les ériger sur des piques ; de tels conflits précédaient des rites pour le moins barbes pendant lesquels les vaincus étaient engraissés dans le seul but d’être dévorés. Alors le camp ne restait jamais sans surveillance ; on fondait le cuivre pour en faire des balles de mousquets et les déplacements ne se faisaient jamais seuls et toujours armés. * « Aloys ? Professeur ?...M. D’Arbaud, venez vite, il vient de s’évanouir ! Attention à sa tête, il doit pouvoir respirer. Aidez- moi à le maintenir assis ! Il n’a quasiment plus de pouls… —Que dois-je faire ? —Il faudrait allumer un feu et le frictionner jusqu’à ce qu’il se réchauffe, répondit cette dernière en soutenant M. de Launay sous les bras, remettez le sur sa paillasse. M. de Lauriston, posez votre mousquet et venez nous aider ! » L’enseigne s’exécuta aidé par le petit François Mordelle, le jeune mousse de l’Astrolabe toujours prêt à rendre service. Prestement M. D’Arbaud se leva à la vue de Sha’a Kapé et cinq autres de ses guerriers. Léonie l’imita, les membres flageolants. Plus il avançait et plus M. D’Arbaud reculait utilisant son corps comme rempart à cette intrusion. Ni l’un ni l’autre ne comprenait un traître mot de leur langage et Sha’a Kapé reçut de la main de son subordonné une racine qu’il tendit à Léonie. Et il désigna M. de Launay du doigt et lui enjoignant l’ordre de manger. Fascinée par Léonie, il ne la lâchait pas des yeux. Ils discutaient entre eux, puis M. D’Arbaud arrêta la progression de Sha’a Kapé et la main sur son poignet aurait pu être à l’origine d’un dénouement tragique.

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Les guerriers se rapprochèrent vers D’Arbaud pour le tuer quand le chef les immobilisa d’une main levée au ciel. A genoux près de M. De Launay d’Estrées, il mâcha un morceau de racines et l’enfonça dans la bouche du malade. Le tubercule incitait à la nausée et Léonie recracha son morceau sous la mystification des guerriers. Pourtant elle continua jusqu’à l’écœurement et quand les quantités furent suffisantes, Sha’a Kapé lui fit comprendre que dans deux jours, M. De Launay d’Estrées serait plus fort. Ils étaient le 28 février 1788 et deux jours lui paraîtrait bien loin. Deux jours à attendre une possible guérison. Piqué par la curiosité, il caressa les cheveux soyeux de Léonie ce qui condamna M. D’Arbaud à se retrouver une lame de sagaie sous le menton. Une goutte ruissela dans cou, à l’emplacement même de la jugulaire. Une simple pression et il mourrait. Bien qu’il le menaçait, M. D’Arbaud faisant preuve d’un contrôle inouï de sa personne ; l’avenir du camp dépendait de son attitude et ce jour-là plus que jamais, il devait faire preuve de clairvoyance. Les naturels partirent comme ils étaient venus et les dix naufragés purent respirer de nouveau. Mais Léonie Nailles-Woerth savait qu’ils reviendraient ; pour elle cette fois. Et M. de Lauriston d’arriver vers l’autre officier, les joues empourprées par la peur. « Ces bougres sont effrayants, notamment leur chef, ce Sha’a kapé. De ma connaissance je n’avais jamais vu un homme aussi façonné ; il ne semble n’être fait que de muscles. M. Monneron lui trouve la même similitude avec ceux de l’île Cook, alors il se puisse qu’il ne soit pas originaire de cette île…Si c’est bien le cas, ils pourraient nous conduire au-delà de ces récifs ». Aucun des deux ne l’écoutait. On avait renseigné Sha’a Kapé sur l’indisposition de M. De Launay d’Estrées ; sans quoi il n’aurait jamais su ; à moins qui

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les eussent surveillés ce qui expliquerait leur prompte intervention. « Où sont les autres ? —Sur l’Astrolabe Madame. Il y a encore bien des choses à récupérer ». Furieusement les mains de Léonie tremblaient et l’urine lui brûlait la vessie. Mon Dieu…Les larmes ruisselaient sur sa joue et dans les bras de M. D’Arbaud se laissa aller à sa détresse. « Soyez sans crainte, je ne les laisserais pas vous faire du mal ». Il lui caressait les cheveux, plongeant son nez dans la chevelure de la petite Noailles-Woerth —terrifiée à l’idée d’être une proie facile pour Sha’a Kapé et ses terrifiants guerriers— et rien en ce jour n’aurait pu la rassurer, pas même les paroles réconfortantes de M. De Launay d’Estrées. Le camp entouré de palissades les préserveraient de toute attaque ; en théorie cependant, car chacun savait que rien n’arrêteraient une invasion guerrière, ni les mousquets, ni les haches et les couteaux dont certains disposaient. L’île restait un enfer pour ces Français ; chaleur constante, grande humidité faisaient leur quotidien ; sans parler des plages de sables noirs, des mangroves impénétrables infestées de caïmans, des pics recouverts de kaoris —bois utilité pour construire les pirogues— surplombaient les collines de cette île maléfique. Et la rivière source d’eau douce leur offrait un asile des plus relatifs, quand elle n’était pas visitée par les pirogues des natifs. Les brumes éternelles recouvraient le site et pour se signaler, les hommes avaient dressés un mat de pavillon sur la grande crête. M. de Monneron à l’origine du chantier partit avec quatre autres hommes à travers la luxuriante jungle et ils n’en revinrent que trois jours après, forts de cette expérience —le panorama qui leur avait été offert balayait l’île sur toute sa longueur—, et n’importe quel navire pouvait être visible. L’observatoire ceci-dit pour être efficace devait être

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surveillé par des volontaires, relayés continuellement afin de se donner toutes les chances de partir. Des volontaires. Comment les recruter quand la peur les rendait réfractaires à toute manœuvre —ils pouvaient quitter la rivière pour retourner sur la fausse passe où avait échoué l’Astrolabe, mais gravir les monts escarpés leur aspirait une crainte féroce ; celle de croiser les natifs—, et MM. de Clonard et de Monneron le savaient. Aucun ne serait assez stupide pour aller risquer sa peau à l’extérieur d’un camp fortifié. De leurs différents rapports qu’ils avaient entretenus avec les natifs, M. Gaspard Duché de Vancy, le dessinateur de l’Astrolabe s’était lié d’amitié avec Boro, un indien aux cheveux crépus tirant sur le blond cendré qui s’était prêté à de multiples examens sans jamais manifester des sentiments tels que l’ennui, la peur ou la colère. Les savants se mirent dans l’idée de l’éduquer en leur inculquant leur langue ; ce genre de démarches leur permettrait de communiquer avec le reste des populations de l’île — plus tard ils apprirent qu’il y avait autant de peuples sur cette île que doigts sur la main— cette découverte n’alla pas les rassurer, au contraire ; cela ranima leur désir de partir au plus vite étant au cœur même d’une véritable poudrière. Avec l’aide de Boro, ils purent s’enfoncer dans la jungle et gravir les collines pour y trouver l’emplacement idéal pour leur poste d’observation. « Nous n’y avons croisé aucun naturel. Mais la végétation est parfois si dense que nous avons du couper de nombreuses baliveaux pour n’y engouffrer en amont. Si aucun volontaire ne se propose, MM. Collignon, Blondela ainsi que quelques officiersmariniers dont MM. de Brossard, Gaubebert et Taniou acceptons d’y retourner. —Non, M. de Monneron, coupa M. de Clonard en chassant un essaim de moustiques, vous en avez fait assez. Notre objectif actuel est l’Astrolabe. Si la mer se lève de nouveau, la frégate sera à jamais ensevelie sous les flots. Toutes les bonnes âmes doivent être

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amputées pour en extraire le moindre élément. Nous aviserons après ». Léonie les avait entendus conserver sur ce point. Contrairement à ce que pensait M. De Launay d’Estrées, elle ne resterait pas sur Vanikoro ; leur chance de survie était si maigre. « M. de Launay ? Professeur ? Murmura cette dernière en le secouant lentement. Il faut boire maintenant. Vous allez mieux. Les naturels ne se sont pas trompés à votre sujet. Buvez… —Vous me ferez plaisir en m’affirmant que je ne suis pas mort et que c’est bien vous que je vois. —C’est bien moi Monsieur, cette tubercule vous a sauvé. D’après M. de la Martinière cette plante ne pousserait que dans cette région du monde. Mais on ignore encore l’emplacement exact. Il se puisse qu’elle ait de nombreuses vertus. —Je suis heureux de l’entendre…Faites attention à vous. Ne vous retrouvez jamais dans l’impossibilité de pouvoir négocier. Trop souvent nous avons été les victimes. Léonie ? Vous pleurez ? —J’ai peur, en serrant la main dans la sienne. A vrai dire, je suis terrifiée à l’idée de vous voir partir sans pouvoir rien y faire. Aujourd’hui de vous voir me parler me rassure. J’ai passé trop de temps à me ronger les sangs ». Il porta la main de la belle Noailles-Woerth à ses lèvres et sans la lâcher des yeux, lui glissa ses sages paroles : « Nous ne sommes pas éternels. Les étoiles connaissent pareil destin. Que restera-t-il de nous après notre passage sur terre ? » Et cette dernière éclata de nouveau en sanglots, bien vite essuyé d’un revers de manche. « Ne partez pas trop vite, je vous prie car j’aurai alors l’éternité pour vous regretter. —Léonie, sitôt que je vous ai rencontré à Brest j’ai su que nous aurions tant de choses à partager ; les bons moments comme les pires et je ne me suis pas trompé. Au plus sombre de la nuit, vous êtes là à me

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veiller et à pleurer mon éventuel départ pour l’audelà ». De nouveau le ciel s’assombrit et les hommes de retour de l’Astrolabe déposèrent leur précieux chargement au milieu des autres naufragés. Assez de verroteries pour acheter Sha’a Kapé et quand ce dernier soupesa la marchandise, il n’en fut pas convaincu ; ce genre de babioles ne valaient rien pour cette force de la nature. Tout y passa : les verres de couleur, les boutons dorés, les filets de pêche, les fleurs artificielles de soie et de velours, des galons, des tissus, des plumes, des médailles de bronze, de cuivre et d’argent à l’effigie du roi, des petits miroirs, des casques de dragon, des sifflets et des trompettes, des plantes dont des arbustes et des graines à planter ; de tout cela le guerrier en fut insensible. « M. de Monti, insistez ! Les trois articles contre le bétail. Soyez ferme, c’est une bonne offre que nous leur faisons. —Surtout quand on sait que le bétail a été volé aux villageois, siffla Frédéric Broudou entre ses dents. Je pense qu’il nous mène en bateau et à ce régime-là on va finir par crever de faim. —Qu’est-ce qu’ils baragouinent ? —Je n’en sais rien M. de Colinet, renchérit de Monti en essayant de capter leur attention. Je n’arrive toujours pas à cerner leur idiome. M. de Vaujuas approchez s’il vous plait et… » Il n’eut pas le temps de finir que la sagaie de Sha’a Kapé alla se planter dans l’abdomen de M. de Monti. Le pauvre malheureux s’écroula. Aussitôt, les mousquets se braquèrent sur les naturels. « Non ! Ne tirez pas ! Gardez votre sang froid ! Ne tirez pas ! » In-extremis il leva l’arme de M. Broudou, le neveu de feu M. de La Pérouse et la balle alla fendre les branchages au-dessus de leurs têtes ; les indigènes adoptèrent une autre attitude, celle de la provocation. Le chef du haut de son imposante stature fit apparaître un rictus à la commissure de ses lèvres

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puis il écrasa la tête du lieutenant sous sa semelle, attendant la réaction de M. de Clonard. « Ne tirez pas Messieurs, gardez votre sang froid. Ils attendent ce prétexte pour nous exterminer tous jusqu’au dernier ». La tension était palpable. Plus qu’il n’en valait pour perdre les hommes sous les ordres de M. Sutton de Clonard. Ils revinrent de leur expédition ; M. de Monti porté par MM. de Vaujuas et Blondela, et suivait derrière, M. de Clonard, une large balafre sur le sourcil gauche. Les autres suivaient, très retournés de ce dont ils avaient été témoins. Les natifs avaient clairement exprimés leur position : les rescapés du naufrage étaient seulement tolérés sur cette île ; le moindre déplaisir suffirait à signer leur arrêt de mort. « Sauf votre respect M. de Clonard, j’aurais tiré. Ces chiens galeux ne méritent pas tous ces honneurs dont nous leur témoignons. On va crever ici ! C’est ce qu’ils veulent, on ne peut être plus clair ! » Un mouchoir sur l’œil, le commandant de l’Astrolabe se laissait examiner par le chirurgien Le Cor. A quelques épaisseurs près, il perdait son œil, tout comme M. de Monti, la vie. « Que préconisez-vous, Docteur ? —Il faut cautériser la plaie avant qu’elle ne s’infecte, répondit Léonie en remettant le mouchoir sur la lésion. Que s’est-il passé là-bas ? —Les indigènes n’ont pas souhaité négocier. On aurait pu tous les perdre ». Le regard de Léonie plongea dans celui de Joseph Le Cor. Il était natif de Brest et ils auraient pu se croiser un millier de fois ; à présent il en été réduit à exercer son art dans la jungle avec pour seuls patients des naufragés dont l’espérance de vie ne dépasserait pas quarante ans. Vers six heures, le violon de Bertrand Leisseigne joua un air gai censé ramener la sérénité dans l’esprit tourmenté des hommes ; de part et d’autre du camp, les naufragés demeuraient figés. Personne ne causait

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et seuls les moustiques dansaient autour des torches et des lampes brûlant sous un ciel des plus menaçants. « Il faut manger Léonie, tenez c’est pour vous ». Indifférente à l’assiette d’haricots que lui tendait M. d’Arbaud, la belle finit par la saisir pour la poser sur la caisse sur laquelle elle tenait son officine. « Que pensez-vous apprendre de ce tubercule ? Vous l’étudiez depuis de longues minutes déjà. —Oui, je lui cherche un nom. Mais l’inspiration me manque atrocement. Peut-être que M. de la Martinière lui trouvera une belle dénomination. (Elle posa la racine avant de croiser les bras sur sa poitrine) Je dois avoir une mine épouvantable…C’est dur, soupirat-elle en laissant couler ses larmes. C’est trop dur ». Avec tendresse, il lui caressa les épaules, s’attardant sur son cou. Après s’être essuyé les yeux à l’aide de sa manche, elle porta la cuillère d’haricots à sa bouche ; cela lui changerait des biscuits aussi alvéolés qu’un nid d’abeilles, ou bien de la viande recouverte de sel âcre que Bisalion ne parvenait à en ramener le goût. Les haricots avaient un goût de terre et l’espèce de sauce verdâtre n’aspirait nulle confiance. « Ne vous laissez pas mourir de faim. Notre quotidien s’améliorera vous verrez ». * Le 10 mars 1788 sur le bord de la rivière, Léonie frottait énergiquement son linge ; accroupie devant le point d’eau, elle offrait un séduisant spectacle aux observateurs immobilisés derrière sa croupe. Si les marins pendant ces trois années avaient appris à détourner leur regard de Mlle Noailles-Woerth, à présent ils se sentaient enclins à l’intégrer dans leur communauté. Les matelots dont Jean Hamon, Jean Gourmelon, Joseph Le Blois et François Le Locat l’observaient avec une certaine attention ; ces marins privés de

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femmes depuis de longs mois ne parvenaient guère à contrôler leurs sentiments. « Tu crois qu’elle a la peau blanche sous sa chemise ? —Pas sûr. J’crois qu’elle a la peau rose, aussi rose qu’un bouton de fleur. Regardes-la remuer du derrière…Viens, suis moi ». Hamon et Gourmelon se plaignirent tous deux d’avoir de violents maux de tête ; Léonie avait un remède pour elle dans la tente. En l’entendant, M. De Launay d’Estrées ouvrit les yeux. Le chirurgien Le Cor lui avait rendu visite afin de s’assurer du bon rétablissement de M. de Monti. Ce dernier, un large bandage sur l’abdomen dormait toujours, de temps à autre réveillé par la douleur. Redressé sur le coude, M. De Launay d’Estrées caressa la longue chevelure de Léonie. Leurs lèvres se rejoignirent. « Epouses-moi, lui susurra-t-il au creux de l’oreille. Deviens ma femme ». Alors il fouilla dans sa culotte pour en extirper une alliance ; à genoux devant elle, M. De Launay d’Estrées lui fit sa demande —et cette bague avait une histoire ; achetée à Manille, elle avait compté parmi les souvenirs accumulés depuis Brest et le diamant, selon l’ancien propriétaire avait un certain degré de pureté ; cet homme avait du se ruiner pour l’acquérir — et quand Léonie accepta, le pan de la tente s’ouvrit sur Jean Hamon qui les surprit tout deux étroitement enlacés. Ayant recouvré la santé M. De Launay d’Estrées fut plus que jamais présent dans le camp ; il multipliait ses apparitions et se rendait service sitôt que la situation se présentait. Il fut des plus surpris de découvrir l’observatoire astronomique de MM. Dagelet et de Roux d’Arbaud. Et de l’Astrolabe, on avait rapporté les instruments de navigation et d’astronomie, des horloges marines, un chronomètre anglais, un sextant ; des voiles et des cordages ; des livres dont ceux de Cook, de CharlesMaris de la Condamine ; des traités d’ornithologie, des

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essais sur les plantes et les cristaux ; des médicaments et plus des vêtements de rechange. M. Dagelet disait pouvoir utiliser son cercle de Langlais si le temps le lui permettait —il avait pu le faire sur la Boussole en l’installant à une hauteur suffisamment haute, alors dans la jungle c’était activité aisée— et les deux hommes s’échangèrent une amicale poignée de main. « Content de vous revoir parmi nous. Vous avez une mine superbe. Notre médecin, le docteur NoaillesWoerth a fait de l’excellent travail. —Je n’en doute pas une seconde. Sans elle je serais déjà six pieds sous terre. C’est quoi cette idée de navire ? —Ah ! M. de Monneron en a fait les plans. Et ils sont actuellement à découper le bois et le cuivre pour l’installer dans une carène près du petit village en amont de la rivière. Je crains qu’il ne faille s’y entasser. Mais nous n’avons pas le choix. —C’est vrai. Et qui va diriger le chantier ? —MM. de Monneron et Bernizet bien-sûr. Ils sont secondés par MM. Pierre Guéry notre armurier et mécanicien-horlogers, Broudon et Pierre Le Gobien. Les hommes seraient prêts à vendre leur âme au Diable pour ficher le camp au plus vite. —Y compris vous ? —Evidemment ! L’air est vicié propice à la transmission de maladie, la végétation est si dense qu’on n’arrive à peine à discerner le décor à quatre pouces de soi et on dégouline du matin au soir. Il faudrait être fou pour souhaiter rester. Sans parler des naturels…c’est pour le moins tendu entre eux et nous ; et je doute que M. de Clonard garde indéfiniment son contrôle ». Calmement M. De Launay d’Estrées étudia le camp autour de lui ; oui personne ne souhaitait rester bien qu’il y régnait une apparente sérénité ; sa vision s’arrêta sur Léonie penchée au-dessus de Julien Hellec, autrefois sur Le Conquérant pendant la Guerre d’Indépendance d’Amérique. Originaire de Vannes, dans le golfe du Morbihan, il avait supporté la rudesse

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d’une vie de gabiers ; mais là, il souffrait de céphalées et de diarrhées dues à l’humidité et au manque d’hygiène. Des plaques squameuses recouvraient ses côtés, son dos et ses avant-bras. « Vous n’avez rien pour me soulager ? Pas même, un peu de votre racine ? Vous n’allez pas me laisser comme ça Docteur, ça affole les autres. —Ce sont des champignons microbiologiques et comme je n’ai pas ce qu’il faut sous la main, il faudra vous montrer patient un jour ou deux. —Hâtez-vous tout de même, ça cause un mal de chien et je ne voudrais pas voir ma peau tomber ». N’ayant ni ail, ni huile de melaleuca, ni d’huile d’origan, ni la fameuse Echinacea Purpurea ; elle tourna les pages du livre dans l’autre sens. L’huile de Tamanu s’offrait à Léonie comme une évidence ; haut de 25 à 30 pouces de hauteur, l’arbre arborait de longues branches et le tronc représentait une écorce fissurée de couleur brune. Les indigènes devaient probablement l’utiliser pour fabriquer leur pirogue. L’amande contenue dans la noix devait être séchée pendant deux mois jusqu’à devenir marron et très collantes. L’huile pouvait en être extraite facilement par pression mécanique —en l’absence de moulin à grain, le travail risquerait d’être plus fastidieux—, et cette dernière était très abondante. Le jeune Boro allait la renseigner. Il connaissait la plante et fit signe à Léonie de le suivre. Alors de Joseph Le Blois, Jean Hamon, François Le Locat, Claude Lorgi et Julien Massé se portèrent volontaires pour l’accompagner. L’ancien du village les renseigna —la plante poussait bien sur l’île— en agitant ses bras vers la jungle ; mais sans aucune autre précision de sa part cette investigation restée vouée à l’échec. En sortant de la hutte, Léonie surprit les enfants et les adultes à jeter des pierres vers les buis, les arbustes ; sur tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une plante.

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« Ils chassent les mauvais esprits, murmura François Le Locat en caressant sa longue rouflaquette blonde. On ne devrait pas trop traîner ici. —Sur cette île maudite, c’est nous les mauvais esprits, lança Claude Lorgi, l’épée à la main. Je partage ton avis. Ne leur servons pas de repas. —Attendez ! Le danger semble provenir de la jungle ! » Mais pas un des gabiers ne l’écouta. Le petit garçon aux cheveux blonds et crépus qui l’avait prise par la main paraissait terrorisé. Pour espérer se faire comprendre, elle ouvrit un livre sur le voyage de Cook et pointa du doigt un masque provenant des iles Hawaii et reproduit par Hodges. « C’est là ? Dans cette forêt ? » Le petit opina du chef et Léonie s’aperçut qu’il se faisait dessus ; une flaque d’urine recouvrait le sol et en mouillait ses pieds secs. Prestement le docteur Noailles-Woerth se leva ; ses compagnons d’infortune se jetaient dans la gueule du loup ; attrapant son sac, elle allait les exhorter à revenir sur leur décision quand la panique s’empara du village. Dans pareil moment l’instinct de survie prenait le dessus sur tout le reste ; ce fut là le sauve-qui-peut retentissant d’un coin à l’autre du village. Et les naufragés de l’expédition de La Pérouse, si braves en mer filaient aussi vite que leurs jambes l’eussent pu porter. A leur campement, les activités cessèrent. MM. de Clonard leva les yeux du mat qu’ils fixaient au centre de leur camp et se précipita vers Jean Hamon et Gourmelon. « Ils nous sont tombés dessus….Ils étaient une vingtaine…On n’a pas eu le temps de s’organiser Monsieur, entre les villageois qui courraient dans tous les sens ; les jets de pierre et les autres guerriers qui nous attendaient derrière les arbres. —Et…où sont les autres ? » Le jeune garçon aux dents de lapins interrogea Hamon du regard ; le blondinet baissa la tête.

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« Ils n’étaient pas derrière nous quand on s’est mis à courir. Ils ont pu s’en être sortis, mais…on ne peut pas savoir ». Fou de rage, M. de Clonard se contenta de serrer les poings ; quand son regard accrocha celui de M. de Launay soignant le timonier Guillaume Quedec d’un clou enfoncé dans la main. Il comprit immédiatement que Mlle Noailles-Woerth ne reviendrait jamais du village. « Ne me dites pas que vous ne ferez rien. Il y a encore des hommes là-bas dont une femme. Le temps que nous perdons à se barricader diminue nos chances de les revoir en vie. —Je sais, balbutia M. de Clonard en essayant de tempérer la colère du professeur de Launay. Je sais tout cela Professeur, mais il n’y a rien que l’on puisse faire pour eux. —Je crois mal entendre, gloussa nerveusement Aloys. Vous sacrifierez la vie de ces hommes et de la femme que j’aime pour le succès ou l’infortune de votre entreprise ? » Et ils se dévisagèrent silencieusement. « M. de Launay, il y a encore des hommes qui sont actuellement sur l’épave de l’Astrolabe et d’autres à l’embouchure de cette rivière ; les condamnerez-vous par votre soif de vengeance ? —Laissez tomber vos préceptes humanistes ! Voyez qu’ils ont coûté la vie à M. de Langle et nous conduisent à se laisser duper par la lâcheté. —Il faut seulement y voir de la raison. —De la raison ? » M. De Launay d’Estrées l’attrapa le rebord de la veste afin de n’être entendu que du capitaine. « Je n’appelle pas cela de la raison ; vos hommes vous suivraient jusqu’au bout du monde parce qu’il n’y a plus que sur vous qu’ils puissent se rattacher ; quant à moi…je vous tiens responsable d’avoir brisé la coalition du groupe ». Les sacrifices humains n’avaient lieu que sur des victimes d’origine sociale moindre et en fonction des cycles lunaires ; leurs autels faits de branches

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d’arbres où ils venaient y déposer leurs offrandes n’avaient rien d’ostentatoire contrairement à certaines peuplades des iles Marquises, Tahiti et de la Nouvelle-Zélande. A en juger par leur attitude, les autochtones n’exprimait aucun sentiment négatif à l’encontre des malheureux français ; au contraire, ceux-là étaient à la fois curieux et quelque peu méfiants. On les examinait avec soin et Léonie faisait l’objet d’une attention toute particulière ; bien que Sha’a Kapé ne laissait personne s’en approcher sans en éprouver de l’aversion. « Tant qu’ils ont la fille, ils nous laisserons tranquilles, glissa Julien Massé à Claude Lorgi assis en tailleur près de lui. —Hum…alors ils auront moins de scrupules à se débarrasser de nous. Regardes, ils lui offrent des offrandes à présent ». Les natifs la prenaient pour une déité ; agenouillés devant cette dernière, ils levèrent les mains au ciel sous le regard surpris des naufragés et certains déposèrent aux pieds de Léonie diverses nourritures et objets dont des poules, des cochons, des fruits ; divers bijoux façonnés dans le corail. Sha’a Kapé las de tout ce vacarme assena de violents coups de massue sur les membres des villageois —ces vassaux dont la force et la beauté différaient en tout de la leur ; ils n’étaient pas de grande taille et seule leur peau noire apportait de la dureté à leurs traits connus des peuplades indiennes de ce coin du Pacifique. Et effrayés par le majestueux chef, les Indiens finirent par s’éloigner ; certains avec des contusions sur tout le corps, des épaules aux chevilles. Alors leur intention se concentra sur les trois autres français qu’on sépara de Léonie NoaillesWoerth pour des raisons commerciales ; de nouveau on les toisa, les palpa et quand le chef de la petite tribu acquiesça d’un signe de tête, Claude Lorgi comprit qu’on finirait par les tuer. « Léonie ne nous laissez pas tomber, supplia-t-il, dites-leur de nous épargner ! »

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Et Sha’a Kapé comprit l’attachement qu’elle leur portait. Les naufragés furent relâchés ; les lianes rompues, les féroces indiens les exhortèrent de rentrer chez eux. Partagés entre l’incrédulité et la peur, le trio finit par détaler à travers la jungle. « Est-elle toujours en vie, questionna M. de Clonard en leur tendant une rasade de rhum. L’avez-vous vu trépasser ? —Oui, Monsieur. Une pierre l’a atteinte à la tête et nous n’avons rien pu faire. —Où est son corps ? » Claude Lorgi, la couverture sur l’épaule se refusa de regarder M. De Launay d’Estrées des plus affectés par la disparition de sa bien-aimée. « Ces sauvages ont ramassé sa dépouille, murmura le gabier Julien Massé en simulant le chagrin. Nous aurions pu riposter mais ils étaient trop nombreux. Nous n’avons pas pu faire autrement que d’abandonner son corps sur place. —Oui et les autres indiens de Paoui ont été sauvagement massacrés. Cette île est maudite, j’vous dis. Il n’y a rien de bon ici ». Une fois que les rescapés furent en de bonnes mains, M. de Clonard rejoignit M. De Launay d’Estrées à l’infirmerie ou ce dernier serrait fermement le peigne en ivoire de Léonie. « Ces hommes mentent. Je connais suffisamment le docteur Noailles-Woerth pour savoir qu’elle est en vie quelque part dans cette foutue jungle. Ces marins nous mentent et vous préférez accepter leur version des faits plutôt que d’entendre la vérité. Elle est en vie Robert, comment ne pas le concevoir ! — Nous n’en savons rien. Vous devez essayer de vous ménager. Nous avons tous perdu quelqu’un qui nous était proche et seul je ne parviendrais à esquiver une mutinerie. Vous devez comprendre que l’équilibre de cette communauté dépend de chacun. — Une mutinerie ? C’est le mieux qui puisse vous arriver, croyez-moi. J’ai laissé mon meilleur ami mourir, rongé par la fièvre quand j’aurai du le débarquer à Botany Bay. Ce choix m’affectera à

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jamais, mais je l’ai pris en toute âme et conscience, parce que je savais qu’il n’aurait jamais de fin plus heureuse qu’en étant avec nous. Le docteur NoaillesWoerth et moi savions qu’il était condamné, mais les raisons du cœur ont supplanté celles de la raison. Aujourd’hui Léonie Noailles-Woerth est condamnée à son tour et je ferai n’importe quoi pour la voir mourir près de moi et non au milieu de ces étrangers. Avec ou sans votre aide, je la ramènerai ». * Les enfants se rapprochèrent de la femme aux yeux bleus et à la peau blanche comme le lait de coco. « Y wato ? » Demanda cette dernière en présenta un coquillage nacré à l’un des petits indiens ; ils étaient hilares et attentifs à la prononciation de leur élève, ils ne manifestaient aucune crainte vis-à-vis des guerriers logés sous la hutte. Les hommes de Sha’a Kapé provenaient des îles avoisinantes ; Léonie en eut la confirmation. Ces mélanésiens disaient qu’ils vivaient à trois jours de pirogue de Vanikoro. Le chef aux cheveux blancs leur vouait un profond respect : leur tribu s’élevait à des produits artisanaux, des plantes exotiques, des coquillages et des esclaves. Ces derniers n’étaient autres que les victimes des divers rapts. Loin d’être terrifiés, ils tendaient leurs mains sèches vers les indiens dans l’espoir de manger un peu. Une querelle éclata sous les yeux de notre Française, bien vite réprimandée par l’arrivée de leurs redoutables gardiens. Vo’ani était le plus cruel. Il frappait pour le plaisir, utilisant toute forme d’arme pour assouvir sa colère. Les femmes, les enfants, les vieillards, tous y passaient sans distinctions ni de sexe, ni d’âge. Le nez busqué et le regard brillant, excité par quelque folie, Vo’ani ressemblait à ces êtres maléfiques sortis des contes pour enfants, ces gnomes aux dents limées en crocs acérés.

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A l’aide de sa houssine, il frappa les mollets de Léonie dans l’espoir de la faire hurler ; la pauvre malheureuse encaissait, les lèvres serrées. Et amusé par la résistance de l’étrangère, il redoubla de cruauté. « Vo’ani ! » Le chef mit un terme aux inspirations de son subordonné et le défia d’approcher sa prisonnière. Bien qu’elle ne comprenne pas leur langue, Léonie se savait être leur sujet de discorde. Quand la pluie cessa, le Docteur Noailles-Woerth attrapa son barda, enjamba les corps allongés autour d’elle ; la jungle menaçante et glacée engloutie la belle française. A l’aube du 11 mars, aidée de sa boussole, Léonie s’orienta à travers la mangrove jusqu’à atteindre la rivière. Là, elle reprit ses esprits et son souffle ; les indiens l’avait laissée partir sans chercher à la rattraper. Après une demi-heure de course effrénée à travers la luxuriante végétation, son pied percuta la saillie d’une pierre ; Léonie fut propulsée en avant, déboulant un versant de colline et poussa un terrible cri de douleur en constatant l’état de sa cheville. Dans l’incapacité de se lever, elle remit son pied en place et épuisée par l’effort s’écroula sur le dos, ruisselante de sueur. Au loin un caïman plongea dans l’eau noirâtre, recouverte d’insectes de toute taille dont des arachnides et fourmis balayés par une nouvelle ondée. Recroquevillé sur elle-même, Léonie finit par s’endormir et quand la pluie qui ne finissait jamais de ruisseler sur les larges feuilles des arbres. Si elle avait levé la tête, Léonie aurait aperçu Sha’a Kapé observant le lit de la rivière et les alcôves que pouvaient offrir la berge ; autant de cachettes pour un fugitif. Et cet homme n’avait qu’à se pencher, tendre la main et saisir la prisonnière par les cheveux pour l’extirper hors de son refuge. Accroupi au-dessus de sa tête, l’indien se redressa. Le vent charriait l’odeur des hommes blancs. Ils

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venaient pour la femme ; cette dernière avait plus de valeur qu’il ne l’eut pensé. Alors son intérêt était de la maintenir en vie aussi longtemps qu’il aurait à négocier avec ces esprits venus d’ailleurs. « Elle était ici… —Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? —La terre a été retournée Monsieur, répondit de Roux d’Arbaud en étudiant les marques au sol. La pluie n’a pu effacer les traces de son passage, parce qu’elle se tenait ici il y a moins d’une heure ». M. de Clonard étudia Aloys De Launay d’Estrées. Ce dernier afficha un sourire soulagé au coin des lèvres. Les autres hommes sondaient les buissons à la recherche d’indices. A cette escouade, l’on pouvait compter MM. de Boutin, Le Cor, de Vancy, de Brossard, Lamare et Nicolas Collignon. Tous se donnaient une chance de retrouver le Docteur Noailles-Woerth. « Venez voir Messieurs ! Les incita le botaniste M. Collignon. Attention où vous mettez les pieds ! Chaque élément est à prendre en considération…Ici la végétation a été arrachée et le bout de bois a été mordu. —Elle se serait servi du bois pour faire un mors. —Cela veut dire qu’elle est blessée » Enchaînèrent MM. De Launay d’Estrées et d’Aurbaud à une seconde d’intervalle. « Elle n’est forcément pas loin d’ici, trancha Gaspard de Vancy, excepté si elle a été secourue par un de ces indigènes. Que voyez-vous d’autre? —Les empreintes nous conduisent tout droit vers la rivière. Pas de trace de lutte en amont. C’est assurément un enlèvement ». Armé d’un bâton M. De Launay d’Estrées ratissa la berge ; les traces de leur passage délibérément effacées prouvaient que le ravisseur savait ce qu’il faisait. Un morceau d’étoffe flottait à la surface, coincée entre des algues. Il le porta à ses lèvres, surprit dans son action par M. de Clonard ; or depuis la veille ce dernier éprouvait de grandes difficultés à garder son

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calme —la disparition du docteur Noailles-Woerth l’affectait plus que de raison—, et jamais il ne se serait imaginé aussi bouleversé par son absence qu’il ne le fut en cette sinistre heure. « Il se remet à pleuvoir. Il va nous falloir rentrer avant que la pluie finisse par nous rendre aveugle ». Courageusement MM. de Launay d’Estrées et d’Arbaud restèrent sur place ; c’est bien M. de Clonard qui l’avait laissée partir, sa conscience ne devait pas lui permettre de songer à rentrer avant d’avoir pu trouver à soulager l’esprit tourmenté de ces messieurs. Selon les dires de M. de Clonard leur faible effectif ne leur permettait pas de riposter contre une offensive des naturels —au point où ils en étaient, ces naufragés pouvaient tous simplement se laisser mourir sans même avoir à porter le moindre coup. Anéantis par ce dont ils avaient été témoins ces derniers jours, il était normal que ces pauvres bougres viennent à prendre de mauvaises décisions et celle de rentrer en était une. Et M. de Clonard fit demi-tour, imité par chacun du peloton de recherche. Comme la pluie devint plus dense, Sha’a Kapé s’arrêta et fit glisser le corps inerte de Léonie Noailles-Woerth de son épaule ; la recouvrit de larges feuilles et disparut. D’un bond Léonie se réveilla quand une larve visqueuse pénétra son corsage. Recouvrant la raison, elle se hâta de se remettre sur pied pour filer, appuyée sur une canne de fortune. La nuit venait de tomber, noire et menaçante ; les gouttes d’eau ruisselaient d’une feuille à une autre donnant l’impression de ne jamais vouloir cesser. Les pans de sa chemise arrachée fut autant d’indices laissés au soin des Français et épuisée par cette marche notre Léonie s’écroula de tout son long sur le sol gorgé d’eau ; ce n’est pas ainsi qu’elle se voyait mourir. M. de Launay d’Estrées l’épouserait et elle lui donnerait de beaux enfants…

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« Allez ma grande, il faut être forte. Mets-toi debout ! Allez, il le faut ». Au petit matin Sha’a Kapé la ramassa inerte sur le sol. Il la fit boire à l’aide d’une écorce de sureau. Et quand elle revint à elle, Léonie se fit dessus ; l’urine lui brûla l’entrecuisse tel un breuvage chaud qu’elle aurait maladroitement fait couler sur ses cuisses. Petite fille, Léonie avait déjà ressenti cela. Son père l’avait une fois conduite sur les quais de la Compagnie des Indes. Il y avait un nègre, une force de la nature aux dents limés ce qui le rendait effrayant. Sa gouvernante lui disait que le nègre autrefois avait été un redoutable chef de tribu, mais qu’il avait vendu sa femme et ses frères avant de subir le même sort. Quand la petite Noailles-Woerth le revit au hasard d’une rue, le sang battait furieusement ces tempes ; le souffle vint à lui manquer et deux à trois gouttes d’urine vinrent humidifier son entrejambe. Elle avait pensé mourir de peur et la figure de cet impressionnant nègre perturba son sommeil pendant de longues semaines. Ce jour-là la situation était différente : le médecin savait que le monstre devant elle ne lui ferait aucun mal si elle se montrer coopérative et la ditecoopération lui éviterait bien des écueils. Et il la fit s’assoir devant une table improvisée contenant des larves grosses comme des pouces, des champignons, des tubercules, des insectes et différentes baies ; Léonie goûta à tout excepté aux larves. « Sha’a Kapé, lança ce dernier en se désignant. Sha’a kapé… » Comme cette dernière ne répondit pas, il lui souleva le menton pour l’observer sous toutes les coutures. D’Alaska à Maouna, le docteur Noailles-Woerth n’avait été l’objet d’une telle attention ; il voulait tout connaître de sa physionomie et employait les grands moyens pour satisfaire sa curiosité. L’observation toucha à sa fin quand il se montra des plus impatients —les chefs des populations noncivilisées conservaient le statut de dominant ce qui

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leur permettait quantité de dérives plus ou moins sexuelles— et s’il n’avait jamais connu de femme à la peau nacrée et aux yeux limpides ; c’est la raison pour laquelle il la retourna dans l’unique but de la prendre. « Non ! » Lança-t-elle, ce qui ne l’empêcha pas de récidiver malgré ses brusques refus. Horrifiée à l’idée d’être recouverte par ce sauvage, elle le frappa. « Si tu me touches encore je te tue. Je te jure que je te tues. Ne me touche pas ! » Avec effroi, elle se souvint de Maouna et du massacre survenu. Quand il tendit la boussole à notre Léonie cette dernière terrifiée se terra sur elle-même. Le métal recouvrant l’instrument de navigation l’intriguait tout autant que Léonie pour ce bouton de manchette ayant appartenu M. de La Pérouse ; les yeux du médecin s’illuminèrent. Jean François Galaup de La Pérouse aimait à les porter aux manches de ses chemises de soie. Où Sha’a Kapé les avait-il trouvé ? Peut-être leur commandant était-il encore en vie ? Au loin un coup de feu claqua. Les oiseaux quittèrent prestement leur paisible retraite. Et Léonie d’interroger l’indigène du regard. Puis un second coup de feu se fit entendre à vingt minutes d’intervalle. Soit les naufragés se signalaient, soit ils se défendaient contre un ennemi surgit des profondeurs de la mangrove. Les français attendaient là depuis une demi-heure et le signal fut donné pour continuer quand M. de Clonard tira en direction du talus, persuadé d’avoir à faire avec les anthropophages de l’île. Léonie ressentit une violente douleur à l’abdomen. Les mains sur le trou causé par la balle, la malheureuse s’écroula à genoux devant par celui qui fut le capitaine de l’Astrolabe, le second de M. Galaup de la Pérouse. Dépassé par les événements le capitaine sentit l’horreur se répandre autour de lui ; tous accouraient autour de Mlle Noailles-Woerth dont le sang se répandait sur le sol. « Léonie…restez avec nous ! Empêchez-la de s’endormir ! Tonna M. de Launay d’Estrées à M. Roux d’Arbaud qui lui maintenait la nuque. Relevez-lui les

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jambes ! Léonie ? Est-ce que vous m’entendez ? Nous allons vous extraire la balle. Cela va être douloureux. Retournez-la en douceur…voilà. Jacques, j’ai besoin de vos mains expertes pour écarter la chair et… —J’ai froid. J’ai si froid. —Vous êtes en état de choc. D’Arbaud ? On n’a besoin de vous mon vieux. Parlez-lui, obligez-la à vous répondre ». Il serra la main dans la sienne avant de fixer M. de Clonard. Depuis le 1er aout 1788, le talentueux élève de M. Dagelet vouait un profond respect au second du regretté M. de La Pérouse. Aussi véridique que cela puisse paraître, le jeune astronome aspirait a la même carrière que son supérieur —élève de l’Ecole de Rochefort, il fut lieutenant de vaisseau pour la Compagnie des Indes orientales avant de participer avec de La Pérouse à la défense de Mahé. A la disparition tragique de M. de Langle, il fut promu capitaine de vaisseau en janvier 1787— et du haut de sa superbe, il continuait d’impressionner les aspirants comme M. d’Arbaud. A son réveil, Léonie observa l’intérieur de la tente avant d’arrêter son regard sur M. d’Arbaud endormi près d’elle, la tête soutenue par sa main. « Vous êtes réveillée ? Nous avons craint de vous perdre, mais vous êtes là…C’est plus qu’on ne pouvait l’imaginer. —Sha’a Kapé ? Où est-il ? —Euh…Il s’est enfui peu de temps après que M. de Launay d’Estrées ait retiré la balle de votre abdomen, déclama-t-il à voix basse tout en caressant les cheveux de la belle. Vous avez parlé pendant votre sommeil et… (Un sourire crispé apparut sur ses lèvres) Tout le monde a peur ici. M. de Clonard plus que nous tous et je crois qu’il apprécierait que vous lui parliez. Cela pourrait le réconforter ». En entrant M. de Clonard alla droit vers le médecin alité depuis le 15 mars ; assis près d’elle ce dernier trempé comme une soupe échangea un bref regard à son subordonné.

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« Je ne vous ai pas loupé. Ce qui prouve que je suis un excellent tireur, affirma le capitaine en souriant des plus nerveux. A un pouce près, j’atteignais votre foie, alors je comprendrais que vous vous montriez distante envers moi. —Soyez sans crainte. J’ai d’autres préoccupations que celles de vous haïr. Donnez-moi des nouvelles de la progression de l’embarcation. —Les plans sont dessinés et on a scié assez de bois pour poser la quille. M. de Monneron estime qu’avec une équipe de cinquante marins affectés au chantier le jour et cinquante autre la nuit nous pourrions prendre la mer avant la fin de l’année. —Si tard ? Non ce n’est pas possible ! Cette estimation est forcément erronée ! Vos hommes sont épuisés, mais si vous fractionnez le groupe en quatre ou cinq vous ferrez qu’on peut obtenir un délai plus court ! Si ce n’est le climat, la maladie ou les naturels, cette île aura eu raison de nous ». M. Sutton de Clonard fronça les sourcils —notre petite Noailles-Woerth n’était pas la première à le lui faire remarquer ; bien avant elle, les scientifiques menés par M. Dagelet et consorts avaient fait entendre leur voix : le délai était trop long. Personne ne tenait à rester un mois supplémentaire sur cette île — et passa sa main sur son visage recouvert d’une fine pellicule d’eau de pluie. Les officiers de l’Astrolabe ne pouvaient contenir une seconde mutinerie. Et la première avait lieu à l’initiative de Robert de Lamanon ; ce dernier entra en conflit avec La Pérouse au sujet des honneurs qu’il recevait lors des escales et qu’il n’avait pris le soin de communiquer aux savants logés à bord des respectueuses frégates. N’étant pas homme à accepter la révolte, les insurgés furent mis aux arrêts pendant une journée. « Je partage votre point de vue Léonie, mais aucun de nous n’est magicien, poursuivit-il en remontant la couverture de Léonie sur ses épaules. Nous quitterons cette île je vous le promets et vous serez la première qui posera le pied dans cette embarcation ».

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* Au matin du 19 mars 1788, trois marins furent portés pâles ; la cause de leur mal étant incertaine on les plaça en quarantaine et ils vinrent s’ajouter à la liste des cinq autres convalescents souffrant d’éruptions cutanées. Revenant avec ses guerriers, Sha’a Kapé fixa intensément M. de Clonard : il avait épargné ses marins et la jolie petite qui les avait accompagnée vers le village en amont. Si M. de Clonard refusait le moindre compromis, le chef alors ordonnerait à ses guerriers de tous les exterminer. « M. de Vaujuas…demandez-lui où il a trouvé ces boutons de manchette ? Il est important que nous en connaissions l’endroit exact. Monsieur le Boutin ? Reconnaissez-vous ces boutons ? —Sans le moindre doute. Mais mieux vaut s’attendre au pire avec ces monstres, répondit ce dernier en chuchotant. Et comment faire confiance en celui qui a tenté de tuer de Monti ? » M. de Vaujuas de se tourner vers eux l’air grave. D’après le plan réalisé par l’indigène, les boutons furent trouvés sur le corps d’une tribu réputée pour s’adonner au cannibalisme. Le village se trouvait en amont de la rivière Paiou et Sha’a Kapé de leur faire comprendre que les villageois étaient ses vassaux. Les savants de l’expédition concentraient leurs efforts pour comprendre le langage de ces indiens et les meilleures oreilles furent sollicitées pour se faire comprendre et surtout comprendre les indigènes les plus puissants de l’île. L’homme aux tempes rousses plissa son regard gris tout en prenant des notes sur les idiomes employées par Sha’a Kapé et ses hommes. M. de Vaujuas comprenait certains mots et les communiquait au reste des membres de l’Astrolabe. « Il dit qu’il peut nous conduire là-bas.

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—Dans quel dessein ? Trouver les boutons de manchettes de M. de La Pérouse ne constitue pas une preuve suffisante de son éventuel passage sur cette île. —Ils pourraient se froisser, rétorque M. Le Boutin, n’oublions pas que cet homme a sauvé M. de Launay d’Estrées et sa fiancée. Refuser sa proposition reviendrait à cruellement l’offenser ». Sous la tente qui servait d’infirmerie, M. de Launay d’Estrées étudiait les croquis illustrant les ouvrages de Cook quand il tomba sur une lettre coincée entre deux pages. Le papier était si fin qu’il le déplaça avec délicatesse. Elle disait ceci : « Mon cher M. Je viens de recevoir votre pli et j’avoue être consternée par ce que je viens d’y lire. Le mot raisonnable ne doit pas faire partie de votre vocabulaire ; c’est ce qui expliquerait alors votre conduite des plus inqualifiables. Je refuse de donner suite à votre délire et je me vois contrainte de vous ignorer jusqu’à la fin de notre commun voyage. Veuillez à présent me laisser et ne plus m’offenser de la sorte, Mes hommages ». Interdit M. de Launay écarta le pan de la voile pour observer les savants se tenant au milieu du camp penchés au-dessus d’un plan. Son regard s’immobilisa sur De Roux d’Arbaud et tous ses soupçons se posèrent sur lui —depuis longtemps déjà il se doutait qu’il n’était pas si innocent qui le laissait l’entendre—, et leur regard se croisa. En temps normal ces deux Messieurs se seraient salués mais là, M. de Launay d’Estrées n’en fit rien ; et l’amertume le gagna. « Comment va-t-elle ? —Vous devriez le savoir. N’est-ce pas à vous qu’elle se confie ? Alors que mon sort était aux mains de Dieu, voua avez trouvé à la consoler mieux que personne et regardez-moi…Léonie est ma femme et tant que je vivrai je ne laisserai personne poser les mains sur elle. Ai-je été bien clair ?

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—Parfaitement Monsieur. —C’est bien. J’ai toujours su que vous étiez un brave garçon, un bon officier à qui l’on peut faire confiance et un astronome hors pair dont M. Dagelet ne pourrait se passer. A ce sujet comment va-t-il ? » Et M. d’Arbaud de trouver une réponse adéquate : comme tous, il souffrait de ce que l’on pouvait appeler le mal des grands voyageurs . Les premiers jours il n’avait rien laissé paraître de son état —toujours avenant, serviable et volontaire, l’astronome s’évertuait à soulager les autres naufragés en leur remontant le moral, échangeant des anecdotes dont tous se félicitaient d’avoir pu y participer, en répartissant les accolades et les encouragements aux marins privés de navire qui sur terre ressemblaient à si méprendre à ces albatros qui gênés par l’envergure de leur aile en devenait maladroit— mais à la date du 19 mars, M. Dagelet manifestait des signes de faiblesse ; la veille il s’était enfermé dans un mutisme dont aucune parole n’aurait suffi à soulager. « Je présenterai mes travaux au Roi, lança ce dernier pour lui-même. Quand j’étais au collège Mazarin je n’avais pas d’autre désir que d’observer l’univers et ainsi comprendre toute sa complexité. —Je le sais Monsieur, vous étiez l’élève assidu de M. Lefrançois de Lalande ». Répondit M. d’Arbaud en s’asseyant près de lui. Autour d’eux les activités reprirent ; M. Lepaute Dagelet éclata nerveusement de rire. « Oui. Le roi n’aura que faire de nus écouter, il aura d’autres préoccupations comme celle de remettre de l’or dans les caisses de l’Etat. Pourquoi avoir financé une telle expédition ? Fallait-il être fou ? On peut dire que cette dernière est à la hauteur de ses ambitions et quelles retombées cela aura sur ce monarque en marge de la politique ? » Assise sur le rebord de sa couche, Léonie examina la plaie sous son bandage ; ils avaient cautérisé sa plaie et la douleur des plus tenaces la relançait continuellement. « Je porte la guigne.

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—Pourquoi dites-vous cela ? Vous n’êtes pas responsable de ce qu’il se passe autour de nous. —C’est ce que vous croyez, mais les hommes pensent le contraire ici ; il suffit de les entendre marmonner derrière mon dos. Je suis et je resterai seule qu’ils ne veulent pas à bord ». M. de Launay d’Estrées lui caressa les cheveux et replaça une mèche derrière son oreille. « Et ils ont tort. M. de La Pérouse vous a accepté à bord de la Boussole avec tous les risques que cela pouvaient causer. Et vous avez su faire preuve de discrétion quand certain affirmait qu’on finirait par s’entretuer pour vos beaux yeux. —M. de Holbach n’est plus de ce monde. Cela vaut mieux pour vous ; il aurait fini par vous mépriser en découvrant avec quelle perfidie je l’ai manœuvré dans le seul dessein de vous plaire. —Peut-être pas. C’était un homme de génie et doté d’un très grand jugement ». Une larme ruissela sur la joue de Léonie, qu’elle s’empressa de faire disparaître. « Je suis l’être le plus méprisable qu’il soit… je me suis jouée de lui. Quand j’étais dans cette jungle au milieu de nulle part, il m’apparaissait ; j’ai cru que je devrais folle et Sha’a Kapé m’a empêché de sombrer dans la folie. Sans sa présence vous ne m’auriez jamais retrouvé tant le souvenir de M. de Holbach me persécutait. —Il est normal de ressentir pareil émoi. —Mais je ne sais plus ce qui est normal de ce qui ne l’est pas. J’ai de la fièvre…elle se consume en moi depuis de longues heures et j’ai par moment l’impression de perdre la raison. —Vous l’aviez déjà perdu en montant à bord de cette frégate. —Ce n’est pas faux. Comment était-elle, celle pour qui votre cœur battait durant toutes ces années ? Ne prenez pas un air surpris, nous ne devons plus avoir de secrets l’un pour l’autre ». Léonie faisait allusion à Mlle Hortense de BazinVilleneuve, la jolie rousse qu’il avait eue pour fiancée.

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Dans cette pluvieuse jungle, il pensait à elle comme pour s’accrocher encore à quelque espérance. « Si vous faites allusion à Mlle Hortense, je ne ressens rien pour cette demoiselle. —Et pourtant vous répondiez à ses lettres enflammées, si je ne m’abuse ? —J’étais engagé… —Vous étiez engagé et vous l’êtes encore ! L’homme de principes que vous êtes ne se laissera pas berné par l’appel des sirènes. Quand nous rentrerons en France, nous… ». Prestement il se leva et caressa son front, des plus médusés par les propos du Docteur de NoaillesWoerth. « Léonie, je ne comprends pas un mot de ce que vous me dites. Hier encore vous acceptiez d’être mon épouse et voilà que vous vous en remettez à mes principes qui n’ont plus lieu d’être en cette partie du globe. Il est vrai que vous êtes encore souffrante, alors ne vous laissez pas submerger par la colère. —Hortense de Bazin-Villeneuve a des terres et un patronyme plus glorieux que le mien, frappé à jamais d’infamie. Et je sais que vous gardez l’espoir de la revoir. Alors dites-moi un peu quelle place il y aura pour une fille du peuple comme moi dans votre monde de privilégiés ? Où allez-vous ? —J’en ai malheureusement assez entendu ». Epuisée elle s’allongea en proie à de violents soubresauts ; à son réveil c’est Roux d’Arbaud qu’elle trouva à ses côtés, une timbale d’argent à la main. « M. de Clonard garde jalousement la bouteille de Rhum près de lui, mais il m’a permis de vous ramener une rasade pour vous requinquer. Attendez, je vais vous redressez. N’est-ce pas mieux Mademoiselle ? A présent buvez, ça ne pourra que vous faire du bien. Allez-y doucement ». La main sur la sienne, elle buvait par à-coups avant de lui rendre la timbale. « Comment vous sentez-vous ? —Mieux je dois dire. Le froid semble se dissiper et je vais pouvoir bien vite me passer de ma couverture.

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—Dans cette jungle, j’ai…j’ai cru vous perdre et j’ai souffert votre absence plus que de raison. —Taisez-vous, ne dites pas cela. —Oui Mademoiselle, je ne devrais pas l’exprimer si ouvertement mais il me devient impossible de taire ces sentiments, pas après avoir manqué de vous perdre, comprenez-vous ? » Les sourcils froncés, le docteur Noailles-Woerth l’observa la bouche entrouverte ; le pan de la tente s’ouvrit sur M. de Clonard, le menton recouvert d’une barbe de trois jours. Si l’Etat-major devait garder un semblant de civilité, Robert Sutton de Clonard dérogeait à cette règle —depuis une semaine, il ne parvenait à trouver assez de réconfort pour aspirer à un aspect peu conventionnel— la faute à cette humidité, à tous ces moustiques dont il fallait se protéger et au manque de perspective qui s’offrait à ces rescapés du naufrage. Et de Roux d’Arbaud pour les laisser en toute intimité. Des nouvelles de malades, il en donna : peu encourageantes à dire vrai ; le dernier à s’y être rendis était le contremaître, M. Guillaume Marie Gaudebert de l’Astrolabe ; le mal dont il souffrait s’apparentait à un cas de typhus. « A cela vient s’ajouter le rationnement dû au manque de vivres. Bisalion fait l’impossible pour améliorer notre quotidien mais il faudra bien vite se mettre à l’évidence que Sha’a Kapé est notre seul salut. Sans son aide nous allons servir de viandes fraîches aux villageois qui nous guettent depuis les hauteurs. —Laissez-moi lui parler. Il m’a déjà sauvé la vie et il le refera s’il me sait être en danger. Il nous a épargné alors qu’il n’avait qu’à lever la main pour tous nous massacrer. Nos instruments de navigation tout comme nos armes le fascinent; il sait que notre savoir lui permettra de tirer meilleur profit de son environnement. —En massacrant les siens, oui ! Je m’y oppose. Vous êtes sous ma responsabilité, Docteur et je ne tiens pas à retourner vous chercher dans cette jungle. Laissez

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mes hommes gérer cet épineux problème et soignezvous, c’est tout ce qui nous importe ». Avec difficulté, la petite Noailles-Woerth se rendit auprès de M. Gaudebert ; l’écume au coin de la commissure des lèvres, il délirait tout en se grattant énergiquement. L’odeur pestilentielle se dégageait des corps disposés les uns contre les autres sur cet étroit périmètre et le chirurgien M. Le Cor s’affairait à les soigner avec le peu de moyen dont il disposait. Le docteur Noailles-Woerth songea à sa plante dont l’huile pouvait tous les soulager. « Vous êtes une acharnée. Aucun homme n’acceptera de retourner dans cette jungle même pour 100 Louis d’or, murmura Joseph Le Cor. Cependant, M. de Boutin a fait ramener la meule de l’Astolabe et…elle pourrait nous être utile si vous acceptiez ma présence et celle de M. Collignon. Il est préférable de partir avant que la nuit ne tombe ». M. Collignon s’arrêtait derrière chaque arbuste, chaque baie, chaque plante ; il en dessinait un rapide croquis, les classait sous différentes classes et famille avant de les cueillir avec soin. Et Léonie de pousser un cri de joie en découvrant la plante de toutes leurs convoitises ; elle était là croissant à l’ombre des grands feuillages. « C’est exactement ça, Docteur. C’est bien notre plante. Il faut la manier avec précaution il serait dommage d’en perdre la sève. Coupez-en autant que vous pouvez et essayer de les prendre à la racine ». De retour au camp, M. de Launay d’Estrées bondit sur Joseph Le Cor pour lui assener un violent coup de poing ; il allait s’acharner sur cet homme à terre quand Léonie s’interposa aidée par M. Dagelet, remis de ses émotions et de M. Nicolas Collignon. « Mais vous êtes fou ! Vous avez perdu la raison, Aloys ! Il vous faut vous ménager pour l’amour du ciel parce que vous n’aviez aucune raison de frapper cet homme. Nous avons trouvé notre huile de Tamanu (en la tendant à de Launay d’Estrées) et nous espérons pouvoir sauver les… »

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Il lui arracha le sac des mains pour le jeter au loin, fou de rage d’avoir été berné par Mlle NoaillesWoerth ; les curieux s’amassèrent autour d’eux, surpris par la subite violence dont fit preuve de M. de Launay d’Estrées et M. de Roux d’Arbaud de fondre l’assistance pour séparer les différents protagonistes. Il comprit de suite l’origine de ce conflit ; en tant qu’officier du camp et seul représentant de l’ordre il devait trancher en faveur de M. de Launay d’Estrées et punir les responsables d’avoir désobéi aux consignes de M. de Clonard. « Cette petite a le Diable au corps ; elle va tous nous faire tuer » Déclara Claude Lorgi à ses confrères agacés par le comportement irresponsable du Docteur Noailles-Woerth. Le lieutenant de Roux d’Arbaud ne fut pas sourd à leurs remarques ; alla rendre visite à Léonie assise au milieu de ses plantes et lui recommanda la plus grande des discrétions. Neuf hommes d’équipage cloués par la maladie et rien pour les sauver. « Mais ce n’est pas à vous de le faire, Mademoiselle. Ne laissez pas à ces hommes matière de vous humilier ; votre présence est tolérer jusqu’à ce qu’on ait à reprendre le large. Là ils refuseront de vous savoir à bord si vous vous acharnez à rendre leur quotidien difficile et je ne tiens pas à vous laisser derrière nous ». * De bonne heure, on réveilla Léonie Noailles-Woerth ; Sha’a Kape voulait la voir avant de se décider à négocier avec les Français. Les consignes furent de ne pas s’attarder sur les échanges ; d’aller droit au but et de ne pas laisser à cet indigène la possibilité de se rétracter. M. François de Vaujuas tendit une épée à Sha’a Kapé ; ce dernier refusa désignant la petite NoaillesWoerth du doigt. Tous autour d’eux comprirent et M. de Clonard de refuser l’échange.

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« Dites-lui qu’elle n’est pas à vendre. Il voulait la voir et maintenant qu’il l’a vue, il doit accepter les marchandises contre la verroterie. M. de Vaujuas soyez aimable de lui présenter les objets ». Et le regard de Sha’a Kapé de se durcir. Pour lui M. de Clonard restait une menace, le dernier obstacle qui le séparait de la jolie aux yeux verts et il ne semblait pas être prêt à renoncer à cette hypothétique possession. A la date du 7 avril 1789, les naufragés de l’expédition de la Pérouse enterrèrent leurs premiers morts, parmi eux ; deux chinois embarqués à Macao, un marin et un canonnier servant. Le père Jean Mongez célébra une brève messe en la mémoire de ces hommes vaincus par la maladie. Et Edme-François Larivière second maître sur la Boussole fit claquer une salve d’artillerie en hommage à ces marins. Et Léonie de vomir jusqu’à n’en plus pouvoir ; la tête dans la végétation humide, elle s’allongea sur le dos, la main posée sur l’abdomen. Depuis deux jours, elle souffrait de troubles intestinaux ; à croire que les plantes locales ne lui convenaient pas —pourtant M. Joseph de la Martinière encourageait les naufragés à se nourrir des produits de l’île ; les baies jugées comestibles furent améliorer afin de changer l’ordinaire de ces hommes—, et à présent Léonie savait que ces immondes végétaux allaient la tuer. En ouvrant les yeux au ciel elle vit le ballon ; cette montgolfière qui avait servi à la reconnaissance des lieux. A l’initiative de M. de Monti, trois hommes y montèrent dont les MM. Bernizet, de Vaujuas et Dagelet. Grace à cette reconnaissance aérienne, les naufragés pourraient relever les coordonnées géographiques et surtout passer au-dessus des zones impénétrables, cette Terra Incognito, dont nul n’avait connaissance de l’importance. Les sentiers partant du campement finissaient par s’effacer comme des sillages sur le sable à la marée montante. « Allez-vous mieux ? Demanda De Roux d’Arbaud accroupit près d’elle. M. de Monti pense que certains vents nous seront favorables et que…cela va faire

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trois mois que nous sommes ici. Certains manifestent des signes de grande nervosité ; l’embarcation ne pourra pas prendre tout le monde. —Qu’est-ce que vous dites ? —M. de Clonard et M. Colinet de Rochefort s’accordent pour dire que le plan de Monneron concernant l’embarcation ne prévoit pas assez de place pour tout le monde. —Mais c’est horrible ce que vous me dites là ! Qui choisiront-ils ? C’est absurde ! » N’ayant aucune réponse à apporter, le lieutenant d’Arbaud baissa la tête et regagna le camp. La petite Noailles-Woerth étudia la mangrove derrière elle ; manifestement Vanikoro serait leur tombeau et le cœur serré s’éloigna du camp. Au large de Brest, les goélands aimaient à plonger dans le sillage des bateaux de pêche ; Léonie raffolait ce spectacle et enfant elle s’accrochait aux grées pour se suspendre à la poupe de cette petite embarcation. « Un véritable marin » avait dit l’un des pêcheurs et M. Bertin Noailles-Woerth de répondre par un sourire. Puis il y avait eu cette tempête…Les MM de la Pérouse. Pierre Foucault de Holbach et tant d’autres qui avaient comptés pour elle, n’étaient plus de ce monde. A la date du 15 avril, allongée sous l’une des tentes, Léonie somnolait au-dessus de la rivière quand M. de Launay d’Estrées l’appela pour lui faire part de son attention de partir pour le poste d’observatoire et Léonie insista pour l’accompagner. Et quand elle jeta son paquetage sur le dos, les marins chuchotèrent : « Cela nous soulagerait tous si elle pouvait y rester… » Et encore : « Adieu Mademoiselle et profiter bien du panorama ». Le cœur gros, elle suivit les MM. De Launay, Dagelet, d’Arbaud, le père Mongez ; les MM. De Collignon et de Vancy et les canonniers-servants : César-Augustin de Rozier, Jean Gillet, Pierre Guillemain, Jean-Charles de Massepin et Henri-Salomon Veber. Il se mit à pleuvoir au moment de leur ascension ; la tempête menaçait d’éclater et de violents vents ralentir leur progression, tant et si bien qu’ils se

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demandèrent s’il ne valait pas mieux repousser leur départ à plus tard. Constamment la pluie tombait sur cette île, la forêt tropicale régnait en maître absolu et la végétation poussait à une cadence infernale. Ce qui la veille avait été détruit, repoussait le lendemain et la mangrove avançait sur la mer avant de se réduire lors d’un prochain cyclone. « Ce climat va tous nous tuer. Tous jusqu’au dernier. On va tous crever ici, je vous le dis ! —Cela suffit M. de Vancy ! Gardez vos angoisses pour vous ici on est las de vos jérémiades quand tout le monde sait ce qu’il se passerait si l’on trouve une solution à notre infortunée mésaventure. —Alors vous m’impressionnez M. de Launay d’Estrées, jamais je ne vous aurai pensé plus maître de la situation qu’à cet instant où Dieu et le Roy nous ont tous deux abandonnés ». Les naufragés prirent possession du promontoire et sous la tente chacun allait à leurs occupations ; penchée au-dessus de l’épaule de Gaspard Duché de Vancy, notre jeune de Noailles s’interrogeait sur les révélations de M. de Roux d’Arbaud. Or si ces dernières s’avérèrent exactes le chaos régnerait indubitablement sur Vanikoro. Les précédents décès furent causés par le paludisme, connu sous le nom de « Fièvre de Marais » ou plus encore Malaria. D’après M. de Launay d’Estrées la cause en fut répartie aux moustiques et les seules solutions résidaient dans l’assèchement des marais, drainage des eaux stagnantes, épandage d’huile végétale pour tenter de limiter les naissances des larves ; ensemencement des eaux par les prédateurs connus des anophèles tels que certains mollusques et poissons ; installation des moustiquaires ; port de vêtements amples dès le coucher du soleil, longs et de couleur clair. Et il soumit ses idées aux MM. De Monneron, Bernizet et aux Lieutenants de Monti et Blondela. Sous le dais leur servant de protection contre les pluies diluviennes, ils entendirent des coups de feu claquer de façon très distincte. Derrière la longue vue M. de Roux d’Arbaud étudia le camp derrière un banc

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de brume. Sous les plans de M. de Monneron il fut érigée une plate-forme soutenue par une échelle et où un seul homme pouvait y tenir. « Que voyez-vous M. d’Arbaud? Questionna le père Mongez. Le camp est-il attaqué, devons-nous partir en renfort ? —Non, la vigilance devra être accrue et plus particulièrement ce soir. Nous en serons plus demain. Le temps n’est malheureusement pas au repos ». En proie en la panique les naufragés allèrent à toute forme de spéculations et M. de Collignon s’égara dans sa paranoïa encouragé par les délires de M. de Vancy. Il affirmait entre autre savoir ces indigènes peu pacifiques et excités à la vue de toutes ces convoitises, à commencer par les fusils et la verroterie. Léonie aurait voulu ne pas les entendre et pour calmer ses nerfs, songea à l’avenir en France. Ce bon Louis XVI les recevrait à Versailles et tous les académiciens et autres scientifiques feraient le voyage pour les voir, ces rescapés du naufrage. Prestement elle essuya une larme de son œil avant d’enfouir la tête entre ses jambes à l’image de ses autruches aperçues au jardin des plantes de Paris. « Regardez un peu cet insecte. Il a su s’adapter pour survivre à ce climat des plus hostiles. Encore une étrangeté de la nature si l’on veut bien la croire capricieuse et acharnée à nous malmener. Vous devriez vous reposer un peu, l’ascension fut difficile et Dieu seul sait ce qui nous attendra demain ». Le 16 avril 1789, Léonie Noailles-Woerth se réveilla en sursaut. Les échos du naufrage emplissaient sa tête de violents et brusques craquements de bois ; le ciel et la mer en colère voulaient en finir avec l’humanité représentée par ses deux vulgaires frégates de l’expédition La Pérouse. Les scientifiques ainsi que les canonniers-servants concentraient leur attention sur la jungle aux aspects des plus menaçants ; rien ne semblait venir du camp et pour eux tous, les autres avaient dû trouver la mort.

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« Il nous faut être renseigné, murmura Dagelet à l’intention des MM. de Launay d’Estrées et Monneron. Pensons à ces pauvres bougres restés là-bas et qui probablement tentent de s’organiser. Notre aide pourrait leur être des plus précieux. —C’est tenter le Diable sans être certains d’y échapper à notre tours. Nous ne pouvons abandonner le poste dans le seul but de satisfaire votre curiosité. —Je suis d’accord avec Joseph, sauf votre respect M. Monneron mais si survivants il y a c’est également notre devoir de leur venir en aide. Si vous descendez je vous accompagne ». Endormi sous la brume le camp semblait disparaître, estompé par la végétation alentour. Un coup de feu claqua et Léonie se fit dessus, ne parvenant plus à maîtriser ses muscles endoloris par de longues heures de veille et d’angoisse. « Ne tirez pas c’est d’Arbaud et les autres ! Pouvons-nous entrer ? » Et en guise de réponse Robert Sutton de Clonard dépêcha trois hommes pour les escorter jusqu’aux portes du camp fortifié. Incrédule et déçu, ce dernier demanda des explications à son suppléant trop épuisé pour lui en donner ; par principe M. de Clonard le félicita pour cette prise d’initiative et lui remit une faible ration de Whisky afin de le maintenir éveillé. « Nous avons besoin de M. de Monneron ici, je savais bien que cela n’était pas une bonne idée de le laisser monter. Prenez deux hommes avec vous d’Arbaud et allez me le chercher. Il est impératif qu’un homme de votre trempe soit là-haut. Quant à vous M. de Launay d’Estrées j’ai cru comprendre que vous vous y connaissiez en flottaison… —Pourquoi ces hommes sont-ils ligotés dans l’infirmerie ? —Mlle de Noailles nous avons du mettre un terme à un début de mutinerie. Cet incident a été réglé et il ne sera pas nécessaire d’y revenir. —Pas nécessaire ? Ces hommes ont subi l’épreuve du fouet et vous me demandez de ne pas prendre en considération leur mutilation ? Quelques pouvaient

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être leurs revendications vous n’aviez aucun droit de porter atteinte à leur dignité en les humiliant de la sorte ! Après le problème d’eau, de nourriture, il vient l’alarmant problème d’abus d’autorité. Ce genre de sanction est condamnable M. de Clonard. —L’un de ces hommes a tué de sang froid le second-maître François Marie Audignon et l’enseigne François Michel Blondelas. Croyez-vous que ce genre méfait puisse rester impuni ? —Alors dites-moi où vous étiez quand les nôtres se sont faits massacrés à Samoa ? Oh lâchez-moi Aloys ! Ne puissé-je pas faire cinq mètres que vous soyez derrière moi à me dire où poser le pied ! —Vous vous égarez Mlle Noailles-Woerth. Peut-être est-il préférable que vous vous reposiez tant que le ciel se montrer clément ». Et alors notre Léonie alla s’enfermer sous la tente servant de lieu de rangement des papiers, plans et autres matériaux susceptibles de leur apporter un semblant de civilisation. Au milieu des vestiges récupérés sur l’Astrolabe, Léonie réfléchit à ce dont elle était témoin : la destruction de la coalition de groupe. Des clans commençaient à scinder le groupe des naufragés, d’une part les partisans à un départ imminent et ceux plus pragmatiques, prêts à sympathiser avec les autochtones afin de mettre toutes les chances de survie de leur côté. Derrière le pan du rideau Léonie vit le professeur de Launay d’Estrées en grande discussion avec Guillaume-Marie Gaudebert, contremaître sur l’Astrolabe et derrière eux se tenaient Jean-François Bisalion, le coq de la Boussole, Julien Hellec et M. Dagelet jamais bien loin de M. de Launay d’Estrées. « Mademoiselle me permettez-moi rentrer ? » Questionna Jean Guillaume Law de Lauriston, enseigne sur l’Astrolabe et confident du jeune médecin. Il la surprit assise sur une des caisses renfermant des outils de calcul astrologique et géologique et indécis resta à la fixer avant de parler en ces termes : « M. de Clonard a eu une conduite exemplaire et vous ne devez en rien le blâmer. Vous n’étiez pas là et

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par conséquent votre jugement se trouve être erroné. A votre place je me tiendrai à l’écart de nos préoccupations quelques soient. —Je vous aime bien M. de Lauriston. Depuis le début de l’expédition je vous trouve avenant, passionnant et toujours prêt à vous rendre service. M. de La Pérouse vous appréciait et ne manquait pas d’employer des superlatifs quand il parlait de vous. —Vraiment ? Il a toujours été ma référence en matière de tempérament et son absence nous afflige tellement ». Alors Léonie serra sa main dans la sienne avant de lui caresser la joue à la façon d’une mère pour son enfant attristé dont la peine le dévorait inexorablement. « Parce que nous sommes des orphelins, nous devons nous entraider. M. de La Pérouse aurait souhaité nous savoir uni en de telles circonstances, poursuivit-elle en le serrant dans ses bras. Un jour viendra où vous aurez un grand rôle à jouer et je me ferai une joie d’être à vos côtés ». Plus tard éclata une bagarre et un coup de couteau fut donné. Bilan de l’agitation : des tréteaux défoncés, des toiles déchirées et des yeux au beurre noir sans parler des côtes cassées. Or encouragé par les compliments de Mlle de Noailles, notre Lauriston prit les devants et donna l’ordre de mettre les responsables aux fers. « Les marins trouvent le moindre prétexte à la querelle, remarqua M. de Launay d’Estrées en tirant sur sa pipe au long manche d’ivoire. A défaut du tabac, il fumait les herbes locales dont il en disait le plus grand bien curatif. Puis il ajouta devant un auditoire composé des MM. Dagelet et Monneron : M. de Clonard en voulant faire régner la discipline ne fait qu’exciter la nature de ces hommes. —Mais qui voyez-vous à sa place ? Monti ? Il pourrait tous nous faire tuer en n’agissant que par pure égoïsme. Blondelas n’étant plus, il ne nous reste plus que M. de Vaujuas, un peu trop idéaliste à mon goût et incapable de trancher nettement toute pomme de discorde. Le jeune François Lamare quant à lui

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s’applique trop à plaire à M. de Clonard et oublie de penser par lui-même. D’Arbaud est amical mais il ne sera jamais un meneur d’hommes, trop complaisant et attaché au stoïcisme. —Il reste pourtant la seule alternative avant le chaos. Qu’en pensez-vous Aloys ? Faut-il ou non avoir confiance en cet homme ? —En supposant qu’il est une conscience je m’égarerai en pensant qu’il n’est pas aussi sage qu’on le prétend. Il a ce je-ne-sais-quoi de malhonnête. Il est possible que son ancêtre ait mis le feu à Rome après avoir entendu le discours de Néron. Quand le vent tournera, il nous plantera un couteau dans le dos sans manifester le moindre remords. Le seul à mes yeux capable de gérer ce camp reste M. Le Boutin. Il respecte l’individu avant l’uniforme et si les embarcations ne sont prévues que pour une trentaine d’âmes il nous faut compter sur cet enseigne pour nous mener à bon port ». Monneron acquiesça car d’après ses plans, l’embarcation prévue ne pouvait excéder son poids en homme au risque de chavirer à la prochaine déferlante. Si le chantier prenait forme de jour en jour, M. Monneron affirmait compter un délai supplémentaire en raison des intempéries obligeant la suspension des manœuvres d’assemblage. Et puis le bois local différé du chêne d’Europe, celui-ci n’en avait pas la même densité ; d’après Monneron, l’embarcation serait lourde à vide sans grande capacité de charge. Les calculs de résistance, le placement des couples, des lisses et des renforts occupèrent les savants attelés à cette tâche. * En ce mois de mai 1788, les vivres vinrent à manquer. Les oiseaux capturés dans les filets ne constituaient pas une source de protéines suffisantes, toutes comme les poissons disputés avec les crocodiles ne nourrissaient pas les hommes et malgré les efforts de Jean François Bisalion pour améliorer

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leur ordinaires les ventres commencèrent à crier famine. « Que nous reste-t-il Bisalion ? —Vous me demandez cela à moi. Faut le demander à votre second, M. de Monti c’est lui qui gère les provisions. Cela va faire depuis une semaine que nous sommes sur la réserve. La petite Dame dit que la fièvre décimera les plus faibles d’entre nous. Il nous faudra nous ravitailler, Monsieur ou je ne réponds plus de rien ». Alarmé par ces confessions M. de Clonard se rendit à l’infirmerie à la rencontre des invalides. Trois des hommes venaient de se faire porter pâles en plus des cinq autres récemment enregistrés. Tous manifestaient une certaine forme d’amaigrissement due à une sorte de grippe intestinale. Le chirurgien Jacques Le Cor ne voyait pas cela d’un bon œil. Les marins empestaient, leur odeur s’apparentait à celle de la viande en décomposition. Le mal semblait-il venait des baies et bien vite son attention fut détournée par l’arrivée de Mlle Noailles-Woerth. Aidée du mousse François Mordelle, Léonie leur fit boire l’un de ses breuvages distillée avec la racine à l’origine de la guérison de M. de Launay d’Estrées. « Cela les soulage, Monsieur, expliqua Mordelle en encourageant un malade à en absorber. A petite dose elle favorise l’immunité. M. de Launay d’Estrées dit qu’elle a plus de vertus qu’on lui prête et elle a notamment le pouvoir d’éloigner les moustiques. —Mademoiselle, je…Votre… votre sagesse vous honore et en des temps moins obscures vous auriez eu toutes les raisons de me haïr mais la nécessité n’a pas de loi. Nous avons pour une semaine de provisions et au-delà il nous faudra compter sur la providence ». Sans desserrer les dents, Noailles-Woerth le fixa intensément avant de sortir talonnée par M. de Clonard. Là loin des oreilles du chirurgien Le Cor et du jeune de Mordelle. « Comme je vous plains d’avoir à prendre ce genre de décisions. Le sacrifice humain est le dernier des

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plus puissant recours en cas de détresse extrême. Alors votre sollicitation n’est pas pour me rassurer ». Le camp sembla revivre. On avait allumé un grand feu et le violon de Bertrand Leisseigne se fit entendre ainsi que les tambours de Robert Marie Legal et Jean Berny ; à la flûte, Pierre Banniou et Louis Alles. Les indigènes apportèrent des cochons, de la volaille, des fruits frais en grande quantité, des tubercules ; cette procession dura de longues heures pendant lesquelles les Français crurent en la bonté divine. Or pendant une heure, Sha’ka pe fuma la pipe en compagnie de Léonie. Autour d’eux les fusiliers et les MM. De Clonard et le Boutin ne perdaient rien de leur échange. M. de Vaujuas quant à lui s’appliquait à saisir toute la phonétique. Plongée dans une sorte d’état second, Léonie Noailles-Woerth entrevit le port de Brest, sa rade et ses navires. Tout son corps plongea dans les eaux tumultueuse du pacifique, en plein cœur de la tempête. Le visage de Jean-François Galaup de La Pérouse lui apparut. Elle tendit la main pour serrer dans ses bras le regretté Fouvault de Holbach, mais tout ce qu’elle serra fut un arbre aux racines monstrueuses. Elle hoqueta avant de tomber à la renverse, prestement retenue par M. de Clonard. En cette soirée du 16 mai 1789, Léonie NoaillesWoerth prit la pleine mesure du drame. Il n’y aurait aucune issue possible à leur funeste situation et plus tôt elle l’acceptait et plus ses chances de survie iraient croissant. « Laissez-moi vous dire que vous étiez formidable ce matin. Nous vous en sommes très reconnaissants et je suis plein d’admiration pour vous, bien au-delà de votre courage, votre détermination et cette dévorante passion qui vous anime. J’ai autrefois servi sur les vaisseaux de la Compagnie des Indes, en 1774 pour défendre Mahé assiégée et… —Oui M. de La Pérouse nous a narré ce glorieux épisode. Vous aviez commandé un petit bâtiment pourvu d’un seul canon. Le roi vous aurait alors accordé une pension de 300 livres pour cette conduite

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brillante que vous auriez substituée pour la Croix de Saint Louis. L’Honneur à vos yeux à plus de mérite que les grâces pécuniaires. —Le courage distingue les hommes ; il est encore là quand la foi n’est plus. Il m’a été permis de rencontré M. de La Pérouse à bord de La Seine et à cette époque j’étais ambitieux, animé par un souci de gloire. Cette rencontre fut déterminante pour mon avenir car je compris à jamais à quel point je m’égarai. Il me manquait quelque chose et aujourd’hui je suis en mesure de l’affirmer. Il me manquait la raison, de celle qui vous oblige à réfléchir par deux fois avant de prendre une décision qui pourrait s’avérer fatale. Plus que jamais il ne me viendrait pas à l’esprit de sacrifier mes hommes d’équipage, les mettre volontairement en danger qu’il fut simple mousse ou second ; vous devez le comprendre et ainsi me pardonner mes excès d’autorité. —J’ai été volontaire, l’oubliez-vous ? » Elle le sentait distant presque imperceptible tel la vision d’un port derrière un banc de brume. Quand elle lui prit la main, il ne réagissait pas. Son âme avait-elle quitté son corps ? Léonie frissonna à cette pensée. Les hommes finiraient par tomber les uns après les autres, terrassés par l’inhospitalier asile et M. Sutton de Clonard eut raison : la foi l’avait abandonnée et un faible écho du courage tant encensé tentait une percée bien vite étouffée par la dure réalité. « Accrochez-vous Robert, murmura cette dernière sans lâcher pour autant cette main si froide. Nous n’avons plus que vous ici. Tous ces hommes ont besoin de vous pour les quitter sur cette mer déchainée. Et vous n’avez pas à vous torturer de la sorte car jusqu’à maintenant vos hommes d’équipage ont foi en vous ».

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CHAPITRE 6 ESPOIRS Le 13 décembre 1788, Nantes Césarine Drouet- Le Fur regarda à travers la fenêtre recouverte de gouttes d’eau les voitures se croiser, ralentir et repartir de plus bel vers des destinations inconnues. Depuis la dernière lettre de sa cousine Léonie et l’arrivée du bébé, Césarine ne cessait d’écrire à l’amirauté afin d’obtenir des nouvelles des frégates L’Astrolabe et La Boussole et chacune de ses tentatives se muaient en un cinglant échec. Loin de vouloir abandonner et seulement deux semaines après avoir mise au monde sa petite Léonie, Césarine rencontra Mlle Hortense de Bazin-Villeneuse en sa demeure de Nantes. « Il leur est arrivé quelque chose. Comment alors expliquer que l’on soit sans nouvelles des deux frégates de M. de la Pérouse ? » En tremblant, la main sur le front Césarine quitta la fenêtre pour se diriger vers la table où se trouvait Mlle Hortense aussi désabusée que cette dernière. « Je n’en sais rien. Mais cela ne reste-t-il pas à l’appréciation de l’Amirauté ? J’ai su en écrivant au roi qu’il tenait confidentielles certaines informations ; à savoir la destination prise par les deux frégates en vue de contrecarrer les Anglais sur leur maîtrise des océans. Or je viens d’apprendre par l’Amiral d’Entrecasteaux, ami de ma mère que M. Jean-Baptiste de Lesseps de son long retour par les terres au départ de Kamchatka a rejoint la cour de Versailles en octobre après un voyage d’un an et aurait rapporté avec lui des documents de l’expédition. Cet homme pourrait nous renseigner. —Où se tient-il à présent ? Est-il à Brest ou bien à Paris ? Lesseps ? Non ce nom ne me dit rien. Ma cousine ne m’a jamais mentionné… » Elle se tut au seul souvenir de Léonie et son teint devint blafard.

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« Avez-vous apporté les lettres ? Et à travers toute cette correspondance, rien n’aurait pu vous sauter aux yeux ? Une destination tenue secrète par exemple ? —Non. M. de Launay d’Estrées reste un homme de principes, celui-ci ne trahirait jamais sa mission et bien que ces lettres soient très techniques, elles ne révèlent rien de particulièrement excitante. Quant à celle de M. de Holbach, je dirais qu’il est plus facile de les déchiffrer car il en ressort une certaine poésie mais ce ressenti est vrai avant l’Alaska et la perte des vingt et un hommes emportés par de violents courants. Et puis survient Samoa et la mort de Fleuriot de Langle et de douze autres hommes. Il me fut éprouvant de les lire sans pleurer leur infortune. A leur retour notre devoir sera celui de les entendre du mieux possible. —Si comptez qu’ils reviennent. Je commence à trouver le temps long. Léonie n’aurait jamais du embarquer, c’était de la pure folie ! » Hortense de Bazin-Villeneuve tourna la cuillère dans sa tasse, fine porcelaine de Limoges avant de la porter à ses lèvres. Césarine était-elle la seule à souffrir dans cette histoire ? Non ! Hortense aussi déplorait la perte éventuelle de son aimé M. de Launay d’Estrées. Le regard fixant le citron noyé au fond de la tasse, Hortense se prit à penser au bonheur de Léonie de se retrouver dans l’intimité d’une telle personnalité. « Jean François Galaup de La Pérouse où êtes-vous donc ? Peut-être ont-ils croisé un banc de sirènes qui les auraient détournées de leur quête ? Il nous faut rire Césarine ou bien nous allons finir par devenir folles. —C’est ce que je deviens précisément car je l’ai encouragée à monter à bord. Dieu qu’elle est entêtée ! Oui je ris…je ris en pensant à ce pauvre M. de Holbach obligé de subir ses lubies ! Je ris parce qu’ils étaient en fin de compte très mal assortis. —Que voulez-vous dire par ils étaient ? Ils se sont fiancés puis mariés je suppose ».

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Le sourire disparut du visage de Césarine Drouet-Le Fur ; elle tenta de sourire mais Hortense n’était pas une imbécile et devina l’impensable pour elle, le choix de Léonie de renoncer à ses fiançailles pour se consacrer uniquement à sa médecine et à ces MM. De Holbach et de Launay d’Estrées. « Aurait-elle porté son choix sur quelqu’un d’autres ? Césarine il nous faut apprendre à tout partager de nos craintes, nos angoisses et nos petits secrets dits d’alcôve. Vous savez quels sentiments m’attachent à M. de Launay d’Estrées alors si vous jugez utile de me ménager ne dites rien. Qui plus est il me serait mal venu de le juger sans avoir toutes les données et sa version des faits. —C’est exact ! Je sais seulement que Léonie était un peu en froid avec son soupirant pour une réflexion qui ne lui aurait pas plus, mais ma cousine n’est pas rancunière pour un sou. —Mais frappée d’orgueil. J’avoue avoir été impressionnée par ses connaissances et sa soif d’apprentissage. De plus elle sait parler aux hommes, ce qui va sans dire la place dans une position d’égal à égal, ce que nous autres femmes ne le sommes pas. Dans un monde dit civilisée les femmes devraient avoir leur place. Mais je m’éloigne un peu du sujet. Un différend dites-vous ? Et de quelle nature ? » Césarine ne souhaitait pas répondre en sachant que cela pourrait se retourner contre elle à son retour. La prudence est bien mère de sûreté. Face à son mutisme, Mlle Hortense s’agaça et fouilla dans sa pile de lettres pour en saisir une et la déplier. « Voilà ce qu’il écrit sur votre cousine. La lettre est datée du 3 janvier 1787 lors de leur passage à Macao dans le Pacifique où ils font commerce de leur pelleterie achetée en Alaska. —Est-ce la correspondance remise à Jean-Nicolas Dufresne ? L’Amiral d’Entrecasteaux dit qu’il aurait débarqué à Macao le 1ER février 1787 pour rapporter le journal de la première partie de l’expédition. —Non. Dufresne n’est ici que depuis deux mois et je doute que le courrier ait pu le devancer quand bien

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même porté par des pigeons voyageurs, lâcha-t-elle froidement. Puissé-je vous la lire à haute voix ? Il dit ceci : « Macao ma chère est placée sous l’autorité du Portugal, c’est ainsi que nous y trouvons, accueilli avec une certaine religiosité par le gouverneur Bernardo Alexis de Lémos qui envoya un pilote maure afin de nous conduire au mouillage à Typa ». Je vous épargne tous les détails concernant leur navigation, des compatriotes croisés là-bas et les nouvelles politiques de la France pour arriver à l’essentiel : « Il y a à bord une jeune personne nommée Thomas Geoffrin, cousin de mon cher Holbach et étudiant en médecine vient d’obtenir son diplôme, ce qui fait de lui un nouveau scientifique dont il me faille vous vanter les qualités ». L’émotion la fit taire un bref instant et la main posée sur sa poitrine au niveau du cœur, Mlle Hortense laissa les larmes gonfler ses yeux. Des plus gênées, Césarine détourna la tête et concentra son attention sur les reflets de la table en merisier. « Il a pour ce Thomas Geoffrin plus d’inclinaison qu’il n’en aura jamais pour… Quand vous avez l’honnêteté de me dire que votre cousine avait embarqué sous l’identité de Thomas Geoffrin je ne pus me résoudre à la haïr. Après tout ne se disait-elle pas éprise de Pierre Foucault de Holbach ». D’un bond elle se leva pour sonner sa domestique, tout en reniflant discrètement. « J’ai été bien naïve. « Suzanne, préparer mon manteau et un parapluie. Nous sortons prendre l’air ». Silencieusement les deux femmes marchèrent suivit de Suzanne pressant le pas pour le cas ou la demoiselle Hortense de Bazin-Villeneuve décidait à se rendre sur les quais où d’énormes négriers mouillaient de partance ou de retour des colonies. L’odeur à elle seule vous dégoûtait de ce commerce ; les Nantais travaillant sur les docks n’en éprouvaient nulle gêne, les riches passants indifférents à cet infâme commerce vaquaient à leurs occupations, les plus modestes et les nécessiteux convoitaient les marchandises telles que le sucre, le cacao, l’indigo, les

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précieuses cargaisons de coton et le tabac en se demandant à combien ils trouveraient ces produits sur le marché après que le Roi les ais taxées si lourdement. « Vous le saviez n’est-ce pas ? —Je vous demande pardon ? » Sursauta Césarine Drouet-Le Fur en tentant de contrôler sa respiration. La promenade avec Hortense Bazin-Villeneuve promettait d’être orageuse. « Le comte d’Hector chargé de l’amirauté de Brest certifie que le manifeste aurait pu être changé au dernier moment par de Langle après que certains marins eurent contactés des maladies vénériennes, ce qui va sans dire note leur absence sur les deux frégates. —C’est fort possible j’en conviens. Ce genre de détails n’échappe pas à un tel homme car ce Charles Jean d’Hector suppléant du maréchal de Castrie, notre Ministre de la Marine et même s’il s’en remettait entièrement à Paul Antoine de Langle, il se puisse qu’il ait fermé les yeux sur l’identité factice du cousin de Foucault de Holbach. —Je vais écrire au maréchal pour qu’il sache de quelle façon il fut dupé ». Le sang de Césarine bouillonna dans ses veines. Retenant son souffle, elle fixa les goélettes au loin balayées par un vent d’ouest dont on discernait au loin l’arrivée imminente d’une averse. « Cela nuirait à la renommée de ces hommes, du capitaine de La Pérouse et aux Enseignes, à tous ceux qui ont contribué à cette duperie. Une femme à bord vous savez que cela est impensable ! Et il s’agit d’une expédition de grande envergure, pensez au tort que vous causerez au comte de La Pérouse alors obligé de se justifier quant à la présence de ma cousine à bord ! Songez-y Mademoiselle et ne vous hâtez pas à rédiger cette lettre ! —Votre époux jouit d’une position privilégiée à Nantes et vous êtes mère de famille, comment pouvezvous manifester une telle dévotion pour une femme aussi versatile que votre cousine ? Elle est perfide et

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manipulatrice ; elle s’est servie de mes relations personnelles pour arriver à ses fins et comment devrai-je rester calme en pensant à cette attitude des plus méprisables ! —Mademoiselle…. —S’il vous reste quelques bons sens écrivez vousmême au Ministre pour avouer les méfaits de Léonie Noailles-Woerth. —Ma cousine…le Dr Léonie Noailles-Woerth n’appréciera pas que vous régliez de ses affaires à des fins personnelles guidées par quelque sentiment apparenté à de la colère. Je vous demande de reconsidérez mon soutien justifié par la volonté de dénouer ce nœud de sac. —Vous autres les Tallec êtes charitables et dévoués à servir l’épanouissement de chacun de vos membres à défaut de l’ordre établi par la bienséance et… —Que voulez-vous dire ? Nous autres les Tallec ne vous ont jamais manqué de respect du à votre titre ! Pourquoi vous figurez que Léonie ait cherché à vous nuire ? C’est une femme passionnée, prête à se consacrer corps et âme à ce qu’elle sait faire de mieux : sauver ses semblables et comprendre le monde notamment le corps humain dans toute sa complexité. Admettez seulement qu’une personne versatile, manipulatrice et machiavélique n’aurait jamais réussi aussi loin sans qu’on l’eût remise à sa place de quelque façon qu’il soit ; admettez seulement ne pas la connaître et gardez-vous de tout commentaire délictueux visant à affaiblir ses ressources. ! —Et vous la défendriez encore si on la savait responsable de ce naufrage et cela même jusqu’au bout du monde ? Votre cousine a manifestement beaucoup de chance mais ici ou ailleurs les vents lui seront défavorables ; ils sont connus pour tourner ». Devant son bureau et à la lueur d’une faible lampe torche, Césarine Drouet-Le Fur fut affectée par la discussion entretenue avec la fiancée de M. de Launay d’Estrées. Sa belle-sœur Marie Drouet ferma le pamphlet évoquant les fresques de Marie-Antoinette.

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« Savez-vous à combien s’élèverait le montant de la garde-robe de l’Autrichienne ? Non sans vouloir vous ennuyer il y aurait là de quoi remplir les greniers de blés de la France pour les deux années à venir. Necker devrait lui soumettre une réduction des dépenses tout en lui proposant la réforme des structures de l’administration financière. Alors comment était l’entrevue avec la baronne ? —Des plus abominables, cela va sans dire. Il me faudra me rendre à Versailles avant que cette dernière ne me mettre des bâtons dans les roues. J’avoue lui en avoir trop dit et blessée dans son amour-propre elle exprime sans pudeur son mépris pour Léonie. —La garce et moi qui la croyait philanthrope ». Césarine s’essaya à un sourire et elle pensa à Lysandre lui suppliant de lui ramener Léonie. Césarine ne pouvait échouer à son obligation, celle de ramener la belle Noailles-Woerth auprès des siens. Le 15 décembre, Louis-Antoine âgé de deux ans souffrit d’un soudain excès de fièvre et on alla quérir le médecin, le Dr. Frédéric Martin. Le diagnostic fut sans appel : rougeole. Par conséquent il fallut écarter le nourrisson en l’envoyant à Brest et Marie Drouet se chargea du transport. « Je comptais envoyer ce pli au comte d’Hector mais la providence me charge de vous le faire porter en main propre. Vous savez de quelle nature il recourt alors ne me trahissez pas. Quant à ma fille…Il me tarde de la revoir plus jolie et épanouie qu’elle ne l’est actuellement. Prenez soin d’elle Marie, prenez soin d’elle. —J’y veillerai Césarine, soyez sans crainte ». Après le départ du véhicule, Césarine Drouet- Le Fur s’allongea sur son lit et fixa le plafond et se souvint du mois de juin 1785, soit deux mois avant le départ de l’Astrolabe et de la Boussole. La journée du 4 juin fut des plus agréables et les filles se rendirent sur le port en se soutenant par la taille, toutes deux vêtues de mises à la Gaulle et d’un fichu croisé sur leur poitrine. Coiffure soignée et coquet chapeau, les jolies

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demoiselles suscitaient la concupiscence auprès des Brestois se retournant sur leur passage, les saluant bien bas et leur aidant à accéder à l’accotement. Il fut difficile à Léonie de se faire remarquer du comte d’Hector et de M. de Langle devenus inséparables, passant leurs journées sur les quais à superviser les préparatifs du départ de l’expédition de la Pérouse. « Il te regarde Léonie. Tu devrais aller te présenter. Léo ! Vas le saluer te dis-je ! —Non pas ainsi et fiche mes chances de succès en l’air par ma précipitation. A force de lire mes lettres il finira par me répondre. Arrêtes de le fixer toi, cela devient grossier. Viens, on élaborera une stratégie d’approche plus tard ». Et Léonie l’entraîna loin du tumulte offert par le port. Une demi-heure plus tard, soit à dix heures vingt les cousines se tergiversaient toujours sur la façon à laquelle aborder Paul Antoine de Langle, futur capitaine de l’Astrolabe. Puis Césarine se fraya un passage vers La Taciturne, une gabare à quai empruntée par le professeur de Launay d’Estrées afin de remonter vers Brest par voie maritime. « Il est bel homme n’est-ce pas ? Il est étrange que tu ne l’ais pas mentionné lors de ta lettre et si je me souviens bien tu disais qu’il est le plus dantesque des scientifiques de l’Académie puisque la nature l’aurait fait aussi beau que doué. Moi je te garantis qu’il finira par te remarquer ». Les matelots déchargèrent les malles quand une cage attira l’attention des curieux ; un singe s’y tenait et poussait des cris et des bonds. Félicité, puisqu’il s’agissait du primate du professeur tendait sa large paume vers Léonie, s’accroupissant pour l’observer. « Méfiez-vous il mord ! —Les anthropoïdes d’Afrique équatoriale sont des animaux proches de l’humain et son mode de communication ne différent en rien de nous autres, ces lointains cousins. Les expressions faciales, sa posture, son toucher et ses mouvements tout chez ces Hominoïdes aspire au respect. En 1641, le duc d’Orange

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fut si affecté par la mort de son chimpanzé qu’il en retarda la dissection ». Médusé par ce savoir, le soigneur Marivin en resta coi et prestement se décoiffa de son couvre-chef élimé. Tout aussi intrigué, M. Foucault de Holbach décroisa les bras pour se rapprocher de la cage. « En fait ce Hominoïde provient de la Sierra Leone à ne pas confondre avec le bonobo provenant lui du bassin oriental du fleuve Congo. Nous avons capturé sa mère il y a trois ans de cela à la demande du Jardin des Plantes de Nantes et ce spécimen appartient à l’Académie des Sciences. —La Sierra Leone ? » Voyant où sa cousine voulait en venir, Césarine se précipita sur elle pour la faire taire. Car la Sierra Leone permettait aux négriers d’embarquer les esclaves vers les Colonies britanniques et françaises, au même titre que la Guinée et la Mesurage. « Nous sommes très flattées monsieur, mais il nous faut partir ! N’est-ce pas Léonie ? » Déjà notre Noailles-Woerth n’écoutait plus car à présent l’on déchargeait les lunettes astronomiques de ces MM. De Launay d’Estrées et de Foucault de Holbach. Emerveillée par les pièces d’une incomparable précision, Léonie y alla d’un commentaire. « Face à de telles lunettes, l’horloger du roi n’aura aucun mal à lire les longitudes en mer ! Puissé-je abuser en vous demandant l’identité de son concepteur ? —John Harrison apporta quelques pièces au mécanisme et mort en 1776, il ne put admirer cette œuvre dont il fut l’un des architectes. Mais à l’image de Galilée capable de construire ses propres lunettes avec un grossissement de six, puis de vingt et trente, le comte de Launay d’Estrées fit fabriquer un système optique de redressement de l’image afin d’en faire un usage marin tout autant que terrestre. Les pièces d’assemblage viennent principalement de Suisse. —James Cook et Cassini de Thury purent admirer des observations inédites, de ces phénomènes rares

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et riches en informations qui ne se produisent qu’à plus d’un siècle d’intervalle et… M. Lepaute-Dagelet prendra un plaisir certain à dresser des points de référence précis à terre en latitude avec ses tous nouveaux chronomètres. —Vous semblez bien renseignée, Mademoiselle… ? —Léonie Noailles-Woerth ! » Répondit in-petto Césarine en attrapant le bras de sa cousine perdue dans ses réflexions. Après avoir déclinée son identité, il revint vers notre Léonie pour se présenter à son tour. « Je sais qui vous êtes, monsieur et il n’y a rien que j’ignore à votre sujet pour avoir lu vos études d’astronomie et de mathématiques combinatoires. Fastidieux programme me permettant cependant de consolider l’idée que je me fais des Sciences. —Allons bon et avez-vous pour vocation de postuler à l’Académie ? —Non ma charmante cousine étudie la médecine. Des lettres elle vous en a écrites dont toutes à ce jour restent sans réponse. Ce milieu semble se maintenir clos à toutes réformes car n’envisage nullement l’introduction de Femmes savantes au sein de sa prodigieuse unité. —Exceptée si ces dernières appuient les travaux de leur époux à l’image de l’épouse Antoine-Laurent Lavoisier dont on admire la collaboration. —Mais je ne veux pas seulement traduire diverses publications et dessiner les planches illustrant les traités de chimie. Je veux pratiquer et peut-être qui sait fonder un mouvement moderne combinant si ingénieusement la médecine et la chimie. —Il vous faudra alors de solides appuis ». Léonie Noailles-Woerth se plia en une gracieuse courbette avant de le laisser pantois et séduit par cette improbable personnalité. Césarine le Tallec se retourna et sur que M. Foucault de Holbach n’en resterait pas là. Le 19 décembre 1788, lui parvint un courrier de l’amirauté et signé de la plume du duc de Castries. Une lettre informelle soulignant l’impuissance des officiers

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généraux à la renseigner. Aucun aussi dévoué soit-il ne fut en mesure de soulager et l’épouse du Cpt de La Perouse, et de toutes les petites chéries, fiancées, mères et sœurs plongées dans la plus effroyables des expectatives. Le pli se terminait ainsi : « Nous sommes saisis Madame par la confiance que vous avez su placer en nous ; la patience seule pourra avoir raison de nous et soyez que toutes nos prières vont pour les familles de ce corps expéditionnaire, ces marins aguerris et ces fiers combattants. Ainsi je vous demande de continuer à croire aux talents multiples de ces hommes envoyés par Dieu en la personne du Roi pour un message de paix au reste du monde (…) Quelque soit l’issue de cette attente, nous vous accompagnerons dans la liesse ou la douleur ; et à ce jour soyez assurée de la gratitude de nos sentiments ». La main devant la bouche, Césarine froissa le papier et la tête contre le chambranle resta de longues minutes à fixer les rues de Nantes grouillantes d’activités. Ces gens se souciaient-il du sort des deux frégates et de leur équipage ? « Oh vous êtes là Césie ! » Pierre-Louis Drouet-Le Fur privé de sa perruque traversa la pièce en trainant les pieds car depuis que leur fils portait la rougeole en lui tel un lourd fardeau, ni l’un ni l’autre ne dormait plus. Le Dr Martin parlait d’amélioration et malgré le froid régnant alentour, le petit parvenait à maintenir sa température à 37,5° sans aucun autre symptôme que ces horribles plaques cutanées. « Qu’il y a-t-il donc ? —Quelles nouvelles tenez-vous de l’Amirauté ? Toujours au même point, n’est-ce pas ? J’ai entendu dire que le maréchal de Castries a grandi à Albi d’où est originaire M. de la Pérouse et orphelin a grandi auprès de son oncle, l’archevêque d’Albi. Albi se trouve dans le Languedoc et cette région vous plaira une fois notre fils établi. —Qu’irai-je faire à Albi, loin de ma famille ? —L’épouse de M. de la Pérouse s’y trouve. A vous deux vous pourriez avoir plus de poids.

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—Plus de poids ? Ricana Césarine des plus sceptiques. Tous ignorent l’existence de Léonie ; son nom n’apparait sur aucun manifeste et le comble du comble c’est qu’en voulant bien faire j’ai contacté la mauvaise personne. Cette…petite baronne de quatre sous ne semble pas prédisposée à m’aider. Ce combat devient entêtant et bien qu’il soit un peu trop tôt pour apporter une conclusion des plus hâtives, je suis lessivée à penser qu’il me faille combattre sur plusieurs fronts. —Je suis là, vous pouvez m’en remettre à moi ; en tant qu’époux et père de vos enfants je peux vous être d’une aide précieuse ». Alors Césie lui prit les mains pour les porter à ses lèvres. Les fossettes de Pierre-Louis s’ébauchèrent, lui qui ne souriait jamais, marquant davantage ses cernes creusées par la fatigue et ses lèvres pulpeuses. Césie le trouvait moche, elle ne l’avait jamais trouvé beau mais sa bonté prévalait sur tout le reste. Bonté et grandeur d’âme. « Que feriez-vous de plus Pierre-Louis ? Saisirezvous le roi en personne en votre qualité de député d’Angers ? Ils riront aux éclats de votre aplomb, celui d’un parvenu, roi du négoce gérant aussi habilement son commerce que son ménage. Trop libéraux ces Tallec, diront-ils en gloussant derrière leur arrogance. Pas étonnant que leur fille et nièce connaissent pareil destin ! Nous n’avons pas été bercées dans les belles soies et jamais nous n’avons éprouvé quelques dégoûts à lire les œuvres des abolitionnistes tels que Wilberforce, Hannah More et tous les autres osant s’insurger contre cette nauséabonde société, parce que c’est bien ce qu’elle est, putride et indigeste ! Il nous faudrait encore deux cent ans pour abolir certains privilèges pour que nous obtenions quelques considérations. Et quand vous m’avez demandé de vous épouser, j’ai accepté pour la seule raison que vous étiez le seul à encenser l’audace de Léonie sans même la connaitre. Et c’est votre affection pour elle qui m’a fait vous aimer. Il en aurait été autrement si vous l’aviez blâmée d’être si peu conforme.

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—Je ne suis pas là pour cela. Juger et condamner, cela est seule prérogative du Tout-Puissant ». A cette évocation de la religion, notre Césarine tourna la tête. Rester à Nantes ne changerait rien à son grandissant malaise et sa décision fut prise peu après le décès de son fils succombant à la maladie à la date du 22 décembre. A la veille du 25 décembre 1788, une lourde voiture vint la chercher pour les côtes du Finistère. Le vent froid gonfla sa noire chevelure avança sur le littoral sans exprimer la moindre émotion. Césarine fixa l’horizon sans même remarquer l’eau léchant ses souliers, cherchant à pénétrer la chair par l’extérieur. En fermant les yeux, elle revit Léonie marchant à vive allure, le panier à crabes jeté par-dessus son épaule. « Dépêches-toi Césie ! Pourquoi es-tu toujours aussi lente ? Même trépassée les crabes ne voudront de ton cadavre, la chaire est trop molle et par ici les crustacés et mouettes sont habitués à mieux. —Tu peux parler toi, tu ne portes rien ! » Sans plus se soucier d’elle notre Léonie grimpa la falaise pour accéder à la pointe où se tenait un vieil édifice en ruine : son observatoire. Parvenue en haut de la falaise, Léonie se tourna une dernière fois avant de disparaître pour de bon. « Quand je mourrai, je veux être enterrée ici, fit remarquer la petite Noailles-Woerth en allumant une bougie. Il y a tout le confort qu’il faille pour mourir en paix à la façon des pharaons. Tu sais qu’ils mourraient avec tous leurs trésors, ceux-ci devaient les accompagner jusqu’en leur nouvelle demeure et je suppose que ce concept a du faire bien des heureux parmi les pilleurs de tombe. —Je ne voudrais vraiment pas savoir ce qui se passe dans ta tête quand tu n’es pas à disséquer des animaux pour le compte de la médecine. Tu devrais cesser de lire ces tas de bouquins poussiéreux et qui plus est écrits par des hommes qui ne comprennent rien à la matrice de ce monde. Tu devrais enfin penser par toi-même et tu comprendras que les hommes sont bien loin du compte.

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—Tu as envie de me donner des leçons de vie aujourd’hui. Charité bien ordonnée commence par soimême. Si l’on me donne du Monsieur ce n’est pas parce que j’adopte leurs manières mais bien parce que j’exerce une profession qui leur est réservée. —Tu finis par perdre ton identité. Tu fumes, tu craches, tu jures et tu rotes. De dos l’on te prend vraiment pour un homme, légèrement efféminé mais un homme tout de même. Cultiver cette ambiguïté t’excite au plus haut point mais ce n’est pas sain. —Sain ? Et qu’est-ce qui doit l’être selon toi ? Il me faudrait alors me vêtir comme une femme fréquenté le fils d’un juge de Brest assez arrogant mais fortuné pour me faire respecter de mes pairs ; et puis je devrais lire un peu moins d’essais scientifiques quand tu es à me bassiner avec ton Voltaire ! —Et bien oui, tu pourrais commencer par cela ! —A quoi ressemblerait le monde ma chère Césie si tout le monde singeait tout le monde ? » Et notre Léonie s’alluma une pipe en ivoire sous le regard déconfit de sa cousine aux boucles souples et soignées. Adossée au milieu des coussins, Léonie recracha la fumée par ses narines et le bras mollement posé sur son genou relevé, elle fixait de ses grands yeux lumineux celle qui en jour la critiquait si injustement. « Que tu es amère ! On ne peut jamais avoir une discussion sensée avec toi car tu tournes tout à la dérision. C’est ta première nature et la seconde serait de tout dénigrer. Et quelle arrogance d’oser affirmer que cette société ne t’est pas adaptée ! —Donnes-moi le courrier ». Un amas de plis non lus lui fut tendu et parmi eux, une lettre retenait son attention. Elle la décacheta, lisant là la réponse du scientifique Aloys de Launay d’Estrées. « Que dit-elle celle-là ? N’en as-tu pas assez d’harceler ce pauvre homme de ton fanatisme ? Filesmoi ta pipe…Bah, le tabac est immonde ! Comment peux-tu fumer cette bouse séchée ?

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—Le professeur est un âne bâté sous l’influence de l’Académie des sciences. Ecoutes un peu ce qu’il raconte (…) prenant connaissance de votre faveur mais ni mon rang et ni ma fonction ne pourront servir au mieux vos intérêts. Un ramassis de mensonges quand on sait quel pouvoir il exerce sur ses semblables. Ce n’est pas fini, écoutes ça : je m’incline à penser que votre jeune âge et votre manque d’expériences sont la cause de votre audace… » Le papier fut réduit en boule. « Je sais à quoi tu penses. Sois aimable de ne pas l’exprimer. Cet homme est mon alter-égo et il dégage un tel charisme que toutes les demoiselles du royaume auraient à craindre pour leur vertu. —Et tu aimerais qu’il te remarque, toi la travestie. Il ignore que tu possède son portrait sous ton oreiller et la première pensée tenue à ton réveil est bien pour lui. Mais qu’a-t-il fait pour attirer ton adoration ? Sa famille vend des nègres pour le compte des colonies et n’importe quel abolitionniste en serait écœuré. Pourtant toi cela ne te touche pas. Il devient compliqué de te cerner ». La tête entre les genoux, Léonie se perdit dans ses pensées. A l’extérieur le vent cognait contre la porte et Césie se rapprocha d’elle pour déposer un long baiser sur la joue de la petite Noailles-Woerth, puis le baiser glissa de la joue au menton et du menton à ses lèvres. « Maman dit que je devrais suivre ton exemple. M’émanciper de ce carcan dont nous autres femmes sommes prisonnières. Me reprocherait-elle d’être trop conventionnelle ? —Non, tu es parfaite comme tu es. —Je n’en suis pas si sûre. As-tu toujours ton whisky ? Sers m’en un verre, j’ai soif. Ensuite nous trinquerons à notre succès ou bien à notre infortune». Blanche le Tallec ouvrit la porte à sa fille et la serra dans ses bras en pleurant la mort de son petit-fils. Les pattes d’oie autour des yeux, Blanche tenta un sourire avant d’annoncer sa fille et son gendre à l’assemblée

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de notables de Brest. Une fois seule, la mère saisit les mains de sa fille dans les siennes. « J’ai personnellement écrit à cet Entrecasteaux comme me l’a suggéré ton époux et plus que jamais à l’écoute de tes revendications. Personne ne semble être en mesure de nous informer du sort de La Pérouse et de ses hommes. Mais nous devons continuer de croire en leur salut. C’est un grand homme qui jamais ne mettre en péril son équipage. —C’est exact mère. Ne mettons pas en doute les compétences et le savoir-être de cet homme ». La porte s’ouvrit sur Lysandre portant le deuil de façon très coquette. De la dentelle de Calais soulignait son costume ; une mise de Gaulle comme la reine Marie-Antoinette avait si bien mis à la mode. Le visage lui conférait des airs de dame de cour et malgré son jeune âge elle gagnait en assurance et en autorité. « Maman dit que tu resteras ici pour une période indéterminée et c’est une bonne chose. L’année prochaine j’étudierai à Nantes chez les pères Jésuites et j’en suis terriblement animée. Etudier voilà une chose qui m’est impossible d’imaginer. —Oui sous certaines conditions ceci dit. Lysandre laisses-nous s’il te plait. Tu t’agites tellement qu’il nous est difficile de nous entendre. Cette petite est à la jeunesse ce qu’est l’ivresse à l’alcool. Un doux moment d’euphorie à exprimer sans retenue ». Césie savait que Blanche de Tallec appréciait les ambitieuses, les femmes d’esprit capable de briller en société non pas par leur statut social mais bien par leur intellect. Au coin du feu, les enfants attendaient la naissance du Christ en ayant installé une ravissante crèche composée de santons de bois peints en mille couleurs. Léonie en avait peint certains sous le regard émerveillé des petits. Un baiser ramena Césie à la réalité. « Je suis heureuse que tu sois ici. Nous ne pouvions continuer à nous ignorer alors que nous ne sommes qu’à quelques kilomètres l’une de l’autre. —Des centaines de kilomètres tu veux dire. La route pour moi fut une épreuve et je n’ose à peine imaginer

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ce qu’endura notre petite Léonie. Cette idée de l’éloigner de nous fut absurde. —Mais elle se porte comme un charme. L’air de Brest lui est bien plus favorable que les miasmes tropicaux de tous ces négriers de retour des iles. —Que reprochez-vous à cette ville, mère ? Et à ce choix de mariage ? Epouser Pierre-Louis était la meilleure chose qui puisse m’arriver et… —Je n’en doute pas une seule seconde ». Pour l’apaise elle lui caressa la joue mais Césie sans se démonter pour autant poursuivit sur le même ton. « Vous ne l’appréciez pas. Trop bourgeois ! Il aurait fallu pour vous plaire que je courtise un de Launay d’Estrées ou un Foucault de Holbach. —Mais d’où te vient cette amertume ma chérie ? Aije une seule fois mentionné une telle désillusion ou bien aurai-je exprimé un sentiment bien différent de ma pensée ? —Je sais depuis toujours que votre préférence se porte sur Léonie et quand bien même je lui ressemblerais je n’obtiendrai qu’un faible pourcentage de votre estime. —Léonie nous est arrivée malheureuse d’avoir perdu ses parents. Etait-ce juste de lui donner tout notre amour ? Suis-je donc à blâmer pour lui avoir ouvert mon cœur ? Sa mère fit scandale en épousant un roturier. Son propre père ne lui a jamais pardonné cet odieux méfait et…vivre loin de ses parents est un châtiment bien cruel mais de son vivant elle ne s’est jamais plainte. Une femme atypique que toutes devraient imiter par son aplomb et sa détermination. Toutes sans exception ! —Et votre frère son époux n’avait aucune honte à l’exhiber tel un petit singe savant. Ils ont vécu chichement en brûlant la chandelle par les deux bouts et n’ont laissé que des dettes à leur propre fille. N’avaient-ils l’un et l’autre aucune morale ? Aucun bon sens ? —Tu dois être fatiguée, lança-t-elle en se levant. Te reposer avant le souper te ferait le plus grand bien et c’est précisément ce que moi-même je vais faire ».

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Dans la chambre de Léonie, Césie s’assit sur le rebord du lit portant tout contre son sein une poupée ayant appartenu à la petite Noailles-Woerth. Rien n’avait bougé dans la pièce et allongée sur l’édredon de plumes, Césie ferma les yeux pour se revoir quelques mois auparavant allongée près de sa charmante cousine… « Crois-tu que je plaise aux hommes ? Il y a-t-il en moi quelque chose qui un jour puisse les retenir ? —Non absolument rien ». Et Césie se retourna afin d’étudier de nouveau le bracelet offert par le jeune Pierre-Louis Drouet-le Fur ; ce dernier la courtisait secrètement car n’ayant ni fortune ni nom associé à quelques succès il pensait n’avoir aucune chance de ravir le cœur de la belle. Le bracelet au-dessus de son visage scintillait de mille feux dont les reflets illuminaient le teint albâtre de notre Césarine. « Tu es sérieuse ? Regardes-moi bien…Alors ? —Non je ne vois rien. Et il faudrait être aveugle pour t’embrasser. Je ne dis pas qu’un baiser te transformerait en jolie princesse mais si l’on doit faire ton portrait je dirai que…tu manques cruellement de charmes. Pas assez de gorge, un petit nez en trompette et des lèvres trop pleines. C’est vulgaire et cela n’encourage nul homme à te conter fleurette. Et puis tu es trop grande pour ton âge et ton sexe. De loin on te prêterait une origine équestre, pinça-t-elle en agissant son éventail qu’ensuite elle referma d’un claquement sec. Tu fais vraiment très godiche dans une robe. A croire que l’on te grise pour le carnaval de Venise. —Cette perruque est pourtant ce qu’il se fait de mieux à Paris. Charlotte me l’a vendue comme telle et je m’étais presque convaincue du résultat jusqu’à ce que tu me fasses passer pour un personnage de Marivaux. Comment dois-je apparaître alors ? » Césarine l’a fit tourner sur elle-même l’air dubitatif puis ôta la perruque et le bonnet dans le seul but d’ébouriffer sa soyeuse chevelure.

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« Tu n’as nul besoin de tous ces artifices. Je gonflerai tes cheveux au fer et y saupoudrai de la poudre ici et là. Rien de vraiment Versaillais. Si tu veux plaire à ton Launay d’Estrées tu dois d’abord te plaire à toi-même. C’est un homme lassé de la cour, des mondaines et qui n’aspire qu’à une existence des plus naturelles ; un cadre proche de celui décrit par Bernardin de Saint Pierre avec son Paul et Virginie. Ce degré de spontanéité ne peut-être atteint que par une excellente étude de soi et là-dessus tu as du travail ». A la date du 15 janvier 1789, un messager à cheval traversa Brest pris sous la neige. Il se jeta hors de selle pour monter l’escalier de service quatre-àquatre et tout recouvert de flocons tendre une missive à Blanche le Tallec. « Cette lettre nous vient de Versailles où ce Lesseps ébranle les consciences. Antoinette, ouvrez les rideaux que ma fille puisse lire ! Ton époux est bien plus matinal que toi car de bonnes heures il a fui en emportant avec lui tout le bon sens qui lui reste. Allez, debout ma colombe ! —Quel jour sommes-nous ? Ai-je dormi si longtemps que je ne me souvienne plus de rien ? M’avez-vous donc droguée ? Faites moi la lecture mère, je suis comme aveugle face à tous ces caractères qui noircissent toutes ces pages. Alors que raconte ce Lesseps ? » Son attention se porta sur la fenêtre ; on frappa à la porte et apparut Léonie. Nous étions en 1785 et en bas et culotte de satin, l’étudiante en médecine, travestie pour l’occasion arriva une chemise de cuir sous le bras. Derrière elle, la femme de chambre Sidonie courant ouvrir les rideaux/ « Allez marmotte, debout ! Il nous faut sortir, pour une fois qu’il ne pleut pas. Profitons-en ! —Je ne veux pas. J’ai dansé toute la nuit et ce matin je dors. Prends-les petits avec toi et laisses-moi à mes rêves s’il te plait. Mais, que fais-tu Léo ? Arrêtes cela veux-tu ! En tirant sur son drap. Sors de cette chambre Léonie !

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—Sinon quoi ? Avec qui as-tu dansé hier ? Avec le tout Brest ou bien as-tu réservé toutes tes danses à ce Fouquier ? Il faut que je descende à l’Amirauté et tu dois m’accompagner, cela ne nous prendra qu’une petite heure, alors debout et prépares-toi ! » Et la voiture les déposa devant le bâtiment de l’Amirauté et les filles y sortirent en gloussant, l’une tenant son tricorne et l’autre ses multiples jupons. A la fenêtre de l’Amiral d’Entrecasteaux, le professeur Foucault de Holbach s’entretenait avec le grand Amiral, les MM. le marquis de Castries et Paul Antoine de Langle, nommé Commandant en second et capitaine de l’Astrolabe ; bien entendu il fallait avoir ses entrées pour pouvoir accéder aux bureaux supérieurs du château de Brest face à la Tour de la Motte-Tanguy située au dessus du port militaire. Foucault de Holbach quitta la fenêtre, les mains derrière le dos et le rictus au coin des lèvres. « Le Comte Aloys de Launay d’Estrées refuse de voir son nom apparaitre sur le manifeste des passagers car tant qu’il n’aura pas publié son dernier ouvrage il craint à juste titre devoir mentionner le nom des hommes de sciences tels que les MM. Dagelet, Monneron, Lamanon et confrères. —C’est absurde. Devrons-nous céder à toutes les exigences de ces Messieurs ! Le Roi va demander à consulter la liste des passagers et ce genre d’entorse au règlement ne peut trouver satisfaction aux lubies du comte ! Avec tout le respect que je lui dois sa requête est rejetée. Autre chose M. de Holbach ? —Si je peux intervenir au nom du professeur de Launay d’Estrées, je dirais qu’il pourrait être utile à cette expédition si l’on considère ses derniers travaux, ajouta M. de Langle en tentant un sourire. Il est discret et efficace dans ses travaux nous l’avons eu à notre bord pendant la Révolution américaine lors de l’expédition de l’Hudson Bay. Les membres de l’équipage de l’Expériment n’ont jamais eu à se plaindre de ses lubies, ni eux ni mon état-major. Il a fait preuve de bravoure et de bien plus face à la flotte britannique.

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—Je le conçois M. Fleuriot de Langle mais le Marquis de Castries ne me contredira pas en soulignant le fait que notre sélection est dorénavant close et si nous devions ajouter un illustre scientifique à notre liste, notre choix s’arrêterait sur vous, M. de Holbach car trois hommes vous ont recommandé au Roi et à M. Galaup de La Pérouse. Par conséquent il n’y a plus rien à ajouter là-dessus. Etait-ce là votre seule requête ? » Foucault de Holbach interrogea Paul Antoine de Langle qui lui glissa un regard complice à Charles Eugène de la Croix, dit le Marquis de Castries, leur ministre de la Marine. Ce dernier hocha la tête et alors Foucault de Holbach se racla la gorge. « Aurai-je à subir l’aval d’une commission si j’acceptais de monter à bord d’une de ces frégates ? Si j’acceptai votre offre, il serait alors judicieux d’envoyer un courrier officiel à mon confrère l’invitant à se joindre à l’expédition de M. de la Pérouse. Il n’est pas homme susceptible qui se trouverait vexé de passer en seconde place aux yeux d’une délégation aussi puissante que notre Amirauté appuyé par le Ministère de la Marine. —Oui nous pourrions envisager la question. Qu’en pensez-vous M. le Marquis ? » L’officier au nez busqué et aux bajoues épaisses opina du chef, faisant couiner le bois de sa chaise. Ce géant au regard tombant étudia Foucault de Holbach plus attentivement. « Cette expédition attise bien des appétences, faire naître des vocations et nos choix tentent à blesser toute la France. Pas plus tard qu’hier j’ai soupé avec des gens charmants dont les fils, de brillants gentilshommes auraient fait la gloire de notre royaume en rejoignant M. de Langle et M. de la Pérouse. Or par jour nous recevons une vingtaine de courriers vantant la personnalité de tel marin, étudiant en sciences, diplomates auprès des Ambassades étrangères, membres de l’Académie des Sciences, de jeunes soldats soucieux de défendre les intérêts du Roi et j’en passe. Or des hommes comme le comte de Launay d’Estrées n’ont pas fait l’objet d’une

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quelconque attention de la part du Roi, de l’Amirauté et du Ministère. —Son caractère semble incompatible avec celle de nombreux scientifiques, non pas qu’ils ne puissent s’entendre sur certains sujets mais bien parce que votre comte est…ennemi du Roi et ses idées politiques lui ont valu la mésentente du Ministre des Finances, Charles Alexandre de Calonne et notre Garde des sceaux, Armand Thomas Hue de Miromesnil. Un tel comportement ne peut être digne d’un homme de sa condition et que l’on dit être attaché à de grands principes dont on ne peut se défaire par pure provocation. —N’en faites pas une affaire personnelle, railla M. de Langle en sniffant son tabac d’un calme olympien. Les idées politiques du comte ne devraient corrompre une âme aussi impartiale que la vôtre. Le professeur de Holbach a raison ; il vous faudra être plus délicat si vous voulez un jour vous voir saluer bien bas par un homme qui montre plus d’égard à un singe qu’à ses condisciples ». Le valet arriva, glissa un mot à l’oreille de notre contre-amiral d’Entrecasteaux ; il prit congé de son petit groupe et le Ministre de la Marine se leva pour leur apporter un verre de Cognac. « J’entends ne pas en rester là, notre Amiral a des idées bien arrêtées mais il changera d’avis si l’un ou l’autre, ou mieux encore, vous deux vous portiez garants de la loyauté de M. de Launay d’Estrées pour le Roi et par extension au Royaume de France. En Amérique lorsque les canons de l’Astrée ont tiré sur la flotte anglaise, il est important de mentionner que dans les cales de ce navire s’entassaient les amérindiens et éclaireurs des anglais et cet acte de guerre aurait pu passer pour de la félonie si vous n’étiez intervenu en sa faveur. —Ces indiens allaient mourir. C’était là le sort que nous leur réservions et il a agi en toute âme et conscience. S’il est un félon alors j’en suis également un car ce vaisseau était le mien et je l’ai autorisé à monter à bord avec ces rescapés en grande partie

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des enfants et des mères. C’est un Humaniste que vous jugez et…l’un de mes amis les plus fidèles ». Nerveuses les cousines s’impatientaient dans le couloir poussiéreux, aux pierres remontant du Moyenâge, les rares tentures murales apportaient un peu de chaleur et Césie éclata de rire en revenant sur ses pieds. « Il est encore temps de faire demi-tour Léonie, je t’en conjure ! Nous pourrions nous réjouir de tas d’autres choses mais pas celle de duper l’Amirauté et nous serons la risée de tout Brest si tu t’acharnes à vouloir ridiculiser ces hommes ! —Je vois, tu ne fais plus aucun cas de ma résolution ; celle de voguer au-delà de la rade et aspirer à autre chose que des dissections. Tu devrais te réjouir pour moi et cesser de te lamenter quant en honneur restera intègre quelque soit l’issue de ma démarche ». La porte s’ouvrit sur l’Amiral d’Entrecasteaux, le tricorne sur sa perruque poivre-sel et les épaules recouvertes d’une cape bleue-marine ; il avança vers les deux cousines et son regard s’arrêta sur Léonie Noailles-Woerth. « Monsieur d’Entrecasteaux, permettez-moi de me présenter, Léonie Noailles-Woerth et voici ma cousine, Césarine le Tallec. Qu’il est aimable à vous de nous recevoir et je n’ai pas les mots justes pour vous exprimer mon exaltation. Oh, j’ai là une lettre de M. Foucault de Holbach…il y est dit que je peux vous être d’une grande utilité dans l’expédition de M. de la Pérouse. —Le professeur Foucault de Holbach, vous dites ? Il est actuellement ici et je doute qu’un tel homme s’abaisse à pareilles ignominies. Les femmes ne sont pas admises sur les vaisseaux de sa Majesté, le Roi Louis XVI, ni aujourd’hui ni demain. Vous perdez votre temps et le mien, Mademoiselle Noailles-Woerth. —Ma cousine est médecin ! —Vraiment ? Elle pourrait être la Princesse de Provence que le problème serait le même. L’équipage est au complet et les savants rejoindront Brest par

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diligence du 12 au 30 juin et épargnerez-vous cette correspondance bien inutile quant nos préoccupations se tournent vers des objectifs plus concrets. Je ne vais pas vous retenir plus longtemps… —Vous avez demandé une mise en retraite au roi en évoquant des histoires de famille, mais ce dernier connait vos qualités indéniables dans ce qui est de l’organisation des ports et des arsenaux. C’est pourquoi il est possible qu’il vous envoie dans l’océan indien en vous donnant le commandement de la Résolution. Ce poste de gouverneur vous assurera une confortable retraite et les honneurs dus à votre fonction. —Comment savez-vous tout cela ? Qui a eu l’audace de divulguer ce genre d’informations ? —Je n’ai pas retenu son nom et cela est sans importance. Mais pour être franc avec vous, disons qu’il me reste de la famille dans l’entourage du Roi et qu’il serait judicieux pour vous de ne pas confier de tels secrets d’alcôve à l’élégante tenant salon à Paris, votre épouse serait la première à s’écrier du choix de vos loisirs et votre carrière prendrait une direction pour le moins inattendue. —Je vois. Alors il me faille négocier avec l’ennemi. Et si votre silence a un prix, il ne pourra être question de vous laissez embarquer sur les gabares du Roi. Si vous êtes assez brillante pour faire des études de médecine, vous devriez l’être pour vous montrer lucide et retourner à vos emplois ».

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CHAPITRE 7 Césie déposa des fleurs sur la tombe vide de sa cousine. La lettre de Lesseps n’annonçait rien de bon. On était sans nouvelles de la Pérouse et Louis XVI devait agir au plus vite : envoyer une expédition pour tenter de retrouver l’Astrolabe et la Boussole en tenant compte des routes prises sur les voies de navigation connues depuis les voyages de James Cook. Prise de nausée, elle fondit en larmes en pensant à son fils Louis-Antoine partit à la date du 22 décembre 1788. Il reposait près de sa grande-cousine Léonie Noailles-Woerth et terrifiée de perdre le monde dans lequel elle évoluait, Césie s’accrochait à quelque espoir de retrouver Léonie en vie. Si on lui prenait cet espoir, elle ne survivrait pas. Pierre-Louis Drouet-le Fur le savait et respectait ses longs silences tout son combat pour obtenir des informations. Là dans ce cimetière, il n’osait l’aborder soucieux de l’ennui que susciterait sa présence près de son épouse. M. Jean-Baptiste Berhélemy de Lesseps dont la sœur Lise de Lesseps venait de se marier à Louis Maurice Taupin de Magnitot écrivit à Drouet-le Fur pour le solliciter face à une requête personnelle et il n’y eut pas de meilleure opportunité pour sensibiliser le frère de cette dernière au problème des Brestois. « Evidement, elle ne sera pas insensible ! Son frère a échappé à ce drame et elle fera tout ce qui est en son pouvoir pour rassurer les mères et petites amies des marins, hommes de sciences et d’équipage qui ont pris part à cette expédition et…je ne veux plus en parler. Tout cela ne mène à rien et j’ai vraiment besoin de me reposer ». Césie s’écroula dans son fauteuil, la tête dans les mains et arc-boutée devant la fenêtre aux volets clos, elle laissa libre court à son chagrin. Impuissant Pierre-Louis lui caressa les épaules et disparut au moment où Blanche le Tallec apparut. « Que se passe-t-il ma petite chérie ? Il te faut pleurer si tu en éprouves l’envie. Elle caressa la tête de sa fille posée sur ses cuisses. Ta sœur Lysandre

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souhaite partir quelques jours à Paris et j’ai pensé que tu pourrais l’accompagner. Tu as besoin de changer d’air et ton époux approuve. —Maman je suis encore capable de prendre une décision seule. Je vais m’allonger un peu ». Blanche le Tallec trouvait sa fille subitement vieillie, de profonds cernes barraient ses joues et son regard n’exprimait plus aucune expression ; joues creuses, teint blafard Césie effrayait par son aspect cadavérique et Lysandre la crut morte quand elle lui apporta sa soupe. « Qu’est-ce que tu fais ? —Oh Dieu soit loué, je croyais que…que tu avais trépassé. Césie, tu m’as faite peur ! Veux-tu que je te fasse un peu de lecture ? Paul et Virginie par notre Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre. « Tout l’équipage se précipitait en foule à la mer, sur des vergues, des planches, des cages à poule, des tables, et des tonneaux ». Euh je ne suis pas sûre de vouloir continuer. —Pourquoi ? Tu t’es si gentiment proposée. Ce n’est qu’un livre, pas un fait divers. Tout le monde sait qu’à la fin les héros meurent et cela finalement les rend plus humain. Continues je te prie ». Et la tête dans le creux de son bras, se perdit dans la vision de Léonie lui lisant Bernardin de Saint-Pierre avec plus de théâtralité. Debout au milieu de la pièce, le tricorne sur la tête et le sabre pendant sur les hanches, Léonie en culotte brandissait son livre sous le regard charmé des petits. « On vit alors un objet digne d’une éternelle pitié : une jeune demoiselle parut dans la galerie de la poupe du Saint-Géran. C’était Virginie. Tous les matelots s’étaient jetés à la mer. Il n’en restait plus qu’un sous le pont, qui était tout nu et nerveux comme Hercule ». Briac éclata de rire et caché derrière sa main, Aubin ne menait pas large. Seules écoutées Lysandre et Césie —cette dernière occupée à brosser les cheveux blonds de sa benjamine allongée sur le ventre. « Il s’approche de Virginie avec respect : nous vîmes se jeter à ses genoux, et s’efforcer de lui ôter

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ses vêtements ; mais elle, le repoussant avec dignité, détourna de lui sa vue… » Dois-je continuer ? Alors taisez-vous un peu, je vous prie messieurs. « Dans ce moment une montagne d’eau d’une effroyable grandeur s’avança en rugissant vers le vaisseau. A cette terrible vue le matelot s’élança seul à la mer ; et Virginie parut un ange qui prend son vol vers les cieux ». *

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CHAPITRE 8 Année 1805, Angoulême et Paris. Le maître Jocelyn Grasset fut convié à se rendre à l’Hôpital de la Salpêtrière où le cas d’une criminelle requérait son attention. On avait traité son cas, celui de la démence et la pauvre malheureuse allait être condamnée à l’exécution capitale. Grasset avait servi sous le Directoire sous l’ombre du grand Sieyès et vit naître le Consulat et la personnalité de Napoléon Bonaparte. Il se rendit en Egypte lors de la campagne de ce dernier et il revint fort enrichi de cette expérience ; il fut tout naturel de le voir siéger dans la magistrature après sa victorieuse campagne d’Italie, sous la tutelle de Barras et les chaudes recommandations de Bonaparte quant à son sens aigu du devoir. Depuis Napoléon fit beaucoup parler de lui, notamment pendant cette Troisième coalition. Ce qu’il vit l’atterra : toutes ces malades enfermées dans une salle exigüe laissées sans soin malgré les efforts des aides-malades ; le jeune Grasset notera dans son journal : « Dieu a fait les Hommes de nature faible et belliqueuse et ce que je devais trouver ici ne devait être que la succursale des Enfers, à proprement dire ; des femmes livrées à elles-mêmes déambulant tels des spectres, baragouinant quelques propos infâmes dont l’esprit les plus sensibles se signeraient devant pareilles horreurs (…) je jurais à moi-même de ne plus jamais y mettre les pieds ». Grasset restait un de ses hommes sensibles, fin orateur se disputant la raison avec les plus bigots des citoyens de l’Empire condamnant si justement l’esclavage, les conscriptions et les affres de la guerre quand ces dernières ne s’en trouvèrent pas justifiées. Un cortège de religieuses dont sœur Eulalie le précédèrent dans le couloir, marchant à pas feutrés afin de ne pas troubler la folie de leurs résidantes à l’esprit bien troublé ; aucune d’elle n’avait entendu les exploits du jeune M. Grasset mais toutes se disaient prêtes à se soulager du fardeau de leur pensionnaire, citée comme étant Mme M. « Silencieuses nonnes à la

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gloire de Dieu, pensa Grasset en avançant dans ce dédale sombre de l’hôpital, que pourrions-nous sans Dieu à nos côtés ? » Et comme l’ayant entendu sœur Eulalie se retourna vers lui : « Dieu habite ses murs, mais semble avoir abandonné ses enfants. Personne ne vous reprochera de renoncer à ce combat car Dieu seul expiera ses fautes ». Un tout de clef plus tard, M. Grasset pénétra une cellule —probablement la plus sinistre de cet hôpital n’offrant qu’une ridicule fenêtre, ou devrais-je dire orifice condamnée par des barreaux ; un lit et une chaise, voilà le seul luxe auquel avait droit les malades de cet établissement— et il vit la femme hirsute, au regard hagard fixant un coin de mur. « Nous ne pouvons plus rien Monsieur, le Malin a fait son œuvre, lança sœur Catherine en refermant bien vite la porte de cet antre du démon. Plus rien d’elle… » Et M. Grasset avança prudemment, étudiant la démente avant de tenter une approche, la plus courtoise qu’une condamnée puisse espérer avant sa sentence. « Madame ? Madame ! Mon nom est Jocelyn Grasset et je suis mandaté par le Consulat pour toutes les affaires relevant du Cabinet des Affaires Internes. Madame ? (il agita sa main devant son visage sans rien obtenir d’elle que le silence glacé et peu ordinaire dont il n’eut jamais avoir à faire). Je suis donc attaché au Tribunal Criminel et le Code civil étend ma prérogative jusque dans les Hôpitaux et tout autre bâtiment relevant de ma juridiction. Le Préfet de Paris me charge donc de traiter votre cas avec la plus grande des parcimonies avant de… —M’exécuter, répondit l’étrangère sans cesser de fixer le mur. Je sais pour quelle raison vous êtes ici Maître Grasset, alors finissons-en au plus vite ! » Il la dévisagea avant de traîner la chaise près du lit, ôter son frac et poser sa sacoche à ses pieds pour en extraire des documents rédigés de la plume du Préfet, du Sous-préfet et du maire. « Vous avez le droit à un recours en cassation, signée de la main de l’Empereur à la demande de notre

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Préfet. Les médecins qui se sont penchés sur votre cas sont unanimes pour dire qu’il faut plaider en votre faveur. —Ah ah, ah ! Je suis une criminelle. J’ai tué de sang froid cet homme. Vous avez mes aveux complets. Épargnez-moi cette peine qu’un procès long et couteux. Vous seriez bien plus utiles aux Affaires Internes de l’Empire ! —Si vous le dites. Le Concordat a rendu à la France ses églises, ses évêques et ses curés. Nous connaissons depuis 1801, une paix religieuse qui permet aux criminels de se repentir et il faut voir en cela une nouvelle identité nationale dont je suis le porte-parole dans cette France qui fut maltraitée et qui a fut mourir ses fils les plus méritants au nom d’une liberté bien mal acquise. —Etes-vous royaliste, Monsieur ? —Ma patrie est la France ; j’ai perdu tant en me battant pour elle et contre elle. N’est-ce point également la raison pour laquelle vous vous tenez là Madame ? Cet homme a qui vous avez ôta la vie restera un martyr de plus à cette Révolution dont le souvenir de la Terreur écorche encore nos âmes et nos cœurs. Comment vous appelez-vous ? —Madame M, répondit la criminelle sans sourciller. Grasset la trouva jolie, énigmatique et si jolie avec ses cheveux noirs couvrant son front. Elle avait la grâce d’un cygne et que dire de ses lèvres pulpeuses et rondes, son nez droit et ses longs cils. Il la dévisagea plus en détail au point de s’approprier ce visage, le figer à jamais dans son esprit ; il n’était là que pour accomplir son devoir et il le prendrait en cœur de le conduire à la victoire ayant pour figure de proue cette énigmatique beauté sortie du néant pour assoir son pouvoir sur le cœur des hommes inflexibles. —Votre vrai nom quel est-il ? —Léonie, murmura-t-elle après un long moment de réflexion. —Léonie comment ? Je dois rédiger ceci à titre informatif et ce que nous échangeons à ce jour restera confidentiel. J’ai traité des cas similaires aux

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vôtres, des victimes du système, réfractaires à la justice de Robespierre, des Girondins et des Montagnards ; autant de Jacobins contraints à taire leur nom afin de protéger les leurs. Mais ici seule ma plume retranscrira l’essentielle afin de ne pas vous porter préjudice, vous comprenez ? —Mon nom est Léonie…Noailles-Woerth. —Et d’où êtes-vous originaire ? D’accord, oublions cette question. Le Dr Peyrefitte dit que vous avez beaucoup voyagé avant de nous revenir. Un périple long de plusieurs années à travers l’Europe en guerre. Comment avez-vous survécu ? Avez-vous souffert de la solitude ? De la faim ? Parlez-moi un peu de vous… Léonie ». Lentement elle tourna la tête vers lui et son regard se figea dans celui de Grasset. Elle le prit pour un ange avec ses traits réguliers, son nez légèrement cassé et ses lèvres finement dessinées ; ses cheveux bruns tombaient de chaque côté de son harmonieux visage. Léonie inspira profondément ; depuis des semaines elle avait attendu la visite de cet ange et enfin il lui apparaissait possible de s’extirper de ce mal la rongeant de l’intérieur. « Vous seriez surpris Maître Grasset. Surpris de savoir d’où je viens. Possible que vous ne me croyez pas. —Essayez toujours. Cela ne vous dérange pas si je fume ? (Sans attendre la réponse il sortit un cigare de son étui : un cadeau de Desaix pour mon ami de la Bataille de Marengo, estimable ami qu’on regretterait sur les champs de bataille). Si ce cigare vous incommode, je peux l’écraser. —Parlez-moi de…Louis XVI. Comment est-il mort ? » Il arrêta son geste presque surpris par la question de son interlocutrice. Tous n’étaient pas sans ignorés qu’on l’avait guillotiné ; cette question n’avait pas de sens et pourtant Léonie tenait à la lui poser. « On l’a exécuté le 21 janvier 1793. Un pauvre homme qui a dit ne pas en vouloir à la France qu’il avait tant chéri et qui ne l’a pas compris. La Convention fit tomber la tête de Louis Capet. Un

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homme digne et courageux âgé de 38 ans et qu’on a condamné comme traitre. J’exècre ce mot : traitre ! Qu’aurions-nous fait à sa place ? Qu’aurions-nous tenté pour sauver les nôtres ? On lui a reproché la déclaration de guerre à l’Autriche, le renvoi de Turgot, le contrôleur général des Finances et différents actes témoignant de son inconstance et de son manque d’autorité de roi. Pourtant on oublie qu’il a abolit la torture et son refus de voir tirer la garde suisse sur les émeutiers de 1789 à 1792 ; sans lui il n’y aurait pas eu de guerre d’indépendance américaine. Robespierre…ce montagnard de Robespierre a inventé l’expression « criminel envers l’humanité ». Et en 1793, il demanda si l’on avait enfin des nouvelles de la Pérouse ». Le cœur de Léonie battit à rompre à l’évocation de ce nom : La Pérouse et son regard s’illumina. Cette flamme à jamais morte reprit vie et elle murmura : La Pérouse…la Pérouse, avant de se renfermer dans un mutisme avec lequel elle vivait depuis toutes ces dernières années. « Peu de temps après l’Autrichienne a suivit. Soit le 16 octobre de l’année 1793 accusée elle-même de trahison. L’accusateur public Fouquier-Tinville disait qu’elle s’adonnait à de l’inceste sur son fils. Elle écrivit une lettre à Madame Elisabeth restée au Temple avec ses enfants. « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! Mes yeux n’ont plus de larmes pour pleurer pour vous mes pauvres enfants. Adieu, adieu ! » Une simple charrette pour la malheureuse sous un flot d’injures et une fois décapitée, la foule devenue muette se dispersa devant ce piteux spectacle. —J’ai connu M. de la Pérouse. J’ai fait partie de l’expédition de 1785 en tant que médecin. —Médecin ? Seriez-vous l’une de ces Femmes Savantes tant vantées par Molière ? L’expédition de la Pérouse vous dites ? (Il se tut un instant les sourcils froncés, des plus sceptiques, mais prêt à entendre son histoire) Alors vous connaissiez le Dr Rollin, chirurgien major ?

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—Oui. Ainsi que Jacques Joseph le Cor, chirurgien sur la Boussole. —Joseph Lepaute Dagelet ? —Oui tous ces gens furent mes compagnons d’infortune. Vous n’êtes pas obligé de me croire, de porter crédit à ce que je raconte qui pourtant est la stricte vérité. Pour moi vous tenez lieu de confesseur après les avoir perdu sur cette maudite île où régnait le plus grand des chaos en tout identique à votre Révolution. Nous avons construit une embarcation de fortune…(les larmes lui montèrent aux yeux) Je l’ai dit au Dr Stauffert mais il ne m’a pas cru, disant que j’affabulais et qu’une force maléfique avait pris possession de mon âme. Or il est possible qu’il y ait encore des survivants ; ceux qui n’ont pas pu monter à bord de l’embarcation. —Qui auraient survécu ? Questionna-t-il sans trop y croire. —J’ai écrit à ma cousine Césarine le Tallec devenue Drouet-le Fur. Je ne fais pas mention des survivants seulement je tenais à jour ma correspondance depuis Brest à Botany Bay. Possible que la Révolution l’ait arrachée à mes souvenirs et pourtant…quand j’ai perdu Aloys de Launau d’Estrées je me suis jurée de ne plus ressentir la douleur et le chagrin. —Vous parlez du scientifique Aloys de Launay d’Estrées ? —Oui il avait embarqué avec M. Foucault de Holbach, une embarcation de dernière minute mais ce dernier n’a pas survécu à la tempête. Une terrible nuit que je ne suis pas prête d’oublier ». M. Foucault de Holbach, le mathématicien réputé pour ses travaux de grande envergure. A peine sortit de l’Hôpital de la Salpêtrière il monta à bord d’un fiacre et commanda sa direction : le Ministre de la Marine Théodore Bellay un vieil amiral le reçut deux jours après pour appuyer les dires de Léonie NoaillesWoerth. Un dénommé Foucault de Holbach avait bien fait partie de l’expédition de La Pérouse ainsi qu’Aloys de Launay d’Estrée, également scientifique.

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« En quoi remuer le passé vous servira-t-il ? L’Astrolabe et la Boussole sont à jamais portés disparues ! » Lança le Contre-amiral en lui tendant les correspondances de ces derniers qu’il lut et relut dans tous les sens jusqu’à user la chandelle. Au petit matin, endormi sur la table, il laissa le domestique Augustin tirer les rideaux et aérer la pièce. Le vent frais s’engouffra soulevant les voilages et réveillant M. Grasset. L’œil mi-clos et l’haleine chaude, Jocelyn Grasset échangea un rapide regard avec son domestique et valet affairé à apporter un semblant d’ordre dans les affaires de son employeur. Ce dernier l’avait suivi en Italie et en Egypte comme ordonnance et il ne pouvait se passer de ses précieux conseils. Claudicant et borgne Augustin ne restait pas moins une aide de camp zélé et indispensable ; or plus que jamais M. Grasset nécessitait son aide face à l’adversité. « On m’a accusé d’être un partisan de la monarchie Augustin car ma sympathie se portait non pas au Consulat mais aux membres du Directoire, déclara ce dernier debout à sa table en merisier ; le soleil éclairait l’espace confiné dans ce quartier des Francbourgeois, là où il résidait depuis des années. Mon asile face à la détresse de ce monde, aimait-il dire ; la Rue du Parc Royal offrait plus qu’un asile, c’était un havre de paix propice à la réflexion. Aujourd’hui l’étiquette de royaliste est déchue pour celle d’être partisan de l’Empire quand ce temps sera révolu. On acclame Bonaparte, il est énergique et nourrit de grandes ambitions pour la France… » Il plongea son nez dans le plateau d’argent où son petit déjeuner soulagerait son appétit d’ogre ; il mangeait deux poulardes, des œufs pochés, un verre de vin, des fruits secs et des amandes, du miel dans son café et la serviette autour du cou il commença par rompre son pain concentré sur la gazette du jour. « L’ambition définit l’Homme et l’on se souviendra de Bonaparte comme un tyran de la trempe de Néron et de César.

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—Où voulez vous en venir ? Depuis quand ces questions d’éthique vous émeuvent ? Vous êtes un hussard, Jocelyn, le fleuron de l’armée et votre démobilisation est tout à votre honneur car vous voilà fonctionnaire, honnête et compétent. Paris vaut bien une messe ! » Il leva le nez de la gazette et étudia Augustin qui à la lumière du jour paraissait droit et imperturbable. « Non je ne regrette rien et si Paris vaut bien une messe, alors je me battrais pour elle, dussè-je y laisser mon honneur. Il n’est pas tant question de moi mais des affaires que je traite. La magistrature s’appuie sur mes efforts à rétablir la vérité et certains faits ne sont pas faits à éveiller la suspicion ; certaines affaires sont faites pour être tues. Comme celle que je traite en ce moment. —Vous parlez du dossier de la folle et meurtrière de Béjot. Un acte prémédite dont vous avez les aveux. Que vous faut-il de plus ? Le meurtre a eu lieu le 5 mars et vous l’avez rencontrée le 26 du même mois pour vous rendre compte qu’elle n’a pas modifié la version de cet odieux crime. Nous sommes aujourd’hui le 8 avril et vous êtes à lire et relire ses lettres comme pour y déceler la vérité ! —C’est un fait, répliqua Grasset la bouche pleine de sa poularde qu’il découpait de ses mains habiles, elle ne nie pas l’avoir tué, Augustin ! On pourrait plaider la démence et l’enfermer dans une de ces cellules glauques et sinistres et ce, jusqu’à la fin de ses jours. C’est à cela que je m’emploie à ce jour. Il y a une part de vérité dans ce qu’elle raconte ? Je parle de ce naufrage… (Il nettoya ses mains sur la serviette et se leva prestement pour gagner ses notes, il fouilla et extirpa une feuille) Elle savait pour les MM Holbach et de Launay d’Estrées ; elle n’aurait pu savoir si elle ne s’était pas rendue à Brest et interrogé de Langle. Il commandait l’Astrolabe et…je crois qu’il est possible qu’elle est embarquée sur l’une de ses gabares. Supposons un instant qu’elle dise vrai Augustin, supposons qu’elle est survécue au naufrage. Alors nous serions idiots de ne pas l’avoir cru.

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—C’est une affabulatrice hors-pair et probablement une grande manipulatrice, Jocelyn ! Ne tombez pas dans ses rets, le Préfet ne pourrait vous le pardonner et Bonaparte aura tôt fait de vous rappeler en Autriche ! » Les religieuses apportèrent une table et M. Grasset étudia Léonie silencieuse et mystérieuse, assise sur son lit telle une figure de cire ; les rares rayons du soleil caressaient son visage albâtre et figé dans l’espace et le temps. Lentement il s’installa derrière la table, posa son encrier pour y tremper sa plume et silencieux y écrivit la date du jour : lundi 8 avril 1805 ; ses grandes manches bouffantes lui conférait un air d’ange aux ailes déployées, un ange demandant à prendre son envol. « Madame, nous devons poursuivre notre entretien du 26 mars. Nous en étions à votre lieu de naissance. Madame ? Grasset quitta la chaise pour s’accroupir devant Léonie et capter son regard vide de toute expression. Elle n’était pas avec lui mais là-bas où il ne pouvait se rendre que par la pensée. Dites-moi pour quelles raisons vous avez choisi la médecine. Ce fut une décision des plus ambitieuses n’est-ce pas ? Mon ainé a étudié la médecine. Il aurait pu entreprendre une belle carrière mais il a choisi la politique, ce qui lui a fallu de se faire raccourcir. La Convention eut peu d’estime pour les jacobins tels que mon frère, ami de Robespierre. —J’ai toujours rêvé d’être médecin. Soigner les hommes de leurs maux. On m’a encouragé dans ce sens. Les premières années ne furent pas faciles ; vous savez la réputation et le sens moral. J’avais lu Diderot et Rousseau, je croyais en un monde meilleur et juste où chacun se défendrait pour exister. —Et vous vouliez exister ? Prouver ce dont vous étiez capable. Où avez-vous étudié ? —A Nantes. La école de santé de Nantes où j’ai du me travestir pour avoir accès à cet enseignement. Et puis j’y ai rencontré M. de Launay d’Estrées, ce fut une révélation, cet homme fut mon mentor, mon maître a pensé et j’ai travaillé dur pour lui plaire ; alors quand

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j’ai appris qu’il se rendait à Brest j’ai sauté sur l’occasion. La famille de mon père y vivait. Les Tallec, des gens respectables qui m’ont tout donné. Je n’aurai qu’un seul regret à confesser : n’avoir pu les remercier pour avoir cru en moi ». Son regard pénétra celui de Grasset. Il l’écoutait avec attention. Comment penser qu’elle avait assassiné Henri Béjot ? Le rapport du légiste mentionnait une strangulation ; selon ses dires il y aurait eu une agression sur la personne de Béjot, représentant de la justice dépêché par le Ministère de la Police, Joseph Fouché soucieux de vides les Hôpitaux de nécessiteux apatrides, ceux qui sortaient de prisons pour diverses raisons et envoyés dans les lieux sanitaires avant de les rendre à la vie civique. Or Grasset savait que Béjot tenta d’abuser d’elle, n’étant pas à sa première expérience sur les prisonnières de l’Empire. Il savait de quoi était capable cet officier de police recourant à la violence et à l’harcèlement moral pourvu qu’il accomplisse son œuvre. « Alors vous avez grandi à Brest ? Je connais un peu la Bretagne pour avoir séjourné à Vannes avant la Révolution. J’ai particulièrement apprécié le climat et la culture bretonne des plus folkloriques. Enfant j’ai dévoré Christian de Troyes et ses Légendes Arthuriennes, cela eut pour effet de nourrir mon imaginaire et je me voyais en Lancelot follement épris de Guenièvre, épouse du roi Arthur. Je me voyais en preux chevalier. Oui j’avoue être un peu romantique ; la guerre ne m’a pas tout pris voyez-vous, il reste en moi une part de rêverie. —Vous êtes un idéaliste, monsieur. Moi je rêvais d’être…Gulliver, ce personnage de Jonathan Swift, celui qui découvre des mondes mystérieux plein de lilliputiens et d’ogres. —Vraiment ? Cela ne me surprend guère. Vous avez une âme d’aventurière ; ainsi vous êtes montée clandestinement à bord de La Boussole pour suivre de Launay d’Estrées jusqu’à Botany Bay. La Convention a envoyé d’Entrecasteaux à bord de La Recherche dans le seul but de retrouver le reste de l’expédition. Leurs

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efforts furent vains. Ils relâchèrent à Timor, NouvelleCalédonie et les iles de Santa-Cruz. La Recherche et l’Espérance n’ont rien trouvé. Comment avez-vous survécu ? —J’ai été sauvée par cet indigène…Sha’ka pe. Le chef d’une tribu indigène et pas des plus tendres. Un monstre avec qui il fallut négocier ; lui et les siens ne vivaient pas sur l’île. Ils venaient pour des razzias et soumettre les indigènes par la violence et la brutalité. Seuls les plus forts survivent n’est-ce pas ? Nous avons enterrés la plupart des rescapés quand ils ne furent pas enlevés par…ces sauvages. Nous étions si affaiblis et notre camp de fortune se révéla bien inutile face à la dureté du climat. La mangrove dévorait la végétation nous obligeant à remonter encore et toujours. La maladie et les privations décimèrent les hommes et eurent raison de notre obstination à vouloir survivre… » Léonie se tut trop bouleversée pour poursuivre. La main de Grasset se posa sur la sienne ; non, elle ne rêvait pas, cet homme la croyait, s’efforçant de donner vie à son récit par son écoute et ce regard vibrant de sincérité. Elle aurait pu évoquer Robert Sutton de Clonard, second sur la Boussole et dont son amour pour lui prit forme dans ce néant où plus rien ne subsistait. Et puis Léonie se souvint de l’enfant chétif qu’elle mit au monde et qui mourut peu de temps après la délivrance. Il n’aurait pas survécu, pensa-telle pour se consoler de l’avoir perdu, puis elle donna naissance à une petite fille qu’elle dut se résoudre à laisser à Joseph Lepaute Dagelet après leur arrivée à Macao. Une enfant robuste et en bonne santé. Si l’enfant avait survécu, elle aurait à ce jour quelques années ; cependant Léonie refusait de la croire en vie, mieux valut qu’elle soit morte ainsi Léonie pouvait dormir en paix. « Vous avez parlé la fois dernière d’une embarcation. Pouvez-vous m’en dire plus ? Madame ? —Je ne sais pas…il faisait si noir. Mon esprit est si confus. Disons que…nous devions survivre dans cet Enfer. Aucun de nous ne voulait y rester. On s’est battu

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pour ne pas succomber aux forces du mal. Je les ai vus mourir. Je devais veiller sur eux mais…qui m’aurait cru capable de les sauver. J’étais…démunie face au désespoir. On a tenté de créer un système patriarcal, une sorte de république avec des représentants élus par le peuple. On a voté des lois et fait appliquer des ordonnances. Tout aurait pu fonctionner mais…nous devions tenir compte d’un autre paramètre bien plus compliqué à gérer : l’influence ces plus forts sur les plus faibles. —Que s’est-il passé ? Il y a –t-il eut une sorte de révolte ? N’avez-vous rien contre le fait d’écrire vos douloureux souvenirs ? Proposa Grasset en se rendant à la table. Ici du papier et de l’encre ! Ecrivez tout ce qui vous vient à l’esprit : les détails, les repères typographiques que vous me remettez en main propre et à moi seul. Nul autre ne doit savoir. Je ne vous laisserais pas tomber Léonie si vous n’en parlez à nulle autre, d’accord ? On peut parler d’un arrangement tacite entre nous, c’est juste pour le cas où je devais vous défendre devant le Tout-Puissant. » Il se rendit à la rue de Quincampoix au numéro 7 précisément à deux rues de la Ferronnerie où fut assassiné Ravaillac. Là au troisième étage, une bonne lui ouvrit la porte et l’invita à attendre dans une antichambre. Dans la pièce voisine le dénommé Martin Dautry, médecin de guerre recevait ses confrères pour leur séance hebdomadaire où il n’était question que des affaires relevant du Ministère de l’Intérieur et de la Marine et des Colonies ; un rendez-vous ordinaire qui n’en était pas un pour un œil extérieur peu accoutumé à une démonstration de connaissances incompréhensibles pour un esprit plus pragmatique que celui de Grasset. Et le Dr Dautry apparut dans l’encorbellement de la porte, la main sur la hanche comme essoufflé d’avoir traversé son salon. « Maître Grasset ! Mes hommages ! Entrez donc je vous pris, Séraphine vous servira quelque chose…Vous en faites une tête ! Entrez donc un instant ! Séraphine ! Elle est nouvelle et ne connait pas encore le mode de fonctionnement de cette maison. (Il s’écroula sur une

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chaise, la main sur son rein) Je souffre toujours de cette blessure de guerre qui m’oblige à rester assis et voir passer ce mal qui me ronge. Alors, que me vaut cette visite ? Ah Séraphine ! Apportez un verre de Muscat à Maître Grasset, voulez-vous ! Elle est bien brave car muette de naissance. Alors ? —Pouvez-vous me retrouver une personne à Brest ? J’ai son nom et je sais que dans tes relations vous pourriez me trouver un fin limier capable de suivre une piste pour débusquer un dénommé Le Tallec. —Oui je peux vous trouver cela, mais un prénom me rendrait bien service. —Je crois que les Tallec dont je parle sont affiliés à la famille Noailles-Woerth. Je ne possède que cela comme indices. —Vous êtes sûr votre affaire ? La meurtrière de la Salpêtrière ? Vous savez où on l’a trouvée celle-là ? En savez-vous plus sur ce cas ? —Non. Absolument rien. On voit de tels déments n’est-ce pas ? Des types que l’on ramasse ici et là et qui passent pour des usurpateurs. Certains sont si crédibles qu’on peine à les penser fous ; la barrière semble si maigre entre la folie et la raison. J’ai pensé avoir une piste sur notre petite criminelle mais en fait je tourne en rond. Si je pouvais interroger l’un de ses proches, je pourrais ainsi me faire une idée de sa personnalité. —Ah, ah ! Que vous êtes naïf ! Il vous faudra plusieurs semaines avant d’espérer contacter l’un des siens et d’ici qu’il accepte de témoigner en faveur de ta cliente, il pourra s’écouler encore plusieurs lunes. Les révolutionnaires ont brûlés quantité d’actes d’Etat Civil et les paroisses ont été décimées de leurs ouailles. Vous savez combien de temps cela m’a pris pour trouver une personne susceptible de me renseigner sur le dénommé Dagonnet, prévôt de la ville de Troyes ? Pas moins de trois mois. Et tout cela pour obtenir des informations caduques. Cette Léonie, puisque c’est son nom s’en sortira. Ils s’en sortent

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toujours sauf si vous veniez à prouver que son esprit est aussi sain que le mien. —Alors vous refusez de l’aider ? Son âme a besoin d’être secourue. Elle ne pourrait tout avoir inventé et surtout à quel fin ? Elle ne semble pas motivée par l’argent et…dites-moi, qu’aurez-vous fait si vous aviez survécu à un naufrage et revenir dans un pays profondément meurtri par une révolution ? On ne peut la condamner trop vite. J’ai écrit au ministère de la marine pour obtenir des renseignements concernant cette expédition et j’ai mentionné dans mon courrier le fait de vouloir solliciter l’aide des familles des marins et officiers partis avec La Pérouse. —Oh, vous êtes désespérant Grasset ! D’accord… d’accord, je passerais l’interroger si cela peut vous soulager. Mais pas maintenant, j’ai du beau monde. Vous êtes sûr de ne pas vouloir vous joindre à nous ! »

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[Epilogue]

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Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France

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