Chagrin de la Lune

Page 1

(Page reste vierge image seulement pour finaliser le choix de la couverture)

1


2


LE CHAGRIN DE LA LUNE [Sous-titre]

3


Du même auteur Aux éditions Pollymnie’Script Antichambre de la Révolution Aventure de Noms Cave des Exclus Désespoir des Illusions Dialectique du Boudoir Disciple des Orphelins Erotisme d’un Bandit Eté des furies Exaltant chaos chez les Fous Festin des Crocodiles Harmonie des Idiots Loi des Sages Mécanique des Pèlerins Nuée des Hommes Nus Obscénité dans le Salon Œil de la Nuit Quai des Dunes Sacrifice des Etoiles Sanctuaire de l’Ennemi Science des Pyramides Solitude du nouveau monde Tristesse d’un Volcan Ventre du Loup

4


Vices du Ciel Villes des Revenants

MEL ESPELLE 5


LE CHAGRIN DE LA LUNE

Polymnie ‘Script

6


© 2014 – Mel Espelle. Tous droits réservés – Reproduction interdite sans autorisation de l’auteur.

7


[Dédicace]

8


[PrĂŠface]

9


Chapitre 1 Elle se prénommait Blue belle Taylor. Mais tout le monde la connaissait sous le nom de Lily Point D'Amour, Lily Point of Love parce que elle travaillait auprès d’un journal connu pour être de la "presse à scandale" ; il n’était autre qu'un magazine féminin à faible tirage. Tout le monde disait qu’elle se salissait les mains à écrire pareille cochonnerie. Le journal n'était pas très connu, pas le genre qu'on lit dans la salle d'attente de son médecin ou à la gare. Cette revue-là, on la lit chez soi, dans son lit de préférence quand Monsieur dort. Ou bien, on le lit dans les toilettes, pour mieux s'évader loin des regards curieux de la famille. Lily Point d'Amour c’est une grande Histoire, avant tout celle d'une femme. Mais à son commencement vous allez être surpris de savoir que notre Lily était un homme, un chroniqueur de la quarantaine répondant aux questions des lectrices avec ce même ton neutre et pédagogue. Il a seulement fallu que l'homme tomba malade pour que «Lily» puisse prendre une nouvelle peau. Ce petit remplacement fit scandale au journal mais également dans la presse et de la presse au quartier sur les murs desquels figuraient des affiches dénonçant l’émancipation des femmes via la presse féminine. Cependant, notant l’accroissement des ventes du journal, ce qui s’explique par le phénomène de curiosité endigué par le changement d’auteur et pour fidéliser cette nouvelle clientèle, le journal offrit à son lectorat des articles inédit.

10


Elliot sur les recommandations de sa nouvelle recrue leur proposa donc nouvelle rubrique intitulée : Lily Answers You… (Lily vous réponds…). Le succès fut au rendez-vous et les ventes subirent une nette progression avant de stagner. Blue Belle n’était qu'une stagiaire à ce momentlà, mais elle savait déjà que quelque chose de fort naissait entre Lily et sa plume, au point qu’elle s’était mise à écrire des pages entières des nouvelles aventures de la pin-up Lily, image suprême de gloire et d'indépendance. Elliot publia et les premières critiques négatives à l'égard de la revue : on la trouvait un peu trop féministe, un rien vulgaire et sans prétention aucune. Cela devait éveiller la curiosité des lectrices disait David et il n’avait pas tort. Or Blue belle craignait quotidiennement d'être mise à la porte et voyait Elliot contraint de déposer le bilan. Adoucir sa plume leur permettrait de s’en tirer à bon compte et après avoir changé le ton de sa plume en un ton plus neutre Blue Belle fut contrainte par Elliot de lui redonner sa forme initiale. Le plus formidable pour le journal fut ce nouveau poste tout comme le lancement de carrière de B.B Taylor dans la presse. Face à ce retentissant triomphe, les parents Taylor restèrent de marbre et leur benjamine ménageant sa joie joua la carte de l’indifférence, voyant en ce travail une façon comme une autre de payer ses factures. Et Blue belle rassurait ses parents en leur répétant qu’elle ne ferait pas cela toute sa vie, mais au fond de son âme préférait penser à l’heureuse fatalité l’ayant placé à ce poste. Et son destin se trouvait bel et bien sur les lignes qu’elle écrivait. Lily Point d'Amour fut une consécration. Elle couchait sur le papier des idées, des pensées qui lui tenaient à cœur et David, le rédacteur la relisait, constatait l’absence de point de vue politique. Il voulait voir dans son journal un fond idéologique. Toute une révolution dans ce vaste programme éditorial. La politique. Blue Belle ne s’y connaissait que trop peu, excepté les quelques grands concepts lui permettant

11


de se tenir au courant des mouvements de son pays. Alors il lui fut demandé de potasser des auteurs démocrates comme républicains dans le seul but de rassembler les lectrices en leur donnant matière à réfléchir pour enfin se fidéliser à la revue et en faire le livre de chevet. Là était la seule motivation de David et par extension, celle de toute son équipe. Blue belle devint le véritable courrier de la raison et du cœur ; Lily représentait l'équivalent d’une centaine de lettres par jour qu'on lisait entièrement en épluchant chaque paragraphe, chaque phrase, chaque lettre. Rien ne devait leur échapper et Blue belle de se voir attribuer la tâche de répertorier le nom des lectrices pour le jour prochain où viendra la formule d'abonnement. Elliot se dit-être lui même un futuriste, ou l’un de ces avant-gardistes à la plume novatrice. Avec le sourire Blue belle ne remettait pas en doute sa mégalomanie. Avant de rentrer chez elle le soir Blue belle remplissait son sac de lettres et sur son lit, étudiait, analysait, apprenait tout simplement à connaître son public. Pour écrire disait Elliot il fallait connaître les fantasmes de chacune et pour lui le simple fait que Blue Bell portait un soutien-gorge restait un privilège. Sa méthode, la suivante : sitôt qu’une histoire lui plaisait elle la mettait de côté en prenant soin de souligner les brides de phrases jugées les plus importantes. Puis en fonction du thème de la semaine, elle s’essayait à un récapitulatif, une sorte de condensé de plusieurs histoires dans le seul but de coller à la peau de Lily. Il lui arrivait d’être particulièrement ému. Des femmes s'imaginaient peut- être avoir affaire à un thérapeute, un analyste ou ne sait quoi encore. Enfin quelqu'un susceptible de soulager leur conscience. Et ce que le jeune écrivain appréciait par dessus tout demeuraient les remerciements, les notes personnelles en bas de page spécialement adressées à l’auteur. Loin de rentrer dans le phénomène de vedettariat, Blue Belle trop modeste et timide pour cela restait Blue Belle Taylor. Elle pensait toujours que les femmes l'imaginaient semblables à Lily. Mais elles

12


se trompaient : entre Lily et elle, aucune ressemblance possible. On pouvait décrire l’héroïne comme grande et svelte ; Blue belle assumait mal quelques rondeurs en plus de son teint blanc identique à de la porcelaine. Les yeux de son héroïne verts, les siens tiraient sur le gris et ses longs cils leur donnant une expression figée. La seule chose qu’elle jugeait appréciable sur sa personne demeurait sa chevelure facile à discipliner, à boucler et à onduler au gré de ses humeurs. Comme personne ne lui faisait de compliments Blue Belle pensa être invisible et des plus insipides. Et pour elle la moindre flatterie prenait une mauvaise tournure dont il lui fallait des heures pour s’en remettre. L’'être le plus timide de la terre depuis les premières heures de l'Humanité revêtait son apparence. Pour notre Taylor se trouver face à un public restreint à trois personnes était tout simplement inconcevable, inimaginable et le cas réel, perdait tout moyen de concentration. Cela se manifestait par un bégaiement, en emmêlement de pinceaux dont elle ne parvenait à s’en remettre. Se rappelant l'époque où son père la conduisait auprès d'un médecin spécialiste des troubles du langage, Blue Belle devenait blême et priait pour qu’on l’épargne de cette démonstration de faiblesse. Oh oui, il lui arrivait de pleurer pendant des heures ! Ils avaient essayé le théâtre au collège puis à l'université. En vain. Leur petit oiseau privé de sa mélodieuse voix préférait fuir la scène pour s’enfermer dans les toilettes et y lire. Ses parents se lamentaient ; pour eux Blue Belle ne faisait pas d'effort pour s'en sortir. A quoi bon quand on ne sait pas plaire ? Si timide on ne pouvait lui demander l'heure, c’était la condamner à la honte éternelle ou bien la voir tomber en syncope à vos pieds. Il était évident à en juger sa maladresse qu’elle n'avait jamais eu de petit ami. D'abord ses parents s'y seraient opposés et ensuite, les garçons ignoraient jusqu’à son existence. Vous vous demandez comment se fait- il que je connaisse autant de choses sur eux ? Et bien pour la seule bonne raison que Blue belle ne manquait pas

13


d’imagination, c’était aussi simple que ça. En la voyant cachée derrière ses grosses montures-papillon, on ne cherchait pas à la comprendre et pourtant elle arrivait à vous saisir comme un peintre le ferait pour une nuance de bleu sur sa palette. Quand j’ai fait sa connaissance ses parents lui avaient trouvé un appartement dans le quartier tranquille de Beacon Hill à Philadelphie. Faire partir de la communauté Quaker pouvait être un poids difficile pour qui aspire à une existence des plus communes. Son père pensait qu’elle trouverait à s’épanouir parmi les Frères, quant à sa mère, cette dernière priait nuit et jour pour le salut de son âme car en tant que mère, elle s'imaginait les pires catastrophes. Et sa grand-mère de s’empresser de connaître l’existence du poste de police non loin de son domicile et grand-père de vérifier la liste de ses relations susceptibles d’s'assurer de la sécurité de sa petite fille. En général, elle finissait son travail relativement tard et quand elle rentrait chez elle voulait être certaine de ne croiser personne et surtout pas la concierge l'épiant de derrière la porte de sa loge. En courant elle ralliait au plus vite le bâtiment aux briques rouges pour monter l’escalier en quatrième vitesse. Prendre l'ascenseur ? Pour devoir supporter l’autre ? Jamais ! Trop faible pour cela sans aucune guérison possible. Elle savait parfaitement ce que Lily aurait fait dans pareil contexte : elle aurait invité l’inconnu à prendre un café dans un endroit branché du quartier. Mais pas elle ! Pas Blue Belle. La dernière fois qu’elle tenta une sortie dans un endroit public, Blue Belle réussit à casser un verre et partir sans payer. Un souvenir douloureux lui valant un profond dégoût pour ce genre de contact social. Pour elle sortir équivalait à une réelle épreuve physique autant que morale. Quant à son voisin, elle l'entendait faire couler de l'eau et la folle impression de partager son habitat l’écœurait au plus profond. Dés lors vivre auprès d'un homme lui serait impossible. Et puis deux ou trois fois par semaine, une étrangère venait rendre visite au voisin, une brunette croisée dans les

14


escaliers à son grand regret. Elle ne savait pas grand choses sur lui et elle ne voulait rien savoir d’ailleurs. Constamment sa mère lui répétait de ne pas sombrer dans le vice de la curiosité. Les immeubles à l’image de la Tour de Babel demeuraient un nid de commérages et de bavardages futiles. Blue Belle l’entendait encore lui recommander vigilance et discrétion avant de la quitter pour une existence plus paisible en banlieue. Elle n'avait pas d'amis à Philly, le peu d'amies d'enfance ayant quitté la Pennsylvanie sans donner de leurs nouvelles depuis des années ; celles de l'université refusant tout contact avec B.B Taylor maintenant mère de famille et bien loin des tracas du célibat. Cette Amérique pudibonde n’accueillait pas dans son sein les carriéristes, les femmes célibataires ou celles à la liberté affichée. La solitude pour alliée, Blue Belle se sentait heureuse et étouffait lors de ces repas de famille. Pas question pour elle d'être interrogée si ce n’est pour finir en sanglots. Enfant, elle se cachait sous la table et m'amusait avec le chien ou les boucles des souliers de sa mère. Quand on la voyait pour la première fois, on implorait Dieu de la protéger ; Blue belle affichait sa singularité, ce quelque chose de fragile, d’irréel et d’aérien tel un songe. Le jour de notre rencontre, mon cœur fit une pirouette dans ma poitrine. La petite me laissa une curieuse impression. En plein vide artistique, mon esprit s’emballa ; la muse vit de l’élan créatif de l’artiste et l’artiste de l’inspiration suscitée par sa muse. Décrire un succinct passage de son tempérament ne constitue pas en soi l’essence même de son génie, c’est un peu la trahir, défaire ce qui a été conçu bien avant sa mise au monde révèle de l’absurde. Chacun se doit de posséder un peu de son intimité. Blue belle est plus qu’un bout de femme, c’est un ange ! Un petit écrivain avec des ailes… Son père lui donna l’idée de publier une nouvelle sur les aventures de Lily et cette dernière se transforma bien vite en Best Sellers en l’espace de quelques semaines. Blue belle n’avait que 20 ans.

15


* Ce fut à ce moment crucial de son existence que je rentrais en scène. Une mission très difficile puisque mandaté par le Saturday Post pour découvrir les nouveaux talents de demain. Ma tâche quotidienne dans ce prestigieux journal consistait à édifier des chroniques politiques et lorsque mon directeur de presse pénétra dans mon bureau tel un bourdonnant frelon j’étais loin de me douter qu’il m’expédierait à Philadelphie. Il voulait une enquête pour la renommée du journal, quelque chose comme deux ou trois brefs paragraphes sur l’historique du jeune écrivain. Où elle était née ? Où elle avait grandi ? Quels furent ses inspirations artistiques et surtout politique ? Enfin, tout ce qu’un journaliste débutant dans le métier pouvait faire mieux qu’un chroniqueur émérite que moi même. Je soupirais pendant de longues minutes me demandant bien ce qui pouvait se passer dans la tête de mon supérieur. Il n’avait pas faire pire depuis des années, depuis précisément le jour où il m’envoya interviewer le président Eisenhower certain du franc succès dont je pouvais bénéficier. Il revint peu de temps après pour confirmer la réservation de ma chambre d’hôtel au Fairmont Copley Plaza et avant que j’eus pu dire ouf je me retrouvai dans le premier train pour Philadelphie. Comme je ne voyages jamais légèrement je m’encombrai de nombreux bouquins dénichés au coin de ma rue, de quelques vêtements, de ma fidèle pipe et de mes clubs de golf. Tous les accessoires indispensables à une survie dans un monde étranger et hostile. A bord du train je rédigeais quelques notes sur une chronique en cours quand finalement je me contrains à ouvrir le chef d’œuvre de cette enfant et la main dans les cheveux cherchait à déterminer la psychologie de l’auteur. Bien vite, trop las par ce genre de lecture, je m’assoupis…. Philadelphie est une ville où l’histoire conserve son patrimoine bien plus que n’importe quelle ville du Nouveau Monde. Bien vite impressionné par l’hôtel je

16


lui trouvai un remplaçant dans une pension de famille non loin de la Cambridge Street. Le personnel fort agréable me souhaita la bienvenue et escorté par une épaisse ménagère et sa horde de chiens je découvris ma chambre. Je me sentis dès lors à mon aise et ne demanda rien d’autre que le reste d’un café serré qu’un petit garçon malicieux me fit monter. Derrière la vigne vierge et les branchages, la silhouette albâtre d’une église évangélique se dressait et de la fenêtre, le son très distinct des sabots d’un lourd cheval se fit entendre. Penché à la fenêtre, la pipe à la bouche se suivit des yeux la bande de marmots piaillant et se poursuivant dans la rue. Le paradis en soi. Notre première entrevue se passa dans un restaurant bon marché établi non loin de la gare. Elliot la veille avait accepté très cordialement ma carte de visite serrant fortement ma main dans la sienne, persuadé que nous venions de sceller une union fraternelle, devenant à jamais les « Meilleurs amis du monde ». Un brave homme qui me brossa le portrait de sa petite protégée et non moins star du jour. « Oh, vous savez Earl, l’arrivée de Blue belle au sein de notre équipe et une réelle bénédiction. Elle est enchanteresse et quelle plume ! Je suis persuadée qu’elle vous étonnera. Mais dites moi, j’ai lu votre dernière critique et je me posai certaines questions… ». Bien sûr ! On ne pouvait communiquer sans venir tôt ou tard à ce que j’écrivais pour le Post, mais comme j’étais son légitime représentant je me devais d’être disponible auprès des lecteurs et de tout élément de la chaîne de l’édition. Mais pour revenir à nos moutons, j’attendis plus d’une heure et demie aidé par un café noir, ma pipe et un bouquin. Plusieurs fois je refusai la carte, cependant mort de faim poursuivi par les odeurs alléchantes de graille chauffant dans la cuisine tenue par un ancien Marine. Elle rentra enfin, mais pas seule…avec elle un homme que je devinais être son frère. Pendant de longues minutes, je ne voyais que lui et sa fierté de mâle protecteur, un tantinet dominateur. Il me dévisagea amèrement

17


cherchant en moi l’homme vicieux que je n’étais pas et que j’aurais pu être en raison de ma position sociale. Il fronça les sourcils avant de glousser : « Alors voilà ma sœur devenue une attraction mondaine. Je vous préviens de suite que ma sœur n’est pas un effet de mode et que je ne vous autoriserais pas à la voir comme tel ». Et moi de récupérer mon cigarillo pour la serrer entre mes dents comme un bébé le ferait avec une tétine. Ma seule porte de sortie fut celle d’ héler le garçon de salle pour commander. « Vous prendrez bien quelque chose ? » Il y eut un court moment de silence pendant lequel, je me sentis désemparé moi qui avais combattu sur les champs de bataille. Je n’avais plus rien d’un soldat, d’un redoutable guerrier. Au placard mes Silver Stars et toutes mes actions de bravoure. Mes frères d’armes m’auraient cruellement mouché, moi qui n’acceptais jamais la défaite. Pour me restaurer : une côte de porc baignant dans une sauce poivrée accompagnée de pommes de terre et une carafe d’eau. De ma poche de veste de tweed je sortis un petit carnet, mon fidèle carnet sur lequel mes pensées prenaient formes, quand je surpris le regard de Blue belle sur le bouquin laissé sur la table. « J’ai quelques questions à vous poser Miss et…je me ferai bref et concis afin de ne pas rendre ennuyeuse notre entrevue. Où êtes vous née ? » Et son frère répondit : « Ma sœur est née dans le Missouri, le 5 novembre 1942. Que voulez vous savoir de plus sur notre vie privée ? Si elle a eu une enfance heureuse ? Des parents et des frères aimants ? Ou si on contraire, elle n’a connu que la haine et la déception ? Je croyais que vous poseriez des questions sur son bouquin ». La colère m’envahit telle une traînée de poudre mais je ne leur montrais rien persuadé qu’il ne chercha qu’à atteindre le conflit, seule raison informelle pour quitter la table, sa sœur sous le bras. Sur mon cahier après une reformulation : « Dans le Missouri, en 1942. D’accord….et quelles établissements scolaires avez vous fréquentés ?

18


— Les meilleures et vous allez apprécier de savoir qu’elle est allée à l’université. —Ecoutez ! Je m’adresse à votre sœur et je suis convaincue qu’elle a une langue pour répondre, non ! » Ma déclaration fit mouche, mais je ne m’attendais pas à voir des larmes border les yeux de la fille. Son frère le remarqua également et m’en accusa du regard. Il se pencha sur sa sœur pour la réconforter. « Blue belle on va rentrer d’accord. Je crois que vous ennuyé ma sœur avec toutes vos questions. Elle n’a pas envie de répondre, alors on s’en va. — Non, c’est bon ». Il se pencha davantage sur elle pour mieux entendre. En tendant l’oreille je compris son souhait de rester. Déçu son frère se mordit la lèvre en soupirant. Mon assiette arriva sur la table et comme personne ne me souhaita un bon appétit, je découpais avidement la côte cuite à point, ne pouvait davantage retenir ma salive. Après avoir essuyé ses larmes, Blue belle luttait pour imposer son avis. Elle voulait rester, mais le frère non. Je fis la sourde oreille pendant cinq minutes, le temps pour eux de recouvrer la raison. « Allez y Sherlock vous pouvez poursuivre votre enquête. —Merci, entonnai-je la bouche encore pleine. Cette côte est succulente. Allez- y commandez quelque chose que je ne mange pas seul ! » Pas de réponse. Je me servis un verre d’eau avant de saisir mon crayon pour noter en gros et visible de tous « université ». Le frère heureux de participer à l’interview gonfla la poitrine. Ainsi je me donnais une chance de me faire accepter par ce Cerbère. Mais il n’en fut pas dupe et derrière son visage fermé, je sentais un homme totalement indifférent face au journaliste renommé que j’étais. Notre entretien se termina sans que j’en fusse rassasié. La côte de porc nichée au fond de mon estomac m’apporta plus de satisfaction. Mais de Blue belle je ne découvris rien d’extraordinaire qui ne put être imprimé, édité et publié. Rien qu’un parcours commun.

19


La décision de rencontrer la jeune femme loin de son frère fut prise et je me rendis donc sur son lieu de travail. Deux jours pour écrire un court résumé de l’auteur n’allaient pas me suffire et assis sur un banc public, j’attendis la sortie de notre candidate et tel un spectre elle se faufila parmi les piétons sans même avoir remarqué ma présence. Comme elle ne répondit pas à mes appels, je bondis sur elle sans me douter une seconde que je l’effrayerai à ce point. « Bonsoir ! Comment allez-vous Miss Taylor ? Je passais dans le coin et je m’étais dis qu’on pourrait prendre un verre et discuter de notre passion commune pour l’écriture. Quand dites-vous ? » Quelques mots d’excuses furent bafouillés puis elle se laissa séduire par ma proposition. Elle me suivit et là je découvris la véritable Blue belle. Celle qui allait prendre mon cœur à jamais. Je fus séduis par sa fragilité d’enfant et de son irrésistible sensualité de femme. Derrière sa maladive timidité, je le sentais passionnée, intelligente et charmante. Des femmes j’en ai connu, mais aucune identique à Blue belle. Elle se sentit en confiance avec moi et après le drame des premières minutes de mutisme, elle parla. Je l’écoutais narrer son enfance, sa passion pour les livres, ses sept frères possessifs et ses parents trop protecteurs à son goût. Alors j’eus envie d’elle. J’eus envie de la connaître. De la serrer dans mes bras et de sécher toutes ses larmes. Aucune femme encore ne m’avait fait pareil effet. Alors, je me confiais à elle comme à une vieille confidente, une mère, une amante. Je lui parlais de mon enfance de fils unique, de mes études de lettres à l’université d’Harvard, de mon premier emploi au Post ; de la guerre où j’avais vu partir mes amis, les seuls frères dont la nature m’avait privée. Cette putain guerre responsable de ma transformation, de mes cauchemars et de mes angoisses dont je suis à jamais le sujet. Attentivement ma Blue Belle m’écoutait, les yeux grands ouverts, baissant la tête lorsque mon regard la scrutait. La beauté réincarnée.

20


« Etes-vous déjà retourné en Russie depuis ? » Perdu dans mes pensées, je vidais ma pipe avant de la remplir à nouveau. Non. Je n’ai jamais eu l’occasion d’y retourner depuis l’université de lettres. Peut- être que plus tard, je m’accorderai un voyage sur la terre de mes aïeux. Mais pour l’instant ma vie est ici. Et en guise de réponse, ma confidente poussa un cri de terreur en constatant l’heure. Une odeur de rose se dégagea de son manteau comme une senteur printanière sortie d’un bouquet fraîchement coupé. Cette odeur me poursuivit les jours après au point de m’obséder. Je ne pouvais croire que l’on tomba amoureux d’un parfum. Pas de cette façon. Je me souvenais entre autres avoir été séduit par les essences de ma grand-mère comme tous les gamins avant leur fameux complexe d’Œdipe. Mais le sien… Je n’ai rien fait publier. Mon patron et très cher responsable de l’édition vint me trouver dans le bureau que j’occupais depuis ma dernière promotion. Il voulait connaître les raisons de ce refus d’éditer. « Je n’ai rien remarqué chez elle qui vaille la peine d’intéresser les citoyens américains. C’est vulgaire et sans intérêt ». Il me crut probablement puisqu’il quitta la pièce sans piper mot. Devant mon café noir du matin, je me demandais ce qui avait pu dicter cette conduite. Des notes que j’avais prises lors de mon court séjour à Philadelphie, je fus moins même surpris du manque cruel de documentation. La page Lily Point d’Amour se refermait sans avoir été écrite. Avec les collègues du journal nous descendîmes un soir prendre un verre dans le bar du coin. Un endroit réputé car fréquenté par des hommes de la profession. Entre les volutes de fumée, les rires gras et les bières coulant à flot, je cherchais à me frayer un passage parmi tous ces illustres lettrés. Une partie avait fait Harvard, Princeton, Harvard et à présent se pavanait d’écrire mieux qu’Hemingway aurait pu le faire ou d’un autre contemporain de la même vergue. Un verre de Jack Daniels’ à la main, je venais à me poser des questions métaphysiques sur notre rôle et nos interactions.

21


Issu de l’aristocratie russe, mes descendants transitèrent à Staten Island pour saisir cette opportunité d’être respecté pour les convictions politiques et leur inclinaison religieuse ; en somme, pour survivre dans cette jungle aussi amère que Guadalcanal. Quand mon whisky fut bu, j’en commandais un second sans rien écouter des discussions avoisinantes jugées ce soir-là particulièrement futiles et stériles. L’alcool passa si aisément à travers mon gosier qu’un troisième verre fut commandé. Au point qu’au sixième Jack Daniels, la présence de Gordon Miller fut plus qu’une aide pour me ramener dans mes quartiers. La nuit fut courte et mes pensées raccourcies à des brides d’informations : chercher Bonnie au Grand Central Station… monter déjeuner chez les parents dans l’Upper East side. Le traditionnel dimanche New yorkais, quoi. Bonnie est ma fiancée – enfin depuis des années, elle attendait de pouvoir être présentée comme telle – et rien de plus à ajouter sur le sujet si ce n’est qu’elle est une remarquable amatrice et passionnée d’art. Il est possible qu’on se fiance officiellement le printemps prochain. Pour revenir au travail que j’effectue, rien n’est plus jouissif au monde que la naissance de mes personnages, héros comme adjuvants. Une dizaine de manuscrits en courts. Cinq romans publiés. Trois essais et quantité de nouvelles. Ecrire est plus qu’une drogue, c’est une thérapie contre les fantômes de la guerre que je tente en vain d’extérioriser. Se réveiller la nuit en pleurs, je ne le souhaite à personne, pas plus que rester de longues minutes perdu dans de dramatiques et terrifiants souvenirs. Je suis revenu sain et sauf de ce conflit et acclamé en héros par la famille. Un héros qui a laissé ses amis se faire tuer un par un. Stalingrad. Noir souvenir. Treblinka. La puanteur humaine. Ma prochaine héroïne aurait les traits harmonieux de Blue belle. J’ai décidé de cela devant un verre de Bourbon. Une magnifique rose dans un tas de cendres. Alors j’ai écris d’un premier jet ce que sera ma première version du roman intitulé : Le

22


collier de la Révolution ou bien Le Couloir des Damnés. Dramatique peinture des camps de concentration sous le troisième Reich. Avant même d’avoir écrit les premières lignes, la béatitude et la folie gagnent mon esprit éloignant indubitablement mon grand état de dépression. Interviewer les rescapés des camps de la mort vous conduit à explorer superficiellement un monde dont on ignorait l’existence et pire encore, un monde où l’Homme devient une machine à tuer. « L’anus du monde » se révèle sur leurs lèvres, dans leurs stigmates et écrire ne parait plus possible. La fiction ne peut reproduire ce que les yeux de ces individus ont vu. Des dizaines de victimes ont défilé devant une page blanche sur laquelle le carbone du crayon refusait de prendre. Leurs témoignages constituent une boîte de Pandore ; je refuse de l’ouvrir pour le moment d’ouvrir et encore moins de publier quoique se soit ayant un rapport de près ou de loin à cet irrationnel événement. A tout cela j’ai cherché un exutoire que je n’ai pu trouver que dans la boulimie de littérature. Dans le train qui me conduisait à Philadelphia, je fus si nerveux que tout effort de rédaction fut vain. Faire le voyage pour la journée paraissait insensé. Impératifs du métier. Elliot, le brave homme me reçut comme un prince russe, un tsar condamné à un long exil. Après des salamalecs à n’en plus finir, il me proposa de déjeuner avec eux. Je sais bien plus tard que Blue belle ne viendrait pas se joindre à nous retenue l’on ne sera jamais où. Contrarié et trahi par Elliot je pris mon train pour New York aussi furieux que frustré. Cette nuit-là je ne trouvais le sommeil poursuivi par des pensées mélancoliques, de celle qui vous fait entrevoir les ténèbres les plus obscures. A mon tour je devins ce lion coincé dans les rets des braconniers et malgré mes rugissements personne ne semblait prêter attention à mon désespoir. Etrangement je me servis un verre de Bourbon en pensant à Bonnie. Les Carter veulent avancer la date de notre mariage. Je

23


n’y tiens pas particulièrement, probablement en raison de l’année éditoriale menaçant d’être chargée. On annonce des avancements dans tout le département et il serait injuste que le Big Boss oublie d’étudier ma candidature. Il y fait mention si souvent que je ne peux croire en une farce. « Vous savez mon brave Earl, l’équipe peut se vanter de vous avoir parmi nous et je reste persuadé que votre brillant travail saura se faire remarquer ». Il finissait ses phrases par : Attendez vous à diriger cette équipe fiston. Comment rester indifférent à ces alléchantes propositions ? Tout le monde s’agitait tel un essaim d’abeilles autour de leur reine. Ce qui n’était pas habitué à diriger une équipe faisait preuve d’un zèle absolument incroyable pour décrocher les faveurs du Boss. Les jeunes se tuaient à la tâche sans même prendre conscience qu’ils se tuaient. Dans mon paisible bureau où s’entassaient dossiers, paperasse et notes en tout genre je restais indifférent à tous ces ronds de jambe distribués alentour. La secrétaire du service, une dénommée Rachel Horowitz m’apporta le courrier sans omettre le journal concurrent dissimulé en dessous. L’un d’eux retint mon attention. Les lettres de mon patronyme formaient des vulgaires pattes de mouches et j’en déduis que l’expéditeur n’avait rien d’un littéraire. Comme l’enveloppe était vierge de toute adresse je déchirai fébrilement de papier pour découvrir aux premières lignes l’identité de ce curieux messager. Il s’agissait du frère de Blue belle celui qui j’avais rencontré lors de notre première entrevue. Dans un style bref et concis je sus qu’il avait quelques souhaits à me faire parvenir. Premièrement, il ne voulait pas que je passai à l’improviste sur le lieu de travail au risque de porter plainte contre le journal (ce qu’il par ailleurs ne ferait jamais). Deuxièmement, le refus de voir publier tout renseignement sur sa sœur qui ne fut pas l’objet d’une lecture et d’une délibération familiale et troisièmement, il désirait et cela au nom de toute la famille une ultime interview à leur résidence. L’adresse suivit après les quelques notes et perplexe

24


cherchait une page blanche pour la recopier, quand une pensée soudaine m’interpella : Et si Elliot y était pour quelque chose ? Sans hésiter je demandai à Rachel de m’appeler le journal pour exactement savoir où je mettais les pieds. Dans notre profession il arrive parfois que des tierces personnes arrivent à influencer nos sujets d’enquête en leur faisant miroiter gloire et fortune après seulement une semaine de parution. Je voulais par principe que les choses fussent claires et comme leur bureau se tint fermé, je repoussais l’intervention dans le ferme espoir de ne point être un mauvais cas de conscience. Le Big boss entra telle une tornade pour me remettre une autre chronique. Il voulait que je rédige sur le champ un rapport pour les prochaines élections présidentielles. « De toute façon mon pauvre Earl nous n’aurions pas rencontré de véritable triomphe avec cette petite romancière de pacotille. Nos lecteurs recherchent avant tout du concret pour ne pas se perdre dans de navrantes chimères. Comme les élections approchent dans quelques mois, nous devons être les premiers à couvrir l’événement. Que pensez-vous de Johnson ? ». Ce que j’en pensais ? Il allait le savoir en deux mots : des clous ! Et sur mon bureau, mon sommeil réparateur de trois heures me conduisit sur les terres de Russie en compagnie de ma charmante Blue Bell. Le cri strident du téléphone stoppa net ma délicieuse rêverie. Les dernières images figées furent le sourire de Blue belle. Je répondrai à la famille pour obtenir une entrevue avec la conteuse d’histoires. Notre seconde interview se passa dans une pièce sombre du siège social du Saturday Post à Washington. Blue belle, cette fois -ci fut accompagnée de sa mère, sosie incontestée de notre Cyd Clarisse et un je - ne - sais - quoi de provocant. Les deux femmes tout simplement divines furent l’attraction principale de ce début d’après-midi. Troublé par l’éloquence de Madame Taylor, je vins à me trouver trop étroit dans un pull à col roulé. La mère plus que commerciale savait exactement comment vendre un produit et je

25


sus voir en elle un parfait agent artistique. Madame commença à me flatter, à me poser des questions sur la dernière guerre, appuyant là où la douleur subsistait. La petite de 20 ans, les yeux grands ouverts buvait mes paroles, se tournant vers la mère à chacune de mes déclarations, l’air de dire : « Tu vois maman, je te l’avais dit c’est un héro ! » Les deux Taylor n’étaient pas seulement mère et fille, elles étaient complices, partageant la même passion pour la créativité. Les yeux de Blue belle étaient à eux seuls deux diamants striés de milliers de facettes. « C’est un grand journaliste ma chérie. On peut lui faire confiance ». Après s’être vantée de lire toutes mes chroniques parues dans le Post, elle avoua se passionner pour la Russie et cita les œuvres de Tolstoï toutes lues au cours d’années universitaires. Elle avait du faire partie de ces ingénues qui ne comprennent rien aux œuvres mais qui les étudient parce que faisant partie d’un programme. Madame Taylor avec tout le respect que je lui devais aurait pu être actrice à Hollywood. Quel force de caractère et son visage était un kaléidoscope d’expressions. C’est ainsi que je connus une partie de son existence. Son enfance dans les quartiers huppés de Philadelphie au milieu d’un père dépressif et d’une mère puritaine. Pour sauver les apparences sa défunte mère n’avait cessé d’être populaire, multipliant les mondanités à la façon d’une ambassadrice. La rencontre avec Monsieur Taylor allait changer sa vie. Veuf et père de turbulents garçons, elle accepta d’épouser cet homme, riche industriel pour ne pas être dans le besoin. Un mariage de raison dont elle n’avait aucune honte à clarifier. « Earl, je peux vous appelez Earl ? Je sais que vous publierez quelque chose de formidable, ceci dit ma fille Blue belle ne souhaite pas que l’on fasse l’apologie de ces récits. A dire vrai avec les élections qui se préparent, le moment serait mal choisi pour une publication dans le très renommé Post. Le journal de ma fille va également couvrir l’événement et nous savons que cela pourrait leur faire de la publicité,

26


mais le mieux sera d’ajourner notre entrevue Earl. Qu’en pensez-vous ? — Je partage votre avis. Attendons que Kennedy soit élu. —Vraiment ? Nous pensions à Eisenhower, répondit cette dernière tout en enfilant ses gants avec grâce. Ainsi votre journal croit en ce catholique ! Ravie de vous avez rencontré Earl, ma fille n’a cessé de me parler de vous….Vous avez un réel pouvoir de fascination dont les jeunes femmes ne peuvent rester insensibles ». Mon regard convergea vers Blue belle dont la beauté diaphane semblait être sur le point de disparaître. « A croire que vous êtes le seul journaliste humaniste dans ce continent et à ce titre, comme Blue belle a soif d’apprendre dû à l’ambition elle aimerait que vous lui trouviez un poste de secrétaire. Tout cela serait temporaire bien entendu, le temps pour elle d’aspirer à d’autres projets littéraires comme celui de travailler au Washington pour quelques dollars. N’ignorez vous pas que ma fille a de l’ambition ? —Certainement Madame. Le Washington Post a ouvert de grandes carrières ». De façon très théâtrale, elle aspira déclarant devoir s’en aller. Mrs Taylor dont le regard aux pupilles noisette scintillait de malice me tendit une poignée de main gantée. Madame était venue faire sa propre promotion. Ce qu’elle voulait : vivre une éventuelle gloire par procuration. Une fois ces dames sorties, je m’écrasais dans mon fauteuil face à ma lâcheté, celle de n’avoir pu leur avouer qu’aucune publication ne verrait le jour. Cependant je gardais espoir de voir un espace dans la manchette pour ma nouvelle égérie. Les élections eurent lieu. Kennedy fut élu à la tête du pays et on entra dans une nouvelle ère, celle des promesses et de la reconstruction. Je ne suis fort heureusement pas là pour vous faire de la politique, étant un piètre électeur. Le journal connut une restructuration du personnel. Ceux qui faisaient jadis

27


la force du journal furent remplacés par plus ambitieux. Je dirais par : plus démocrates. Cela serait le bon terme. Le boss est venu me voir pour me proposer un avancement. Hugues Stanley nous quittait et laissait son poste vacant. Etre directeur de publication n’enchantait personne. Il n’y avait pas plus ingrat poste que celui-ci. Tous vos anciens collaborateurs devenaient vos ennemis par la force des choses et la collaboration se faisait à coups de salves. Je ne tenais pas à récupérer le bureau de Stanley. Le boss insista et tout le monde vous dira que pour faire avancer une mule il faut une carotte et l’augmentation de salaire fut la carotte. Mon futur beau-père, sénateur comme il est nécessaire de le souligner m’encouragea à accepter le poste et me pressa de me fiancer avec sa fille. Les invitations auprès des Carter s’intensifièrent et bientôt je n’eus plus de temps à consacrer à mes loisirs. Le jazz tournait sur mon vieux gramophone. Un Bourbon à la main je déambulais dans cette piaule qui me servait d’habitation. Edward Carter tenait à ce que je descendis avec eux dans une de leur propriété sur la côte-est. En Caroline du Nord. « Pour un amateur de yachting comme vous capable de remporter plusieurs fois de suite la coupe d’aviron de Harvard, je reste convaincu que vous vous y plairez ». Trop modeste pour contester j’avais convaincu les relations de Carter de me joindre à eux. En consultant mon courrier, je découvris un pli venant de Philadelphie. Mon cœur s’emballa en voyant le patronyme Taylor se détacher des autres coordonnées. Nerveusement je déchirai l’enveloppe. C’était Madame Taylor qui me rappelait à leur bon souvenir. Elle écrivait surtout que sa fille -chérie venait de terminer deux bouquins et que j’avais l’exclusivité pour les lire avant de les envoyer auprès d’un éditeur. La lettre traversa la pièce pour atterrir dans la corbeille à papier. J’allais épouser la plus agréable créature qu’il puisse exister sur terre, alors pourquoi allais-je m’embêter à flirter avec une enfant ?

28


Les semaines succédèrent aux semaines. Je fis ma demande à Bonnie qui accepta sur le champ. On sabra le champagne et officiellement je rentrai dans le clan très fermé des Carter. C’était un choix stratégique. Les Carter restaient une valeur sûre et Bonnie malgré ses airs de midinettes serait une bonne maîtresse de maison. Bien qu’elle m’abreuvait de baisers, dans ses bras il me manquait quelque chose. Au fil des semaines j’ai investi dans une coquette demeure sur le littoral atlantique. J’avais suffisamment d’argent en banque pour me permettre pareille dépense. La demeure ressemble à un chalet et cela semble être au goût de Bonnie qui en a fait une confortable retraite. Tout le weekend- end nous y passons avec ou sans amis, le plus souvent avec tout ce que Washington peut compter de talentueux jeunes politiciens. Tous diplômés de Harvard ou Harvard et tous se congratulant d’être les Maîtres de l’univers. La compagnie de Bonnie fit de moi une personne mondaine, acceptant de laisser pour un temps au vestiaire l’artiste que j’étai. La littérature remplacée par des futilités et des loisirs plus conventionnels. Un jour de mois de juillet, un de mes vieux potes de Philadelphie m’a fait une surprise. Comme je ne l’avais pas vu depuis des années, il est descendu nous rendre visite au Cap Worth avec deux jeunes femmes aux bras dont Blue belle. Le monde devait vraiment être si petit ou alors Dieu avait décidé de s’amuser un peu. Les mains dans les poches je l’ai regardée se mouvoir parmi mes amis. Elle n’avait pas l’air intimidée au contraire. Blue belle souriait à pleines dents tenue par le cou par Lucius Morris. Ce dernier était devenu une personnalité dans le milieu des lettres de New York. Elle ne m’a pas regardé se fichant du simple employé de Washington Post que j’étais, puisque maintenant elle avait Lucius Morris. Il avait du lui promette un contrat en or pour la faire quitter les siens. Madame Taylor avait du bénir leur union. Curieusement je me surpris à être jaloux. Morris et moi avions partagé les mêmes bancs de Harvard. Il était un frère pour moi. Ce grand rouquin aux boucles

29


soignées tenait un cigare entre ses mains et assis au milieu de mes convives attirait l’attention plus que Gary Cooper aurait pu le faire. Le chapeau de paille sur la tête, il héla Blue belle pour la faire s’asseoir près de lui. J’avalai un verre de Bourbon cul-sec me sentant impuissant face à la jeune femme que j’avais ardemment désirée. Pourtant il me fallait faire bonne figure en m’intéressant à mes nouveaux invités et amis mais j’en fus incapable. Bonnie en bonne maîtresse de maison qu’elle était se chargea de tout et de plus encore. * C’est cette partie de ma vie que j’ai décidé de narrer dans le détail. A savoir, le pouvoir attractif de Blue belle. Si j’avais été photographe je me serai attardé sur son angélique visage. Oui, elle était un ange ! J’aurai probablement immortalisé cette bouche ourlée et ses yeux de chat d’un bleu si limpide qu’on s’y perdrait pour l’éternité. Elle a surpris mon regard sur elle et aussitôt baissa la tête, laissant le chapeau de paille la recouvrir. Sa peau était légèrement hâlée et sans la moindre imperfection. Elle a la grâce ingénue des jeunes nymphes et la légèreté d’un songe pourtant bien réel. Une goutte de sueur perla dans mon dos tandis que je l’observai sans pudeur. Poussés par le désir de se rafraîchir tous se précipitent à l’eau sauf Blue belle, restée à siroter sa limonade. Je n’ai rien trouvé à lui dire. Elle m’interrogea du regard avant de poser son verre vide sur la table en osier. « J’ai appris que tu avais deux manuscrits en cours de publication ». Elle n’a rien répondu. Ma question semble l’avoir effleurée. J’avais un tas de choses à lui raconter et je savais qu’elle m’écouterait attentivement. Soudain j’eus envie d’écrire. Une folle envie furieuse, sortie de mes entrailles. D’ailleurs ce jour-là, l’inspiration me revint tout naturellement après des semaines de pages blanches, j’ai poursuivi mes œuvres sans

30


interruption. Dans la soirée, je me suis accordé une pause cigare sur les marches de la demeure aux charmes précoloniaux. Au rythme d’un gramophone, les couples s’étaient formés sur la pelouse éclairée par des lampions. La soirée était idyllique, propice à la romance. Blue belle était assise sur la balustrade surplombant l’océan atlantique. Je suis allé la chercher. Son corps se dandinait gracieusement contre le mien. Bonnie aurait pu nous en vouloir mais elle savait qu’il n’y avait qu’elle qui comptait pour moi. Le jazz nous a rapproché et les yeux dans les siens, je l’ai serrée toute contre moi, craignant qu’elle ne disparaisse à la lueur des lampions. Une quantité surprenante d’insectes nocturnes tournoyaient audessus des lampes à pétrole et pour moi mon papillon de nuit répondant au doux nom de Belle. Lucius Morris avait le pouvoir de captiver tout un auditoire notamment la gente féminine. Je devais découvrir un sentiment inconnu jusqu’à là, la jalousie. Blue belle riait de ses blagues à la façon d’une fille facile. Je crois que c’est également à ce moment précis que Bonnie ne l’a plus supportée auprès de notre communauté très selecte et élitiste. Blue belle Taylor était une artiste sans renommée aucune, trop jeune pour être crédible et trop belle pour ne pas être considérée autrement que comme une séductrice. Quant à moi, elle me plaisait et elle était loin d’être un fantasme. Lucius Morris voulait faire d’elle sa petite protégée. Mon homme du plus loin que je le connaisse, était grand amateur de courses. Il adorait parier et Blue belle était devenue sa nouvelle pouliche. Il ne se privait pas de la bichonner, de lui faire son éducation et de la rendre plus intéressante qu’elle ne l’était. Lucius ne se trompait jamais, parce qu’il avait du flaire et un savoir- faire qui faisaient de lui une personne de confiance. Travailler dans le milieu de la presser serait provisoire, le temps pour lui d’engranger assez de recettes pour rebondir sur autre chose. Ce formidable touche-à-tout pouvait disparaître du jour au lendemain et revenir les poches pleines de dollars. Tout ce qu’il touchait se transformer en or. Surnommé

31


Fox par ses intimes, il fronçait constamment les sourcils comme dans l’attention de sonder au mieux le caractère de chacun. Blue belle semblait être épanouie auprès de lui. La petite Taylor n’avait rien perdu de sa maladresse. Plusieurs fois par heure, je l’entendais s’excuser au sujet de tout et de n’importe quoi. Bonnie sous son sourire de fille bien élevée ramassait les restes de vase jonchant le sol, mais au fond d’elle, je savais ce qu’elle pensait de cette fraîche rivale. Le cortège de Morris partit, je sombrai dans un étrange mal être. A croire que le sort s’acharnait sur moi, tenant à me rendre plus malheureux que je ne l’étais. Ni le Bourbon, ni les promenades sur la côte, ni l’amour de Bonnie ne me rendirent un peu de ma gaité. J’étais voué à errer à travers le monde tel un spectre. Il m’était devenu insupportable de retourner à Washington, non pas que le travail y fut pénible dans mes nouvelles fonctions mais parce que je n’étais que l’hombre de moi même. Ma secrétaire, miss Goldberg m’apporta mon courrier comme chaque matin et comme chaque matin ses tentatives de discussion tombèrent à l’eau. Perdu entre mes pensées et mes lettres, je lisais les gros titres des quotidiens parus en ce jour. La traque aux communistes commençait à éclater de part et d’autres du pays. Les américains arrivaient à voir le mal partout. La chasse aux sorcières de Mac Carthy demeurait dans ce pays tourmenté par le sort des Afro-américains et la menace des Cubains. Cela n’avait rien de comparable à ce qui s’est réellement passé à Salem à l’époque de cette psychose publique. Au nom de quoi avait- on brûlé des innocents ? En tant que rédacteur en chef, je devais filtrer le contenu des éditoriaux. Derrière le store de son bureau, le boss espionnait son personnel. Du jour au lendemain je pouvais me voir être frappé d’ostracisme du fait de mes origines slaves. Mes grands-parents avaient émigrés sur les terres d’Amérique au risque de subir le même sort que le tsar Nicolas II. L’Amérique était devenue leur terre d’asile et ils y avaient prospérés.

32


Mais ma famille ne partageait pas les valeurs défendues par le communisme. Comme mon éditeur tenait à m’informer du succès de mon nouveau-né, un essai philosophique, il me donna rendrez vous en fin d’après midi dans sa loge. J’avais plus de ventes que je ne l’aurai pensé. Le cigare coincé entre les dents je savourai cette victoire. Poussé par l’appât du gain, Charly insista pour que je lui parle de mes prochains manuscrits. Dans la profession il fallait avoir les dents longues au risque de voir ses œuvres au pilori. J’allais néanmoins attendre un peu avant de lui parler du Collier de la Révolution que je comptais publier anonymement à compte d’auteur. Puis en listant les sorties des derniers mois, j’ai vu le nom de Taylor qui publiait non pas des nouvelles avant-gardistes mais un roman de plus de 500 pages. La maison d’édition avait connu un démarrage modeste avant que les ventes n’explosent littéralement. Le charme de la nouveauté suscite parfois l’intérêt des lecteurs. On vous promet originalité et génie du style avant de finir par oublier le nom de l’écrivain et plus souvent encore quand c’est une romancière. Je ne fus pas surpris de découvrir le lieu de publication. Lucius Morris misait un paquet de frics sur sa pouliche. Elle devait lui apporter deux fois la mise. Les dès étaient jetés. En rentrant au journal, j’ai chargé Miss Goldberg de me trouver le livre de Taylor et lorsqu’elle me le remit en main propre, je jetai nerveusement un coup d’œil sur la quatrième de couverture. L’histoire, loin d’être banale parlait d’un amour impossible entre un esclavagiste et une descendante d’esclave dans le sud au moment de la dépression de 1929. Le sujet délicat risquerait de choquer l’opinion si conservatrice. Blue belle s’engageait sur une piste dangereuse. Après avoir milité pour le droit des femmes, elle affichait ses convictions politiques aux yeux de tous. Après avoir lu le roman, je restais un moment immobile à ne pas savoir que faire. Flynn Watts mon chroniqueur du moment se mit au travail sur-le- champ. Les ventes devaient doubler

33


avant la fin du mois, voire triplé. Le Washington Post était lu par une certaine classe sociale, or celle-ci n’était pas concernée par les problèmes de ségrégation dans le sud ni par les conditions des noirs au fin fond de l’Alabama. Flynn Watts a une plume extraordinaire. Tout peut jaillir de celle-ci, le très bien comme le très mal, le meilleur comme le pire. Il savait dénoncer un fait sans attirer les foudres de la censure. Le décès de votre animal de compagnie pouvait rivaliser avec le décès mis à jour de Socrate. Il avait ce pouvoir inné de transcender la vérité. Il nous fallait attendre le verdict des derniers chiffres et s’attendre à ce que les républicains contre-attaquent. Lucius Morris me téléphona avant la fin du mois. La chronique de Watts dans le Post avait conduit à la rupture de stock auprès de l’éditeur. Les diffuseurs attendaient les nouveaux tirages et les libraires devaient proposer à leur clientèle d’attendre le réapprovisionnement. Morris était en pétard. Il ne voulait pas que les investisseurs pensent de lui qu’il soudoyait les journaux de Washington. J’ai éclaté de rire. Ses actionnaires se fichaient de l’origine de l’influence des lecteurs tant qu’ils récupéraient leurs sous. Il n’était pas rancunier et arriva à Cap Worth au volant du Bugatti qu’il m’offrit. J’ai cherché des yeux Blue belle, mais la jeune victorieuse n’était pas là. Probablement en famille à célébrer son succès. Elle ne viendrait pas en raison de l’alliance enfoncée à mon auriculaire. Pourtant je mourrai d’envie de la revoir. Au moins une dernière fois avant de m’unir à Bonnie pour le restant de mes jours. J’ai fini par la croiser à Washington mais elle ne m’a pas reconnue. Elle était au bras d’un type au chapeau de feutre qui lui ouvrait la portière d’une Lincoln reluisante de mille feux. Comme les choses peuvent aller vite quand on a pour soi la jeunesse, la beauté et le talent. Elle portait un ensemble de velours vert au galon doré et un chapeau de chasse penché sur le côté. Une femme du monde. Celle que je n’aurai jamais. Secrètement j’ai maudit l’homme qui se pencha amoureusement à son oreille. Ce soir là, j’ai vidé une

34


bouteille de Bourbon, incapable d’écrire quoique se soit, puis j’ai observé le couché du soleil, les pieds dans l’eau. Les pires moments de mon passé surgirent pour mieux encore me perdre. J’étais saoul et la tête dans la main, je voyais ces hommes qu’on avait laissé là-bas dans le pacifique. Une véritable boucherie. En tant qu’officier j’ai du prendre des décisions mais je savais que j’aurai des comptes à rendre aux familles des victimes. Si j’avais connu Blue belle avant de partir pour le front, jamais je ne serai parti. J’aurai usé des relations de mon père pour être démobiliser. Jouer les patriotes et se faire trouer la peau ce n’est pas ça la conception de la vie sur terre. Non, je serai resté là et j’aurai pris le temps de l’aimer. J’ai dormi sur le ponton, dorloté par le clapotis des vagues contre le bois et le chant des grillons au loin. Je peignai la coque d’une vieille barque trouvée dans le hangar quand le moteur d’une voiture me fit relever la tête. Les mains pleines de peinture, j’ai feint la surprise en voyant descendre Edward Carter et un de ses sbires. Les ennuis commencèrent au sujet de mes relations peu convenables pour un homme de ma condition. Je ne voyais pas de qui il pouvait bien parler. On m’aurait vu diner en compagnie de communistes qui n’étaient autres que mes collaborateurs. Jamais encore je n’avais entendu dire qu’ils étaient des Rouges et tout ceci m’ennuyait sérieusement. Autour d’un verre de Scotch et de Whisky, Carter me parla de mariage et du dit- contrat passé entre sa famille et la mienne. Ils voulaient mes milliards et leur entêtement à faire partie d’une des plus grandes fortunes de l’Est européen me dépassait. Les Carter sont influents mais les comptes en banque n’équivalaient pas à celle de ma famille. Le rictus au coin des lèvres, il accepta mon cigare et enfoncé au fond du crapaud me parla de Bonnie. Son amour pour moi était sans limite et elle se languissait terriblement loin de moi. Comment une femme aussi intelligente qu’elle pouvait supporter un alcoolique taciturne ? De plus elle ne comprenait rien

35


à l’Art et n’avait jamais lu un seul de mes bouquins. Carter se vexa. Il partit en se gonflant pour paraître plus impressionnant. La vieille barque achevée et repeinte à neuf j’ai appelé Blue belle. C’est sa mère qui a décroché et elle a mis du temps à me remettre. Elle avoua ne jamais avoir entendu parler de moi. Le mieux était de raccrocher et de faire la paix avec les Carter avant que la situation ne dégénère. Deux jours après j’ai accepté un appel provenant de Philadelphie. C’était bien elle. Je le sus par les silences au départ de notre conversation téléphonique. Sa respiration était forte et ponctuée ça et là par la déglutition. Elle devait être plus nerveuse que moi. Les mains crispées sur le combiné, j’attendais les raisons de son appel. Au fond de moi, je savais qu’elle le faisait pour une et seule bonne raison : me compter parmi ses relations. Sa mère, en parfaite conseillère exécutive avait du la pousser à saisir le téléphone et appeler à mon bureau. « Comment se passent les ventes de ton livre ? Je suis fort heureux de ton succès et je sais que tu en auras plein d’autres à venir, parce que tu es talentueuse et parce que tu vas là où personne n’ose aller ». Comme elle ne répondit rien, j’ai enchaîné sur autre chose. Des amis passeraient ce week-end à Cap Worth en raison des courses de frégates. Je l’invitai bien entendu à se joindre à nous. Elle répondit naïvement qu’elle ne savait pas nager. Alors je me proposai de le lui apprendre. Elle devait d’abord en parler à ses parents avant de quitter le domicile familial. Ce n’était encore qu’une enfant et je risquais de tout compromettre en la débauchant ainsi. Madame Taylor accepta de voir sa fille se pervertir au milieu d’intellectuels et de gros sous. Elle alla jusqu’à encourager sa fille à rester plus longtemps à Washington, non pas pour se familiariser avec le monde auquel elle prétendait être mais dans l’espoir d’y dégotter un époux.

36


Ce fut au bras de sa cousine que Blue Belle arriva au Cap Worth, celle là même qui l’avait accompagnée au bras de Lucius Morris. Jamais encore je n’avais vu autant d’incompréhension dans le regard de Bonnie. Elle a malheureusement tout fait pour rendre le séjour de Blue belle intolérable. Par plusieurs fois, elle a cherché à l’humilier devant ses pairs. Comme Blue belle ne savait pas nager, elle tourna ça en dérision au point que la pauvre refusa d’approcher l’océan. Elle alla jusqu’à monter sa propre cousine contre elle. Bonnie était le genre de femmes à ne pas supporter la concurrence. Elle avait toujours autour d’elle une myriade d’admiratrices, toutes plus prêtes les unes que les autres à lui lécher les bottes. Bonnie Carter était la reine de la ruche et Blue belle n’était pas prête à faire partie de ses relations personnelles. Bien vite elle fut écartée du groupe et tandis que les uns se débattaient dans l’eau et que les autres prenaient le vent à l’horizon, Blue belle restait assise dans le jardin. Au moment où je cherchais à l’approcher, elle disparaissait craignant de finir lyncher par ma fiancée. J’ignore ce que les femmes peuvent se raconter quand elles sentent leurs intérêts menacés, mais peu de temps après les deux cousines ont eue une longue conversation en privé. La gouvernante Carlotta, une perle d’employée m’a informé de leur départ anticipé en soulignant le fait que la petite Taylor ne tenait manifestement pas à rester une minute de plus au Fort. Fou de rage j’ai retourné mon atelier de peinture et déchiré deux de mes toiles en cours de confection. Quelques jours ont passé avant que Mrs Taylor ne fasse une intrusion dans mon bureau, la poitrine en avant et la taille soulignée par un bandeau rouge. Elle jouait de son sex-appeal comme nulle autre, sachant exactement ce qui plaisait aux hommes. Elle ne passa pas par quatre chemins alors que mon regard ne parvenait à se détacher de sa généreuse poitrine. Madame disait ne pas supporter les brimades et l’humiliation subite par sa fille au cours de son séjour passé au Cap. Le cœur battant à rompre, je me

37


souviens être resté un long moment sans rien répondre. Mes excuses ne purent la convaincre de ma sincérité. Elle me jeta au visage mes futurs noces avec Carter, ce qui ne justifiait en rien un tel comportement envers une jeune femme inexpérimentée et vulnérable qu’était sa fille. Sa voix traversait les parois de mon bureau et je surpris quelques regards tournés vers la source du tumulte. En plus d’être un directeur peu populaire, je devenais un monstre sanguinolent prêt à dévorer les jeunes femmes, qui demain feraient la gloire de notre culture. J’ai renouvelé mes plates excuses, ayant à faire à une mère terriblement blessée dans son orgueil. Pendant plus d’une semaine, je n’ai parvenir à trouver la paix dans mon esprit. Mes nuits furent prises d’assaut par maintes interrogations et craintes. Il me semblait que je me noyais aux larges des côtes atlantiques sans personne pour me lancer une bouée. Blue belle était tout ce qui me rattachait à l’espoir, cette bouée qui m’empêchait de me sombrer définitivement dans les méandres de la folie. Il me fallait la revoir et je m’obstinais dans cette idée que nos destins eussent été à jamais liés. La haute bourgeoisie de Philadelphie se retrouvait sur les champs de course. Les jumelles sur le nez, je suivais la progression des chevaux sans perdre de vue la presse mondaine agglutinée près des barrières et les postes des bookmakers. Je ne pariais jamais mais Lucius Morris voulait me voir miser sur un de ses canassons venus tout droit des champs de courses d’Angleterre. Ce dernier grand amateur de chevaux et de femmes louait une tribune où coulait champagne et dollars. Les hommes d’affaires s’y pressaient jetant des œillades aux fraîches et séduisantes créatures aux chapeaux de gaze et robes de mousselines. Un tableau enchanteur que les plus grands maîtres de l’impressionnisme aurait su reproduire. Morris me fit de grands signes, assis dans un fauteuil d’osier, le cigare au coin des lèvres. Il me tint à l’écart pour n’annoncer que la petite Taylor venait

38


tout juste de quitter la tribune pour aller se repoudrer le nez. Quand elle revint, vingt minutes plus tard, j’ai volontairement baissé mes yeux sur mon whisky. Elle m’a jeté un regard inquisiteur avant de gagner le balcon sur lequel Morris jouait un remake de Don Juan. La robe de mousseline jaune qu’elle portait mettait en valeur sa poitrine et sa taille de guêpe. Je reconnaissais là le travail de sa mère pour faire d’elle une starlette en vogue que tous allaient finir par s’arracher. Un sautoir vert pendait à la naissance de ses seins et ses mèches brunes s’échappaient d’une barrette bleue. Madame Taylor avait veillé à ce que tout fut parfait et le résultat était plutôt satisfaisant. Les hommes se hâtaient de venir s’entretenir avec elle et se bousculaient pour lui être présentée. Sa bouche ronde et son regard de biche effarouchée la rendaient irrésistible. Pas trop de blush, ni trop de fard à paupières, elle était tout simplement un hymne à l’amour. Morris a surpris mon regard sur sa nouvelle pouliche. Il a sourit avant de m’attraper par le bras. « Les critiques parlent d’elle en tant que : Négresse Blanche. On s’étonne qu’une jeune femme d’un milieu de la classe moyenne parle ainsi du nègre. Mais c’est de l’Art Earl ! De l’Art ! Dans un pays comme le notre qui pratique la ségrégation raciale, je trouve nécessaire de faire publier une petite comme elle. Elle est l’espoir de tout un peuple. Elle sait ébranler les consciences (il ricana, le cigare coincé entre ses lèvres charnues) on va chez Laslo après. Tu te joins à nous ? » Laslo était un armateur d’art. Une de ses bonnes vieilles têtes pensantes tout droit rapportée du continent européen. Je ne savais pas qui il était au juste. Un artiste. Un passionné d’art ou seulement un rentier époux d’une américaine fille d’un magnat du pétrole. Tout le gratin se devait de connaître le personnage. Morris se pencha à mon oreille sournoisement : la petite y sera, avant de m’administrer une bourrade et disparaître au milieu du flot de ses admiratrices. Que devais-je comprendre ? J’allais épouser Bonnie Carter. Mon

39


pote de toujours ne semblait pas y croire. Alors j’étais devenu ce type totalement hédoniste, amateur de jupons et de whisky. Ma paisible retraite à Cap Worth était devenue une garçonnière pour jeunes gens célibataires en quête de frissons. Je posais mon verre sur le guéridon et sans saluer personne ne me précipita vers la sortie. Ma mère aurait probablement honte de me voir ainsi, accoudé au pilier de bar. Une loque humaine, un déchet de l’humanité devenu poivrot à ses heures perdues. Un morceau de rock passait sur le poste. Les filles gloussaient et cherchaient à accrocher mon regard. Elles n’étaient pas laides. Des filles de bonne famille, sorties dans l’espoir de dégotté un type fortuné. Certaines femmes ont la capacité à renifler les portefeuilles. Je les salue, la main en diagonale sur mon front, à la façon salut militaire. Elles me répondent par une espèce de gloussement qui en dit long sur leurs intentions. Elles veulent se voir offrir un verre ou deux et plus si affinités. Mon esprit est cependant ailleurs. Je commande un autre Bourbon. Le type au comptoir sait que j’ai de quoi de payer, alors il ne fait pas d’histoires. Un de mes voisins essaya d’engager la conversation. Son accent du sud le trahissait. Un bon catholique qui ne fut pas long à me prêcher un mode de vie sans vices et sans tentations. Il faisait allusion aux filles. Ces dernières d’ailleurs s’impatientèrent, cherchant un pigeon à déplumer. J’ai réglé ce que je devais et encore assez lucide pour rentrer à l’hôtel, j’ai filé pour ne pas leur donner de faux espoir. Mon ange gardien venait de m’empêcher un écart de conduite. J’allais épouser cette garce de Bonnie. Etait- ce le mariage qui me terrorisait à ce point ? Ou le fait peut- être de m’engager auprès d’une femme que j’aimais seulement comme un flirt avec lequel on reste trop longtemps ? J’ai du faire deux autres bars avant de me décider à rentrer. Un couple d’inconnus m’aida à retrouver mon chemin et le groom se chargea du reste. Jamais je n’ai été aussi mal en point. C’était à cause d’elles. Toutes ces femmes,

40


capable d’empoisonner votre existence. Je les méprise tout autant qu’elles soient. Retourné à Washington fut comme une déchirure, non pas que j’eus passé un mémorable weekend- end à Philly, mais bien parce que je savais que la petite Taylor s’y trouvait. Le temps apporta son lot de contrariété. Une pluie diluvienne comme on en avait jamais vu par ici depuis la nuit des temps. Pas moyen de sortir sans se gorger de flotte. Le Big boss demanda à me voir. Le Post voulait être les premiers à tenir une exclusivité concernant un politicien déchu. Un de nos reporters avait un contact prêt à avouer l’inavouable. Flynn Watts voulait taper une chronique, faisant ainsi du tort à Donald Lynch. Le plus judicieux était de permettre au plus talentueux des deux de rédiger cet article, à savoir à Watts. Cela fit beaucoup de bruit dans les couloirs. Pour certains Watts était un sympathisant politique, toujours prêt à défendre la veuve et l’orphelin. Or on accusait le politicien de blanchir de l’argent, de se payer des putes avec les impôts des contribuables et surtout d’être communiste. Watts ne se mouillait jamais pour ce genre de scandale. Il allait pondre son article et passer au suivant sans faire plus de vagues. L’info qu’on devait nous remettre était une intox. Je l’appris en déjeunant avec un ami de Carter rencontré dans le coin. Immédiatement je chargeais d’annuler la publication du Post en cet état. Le Big Boss fou de rage me convoqua dans son bureau. Ne devait- on pas s’assurer de la véracité de nos infos ? Si, bien-sûr que si. Depuis combien de temps faisais- je ce boulot ? Un bon nombre d’années mais pas assez pour songer à une retraite. « Vous êtes un imbécile ! On vous a placé à ce poste dans l’espoir de doubler les ventes de notre journal et vous, qu’est- ce que vous faites ? Vous sabotez notre précieux travail. Débarrassez- vous de Watts ». Il n’y était pour rien dans tout cela. Le big boss ne voulut rien entendre. Il lui fallait un responsable. Watts était un auteur confirmé, une redoutable plume et un

41


brillant critique. Une façon comme une autre de mettre au placard un pauvre innocent. Que pouvais- je faire ? J’avais reçu des ordres de la direction et en ces temps de troubles, mieux valait ne pas le contrarié. Watts retrouverait facilement du travail. C’était un bosseur et j’avais foi en lui. Je lui ai apporté mon soutien jusqu’au bout. Il partit sans faire d’histoire avec le fairplay d’un bureaucrate. Une semaine plus tard il envoya un avocat pour nous botter le cul. On l’avait viré sans motif plausible. Afin d’étouffer l’affaire le big boss reposa la faute sur mes épaules. Pour une soi-disant incompatibilité d’humeur entre Watts et moi. La coupe fut pleine. Le Washington Post ne voulait pas être poursuivi pour un vulgaire problème de relations professionnelles. J’ai dénoué ma cravate et sans plus attendre, j’ai rédigé ma lettre de démission. Oui j’en étais rendu à ce point. Il était question de mon intégrité. On accusait un autre à ma place, puis on me faisait porter le chapeau en me faisant comprendre que je n’avais pas le choix. Je ne regretterai personne et personne n’allait me regretter. * Carter me fit des propositions d’embauche apprenant dans quelle situation je me trouvais. Quelques unes de mes relations se manifestèrent rapidement, d’autres se montrèrent plus réservées, tandis que les plus courageux osèrent me rendre visite. On ne virait que les Rouges devenus une réelle menace pour l’intérêt public. Etais- je devenu une menace ? Morris trinqua à mon infortune. Il avait toujours l’art de dédramatiser, de rendre ridicule et amusant ce qui ne l’était pas. Pour mon travail il voyait cela très positivement. Une façon pour moi de changer mon fusil d’épaule, changer de carrière, tourner la page une bonne fois pour toute. Morris me proposait d’être actionnaire majoritaire dans sa maison d’édition, ce que je refusais promptement. Je n’avais pas la bosse

42


des affaires. Le peu de fois que j’engageai des paris, je perdais tout mon fric alors à grande échelle, j’aurai quelques scrupules à placer de grandes sommes dans une société pas encore côtées en bourse. Il ne se vexa pas, les yeux perdus dans le vague. Il me demandait ce que je comptais faire. L’idée de prendre une année sabbatique me traversa l’esprit. Je consacrerai mon temps à la création de mes toiles et de quelques romans. Cette idée me séduit et j’en fis part à Morris. Il trinqua à mon futur succès. Babouchka m’appela dans la nuit. Elle ne tenait pas compte du fuseau horaire. Complètement nu, je collai le combiné à mon oreille. Ma grand-mère était une intrépide bonne femme. Tout le monde ignorait l’âge qu’elle avait bien qu’elle se vantait d’avoir été infirmière dans les tranchées de Verdun en 1917. Elle vivait àèmeParis après avoir connu les quartiers huppés de la 5 avenue de New York. Pour moi, elle avait été plus qu’une grand-mère ; une confidente en quelque sorte. Elle me parla de ses amours, de son dernier voyage en Afrique et tant encore. Puis elle me demanda comment progressaient mes noces avec Carter. Silence avant que je ne trouvai quoi répondre. Je n’étais plus sûr de mes sentiments envers elle. C’était une vraie dame certes. Un homme ordinaire lui aurait déjà donné des enfants. Mais à dire vrai, j’attendais autre chose d’une dame. Babouchka ne me comprit pas. La communication fut interrompue par de la friture et après ce laps de temps, je la perdis complètement. Il se mit à pleuvoir sur le littoral. Le spectacle est saisissant. Les gouttes d’eau semblaient sortir de l’eau et au loin le vent déplaçait les embruns, devenant des cônes fragiles et imprévisibles. Les rares bateaux dansaient furieusement menaçant de perdre leur équilibre sur cet élément devant instable. Cela me donna envie d’attaquer une nouvelle toile. Pour saisir le paysage dans toute sa splendeur ainsi que la luminosité, j’ouvris la porte fenêtre donnant sur la baie. Le mobilier intérieur résisterait à l’assaut du vent. J’ai commencé par peindre le ciel maussade et

43


gris, puis sans attendre attaquai les coquilles de noix sur la mer. Carlotta vint m’annoncer qu’une jeune fille venait d’appeler. Comme elle ne s’était pas présentée, je ne fis pas cas de cet appel. Jusqu’à ce que ma gouvernante arriva à nouveau gênée par l’intrusion d’une inconnue. « Je crois que c’est le petit écrivain. Vous savez celle qui casse tout ici ». J’ai bondi hors de mon tabouret, indécis dans la marche à suivre. Pas le temps de me raser, encore moins de me changer. Dévaler l’escalier quatre-à-quatre ne me ressemblait pas. C’était bien elle ! Blue belle me dévisagea devant me prendre pour quelqu’un d’autre. Nerveusement je lui tendis une chaise après y avoir viré les journaux. Elle ne parla pas, se contentant de fixer un détail de mon gilet rapiécé. La bienséance voulait que je la conduise au salon pour lui offrir une toute autre hospitalité. Mais ayant complètement perdu le fil de la raison je passai pour le plus non - civilisé des hommes. Blue belle ôta les épingles de son foulard et déboutonna son manteau à bord fait de fourrure de lapin. Elle avait opté pour une coupe de cheveux qui lui donnait plus de maturité et se refusant à porter du maquillage, se présentait à moi humblement. Carlotta s’occupa d’elle tandis que je partis me raser et me changer. A mon retour je trouvai un ange endormi dans une bergère, bercé par la pluie s’abattant sur la verrière. Je la recouvris d’une épaisse couverture de laine et referma la porte derrière moi. La belle au bois dormant se réveilla non pas cent ans après mais 16 heures après. Je l’observai sur le balcon de ma chambre à coucher. Elle avançait nupied vers la proue du jardin, là où par beau temps nous prenions l’apéritif. Les chaises du jardin empilées les unes sur les autres annonçaient la fin d’une période. Cette dernière s’assit sur la balustrade blanche, une tasse de thé à la main. Je la saluai à distance avant de disparaître au fond de la pièce. Elle devait s’en aller, je ne pouvais la garder ici au risque de voir sa réputation entachée : fréquenter le fiancé

44


d’un autre était mal vu. Cependant une partie de ma personne voulait la voir rester quelques heures de plus, une année ou une vie….furieusement j’’ouvris ma penderie dans le but d’y choisir une tenue de ville. En refermant la porte de la penderie je fus confronté à mon propre reflet. A quoi bon se mentir plus longtemps ? Blue Belle serait mon invitée et personne n’aurait à redire là-dessus. Blue Belle se leva à mon arrivée embarrassée par la tasse désormais vide. Elle allait parler avant moi mais les mots restèrent au fond de sa gorge. « Je ne prétends pas savoir pour quelles raisons tu es ici, mais tu peux y rester autant de temps que tu veux (en tirant sur ma pipe avant de poursuivre) tu es ici chez toi. Son regard de biche effarouché rencontra le mien. « Je ne devrais pas être ici mais… je ne savais pas où aller. Je vous paierai bien - sûr. —Tu es mon invitée. Ne connais-tu rien de l’hospitalité du sud ? —Je ne tiens pas être un fardeau non plus. Je sais que je tombe mal et je n’ai rien à voir le genre de fréquentations dont vous avez habitude. —Où vas-tu chercher tout ça ? Je ne fais aucune distinction entre toi et un autre ». Elle enserra la tasse vide contre sa poitrine sans la lâcher des yeux, craignant peut-être que cette dernière ne lui échappe. Mon Dieu qu’elle était fragile et vulnérable. J’eus envie de la serrer dans mes bras. Un petit oiseau tombé du nid. C’est l’image que je gardais d’elle en ce moment là. Elle rentra aussi légère que la brise et la main dans la poche fixait l’horizon en me demandant tout de même quelle pouvait être la raison de sa présence. Comme une réponse à mes interrogations, Morris m’appela. Il disait être sans nouvelle de la petite Taylor, sa pouliche du moment. Les poings serrés je l’écoutais m’avouer sa maladresse envers elle. Des propos choquants qui auraient déplurent à la petite. Je connaissais suffisamment Morris pour savoir qu’il

45


aimait les femmes. Je sus alors, au fond de moi, qu’il lui avait fait des avances, mais il se couvrit en m’affirmant qu’il ne s’était rien passé entre Taylor et lui-même. En raccrochant je me fis la promesse de protéger Blue belle contre toutes sortes d’ennemis. A quel point allai-je m’engager auprès d’elle ? Dieu seul le sait. Elle passa le plus clair de son temps avec Carlotta. Les femmes arrivent toujours à trouver des sujets de discussion et les écouter est une façon de se distraire. La petite Taylor n’était pas imposante, ni ennuyeuse. Elle disait toujours se déplacer avec un crayon de bois et quelques feuilles blanches, la panoplie de la parfaite artiste. La fascination pour ce petit bout de femme, laissa place à un plus vif intérêt. Comme je ne travaillais pas, j’avais plus de temps à lui consacrer. Mais elle était une personne aussi solitaire que je pouvais moi-même l’être. Elle disparaissait une heure ou deux et me revenait plus fraîche et disponible qu’auparavant. Blue belle trouva un petit chien en très sale état. L’animal ne ressemblait à rien. Les poils bouclés sur le dos, une immonde queue raide et des épais sourcils et barbiche. Elle se lia immédiatement d’amitié avec le petit chien aux pattes d’un parallélisme déconcertant. Je crois qu’elle le trouvait amusant puisqu’elle s’en moquait ouvertement. Je la surpris dans la cuisine à le nourrir après lui avoir donné un bain. Mrs Taylor appela pour avoir des nouvelles de sa fille. Au ton de sa voix, je sus qu’elle se réjouissait de la situation, vantant les mérites de Blue belle. Il n’y a pas meilleure entremetteuse qu’une mère. Elles savent vous brosser un portrait édifiant de leur progéniture et face à leur talent de commerciale, le bon consommateur que vous faites finissez par craquer. Blue belle fronça les sourcils, les bras croisés sur sa poitrine quand je la tins informer du passage à venir de Mrs Taylor. Cette dernière arriva effectivement le lendemain, prétextant apporter des vêtements de rechange pour sa fille qui ne trouva pas mieux que de la bouder. Blue belle cherchait à

46


s’émanciper, à voler de ses propres ailes et sa mère était encore ce qui la retenait à l’enfance. Mrs Taylor semblait admirer mon chalet et j’eus beaucoup de peine à la mettre à la porte de mon refuge. La mère et la fille s’embrassèrent longuement puis la mère se mit au volant de sa belle américaine et démarra, agitant la main par la portière. Il fallait que je me remette au travail tant l’inspiration était grande. Je trouvai du travail dans une agence de publicité. J’acceptai l’offre pour tous les nombreux avantages sociaux qu’il proposait. Je lus de la déception dans les yeux de ma petite protégée. Etaisce correct pour elle de l’abandonner ici loin de l’agitation de la capitale, loin de ses admirateurs et loin de sa famille ? Blue belle se mit au piano et joua Chopin toute la fin de la journée. Devant mes toiles, je fus productif ; peut- être comme jamais encore auparavant. Mais le calme fut de courte durée. Bonnie Carter venait d’apprendre que la petite Taylor était hébergé chez moi, alors elle débarqua survoltée pour hurler au scandale. Je devais choisir entre elle et elle. Cruel dilemme quand l’une était ma divine muse et l’autre ma bienfaitrice fiancée. Je passai malheureusement ma soirée à consoler Bonnie en larmes tandis que l’orage tonnait au- dessus de nos têtes. Un très sale temps d’août qui devait clôturer cette tumultueuse saison. Entre les deux femmes, la guerre fut déclarée. Pour éviter le scandale, la petite Taylor eut la décence de rassembler ses affaires pour lever le camp. Elle allait me manquer…. * L’hiver fut morose à Washington. Les affaires étaient pourtant fructueuses, mais je me languissais de mon nouveau job, ayant constamment l’impression de tourner en rond. Quand Flynn Watts me donna signe de vie. Il était convaincu qu’on pouvait se faire de l’argent en produisant un groupe de rock —dont il m’est impossible de citer le nom pour clause de confidentialité— et me demandait de coproduire à

47


hauteur de 70%. C’était un important investissement auquel je devais réfléchir. Une telle décision ne pouvait être prise à la légère et puis je ne m’y connaissais pas assez dans l’univers de la musique pour miser sur ce groupe. Cependant j’avais foi en Watts. Il était loin d’être idiot, diplômé de Harvard et fin passionné de voile. Il passa au Cap pour en discuter devant un verre de Whiskey. Une vive lueur brillait au fond de ses yeux. Il croyait en ces jeunes, d’ailleurs guère plus âgés que lui. Il voulait que je le suive dans cette aventure. C’est peut-être ça qui me manquait dans mon existence : un peu d’adrénaline, quelque chose entre folie et raison. Avant de me lancer, je devais rencontrer les jeunes, voir ce qu’ils valaient, être certain que ce qu’ils avaient dans le ventre n’était pas de l’esbroufe. Flynn s’emballa. Il avait des potes journalistes, prêts à pondre un article sur eux. Leur sort était entre nos mains. Alors je décrochai le téléphone pour obtenir conseils auprès de mon ami Lucius Morris. Il pariait sur les chevaux, moi sur des chanteurs de variétés. Notre première rencontre eut lieu à New York et le coup de foudre fut immédiat. Deux heures plus tard et des poignées de main échangées, je me trouvai un avocat chargé de mes affaires juridiques. Le lendemain je signai avec le groupe. Watts se chargea de graisser la patte à ses collègues journalistes. Je fis autant, bombardant mes relations comme je pouvais. Une fois la machine bien huilée, il nous fallait attendre les premières estimations de vente. Le succès ou non. Les premières semaines de diffusion furent à la hauteur de nos espérances. Les dollars rentrèrent dans nos poches et en tant que producteur je touchai un joli pactole. C’est là que Blue belle me manquait. Face à pareille euphorie, j’avais besoin de retrouver pieds. Je l’appelai tard dans la soirée, assez bourré pour oser la relancer. Elle ne voulait pas venir, craignant le courroux de Bonnie. Alors je me proposai de la rejoindre au lieu et à l’heure de son choix. Blue belle me raccrocha au nez. Elle venait de me remettre à ma place de façon très respectueuse.

48


Le barbecue eut lieu dans le jardin. Alors que je tournai les brochettes sur le grill, je vis Blue belle arriver. Une année venait de s’écouler et elle était plus jolie encore que dans mes souvenirs. Elle était devenue une femme, celle que l’on ne trouve que dans les magazines. Un corps parfait et une chevelure abondante gonflée au fer sur laquelle était posée une paire de solaires. Son regard nous accrochait tout autant que sa poitrine dissimulée par un cache-cœur rose fermé par une broche. Pantalon jaune et espadrille, sans oublier l’indispensable accessoire : le sac à main. C’était ma Blue belle et je l’accueillis comme il se devait. Ceux que j’avais pu réunir pour l’occasion ne la connaissait pas. Depuis le succès de son premier roman de l’eau avait coulé sous le pont. D’abord la polémique suscitée après la parution de ce dernier. Les afro-américains sans faire de politique courraient après leur droit civique et voilà que sortait ce roman, pourtant sans précaution aucune. Blue Belle essuya une période de censure. Le boycott de son ouvrage devait lui laisser quelques séquelles d’échec. Le livre fut retiré de la vente et Morris du se résigner à perdre de l’argent. Plus personne ne voulut reprendre le flambeau. Sur les ventes, la petite Taylor ne toucha qu’un très faible pourcentage. De quoi dégoûter un artiste quant à tout espoir de célébrité. N’est pas Hemingway qui veut. Je fus heureux qu’elle fût là quand pendant de longs mois je luttais contre mes vieux démons. Toujours farouche pour ce qui est de la baignade, elle resta sur la plage prenant soin de son bronzage. Je devais la convaincre de rester ici, en la garantissant de la prendre sous son aile. Mais elle ne semblait guère apprécier de se trouver parmi les célébrités que je produisais. Elle semblait vouloir fuir ce milieu et peu bavarde s’isolait malgré tous les efforts que je fis pour l’intégrer. Elle partit en début de soirée quand précisément Bonnie fit son apparition avec quelques unes de ses relations. Bien que nous ayons rompu, la petite Carter tenait à figurer dans mon carnet d’adresse, persuadée

49


que je ne pouvais pas l’oublier aussi rapidement. Soulagé de cette séparation, je redevenais moi-même : un type ordinaire, ayant des qualités et des défauts. Carter-père m’avait insulté au téléphone suite à ma décision de ne point intégrer leur club très privé. A ses yeux je n’étais qu’un alcoolique, un minable et une personne très instable. J’acceptai sa colère et ses menaces. Après tout je n’avais rien à perdre auprès de lui. Son épouse m’a appelé pour se faire pardonner de ses propos. Mais j’étais déjà bien loin de tous ces tracas. Je n’avais qu’une idée en tête : produire le groupe de musique et conquérir Blue Belle. Mon second objectif s’avérait être plus compliqué que le précédent. La petite Taylor n’était pas une courtisane qu’on pouvait acheter. Forte d’une première expérience peu concluante dans le milieu de la littérature, elle était devenue méfiante, plus mâture et tellement plus rayonnante encore. Et Morris de vouloir la reconquérir, ayant foi en son talent, craignant que quelqu’un de plus offrant ne vienne à parier sur elle et la ravir. Il l’encourageait à écrire, la relançant perpétuellement de courriers enflammés. Certain qu’elle était la poule aux œufs d’or, il promettait de lui avancer les premiers dollars pour la parution d’un éventuel ouvrage. Blue belle cependant se méfier, trouvant derrière cet acte si généreux une offre plus perverse. Elle disait avoir touché assez d’argent pour financer des études d’Arts dont ses parents refusaient le financement. Elle partirait étudier à Paris et n’ayant point de toit où dormir, je la confiais à babouchka qui se faisait une joie d’avoir de la compagnie féminine pour égayer ses soirées. Je devins le traître, celui par qui le malheur arrive, selon les dires de Morris furieux contre moi : « Enfin Earl, tu ne peux pas me faire ça ! Soupira-t-il en tournant son verre de Bourbon entre ses doigts bagués, le cigare entre les lèvres, elle est très prolifique. J’ai fait mon enquête mon vieux et je sais qu’elle écrit….des pages entières dactylographiées….des pages qui ne demandent qu’à être imprimées. Paris ! Ça grouille de maisons

50


d’édition là-bas. Les français sont des intellectuels et parler littérature là-bas n’est ni marginalisé, ni élitiste, c’est comme respirer l’air, tu comprends. Putain, c’est le pays de Cocteau, de Duras pour ne citer qu’eux ! Ta grand-mère avec le réseau d’intellectuels qu’elle fréquente va nous la débaucher. Je n’arrive pas à comprendre pour quelles raisons tu la laisses partir. Parce qu’elle te plait à toi non ? C’est ma pouliche Earl et je ne supporte pas qu’on marche sur mes pieds de bande. Ramènes la moi et je fais de toi un homme riche. Plus riche que tu ne l’es encore (le sourire diabolique illuminant son visage) cent fois plus riche. Tu n’auras plus besoin de vendre des toiles et des romans pour tes loisirs….penses-y. On a toujours besoin de fric et je sais que tu rêves de t’offrir une vieille maison à colonnes au fin fond de la Virginie ». D’où tenait-il ces informations ? Morris achetait tout le monde avec son pognon. Il avait toujours été ainsi et je ne m’en inquiétais pas. C’était l’avocat le plus malicieux que je connaisse et personne ne pouvait l’égaler dans ses affaires personnelles. Effectivement, j’avais lorgné sur une coquette demeure dans une plantation du 18ème siècle. La bâtisse avait besoin de travaux, mais elle me faisait envie probablement parce qu’elle avait su inspirer Blue Belle dans son dernier roman. J’avais pour projet de m’y rendre aussi souvent qu’au Cap Worth et dans un futur hypothétique, je voulais m’y installer avec tout le confort que l’on puisse imaginer ou tout simplement rêver. Morris était déconcertant. Mais bien vite, il se ravisa et sous le ton de la plaisanterie porta un toast à la culture et à la jeunesse. Je ne trouvai pas meilleure occasion pour ramener Blue Belle au Cap que celle de mon anniversaire. Je décidai donc de réunir mes proches amis et quelques unes de mes relations que je pouvais encore tolérer dans le cadre de mes loisirs. Une trentaine de personne reçut le carton d’invitation et c’est dans une procession religieuse qu’ils pénétrèrent mon sanctuaire. Mon humilité dictait ma

51


conduite et je n’avais rien d’un mégalo, mais je devais cependant les recevoir avec panache. Le groupe de musiciens produit sous mon label fit résonner les cuivres et leur voix qui à présent valait de l’or. C’était une des prérogatives d’un producteur artistique. Morris entouré de ses pépées s’entretenait avec un homme de sa condition. Un de ses magnats de l’industrie venu se repaitre au Cap Worth. Loin d’être la vedette de cet après-midi, je papillonnai d’un groupe à un autre, une flute de champagne au mai, flattant l’égo de chacun à la façon d’un politicien en pleine campagne. Blue-Bell arriva dans la discrétion la plus totale. Il faut dire que les jeunes artistes monopolisaient l’attention de l’assistance. Alors je cherchais Morris du regard pour remarquer que ce dernier avait recouvert le cou d’une de ces fréquentations, venues de l’univers de la mode. Blue belle bondit sur moi, jolie comme un cœur. Un collier de perles de culture entourait son cou de cygne. Elle portait des gants noirs remontant sur ses avant-bras dénudés et un fichu encadrait son visage si parfait. Pour accentuer son regard de biche, elle avait travaillait ses yeux au khôl et peint ses lèvres d’un rouge carmin, sensuel et discret. « Je ne veux pas revoir ce Morris. Rassures moi en disant qu’il n’a pas pu venir (elle regarda autour d’elle d’un air terrifié) il s’est montré si empressé la dernière fois….joyeux anniversaire Earl, enchaîna Blue belle en me tendant une petite boîte rouge. Je n’ai pas eu le temps de l’emballer, mais je sais que cela va te faire plaisir ». Je fronçais les sourcils des plus curieux. La boite renfermait une vieille montre de poches que l’on pouvait attacher au gilet par une chaîne. Celle-ci était une véritable antiquité, datant du début du siècle dernier. Le remontoir et la molette de réglage de l’heure se trouvaient au niveau du chiffre 12, dans l’anneau. Une petite merveille à la mécanique Suisse, qui me garantissait une précision sans faille. Elle avait se ruiner et une telle dépense loin de me séduire, me contraria.

52


« C’est ton anniversaire Earl. Ce précieux gardetemps t’aidera à profiter de chaque instant de ta vie ». Un long baiser fut déposé sur sa joue, ce qui eut pour effet de la faire rougir. « C’est un cadeau d’une valeur inestimable. — Mais je l’ai obtenu à un prix dérisoire. Enfin, ce que je veux dire c’est que le prix n’a aucune importance ». Je la trouvai divine comme à chacune de ses apparitions. Ma muse attirait irrésistiblement le regard de ses congénères sur elle. Un mélange probable de fascination et de désir. Un bijou d’une valeur inappréciable dont il fallait trouver un écrin sur mesure. Morris arriva, détaché de sa horde d’admiratrice parmi les plus jolies femmes du moment, celles que l’on s’arrachait des soirées mondaines. Il ne couchait pas avec elles, les trouvant calculatrices et un brin arrivistes. Il craignait que ses finances n’aient à subir les conséquences de cette éventuelle trahison. A l’écouter, toutes courraient derrière son fric. Blue Belle restait la seule qui avait grâce à ses yeux. Il la disait différente aux autres, s’accordant à croire qu’il avait raison dans son jugement. « Miss Taylor ? Justement je pensai à vous. Il se tourna vers moi, le cigare entre ses lèvres, lui en astu parlé ? Un poste d’éditoriale est vacant au « Herald Tribune ». Un poste en or oui et nous avons immédiatement pensé à vous. Vous écrivez plutôt remarquablement bien et votre style n’est pas des plus déplaisants. Si l’offre vous intéresse vous pouvez commencer dans la semaine ». Elle allait ouvrir la bouche quand Lucius Morris prit congé de nous prestement en me tapant amicalement l’épaule. Puis Blue Belle me questionna sur ma participation à cette offre d’emploi. Comme je ne pouvais trahir Morris, je confirmai avoir pris part aux délibérations. Mon ami n’était pas du genre à bluffer, ayant des relations aux quatre coins du globe, dans les sphères privées et dans le milieu politique. Il avait versé suffisamment d’argent dans les actions à

53


la Tribune pour passer actionnaire majoritaire. De toute ma vie je n’ai jamais vu personne aussi à l’aise que dans le monde des affaires. Et puis les gars sont arrivés. Mes « purs -sangs » comme j’aimai à les appeler. Cinq garçons sortis de leur vie ordinaire pour devenir des vedettes à succès. Tout en savourant les petits fours du buffet, je les présentai l’un après l’autre à ma Blue Belle, insistant sur le fait qu’elle était la nouvelle romancière de la côte-est. Quand la main de Paul Schemky serra la sienne, je sus qu’elle ne m’appartenait plus. Paul était le benjamin de la bande. Un gosse arrivant de l’Oklahoma, jouant de la guitare à merveille. Qui plus est sa voix enchanteresse excitait les femmes, aussi bien la ménagère que la collégienne de quinze ans. Il avait quelque chose entre la voix cristalline des chanteurs de blues et la voix plus chaude et abrasive des Crooners de jazz. Ne sachant exactement où le situer, il fut classé dans la catégorie des voix à rencart. Les présentations faites, Blue belle et Paul continuaient à se fixer attentivement faisant fi de leur entourage. L’appétit me fut coupé et pis encore quand elle le chercha des yeux tout au long de la journée. Alors je sus que j’étais follement épris de Blue belle, au point de ne point supporter qu’elle s’intéressa à un autre que moi. Le reste des festivités en fut péniblement gâché.

54


Si Dieu existe… Livre 2 Le Herald Tribune ne publiait jamais d’offre d’emploi dans une de ses rubriques spécialisées. Tout se passait par manœuvres secrètes et subtiles. Il suffisait que vous ayez un ami ou une relation assez habile pour vous mettre à la page. Souvent cet ami en question travaillait pour un journal concurrent et avait ouï dire d’une place vacante chez un tel. Alors il fallait ensuite rivaliser d’ingéniosité pour obtenir une entrevue avec le directeur littéraire. La plus difficile des étapes pour qui n’a pas développé suffisamment sa carrière. Ted Morrison la reçut après mon coup de téléphone. Il restait l’un des piliers du monde de la presse. Le rencontrer fut d’abord pour moi un immense honneur. Il avait le verbe facile, un brin ironique. Comme tous les grands patrons qui se partageaient Washington, New York, Boston, San Francisco, Seattle, Phoenix, il arborait une déconcertante assurance. Si leur chiffre d’affaire baissait, ils se rassuraient sur les prévisions à venir. Les journaux tiraient plus d’un millier d’exemplaires par jour. Alors personne ne pouvait contester la suprématie de leur fonction. On lui proposait le poste de secrétaire adjointe au bureau de Ronald Danson, un texan empestant le foin et les mauvaises blagues de saloon. Complaisant et à cheval sur les principes, il se présenta comme étant le pionner de la chronique politique. Sans vouloir le vexer, elle restait convaincue qu’il n’avait rien inventé, si ce n’était une formidable capacité à s’approprier le travail des autres. Une poignée de mains plus tard, il mordait d’impatience de la revoir. Certains hommes rencardent les femmes non dans le but de parler

55


travail, mais bien souvent pour en faire leurs maîtresses d’une nuit. Ce milieu- là ne l’intéressait nullement, cela revenait à faire du tapin, ce qui était loin d’être fixé dans son plan de carrière. Mon dessein était de l’empêcher de sombrer dans le vice ; et quand on est belle avec un certain potentiel, les propositions ne cessent de tomber. A tous ces jeunes, il leur fallait un garde-fou pour éviter de se faire prendre dans le tourbillon de frénésie qui ponctue leur nouvelle vie. Néanmoins avec Blue Belle, il n’y avait aucun souci à se faire ; étant plutôt du genre coincé, sans aucun sens de l’humour et incapable de parler sans bégayer. Et Paul Schemky avait dit de moi dans une interview que j’étais le genre d’homme qui avait toujours une bonne longueur d’avance sur les autres et c’est bien ce qui me rendait unique à ses yeux. Pour percer dans ce milieu, il fallait avoir de la gueule, ce que Blue Belle avait incontestablement. Pour le reste il fallait s’en remettre à Dieu et à un bon manager, ce que j’étais précisément. Blue belle, c’est la femme que tout le monde rêve d’avoir pour soi. Joli minois, belle démarche, elle électrise les foules mieux que personne et elle dégage quelque chose d’ardent, quelque chose qui vous brûle de l’intérieur et vous fait dire que cette femme vient d’une autre planète. Mais je crois qu’elle ignore tout simplement qui elle est. Avec les gars la donne est différence, c’est la course aux interviews ; avec une moyenne de trois ou quatre par semaine, il leur faut encore trouver le temps de filer au studio d’enregistrement, après avoir répété en amont ; sans oublier les essayages, les invitations sur les émissions télévisées et les concerts organisés un peu partout sur le territoire américain. Le Boss de la production, c’est incontestablement Flynn Watts, notre attaché de presse. Il a cela dans le sang et il sait où frapper pour obtenir les meilleures interviews. Or le Herald Tribune fait partie de notre prochain objectif et Watts fait ce qu’il faut pour qu’on les séduise, à grand renfort de guitares. Si les journalistes sont des gens toujours sur les chapeaux

56


de roue, ceux-là prirent le temps de les écouter entonner leur dernier tube. Le Herald dans la poche, les autres journaux conservateurs allaient suivre. Le leader du groupe est Anthony B le bassiste, même s’il ne veut l’avouer c’est lui qui répond le mieux à la presse. Décontracté et plein d’humour, il séduit par ses pertinentes réponses. C’est le roi de la prose et le favori de Watts avec qui il échange des conversations musclées sur à peu près tous les sujets d’actualités avec une légère prédisposition pour la musique et encore la musique. Vient ensuite, Carl D. notre batteur est un tantinet soupe au lait, c’est dans sa nature de tout contester. Mais il affiche la bonhommie des jeunes californiens. Puis il y a Wesley P. notre claveciniste, celui qui se vante de jouer du Beethoven les yeux fermés. Il a un répertoire inouï et une voix aussi entraînante que celle de Schemky. Ensemble, sur des duos le public en redemande. Le petit Paul et lui ont fréquenté la même université, celle de l’UCLA où ils rencontrèrent Anthony et Carl qui appartenaient à un autre groupe déjà connu sur la côte- ouest. Il n’a pas été difficile de les convaincre de les accepter. Ils avaient entendu parler de leur groupe sur le campus et tout de suite voulurent savoir ce qu’ils valaient. Puis lors d’un concert gratuit où traînaient les oreilles de Watts —un de ces mélomanes convaincus que l’on peut faire de la bonne musique avec seulement trois accords— ils ont obtenu leur sésame. Cependant, il fallait des fonds et c’est là que ma petite personne, Earl Melnik- Hoffman entre en jeu. « Que savez-vous d’Earl Melnik-Hoffman ? » Leur avait demandé Watts un cigarillo coincé entre les lèvres et un brandy dans une main. Selon ces vedettes en devenir mes livres restaient difficiles d’accès, très engagés et quand on sort d’une telle lecture, on n’a qu’une idée en tête : s’ouvrir les veines. Voilà comment la jeunesse me représentait ; un vieil écrivain assez torturé pour noircir des pages et des pages d’écrits indigestes. Le portrait est des plus fidèles et je ne peux que m’en flatter. Beaucoup s’en serait montré vexé, mais quand on est un écrivain sans talent, on

57


assume. Du moins en apparence car l’intimité nul moyen de réfréner ma consommation d’alcool. Tout est matière à picoler, les victoires comme les échecs et Flynn Watts de me mettre en garde contre l’abus de ces psychotropes. Il gère mon pognon et aimerait interférer dans ma vie personnelle telle une Mary Poppins des temps modernes. Il faut se l’avouer, il excelle dans ce rôle de gouvernante aux petits soins des gosses dont elle aurait la charge. Sa présence reste forte, de celle dont on aimerait jouir jusqu’à la fin de ses jours et je sais de quoi je parle ; il est bien de ceux qui n’hésitent pas à vous appeler tard dans la nuit pour soutirer de vos nouvelles et ainsi s’assurer que vous ne vous n’étouffiez pas dans votre vomi. Grande fut ma surprise quand un taxi arriva au Cap North. Il devait déposer Blue Belle et ses valises. Victime d’une fracassante gueule de bois je prétextais avoir passé la nuit à écrire. Affalé sur le canapé du living room je ne fus pas long à me mettre à ronfler. A mon réveil de grands yeux verts me fixaient l’air de vouloir dire : alors le vieux Earl on a piqué toute la nuit et l’on néglige son invité ! Pendant mon sommeil Andrei Isaac donna de ses nouvelles. Etant de passage à Washington il comptait venir me saluer. Isaac à Washington. On venait de m’annoncer l’impact d’une météorite sur notre charmante planète-terre, le jour même où Blue Belle commençait son premier jour à l’Herald Tribune. Son Bonjour vieux frère dans la langue de Tolstoï me fit froid dans le dos ; pour moi son corps reposait quelque part en Géorgie après des funérailles plus modestes encore que celles de Gandhi. Il me trouvait en pleine forme, je lui retournai le compliment. Ne voulant pas être indélicat je n’osai pas aborder le sujet de ses frères extradés pour trafic d’armes. Ce genre de rencontre me faisait honnir mes origines et j’éprouvai la hâte de me tirer loin d’ici. Il disait avoir lu tous mes livres et ne pas comprendre le but de ma merdique existence. Et sans plus attendre Isaac me proposa un boulot, pile dans mes cordes ajouta-t-il en me remettant un énième verre de vodka.

58


Avec Andrei Isaac il fallait s’attendre au pire. Il baignait dans la malversation, le trafic des œuvres d’art et si Lucius Morris appréciait ce genre de service, moi je ne m’éloignais de toutes transactions financières avec ce géorgien incapable de discerner le bien du mal. « Ne sois pas grossier, mon vieux frère ! Je trouve que tu n’es pas considéré à ta juste valeur ici et Père m’envoie te chercher. Tu pourrais accepter l’offre et venir t’installer à Little Odessa pour y faire fructifier ton commerce. Les affaires sont les affaires et tu as toujours été doué pour ça. Tu as l’intuition et la constance pour réussir ». Il m’attrapa par le bras au moment où je me levais. Ce vieux frère ne me lâcherait pas, j’allais devoir me mettre à l’évidence : Isaac ne sortait pas comme l’on sort de chez soi pour se rendre dans la grocery du coin. Non Isaac sortait de chez lui uniquement pour chasser. Ce sourire en disait long et il me remit sa carte de visite. Washington. Cet enfoiré résidait à Washington et cela n’avait rien d’une coïncidence. Certains félins peuvent traquer leur proie pendant des heures et mettre autant de temps à la dépecer. Avec la même gentillesse je lui remis sa carte et filais en rasant les murs. Quoi qu’il en soit j’ai tapé dans une bouteille, saoul comme je l’étais je me mis à déblatérer des propos incohérents d’ivrogne sur la nécessité de chacun à faire le deuil d’une existence aussi sordide soit-elle. Blue Belle m’appela pour me faire part de ses premières impressions, elle m’en voulait de lui avoir proposé ce poste alors qu’elle envisageait d’entamer des études d’art quelque part à Paris ; en grande partie je la tiens responsable de m’affliger semblable douleur. Ce genre de conversation m’épuise, tout a déjà été dit depuis la romance compliquée de Tristan et Iseult à celle de Cléopâtre et de Jules César. Etant bourré et fatigué je voulais en finir en plus vite avec les délires psychiques de Blue Belle. Ce que je ne pus prévenir furent ses sanglots. Mon écrivain adoré versait des larmes de lassitude, il demeurait des

59


inconvénients majeurs à me fréquenter et Blue Belle Taylor en fit les frais ce jour-là. Peu de temps après Flyn Watts me passa un savon, soulignant à plusieurs reprises à quel point Blue Belle tenait à ma petite personne. Je décidai de la rappeler mais en vain. Paul Schemky arriva en moto, l’une de ses grosses cylindrées pétaradant à la façon d’un moteur d’avion à hélice. Sa gueule d’ange et son sourire en coin m’agacèrent. Il voulait des conseils éclairés sur Blue Belle. J’aurais du lui fiche mon poing en pleine figure à la place de cela je l’ai encouragé à flirter avec ma muse. Il me voyait comme son père, le patriarche auprès duquel l’on trouve conseils et réconfort. Il me fallait renchérir au plus vite, ce que je fis en proposant à Blue Belle un emploi de secrétaire le lundi, vendredi pour compléter son temps partiel de pigiste à l’Herald Tribune ; elle accepta trop heureuse de rédiger mes courriers et d’espérer arrondir ses fins de mois en plus de ses royalties. Un excellent compromis pour lui faire oublier Paris. Ainsi je la gardai au Cap North du vendredi au dimanche, soit trois jours consacrés à mes écrits et les siens. Lucius Morris s’impatientait à New York. Il devenait irascible et gâchait son temps à parier sur des canassons : Day of May restait sa favorite tout comme Summer Of Lovely Count. Il m’appelait plusieurs fois par jour pour obtenir des combines sur les résultats renseignés par Andrei Isaac assez clairvoyant pour alimenter toutes sortes de fantasmes. Sa dernière victime en date fut Robert D. dont les frasques apparurent dans le Financial ; un millionnaire assez cupide venait d’investir des millions dans un projet en Moyen Orient dont 67% irait droit dans la poche d’Isaac. Les 33% restant allait dans celle d’un autre investisseur américain, à savoir Lucius Morris toujours à l’affut des placements en or. Notre millionnaire en question devait être naïf au point d’imaginer une seule seconde toucher 1 dollar de dividendes. Naïf ou complètement accroc aux méthodes peu orthodoxes d’Isaac. Comme je déambulais au Cap North sans trouver ni aspiration ni passion dans mes loisirs je contactais

60


Flynn Watts afin de discuter des femmes. Il me conseilla une adresse chez une de ses relations basées non loin de Washington, Cecil E. Livingston, un amateur de cigares de la Havane et de jolies pépées dont la beauté se confondait avec les naïades sortant de la piscine avec grâce et splendeur. L’une d’elle attira particulièrement mon attention : Edith aussi voluptueuse que ma Blue Bell. En elle cependant je fus incapable de jouir. Ce cinglant échec me rappelé ma première petite copine Tatiana Semanova trouvée dans la banlieue nord de Moscou. Une petite étudiante journaliste belle comme un cœur sous sa chapka. De grands yeux expressifs et une bouche à croquer. Je m’offris à elle en lui promettant de l’emmener en Amérique, à Little Odessa où mon père tenait son commerce de fourrure. Ce dernier, époux d’une américaine juive au nom d’Ana Hoffman berçait dans le commerce souterrain sans jamais être inquiété. Il me forma à l’export-import en direction du bloc-est et en pleine guerre froide je sortais des diamants, des rubis et des saphirs expertisés par mes oncles une seconde de fois avant de les mettre sur le marché. A chacun des transports je touchais 30% de commissions, une prime de risques comme disait mon père. A sa mort je n’ai pas préféré continuer. Bosser pour un autre que lui ne m’enthousiasmait guère et ce job fut confié à Isaac. Il avait assez de couilles pour narguer les autorités américaines. La bouteille de Whisky à la ma main et nu comme au premier jour de ma vie je pris le téléphone pour contacter Schemky et lui parler de mon ressenti de la dernière interview parue dans le Daily News. Une excuse comme une autre pour obtenir sournoisement des informations sur Blue Belle. Il ne l’avait pas vu depuis deux semaines. « Vous vouliez me dire quoi au sujet du Daily ? » Alors j’ai balancé un mensonge afin de meubler la conversation, quelque chose de vérifiable comme le désir du Houston Chronicle de pondre un article sur les étoiles montantes de la musique rock des années 60 et lui de s’enthousiasmer tout en gardant une part de lucidité. Il était plus de

61


10heures du soir et le feu crépitait doucement dans l’âtre. Après avoir raccroché j’ai contacté Flynn Watts pour qu’il nous obtienne les faveurs du Houston Chronicle. A aucun moment il n’a cherché à me contrarié allant jusqu’à vouloir rencontrer les directeurs de presse du Chicago Tribune, The Denver Post et deux autres dont il se vantait de connaître étroitement les principaux auteurs. Incapable de trouver le calme nécessaire à un endormissement physique j’ai écouté en boucles le succès des « Fils chéris de l’Amérique » pour reprendre l’expression du Post et à l’aube je sus que faire : prendre un billet d’avion pour me rendre à Philadelphie et y rencontrer ma muse. Tout ne se passa pas comme je l’eusse espérer. Morris vint me rendre visite non plus avec ses Girls mais avec Bonnie Carter fort inquiète de ne point avoir de mes nouvelles depuis des mois. Toujours très séduisante, une beauté froide à la Hitchcock avec la minauderie des starlettes de la MGM. Pour faire court je n’éprouve nul désir de la revoir depuis que BB est rentrée dans ma vie et le sac de voyage à la main fait comprendre à mes invités-surprise mon absence à venir. Lucius n’en crut pas un mot. Il est insolent Lucius et peut faire preuve de déloyauté quand ses propres intérêts s’en trouvent affectés ; en l’occurrence il visait le cabinet de Carter et ses représentants. S’il les avait dans la poche, une retraite dorée s’offrirait à lui. « Il y a une femme derrière ton départ précipité ? » Laconique question devenue insistante après un verre de Cognac. Avec lui on ne peut discuter, il arrive à vous faire avouer le genre de pensées bien enfouies dans votre esprit voir votre subconscient, d’ailleurs il se définit lui-même comme une sorte de gourou, de chaman capable de rallier à sa cause, les âmes les plus incorruptibles. « Al Capone fut arrêté pour fraudes fiscales, où en es-tu toi avec tes affaires ? » Venant de Lucius cette question n’est pas anodine. Il sait quelque chose que j’ignore. Tout allait pour le mieux, Flynn Watts continuait à récolter les lauriers de la gloire et moi de régir cette troupe à

62


distance comme un ingénieur du son s’affaire à donner de la voix aux artistes sur scène. Il allait se confier le rictus au coin des lèvres avant qu’on ne lui vole la vedette car arrivèrent Flynn Watts, Blue Bell Taylor et l’amie de cette dernière, une ravissante rouquine nommée Christie Burton venant avec sa maquette enregistrée dans nos studios et censé lui ouvrir les portes du monde impitoyable de la musique. Loin de se montrer vexée, Bonnie Carter joua le rôle de la maîtresse de maison ce qui contribua à semer le doute dans l’esprit des nouveaux arrivants. Accrochée à mon bras, elle poussa le vice en posant la tête sur mon épaule et en orientant la conversation. Ce grotesque spectacle amusa Lucius au point de luimême se prêter au jeu, ce qui ne manqua pas de dérouter Watts venu m’apporter Blue Bell en offrande. Quel homme ne l’aurait pas remarquée ? Divine apparition dans cette robe crayon verte-pomme, sa longue crinière soyeuse tournoyant sur sa poitrine et son petit air mutin semblant dévier les hommes de la posséder. J’en étais fou. « Ecrivez-vous en ce moment ? » Cette question aurait pu être la mienne mais Lucius me coiffa au poteau, glissant sournoisement sa main vers les cuisses de ma muse de la rhétorique, ma Polymnie faite pour détourner les hommes de leur devoir. Wyatt répondit à sa place : « Pour le moment, rien sur le feu » et Lucius de tenter un sourire désabusé dans ma direction. Ce regard je le connais pour être le plus cynique de ses expressions favorites. Souriant derrière ses lunettes, il mâchouilla son cigare derrière lequel pointait un rictus. Et Bonnie Carter voyait l’attention se porter sur sa rivale de toujours se leva d’un bond pour se jeter à mon cou et recouvrir mes lèvres des siennes. « Et que devient le petit Schemky ? Est-ce que le Houston Chronicle l’aurait-il contacté finalement ? » S’enquit Bonnie, battant ses grands cils noirs et galbés comme l’une de ces biches quelque part dans les forêts du Tyrol. Depuis que Morris la remise sur le « circuit », elle se sent obligée de s’intéresser à tout, prenant contact avec Watts et ses sbires de L.A à New York City, de

63


N.Y.C à Washington ; cette question d’ailleurs n’était pas anodine car elle visait principalement ma Blue Bell. Et puis c’est le plan de Morris : m’impliquer dans une relation sentimentale bidon. « Je fais ça pour toi mon grand. Je te rends la pareille, tu vois. Tu m’as ramené Taylor et moi je te fais une fleur. Carter a beaucoup d’ambition pour toi et tu vaux de l’or ». Il sait pour Andrei Isaac et il veut sa part du gâteau, soit 20% pour les clients qu’il a sous le coude : des gros magnats de l’industrie, du pétrole, des stars d’Hollywood et des Iraniens pour le cas où Isaac chercherait à étendre son réseau. Le commerce de diamants rapporte toujours gros surtout quand vos comptes ont besoin d’être renfloués et c’était le cas de Lucius Morris. Il avait perdu de l’argent, cela le laissait amer et nerveux. Il venait au Cap North pour me vendre un diamant d’une valeur de 200.000$. Avec les soins propres à un orfèvre j’examinai la gemme avant de le lui remettre. Ce diamant valait moins que cela. Lucius insista pour me faire une autre offre. Le fisc semblait harceler ce multimilliardaire pour des sommes non déclarées et bien entendu Lucius se tournait vers moi comme le gosse prodige trouve en son bon père le bon pigeon à déplumer. Il ne connaissait rien aux commerces du diamant et accepta de me le vendre pour seulement 160.000$ ; une somme virée de compte à compte dès mon retour de New York. Comme un bon joueur de Poker, Lucius savait bluffer mais face à lui se tenait un autre joueur tout aussi doué. Isaac examina à son tour le diamant et fixa le prix à 250.000$. Il trouverait un client pour le lui vendre à 300.000$ et ainsi on toucherait nos intérêts sur la pierre. « Tu comptes partir à Moscou prochainement ? J’ai quelque chose qui pourrait t’intéresser… ». Il n’y allait pas par quatre-chemins et sortit de sa poche, une petite pochette contenant dix petits diamants bruts pour me mettre en appétit. « Andreï Lipova dit qu’il veut que se sois toi ». La mafia, il faut s’en méfier comme la peste alors il me faut décliner cette proposition. Décliner et fiche le camp au plus vite. Les

64


alcooliques ou dépendants aux substances illicites savent de quoi il est question quand Méphistophélès prend les traits d’une pomme part de tarte aux amandes. Ted Morrison de l’ Herald Tribune se disait être satisfait de Blue Bell et l’idée fut de l’inviter à déjeuner sans éveiller sa méfiance. Contraire à toutes mes attentes, ma muse accepta et la discussion tourna principalement sur la littérature. On ne peut se lasser de l’écouter parler, de la regarder tortiller ses cheveux autour de son doigt ; cette façon extraordinaire qu’elle a de vous regarder pourrait faire l’objet d’un film réalisée par Elias Kazan. On l’intitulerait Songes d’une beauté lunaire, un truc dans ce genre. De quoi parle son dernier roman ? « Si je t’en parle, Watt dit qu’il n’y aura jamais de publication. Il dit que tu es impitoyable ». Il n’a pas tort mais pour ma Blue Bell, possible que ma critique soit moins acerbe. Elle finit par céder. Cela se passerait en Terre Sainte pendant la dernière Croisade et mettraient en scène une jeune personne possédant une Sainte Relique. « Et à quel public cela serait destiné ? Tu y as réfléchi un peu ? » Derrière son regard perdu, Watt se dessine, l’index pointé dans sa direction : Tu vois je te l’avais bien dit B.B, Earl est un castrateur . Dans pareil contexte, on est forcément contrarié et Blue Bell montra tous les signes du pauvre malheureux écrivain face au jugement fallacieux de son éditeur : yeux vides et bouche entre-ouverte, teint livide. Ce fut comme si on lui avait dit : Ce que tu écris ma chérie c’est de la merde ! Comme les larmes bordèrent ses beaux yeux de chat, mon réflexe fut de poser ma main sur la sienne et la réaction de sa part me dérouta. Elle retira sa main tout simplement. « Mais j’écris autre chose… ». J’aurai pu lui demander sa main, là dans ce restaurant chic et l’emmener avec vous à l’autre bout du monde, à la place de cela : le néant. Pas fichu de la courtiser comme le Chevalier à la Rose de Christian de Troyes le ferait. Honte sur moi. « Et il parle de quoi celui-là ? » Nouveau silence indigné sur notre table. Elle devait partir, retrouver ceux de l’Herald Tribune.

65


Comment ne pas en vouloir à Schemky de m’avoir volé ma muse ? La semaine suivante il la larguait pour une starlette en devenir de cette usine à Stars qu’est Hollywood : Lyne Keer. Avec un nom comme le sien on pouvait aller se pendre. Il s’avérait que Flynn Watts connaissait son agent, un certain Dennis Forman et un coup de fil suffit à la blacklister. Elle manqua deux jours à l’Herald Tribune. Au troisième, Morris me devança dans son miteux appartements de Washington et force de constater qu’il ne s’en sortait pas trop mal dans le rôle du confident et épaule sur laquelle pleurer. « C’est O.K Hoffman, tu peux rentrer chez toi, j’ai la situation en main ». Détestable goût qu’est la défaite. On ne peut infliger à un homme amoureux plus horrible déloyauté. L’infâme. « On se voit demain Hoffe, il faut qu’on parle et tu sais de quoi » Mon poing dans sa tronche aurait pu me soulager. Une bonne bouteille de Gin le fit et à dix heures trente, ma Blue Bell m’appela et pour moi se fut de nouveau une cuisante défaite identique à Waterloo ; l’effet de l’alcool combiné à mon état psychique du moment laissèrent penser à un latent désordre. Je lui proposai de se revoir demain pour en discuter ; puis je raccrochai la tête en vrac. Naturellement le lendemain j’appris de la bouche de Watts, mon fidèle Fkynn Watts la trahison de ma Blue Bell a mon égard : ils avaient passé la nuit ensemble et Lucius Morris de rire aux éclats derrière son combiné. « On dirait que le petit t’a coiffé au poteau ! Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? Partir pour Moscou ? » Morris savait soutirer des informations de choix, il aurait pu travailler pour le KGB, la Stasi ou le Mossad ; son flair et son bon sens ne le trompent jamais, faisant de lui un inestimable allier ou pis, un redoutable adversaire. Il pouvait être les deux à la fois, tel le Janus affichant deux profils bien distincts. Le cure-dents coincé entre les lèvres, on pourrait me prendre pour l’un de ces politiciens aboyant des directives à quelques sénateurs ou délégués pour discuter de la politique de leur Etat et là

66


dans cette cabine de l’hôtel, tout me parut dès lors plus limpide : ma vie toute entière n’était qu’une succession d’actions inachevées : ma carrière en tant que journaliste, mes fiançailles avec Bonnie Carter, mon flirt avec la petite Taylor et puis Andrei Isaac venant appuyer le doigt où cela fait mal. Une coquette manifesta sa présence à la cabine. « Vous en avez encore pour longtemps ? J’ai un appel important à passer ! » Elle n’était pas vilaine, alors on s’est envoyé en l’air comme deux amants en mal d’amour. On a baisé pendant deux jours autant de fois qu’on a pu le faire. Elle est châtain clair, porte un chignon sévère sur un gracieux cou de cygne ; elle travaille pour le Sénat et connait une quantité de choses pas très intéressante pour le commun des mortels ; à savoir des tas de données chiffrées évoquant des pourcentages, le résultat de diagrammes, sondages et j’en passe. Elle aime tout contrôler, ce qui la rend matérielle or il n’y a rien de plus insupportable que l’absence de mystère. Rien de transcendant à l’image de ma Blue Bell, un indigeste plateau de fruits de mer dont on connait chaque saveur qui malgré tout excite la curiosité. Au bout du troisième jour, on a fait le tour de sa personnalité. « Mon nom est Iris Strauss et toi, le tien ? » Le cigare aux lèvres, le cognac chauffe entre mes doigts experts ; en temps normal la réponse aurait été : « Earl Melnik-Hoffman » et elle aurait parut l’air surpris, comme toutes ces autres ambitieuses de Washington, ces filles de sénateurs sorties droit de la cuisse de Jupiter et triomphant sur le Mont Olympe, fière comme autant d’Artémis ; puis elle aurait fait allusion à mes possibles liens de parenté avec le grand Aaron Melnik-Hoffman, mon grand-père mort si prématurément pour le reste de la concurrence Estaméricain ; on peut-être brillant mais si la santé ne suit pas, alors vous partez en pleine fleur de l’âge en laissant derrière vous veuve, gosses et patrimoine de quelques milliards de dollars. Pour l’heure Iris s’abandonne à l’art érotique et fait de moi un

67


partenaire à la hauteur ayant pu inspirer le Marquis de Sade dans une époque pour le moins conventionnelle. Le lendemain aux aurores, après avoir réglé la note de l’hôtel, le taxi me conduit à l’aéroport civil pour rallier Moscou et sur place, changement de décor et d’ambiance ; on est loin de la politique de Johnson et de son programme social, ici c’est le Parti Communiste de l’Union Soviétique et à sa tête Leonid Brejnev. On oublie le froid qu’il fait ici et à peine le taxi s’arrêta-t-il qu’un comité d’accueil composé par les membres de NKVD me retint plus de quatre heures dans leur local aux couleurs de leur Parti. « Américain…Papier américain…tu es un espion ! » Balança un petit gratte-papier aux lunettes rondes. La CIA n’a que faire d’un type comme moi, mais je reste muet ; ici il ne faut jamais parler même sous la torture ; tôt ou tard ils finissent par savoir qui vous êtes ; ce pays est un véritable réseau d’informations et il n’est pas rare qu’une parfaite inconnue croisée dans la rue en sachent plus que vous sur votre état civil. On m’a gardé au poste plus de quatorze heures et un dénommé Vladimir et son frère Youri Vorochilov vinrent me chercher. « Tu es l’ami d’Isaac Rostovski. Il se fait appeler Isaac Andreï en Amérique mais c’est toujours un Rostovski. Il nous a parlé de toi et ici tu es une légende ». Andrei Lipova me remit ses « cailloux » et il y en a pour deux millions de dollars, assez pour vous envoyer croupir dans une prison fédérale jusqu’à la fin de vos jours. Deux millions et la CIA force votre porte, un mandat à la main pour saisir tous vos papiers qui serviront de pièces à conviction lors de votre procès contre ce même gouvernement visant à améliorer ses rapports avec Moscou. « On dit que tu as une fiancée là-bas. Alors offres-lui ce petit caillou. Les femmes aiment voir briller les diamants, ils scellent à jamais l’amour ». De retour au Cap North, Paul Schemky attendait stationné devant mon chalet et vint à mon devant. « Je suis là Hoffman au sujet de Blue Bell et…tu pourrais intervenir en ma faveur. Depuis plus d’une semaine

68


elle refuse de me parler. Or, je…je voulais excuser ma conduite ». Et que pouvais-je faire maintenant que Blue Bell fricotait avec Watts ? Lui de réfuter cette déclaration : notre romancière était retournée à Philly chez sa mère et vit en récluse à finir son roman. Philadelphie et l’espoir survint. Blue Bell était à son jardin et quand elle vit rentra bien vite à l’intérieur de son refuge. Bien naturellement sa mère fut pleine d’égard pour moi. Ce que j’avais fait pour sa fille fut bien plus qu’elle aurait pu l’imaginer —ignorant de quoi elle pouvait bien parler, j’opinai du chef sans oser vouloir rentrer dans les détails, de peur d’en dire trop ou pas assez—, mon court séjour à Moscou mit cependant la CIA à l’écoute de tous mes faits et gestes. Pour m’en débarrasser, il me fallait contacter un pro du contre-espionnage : Rudolf H. connu pour ses exploits auprès de la Maison Blanche et du Bureau ovale. Pour l’heure j’étais en compagnie de ma divine muse et comment ne pas être heureux qu’en ce jour où elle se tenait là devant moi, baignée de lumière. Et je lui remis le diamant monté en collier et ses yeux brillèrent d’émerveillement comme autant de quasar dont la lumière fossile encore à des milliers d’années-lumière de notre système solaire. « Mais….en quel honneur ? » Bafouilla mon aimée en osant approcher sa main de l’écrin de velours. Avec quel panache mentis-je : le cadeau était celui de Paul Schemky Pour la plus jolie des étoiles, disait le mot écrit de la main de Schemky. Après ce présent, tout s’arrangerait entre deux, du moins le pensais-je mais l’or, les diamants n’achètent pas l’amour et derrière son visage d’ange je sentis poindre un sentiment abrutissant de vide spirituel. « Dis-lui que je ne peux accepter un tel présent ! C’est ainsi se jouer de moi en me forçant la main ! » On aurait pu mieux dire. Soulagé je pouvais l’être, elle n’était pas comme toutes ces femmes avides de coquetterie et dont l’éclat terni par ces diverses facettes ne les rende que plus exaltante mais dans le cas de ma muse, son propre éclat disparut au profit du diamant resté dans son

69


écrin. Je disais la comprendre et de cette journée je ne garderai que sa mèche de cheveux descendant dans son cou jusqu’au sillon mammaire. Dans l’’idée où Schemky n’était plus en odeur de sainteté, il me restait un autre obstacle en la personne de Flynn Wats, mon bras droit. Ainsi je lui rendis visite afin de connaître tout le fin mot de l’histoire. En deux mots, Schemky s’était égaré dans les bras d’une starlette de la musique pop, ma Blue Belle l’ayant appris rendit visite à Watts qui durant mon absence avait consolé ma déesse. Rien de plus. « Tu te prends la tête avec cette histoire, Earl ! Ce ne sont que des gamins face à ce grand succès auquel tu as contribué ! Ne t’en soucie pas, leur attitude n’a rien de criminelle ! » il avait raison, ce n’étaient que des gosses, rien de plus. Qui autre qu’un Melnik-Hoffman se serait tourmenté de la sorte ? Cependant le vent tourna une fois de plus en ma défaveur quand me contacta Iris strauss. Iris qui ? Dieu seul sait comment elle m’avait retrouvée. Les femmes ont ce genre de flair qui leur font dire où chercher et à quelle fréquent harceler mes contacts pour obtenir d’eux quantité d’informations susceptibles de satisfaire leur égo de chasseresse. Et cette Iris, n’ayant été qu’une parenthèse dans ma vie déjà mal orchestrée passa me voir au bureau, sur mes heures de travail. Difficile pour moi de faire bonne figure et plus encore la voyant arborer son gros ventre. En deux mots, à pas des plus simples à digérer, elle m’avoua être enceinte. La grossesse lui allait plutôt bien mais quand elle me parla du géniteur qui n’était autre que moi, mon gin refusa de couler dans ma gorge et tell un noyé ma vie défila sous ses yeux. Quelque chose n’allait pas dans cette vie, quelque chose ou quelqu’une cherchait à nuire à mes projets. Il me fallait un bouc-émissaire, un bon Samaritain sur qui rejeter la faute. Iris Strauss étant en cloque de cinq mois et le plus naturellement du monde voulait me voir m’extasier sur ce bébé à venir. Non, cela ne pouvait être vrai. Pas moi ! Pas comme ça ! Au lit elle donnait

70


plus que de raison ; que de bonnes heures avions-nous passées à nous essayer dans les positions improbables du Kama-sutra. Cependant je ne pouvais et je me refusais à la voir comme autre chose qu’une parenthèse sucrée. Elle m’étudia de ses grands yeux de chats d’un bleu intense et pénétrant. Que ferais-je d’une femme comme cette Strauss dans ma vie si décousus, si abjecte où seul comptait l’amour que je pouvais porter à ma BB chérie ? « Tu ne seras pas obligé de le reconnaitre, Hoffman mais je voulais seulement que tu saches que quelque part dans ce foutu pays, un gosse te ressemblera ! » Notre entretien se conclut sur ses bonnes paroles. Je n’en fus pas soulagé pour autant. Mon père ne m’avait pas élevé ainsi et Babouchka la première s’insurgerait contre ce manque d’investissement de ma part ; Ce soir-là j’e sifflais deux bouteilles d’un délicieux scotch et m’insulta devant le miroir. Les vieux démons d’antan me rendirent visite pendant les quelques minutes de mon ivresse et souhaitant m’en sortir au plus vite je contactais Lucius mon ami de toujours aux premières heures du jour. Il n’eut que le mot « Diamant » à la bouche. Plus tard il éclata de rire en apprenant dans quelle situation je m’étais fourré. « Epouses-l si cela te pèse ! Ensuite tu pourras toujours divorcer si le mariage ne te convient pas ! Il est important pour toi d’avoir bonne conscience. » Il ne disait pas cela pour me rassurer mais toujours dans l’idée qu’’il finirait par obtenir les faveurs de son petit poulain de Taylor, Ma Taylor ! Au journal je disais voulais prendre quelques jours de repos bien mérités formulés en congés sans solde afin de ne pas saper le moral de ses semblables. Ce qui n’échappa pas à la surveillance de la CIA, toujours soucieuse de protéger les contribuables de toute fâcheuse attaque venant de l’extérieur. Ce Rudolph dont le véritable nom ne pouvait être dévoilé parvint en l’espace de quinze jours à blanchir mon cas et pour l’administration Johnson aucun soupçon ne pouvait plus peser sur ma personne.

71


Afin de laver ma foutue conscience je repris contact avec Iris pour lui annoncer mon désir de la prendre en charge, elle et le mouflet mais elle m’envoya promener, soulignant le fait suivant : elle partageait son existence avec un député de vingt-deux ans son ainé avec qui elle comptait écouler des jours heureux. Alors je devins cet autre danseur de claquette dans une de ses représentations de Broadway qu’on finira par applaudir pour ses exploits. Le cœur léger il ne fut pas difficile de pousser un « Ah » de soulagement, embrassant les inconnues près de moi et flattant les belles dames. Plus tard dans la semaine, n’en pouvant plus Lucius vint me rendre visite au Cap North pour voir mes diamants, Andrei Isaac l’avait rencardé sur mon cas. Deux millions de dollars à éventer et placés dans un coffre fort de Manhattan, sot tout l’intérêt de Morris pour mes cailloux. Fin tacticien et habile négociateur, Lucius disait avoir des relations hautes placées pour les acquérir au prix du marché. Alors on se rendit à la banque et son excitation fut telle qu’il me fut difficile d’en placer une. Dans le commerce des diamants il fallait de solides intermédiaires comme les juifs de Soho connus pour leur fiabilité. Le sourire aux lèvres Lucius disait pouvoir tout liquider en un laps de temps. Donc en deux jours, Lucius me présenta deux valises pleines de billets verts. La plus-value sur nos ventes. A qui Lucius vendait les diamants je m’en fichais, pourtant quand Isaac revint me voir, il fut amer et refusa le verre offert par mes soins. « Tu me dois du fric, Hoffman. Je t’ai rencardé sur ce plan et je sais que tu as fait le plus gros mais ce n’est pas aussi simple que ça. » Il avait grandi làbas et moi ici, il n’avait pas grandi à Little Odessa auprès d’un père et d’un grand-père déterminé à se faire un nom en Amérique dans le marché sousterrain. Un sourire apparut sur mes lèvres. On resta un moment à s’observer. Il voulait sa part. J’aurais pu en rester là, néanmoins le souvenir de mon père chéri me revenait sans cesse en mémoire ces derniers temps. La faute à cette Iris Strauss. Il faisait partie de

72


ces vieux démons,. Je déposai un long baiser sur ses lèvres et remplit son verre de scotch. Il ne refusa pas ce dernier qu’il avala cul-sec.

73


[Epilogue]

74


Dépôt légal : [octobre 2015] Imprimé en France

75


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.