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6 ACTUALITÉS 6 Le campus : en bref par Jade Talbot SOMMAIRE 12 DOSSIER : Étoiles et sorcelleries 12 Horoscope par l'Ă©quipe d'Impact Campus 16 L' Ɠil noir par Laetitia Marie Zehe 17 Croire aux miracles, c'est logique ? par Marie-Claude Giroux 18 Nous sommes la descendance
celleux que vous
brûler par Raphaëlle
22 Tarot et oracles
aux frontiĂšres
développement personnel,
et
par
38 SOCIÉTÉ ET SCIENCES 38 L'aura de brume du Saint-Laurent par Sabrina Boulanger 50 Chat d'extĂ©rieur, mauvais prĂ©sage pour l'Ă©cosystĂšme par Ludovic Dufour 54 En pourchassant le temps, la vie s'Ă©chappe par Marilou
56 Sans
dire au revoir par Marie
10 ÉDITORIAL 10 Édito par Emmy Lapointe
de
n’avez pas rĂ©ussi Ă 
Martineau
:
du
de la littérature
de la pédagogie
Frédérik Dompierre-Beaulieu
Fortin-Guay
mĂȘme
Tremblay
70 ARTS - LITTÉRATURE 70 Chyz par l'Ă©quipe de Chyz 72 Sorties littĂ©raires par FrĂ©dĂ©rik Dompierre-Beaulieu 74 Trajectoire de la vampire au cinĂ©ma: du monstre Ă  la soeur par Emmy Lapointe 78 ComptabilitĂ© numĂ©rologique par Camille Desjardins 80 Et dehors, l'alccalmie par Malika Netchenawoe 82 @le_titre_provisoire par Gabriel Tremblay 58 LUDIQUE 58 Ouija, les fantĂŽmes face Ă  la science par Jade Talbot et Ludovic Dufour 62 Ma peur de Silent Hill par William PĂ©pin

ACTUALITÉS

Le campus : en bref

Alors que les feuilles tombent et que le rythme du quotidien semble ralentir, l’UniversitĂ© Laval, elle, ne se fatigue pas. Depuis le dĂ©but de la session, qui s’est dĂ©roulĂ©e sous le retour Ă  la normale, plusieurs projets ont vu le jour et la communautĂ© universitaire a su rayonner dans plusieurs domaines. Voici un bref retour sur l’actualitĂ© du campus, des recherches menĂ©es par nos Ă©quipes jusqu’aux exploits sportifs du Rouge et Or.

Par Jade Talbot, cheffe de pupitre actualité

6 Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Léa Dominique - Photo par Mathieu Bélanger

Regards sur les plus récentes recherches

Plusieurs Ă©quipes de recherche ont fait connaĂźtre leur travail depuis le dĂ©but de la session. D’abord, une Ă©quipe franco-quĂ©bĂ©coise travaillant sur les maladies respiratoires, dont fait partie un professeur de l’UniversitĂ© Laval, aurait dĂ©couvert une façon de traiter ces maladies avec des mĂ©dicaments prescrits pour les problĂšmes cardiaques. Ils seraient notamment efficaces contre l’influenza. Une autre Ă©quipe, travaillant sur les saumons, a dĂ©montrĂ© que capturer et remettre Ă  l’eau ces crĂ©atures aurait une incidence nĂ©gative sur le nombre de descendants qu’ils produisent par la suite. En collaboration avec le CHU de QuĂ©bec, une Ă©quipe de l’UL a identifiĂ© un nouveau rĂŽle qu’aurait la protĂ©ine p53, qui protĂšge l’intĂ©gritĂ© de notre ADN. En effet, elle empĂȘcherait la formation de cellules contenant un nombre anormal de chromosomes, cellules associĂ©es au cancer. Finalement, une Ă©quipe de l’UL, en partenariat avec l’Institut national de santĂ© publique du QuĂ©bec (INSPQ) et d’autres Ă©tablissements canadiens, vient de publier les rĂ©sultats de son Ă©tude portant sur le variant Omicron. Elle a dĂ©couvert que les personnes ayant Ă©tĂ© infectĂ©es par un sous-variant prĂ©-Omicron de SARSCoV-2 bĂ©nĂ©ficient d’une protection plus forte contre les risques d’hospitalisation causĂ©e par le variant Omicron. Cette protection serait Ă©galement plus Ă©levĂ©e pour les personnes vaccinĂ©es.

Vie sur le campus

Il y a quelques annĂ©es dĂ©jĂ , le PEPS a perdu sa boutique de sport. Le local, vide depuis, reprendra vie avec l’arrivĂ©e d’une nouvelle boutique DĂ©cathlon. Y seront vendus vĂȘtements et Ă©quipements de sport pour la communautĂ© Ă©tudiante ainsi que pour les utilisateur.ice.s du PEPS.

En octobre, l’UniversitĂ© a soulignĂ© le mois de la cybersĂ©curitĂ© en menant une campagne de sensibilisation auprĂšs des Ă©tudiant.e.s. Plusieurs outils d’information, dont des vidĂ©os, sont Ă  la disposition de la communautĂ© au ulaval.ca/cybersecurite.

Finalement, cette annĂ©e, l’UniversitĂ© Laval lance Ă  nouveau une campagne de financement Centraide. DĂ©jĂ , plusieurs membres du personnel ont mis la main Ă  la pĂąte en faisant don de leur temps Ă  diffĂ©rents organismes soutenus par Centraide. Il est Ă©galement possible de faire un don en argent, et ce, jusqu’au 11 novembre.

L’excellence en Rouge et Or Alors que certaines Ă©quipes ont fini leur saison, d’autres, comme l’équipe de basketball, la commencent tout juste. Au golf, nos Ă©quipes ont rĂ©ussi un doublĂ© au championnat du RSEQ, permettant ainsi d’établir le record de l’équipe masculine ayant remportĂ© le plus grand nombre de championnats provinciaux consĂ©cutifs, tous sports confondus. Au rugby, l’équipe fĂ©minine a terminĂ© sa saison rĂ©guliĂšre en premiĂšre place au classement, pour une troisiĂšme annĂ©e de suite. Avant d’affronter les Gee-Gees d’Ottawa le 8 octobre dernier, l’équipe a rĂ©ussi l’exploit d’inscrire 382 points en cinq matchs et de n’en accorder aucun. Au football, plusieurs records ont Ă©tĂ© fracassĂ©s durant la saison. À la suite d’une victoire sans Ă©quivoque contre les Carabins de MontrĂ©al, l’entraĂźneur-chef, Glen Constantin, est devenu l’entraĂźneur le plus victorieux du football universitaire canadien avec une fiche de 197 victoires. Ce match, qui nous permet de reprendre la premiĂšre position au classement, a d’ailleurs accueilli une foule record cette annĂ©e avec 18 173 spectateur.rice.s. C’est Ă©galement le match qui a accueilli le.a 2 000 000e spectateur.rice de son histoire. Finalement, le receveur Kevin Mital a battu le record d’équipe avec la rĂ©ception de sa 10e passe de touchĂ© en une saison. Ce touchĂ© lui a Ă©galement permis de rejoindre FĂ©lix Faubert-Lussier ainsi que Julian Feoli-Gudino pour le plus grand nombre de passes de touchĂ© en carriĂšre (17) Ă  seulement sa deuxiĂšme annĂ©e dans l’uniforme du Rouge et Or.

7 ActualitĂ©s Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Ne pas oublier de faire un voeu ÉDITORIAL

Ne pas oublier d’éteindre la tĂ©lĂ©vision d’éteindre l’ordinateur d’éteindre toutes les lumiĂšres et d’éteindre toutes les Ă©toiles – Patrice Desbiens

Si je ne partage pas l’amour des marches en forĂȘt de Sabrina, si elle ne partage pas mon amour des rappeurs français, nous partageons, entre autres choses, l’amour des tasses, des vieux.eille.s et des Ă©toiles. Elle connaĂźt de ces derniĂšres leur nom, leur Ăąge; je connais d’elles ce que les applications d’astrologie en disent. Mais je pense que ce qu’on aime des Ă©toiles, c’est ce qu’on ne sait pas d’elles, et que malgrĂ© qu’elles disent peu Ă  leur propos et le reste, elles semblent tout promettre.

Messenger, Emmy-Sabrina,

27 juillet, 22 h 22

Emmy : J’espùre que tu dors

Emmy : je te rĂ©serve ton VƒU pour demain

On espÚre des étoiles.

On espĂšre qu’elles apparaissent dans les villes trop Ă©clairĂ©es. On espĂšre qu’elles apaisent le bruit de nos tĂȘtes. Et lorsqu’elles filent dans la nuit bleue – mĂȘme si les Ă©toiles qui filent ne sont pas vraiment des Ă©toiles –, on leur demande quelque chose, comme on demande quelque chose quand le four affiche 11 h 11, quand un cil tombe sur une joue, quand on jette un sous dans une fontaine, quand on dit, au mĂȘme moment que l’autre, la mĂȘme chose.

On espÚre des étoiles.

10 Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

8 aoĂ»t – 11 h 11

Emmy : VƓu

Sabrina : Yahoooo

Évidemment, les Ă©toiles effraient aussi. Elles menacent d’exploser, de dĂ©truire les petits univers autour d’elles. Elles effraient, parce que porteuses de tous les vides. Elles effraient, comme le fond des ocĂ©ans, comme les rĂȘves Ă©tranges, parce qu’elles sont la preuve de tout ce qu’on voit Ă  peine, de tout ce qui pourrait ĂȘtre lĂ , mais qu’on ne peut qu’imaginer.

Et si on imagine souvent le pire, reste qu’on imagine quand mĂȘme. On prend ce qui nous tombe sous la main comme signe et on l’investit de sens, parce que plus que tout, on est des ĂȘtres d’espoir.

5 aoĂ»t – 22 h 20

Emmy : PrĂ©pare toi pour le VƒU

Sabrina : Oulalaaaa

5 aoĂ»t – 14 h 30

Sabrina : J’ai manquĂ© ça once again

Sabrina : MisĂšre hein

Sabrina : Mais c’est le festival du vƓu soon, avec les PersĂ©ides

Sabrina : Je vais tenter de me rattraper

11 Éditorial Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

DOSSIER

Ton horoscope du mois signé Impact Campus

Bélier

Pour le BĂ©lier, le mois de novembre sera celui des Ă©piphanies. Tu auras d’abord la rĂ©alisation soudaine et frappante qu’on ne lit ni l’avenir ni les personnalitĂ©s dans les Ă©toiles. Cette premiĂšre rĂ©vĂ©lation chamboulera ton Ă©tat psychique. Si le cosmos ne peut donner sens Ă  cet univers, alors quelle est la signification de ce monde chaotique, froid et amer ? L’absence de rĂ©ponse te laissera bouleversĂ©.

L’illumination qui suivra sera celle de l’acceptation de ta nouvelle rĂ©alitĂ© et de ce qu’elle apporte de beau. Si le monde n’a pas de sens, ce n’est pas un mal. Pendant que plusieurs qui font cette dĂ©couverte pensent que plus rien n’a de sens, tu en trouves un nouveau : le tien. Les Ă©toiles n’ayant plus d’emprise sur toi, tu n’es plus BĂ©lier, case abstraite en marge d’un journal entre la section des sports et les mots croisĂ©s. Tu es toi, la somme de tes expĂ©riences, de tes mĂ©saventures, mais aussi, et par-dessus tout, tu es ce que tu fais de ton temps, de tes envies, de tes ambitions.

Taureau

Si on l’oublie souvent, il y a pourtant, dans chaque quotidien, un.e Taureau qui brille discrĂštement. Un.e Taureau qui traĂźne sur ses Ă©paules la tristesse de ses ami.e.s et qui oublie parfois de se dĂ©lester de ce poids. Les souffrances des autres ne sont pas les tiennes, mais malgrĂ© cela, novembre et ses nuits de seize heures te transformeront une fois de plus en quart de lune dans la noirceur

Gémeaux

Premier.Ăšre malaimĂ©.e du zodiaque : le.a deux faces, le.a volatile, le.a people pleaser. Guess what, le dernier qualificatif est vrai, parce que pauvre GĂ©meaux d’amour, tous ces visages changeants, toutes ces personnalitĂ©s que tu arbores, tu les arbores pour ĂȘtre aimĂ©.e, parce qu’il y a peu de choses qui valent plus que ça pour toi : la validation des autres et, surtout, leur amour. Mais peut-ĂȘtre que novembre sera pour toi – parce que novembre force la solitude – le moment parfait pour te dĂ©poser, pour te retrouver toi et tes autres toi, seul.e.s et mille Ă  la fois. Et si tu meurs d’envie de t’engourdir, de te saouler avec le bruit des corps qui t’entourent, fais-toi un peu violence, reste seul.e un peu plus longtemps; c’est une promesse, tu retrouveras le chemin vers toi, vers les autres aussi.

12 Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Cancer

ChĂšr.e Cancer

Toi qui es doux.ce

Toi qui es tendre PrĂ©pare ton tricot car pour toi novembre S’annonce d’un froid tristou [lĂ -dessus rien contre ton signe, ce mois est rough pour toustes]

ChĂšr.e Cancer

Toi qui aimes

Et qui aimes aimer Garde ta confiture home made pour janvier Pis Ă©cris-le pour toi, ce poĂšme [oublie pas de prendre soin de toi, t’as pas Ă  ĂȘtre le.a mom de chacun.e]

Lion

Un.e Lion en novembre, c’est un peu comme Ă©couter de la musique de NoĂ«l en octobre : c’est plein de motivation. Tu en auras besoin, car comme le temps froid, les Ă©chĂ©ances de plusieurs de tes projets arrivent Ă  grands pas. Si tu te sens dĂ©passĂ©.e, n’hĂ©site pas Ă  demander de l’aide Ă  tes proches ou Ă  tes collĂšgues. En mĂȘme temps que la tempĂ©rature, tes barriĂšres chutent et tu auras l’occasion de montrer ta loyautĂ©. Elle te sera retournĂ©e, car les gens apprĂ©cient particuliĂšrement l’énergie que tu dĂ©gages.

Vierge

Pratique et logique, iel rĂ©flĂ©chit, iel s’ancre au sol. Le.a Vierge s’enracine, son esprit s'accroche fermement comme un rhizome, iel chuchote son intĂ©rioritĂ©, sa comprĂ©hension, son empathie dĂ©mesurĂ©e. Le.a Vierge (s’)Ă©coute, son esprit vibre. Le sens de sa comprĂ©hension d’ellui, du monde comme de la vie elle-mĂȘme est tel un reflet.

Prochainement, le.a Vierge pourrait sentir le besoin de se mettre en prioritĂ© en raison de la charge Ă  laquelle iel fait face. Iel a besoin de rĂ©organisation. En se concentrant sur la meilleure maniĂšre de trouver un Ă©quilibre, il sera plus facile de garder ses projets vivants et vifs. Iel ne doit pas se laisser envahir. Qu’iel sente l’homĂ©ostasie reprendre son cours, se mettre en branle.

13 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Balance

Pour vrai, fais juste te décider.

Scorpion

DeuxiĂšme malaimĂ©.e du zodiaque, le.a Scorpion tend au-dessus de son corps son terrifiant dard, s’assurant ainsi de garder les potentiel.les agresseur.ses Ă  distance. Sauf que ces potentiel.les intru.es sont aussi les potentielles amours, les potentielles amitiĂ©s. Mais le ciel de novembre indique que quelqu’un qui n’est pas effrayĂ© par ton dard s’approchera assez doucement de toi pour te glisser Ă  l’oreille : laisse-toi aimer.

Sagittaire

Le.a Sagittaire, c’est l’incarnation de la dĂ©brouillardise et de l’optimisme. Tu aimes rire et tu ries fort, tu aimes les histoires et tu es ĂŽ combien bon.ne conteur.euse. On ne se lasse pas de toi, tu as tellement Ă  raconter ! Tu as une belle facilitĂ© Ă  Ă©tablir des relations, charismatique et intĂ©ressant.e comme tu es. Tu peux t’y dĂ©poser, tu sais, ne sois pas si pressĂ©.e ! T’es tout feu tout flamme et c’est ta force comme c’est ta faiblesse.

En novembre, oĂč ta saison dĂ©butera, le temps sera propice au dialogue plus qu’au monologue, ainsi qu’aux chaĂŻ lattĂ©s. PremiĂšre piste de rĂ©flexion pour toi : le vieux dicton qui suggĂšre que si l’humain a deux oreilles et une seule bouche, c’est pour Ă©couter deux fois plus qu’il ne devrait parler.

Capricorne

À l’approche de la saison des Capricornes, tu mĂ©rites de reprendre des forces, de prendre soin de toi. Alors que tu aurais envie de se blottir au chaud Ă  la maison, car Ă©videmment, la meilleure compagnie, c’est soi-mĂȘme, recherche la chaleur des autres. Si tu as souvent raison, en novembre, sois ouvert.e aux erreurs, aux dĂ©tours et aux chemins qui, au final, te feront grandir. Finalement, sache que c’est encore correct de commander un cafĂ© glacĂ©.

14 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Verseau

Iel est souvent mystĂšre. LĂ  oĂč l’idĂ©e jaillit, le.a Verseau trouve moyen de transformer son Ă©nergie en poĂ©sie. En essayant de contenir le feu intĂ©rieur, le.a Verseau, un peu comme font les arbres lorsqu’ils sont cartographiĂ©s, s’inscrivent dans l’espace, travaillent sur le sol d’un vaste, vaste ocĂ©an, qui prend plus d’espace que ce en quoi iel peut plonger. Le.a Verseau est remarquable, de par sa gĂ©ologie profonde et complexe. Iel devient si insaisissable qu’iel est invisible Ă  la lumiĂšre de la mer.

Pour ce mois de novembre, les astres Ă©largiront tes horizons. Tu chercheras Ă  explorer et pourrais sentir de grands courants te donner espoir en les opportunitĂ©s qui te sont offertes. Tu auras nĂ©anmoins besoin de prendre du recul, de te lancer dans ce voyage sans pour autant te sacrifier toi-mĂȘme.

Poisson

Une idylle n’attend pas l’autre, dans tes pensĂ©es comme sur la place publique. Ton couraillage olympique est fortement alimentĂ© par VĂ©nus en Sagittaire. Respecte tes limites de vitesse et lĂšve le pied momentanĂ©ment. Attention Ă  ne pas nĂ©gliger les conseils de tes proches, aprĂšs tout, iels connaissent suffisamment tes habitudes, les bonnes comme les mauvaises. Nota bene, la mĂ©latonine n’est pas un alliĂ© de taille.

Au quotidien, au-delĂ  de la routine boulot-dodo, les opportunitĂ©s se manifestent, pas besoin de creuser trĂšs loin, cette fois-ci du moins. Jusqu’à la mĂ©diane du mois, Mercure est en Scorpion, synonyme d’un brin de chance professionnellement. Lorsque Sagittaire prend le relais le 17 novembre, attache tes Dr Martens parce que le vent vire de bord ! De grands traits de Sharpie apparaĂźtront dans ton front : incertitudes, incomprĂ©hensions, sentiment que tout va trop vite. Reste groundĂ©.e. comme du cumin; la popotte, la lecture et la mĂ©ditation sont de mise.

15 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

L’Ɠil noir

Ah! L’Afrique et ses mystĂšres ! Des Africain.e.s vous ont-iels dĂ©jĂ  parlĂ© de l’Ɠil noir ?

L’Afrique, ce magnifique continent, englobe tellement de rĂšgles fabuleuses, mais aussi sombres. Je vous parlerai ici de l’un des mythes les plus prĂ©cieux de l’Afrique qui est celui de l’Ɠil noir. MalgrĂ© la colonisation, les Africain.e.s sont trĂšs conservateur.rice.s et trĂšs attachĂ©.e.s aux traditions et aux mythes transmis de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Parmi ceux-ci, nous avons le mauvais regard des autres que nous appelons affectueusement « l’Ɠil noir »; Ɠil noir, nom trĂšs bizarre, je vous l’accorde !

En effet, l’Ɠil noir fait partie des mythes les plus redoutĂ©s dans certains pays du continent africain. C’est l’une des croyances avec laquelle les Africain.e.s sont trĂšs strict.e.s. On dit toujours, en Afrique, qu’il faut se mĂ©fier de l’Ɠil noir, car celui-ci peut avoir des consĂ©quences trĂšs graves dans la vie courante. Lorsqu’il y a, par exemple, des cĂ©lĂ©brations importantes comme un mariage, une naissance ou encore une remise de diplĂŽmes, les Africain.e.s prĂ©fĂšrent ne pas les annoncer Ă  tout le monde pour Ă©viter l’Ɠil noir. Je peux vous assurer que ce mythe est rĂ©el, car j’en ai moi-mĂȘme Ă©tĂ© victime il y a de cela quelques semaines. J’ai mis sur les rĂ©seaux sociaux mes photos de graduation et j’ai fini par avoir un accident en fin de journĂ©e. Destin ou oeil noir ? Je dirais que c’est le mythe de l’Ɠil noir qui s’est manifestĂ© dans ma vie !

En effet, la tradition veut que ces occasions importantes soient rĂ©vĂ©lĂ©es seulement aux plus intimes. L’Ɠil noir peut ĂȘtre perçu aussi comme une forme de jalousie destructrice ou une transmission d’ondes nĂ©gatives. En d’autres termes, dĂ©voiler son projet Ă  une tierce personne ne faisant pas partie de son entourage revient Ă  prendre le risque d’attirer l’Ɠil noir sur soi, ce qui provoquerait l’échec de ce projet.

Ennemi jurĂ© de plusieurs Africain.e.s, l’Ɠil noir fait partie du cĂŽtĂ© obscur de la tradition africaine. Celleux qui jouent les Saint-Thomas, c’est-Ă -dire celleux qui veulent voir avant d’y croire, finissent toujours par ĂȘtre les victimes de l’Ɠil noir. Comme il est dit, nul.le ne peut y Ă©chapper ! Ce mythe perdure dans le temps et affecte les plus vieux.eille.s comme les plus jeunes.

Ah! L’Afrique et ses mystùres !

16 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Croire aux miracles, c’est logique ?

L’étymologie du mot miracle est apparue au XIe siĂšcle aprĂšs le premier rĂ©cit chrĂ©tien. En effet, entre le milieu du 1er et le dĂ©but du IIe siĂšcle, le premier miracle est celui des noces de Cana –l’eau transformĂ©e en vin par JĂ©sus. D’autres histoires de miracles sont venues s’ajouter dont la plus rĂ©cente, en 1858 et reconnue par l’Église, concerne le miracle de Lourdes – l’apparition de l’ImmaculĂ©e Conception (la Vierge Marie).

Cependant, avec l’avĂšnement de la pensĂ©e scientifique, ces miracles ont vite trouvĂ© des explications logiques. Parmi celles-ci, on identifie les hallucinations causĂ©es par des troubles de santĂ© mentale, la consommation de drogues ou la malformation cervicale chez le ou les tĂ©moins.

Bien que nous n'entendions plus tellement parler d’apparitions soudaines, la croyance envers les miracles perdure encore, mais s’est toutefois transformĂ©e. Aujourd’hui, que ce soit pour rĂ©aliser un rĂȘve ou pour exiger une intervention divine quelconque, on les demande davantage par des priĂšres incantatoires qu’on les constate. Pour ma part, il m’est arrivĂ© de le faire et pour ĂȘtre bien honnĂȘte, je le fais encore. Sans avoir de grandes convictions religieuses, j’ai dĂ©veloppĂ© cet automatisme pour demander, par exemple, que des bonnes nouvelles arrivent pour un proche malade ou quand je veux gagner Ă  la loterie.

Plus sĂ©rieusement, je ne crois pas que notre destin soit entre les mains du bon vouloir des divinitĂ©s, mais je suis persuadĂ©e qu’un Ă©quilibre entre mes croyances et mes actions est nĂ©cessaire pour mon bien-ĂȘtre personnel. Mais, bien honnĂȘtement, je trouve que c’est divinement plus valorisant d’accomplir quelque chose grĂące Ă  mes actions.

MalgrĂ© le fait que je suis convaincue que les miracles n’existent pas, ça me fait du bien de penser qu’une personne lĂ -haut m’écoute quand je lui fais part de mes rĂȘves les plus fous et qu’elle pourrait avoir la capacitĂ© de les rĂ©aliser. Tu sais, les rĂȘves illogiques, mais qui font du bien Ă  espĂ©rer, et qui de mieux pour me comprendre qu’un possible ĂȘtre supra naturel.

17 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Les noces de Cana - VéronÚse (1528-1588) Musée du Louvre, Paris

Nous sommes la descendance de celleux que vous n’avez pas rĂ©ussi Ă  brĂ»ler

Je ne sais pas pour vous, mais moi, enfant, dĂšs que j’avais la possibilitĂ© de faire des potions (comprendre ici que c’était trĂšs boboche du genre de l’eau avec du colorant), j’en faisais Ă  outrance et avec n’importe quoi. Écouter Harry Potter faisait partie de mon quotidien et je voulais tellement devenir une sorciĂšre que ce fĂ»t mon dĂ©guisement d’Halloween plusieurs annĂ©es de suite, mĂȘme l’an dernier. Le temps s’est Ă©coulĂ© et mon souhait ne s’est pas rĂ©alisĂ© de la façon que la petite RaphaĂ«lle de sept ans l’aurait voulu, mais j’ai dĂ©couvert encore mieux : des pratiques simples, mais efficaces, des outils de divination et une communautĂ© tissĂ©e serrĂ©e.

18 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Par Raphaëlle Martineau, journaliste collaboratrice

On peut se mettre d’accord qu’avec les sĂ©ries de livres fantastiques et les films, le terme sorciĂšre se fait associer au domaine du farfelu, du fantastique et bien souvent de l’irrĂ©el. Sauf que les pratiques paĂŻennes sont bien rĂ©elles et sacrĂ©es, et ce, depuis des siĂšcles, qui disons-le n’ont pas Ă©tĂ© de tout repos pour toute personne pratiquant la sorcellerie, encore moins pour les groupes ayant Ă©tĂ© colonisĂ©s. À noter qu’en tant que femme caucasienne, je ne prendrai pas la parole vis-Ă -vis des pratiques qui ne concernent pas les personnes blanches. Il y a Ă©normĂ©ment de pratiques dans plusieurs communautĂ©s dont je ne fais pas partie, qui sont uniquement pour elleux. Malheureusement, plusieurs pratiques du witchcraft font l’affaire d’appropriations culturelles.

Alors pourquoi aprĂšs autant de temps dans l’ombre, la sorcellerie ou witchcraft connaĂźt-elle une (re)montĂ©e fulgurante ?

Je pense qu’elle Ă©tait encore prĂ©sente tout ce temps, simplement plus discrĂšte et silencieuse. Depuis le dĂ©but des annĂ©es 2000, on voit une sortie du placard de plusieurs mouvements : les gens osent parler, se tenir debout pour leurs croyances, le fĂ©minisme reprend une bonne ampleur depuis les dix derniĂšres annĂ©es et par le fait mĂȘme la sorcellerie. Je trouve que les deux vont de pair; on tuait des femmes durant le 15e siĂšcle en Europe et partout ailleurs simplement parce que ces femmes Ă©taient diffĂ©rentes et non conformistes. Ces atrocitĂ©s, malheureu-

19 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

sement, se produisent encore aujourd’hui, et ce, partout dans le monde. Combien de fĂ©minicides avons-nous au compteur au QuĂ©bec depuis le Nouvel An ? J’ai perdu le compte, car mon cƓur et ma tĂȘte en souffrent trop. Il est logique alors qu’on associe, moi la premiĂšre, la sorcellerie au fĂ©minisme. Des femmes qui se tiennent debout au risque de leur vie.

La sorcellerie, comme le fĂ©minisme, se doit d’ĂȘtre inclusive : tout le monde est bienvenu et le sera toujours. Nous sommes plusieurs dans la communautĂ© Ă  le dire : la sorcellerie est politisĂ©e et le sera toujours. C’est avec cette pensĂ©e en tĂȘte que je viens Ă  croire que plus le fĂ©minisme reprendra de la place, plus la sorcellerie reprendra de la force.

L’art d’utiliser les plantes, de lire les Ă©toiles, de comprendre des choses qui sont inexplicables (les arts de la divination par exemple) fut transmis de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration, majoritairement grĂące aux femmes. C’est lorsque j’ai commencĂ© Ă  m’intĂ©resser rĂ©ellement Ă  tout ceci, Ă  creuser, que j’ai trouvĂ© des bijoux de sorcellerie dans mon quotidien, que je faisais sans mĂȘme le savoir, comme jeter du sel derriĂšre mon Ă©paule droite avant de commencer Ă  cuisiner ou bien ne jamais trinquer avec un verre d’eau, car tu peux risquer d’attirer le malocchio. Plusieurs mƓurs et coutumes auxquelles ma famille italienne prend part descendent de nombreuses gĂ©nĂ©rations de sorciĂšres et de paĂŻen.ne.s dans mon arbre gĂ©nĂ©alogique. Certaines traditions sont mĂ©langĂ©es avec la religion catholique, mais dans leur fondement, elles Ă©taient paĂŻennes.

20 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

La sorcellerie est partout autour de nous. Ce ne sera peutĂȘtre pas Ă©vident Ă  voir, de comprendre que ça en est, mais la plupart du temps, cela en sera. Je rĂȘve du jour oĂč le fĂ©minisme et la sorcellerie ne seront plus pointĂ©s du doigt comme quelque chose d’irrationnel. Un jour ça viendra, peut-ĂȘtre durant une pleine lune, qui sait ?

« Un jour on inventera un pin’s spĂ©cial “sorciĂšre” qui se portera Ă  la boutonniĂšre comme une LĂ©gion d’honneur. J’en rĂȘve. Ce jour-lĂ , il sera clair que la longue persĂ©cution qui aura tuĂ© des centaines de milliers de femmes en Europe est vraiment terminĂ©e, et que sorciĂšres nous voudrons ĂȘtre. Alors, le mot “sorciĂšre” s’inversera : il deviendra honorifique. » – Catherine ClĂ©ment.

Petite liste personnelle de lecture de sorciĂšres

- Le musée des sorciÚres, Catherine Clément

- The door to witchcraft, Tonya A. Brown

- Italian folk magic, Mary-Grace Fahrun

- Spells for change, Frankie Castanea

21 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Mettons d’emblĂ©e quelque chose au clair : vous n’aurez pas affaire, dans cet article, Ă  une spĂ©cialiste du tarot ou des oracles. Je n’aurai pas non plus la prĂ©tention de faire comme si. Pour tout dire, ma relation au tarot et aux oracles est toute neuve. Neuve, rĂ©cente mĂȘme, comme dans "je me sers de mon article comme prĂ©texte pour enfin m’en imprĂ©gner ". Mon copain m’avait dĂ©jĂ  tirĂ©e aux cartes, une fois au chalet. C’est tout. Si mon intĂ©rĂȘt est prĂ©sent depuis des lunes, c’est que, comme avec un peu tout, je n’ai jamais vraiment pris le temps de plonger dans cet univers aussi curieux et utile que crĂ©atif.

14 octobre 2022

On arrive de La Poutinerie. Le fromage couik-couik et le sel des saucisses Ă  hot-dog pourraient facilement nous prĂ©parer Ă  une bonne semaine de jeĂ»ne. On est toustes assis.e.s en rond dans le salon de mon ami. La boule disco de sa colocataire nous surplombe. On sort mon Oracle de LumiĂšre de Solar Éditions. Je n’ai pas le temps de faire grand-chose que mon ami s’empare du paquet, dĂ©balle le tout en deux temps trois mouvements et me le tend, en m’exhortant de brasser les cartes. « Il faut que tu transmettes ton Ă©nergie aux cartes. Je le sais, c’est ma grand-mĂšre crosseuse qui m’a montrĂ©. » Je ne m’obstine pas, je me joue des figures comme on se joue des cartes de la QUNO familiales dans le bois avant une fĂ©roce partie de trou de cul. AprĂšs une suite de manƓuvres et de gestes aussi mystĂ©rieux que mĂ©thodiques, il n’en reste plus qu’une devant moi. Ouhhhh. L’élue. Je la tourne.

La joie.

LE TAROT DE LA JOIE

Le Tarot de la Joie est un Tarot divinatoire Ă©rotique en 69 cartes, vraiment divinatoire, vraiment Ă©rotique, qui se tire SÉRIEUSEMENT pour RIRE.

Relire cette phrase capitale, dans laquelle chaque mot compte triple, et qui exprime la raison d’ĂȘtre de ce jeu. Ce jeu peut bien entendu rĂ©pondre Ă  toutes vos questions d’argent, de travail, de santĂ©, etc.

Toutefois, ne l’oublions pas, le Tarot de la Joie a Ă©tĂ© conçu pour rĂ©pondre essentiellement Ă  la question « que va-t-il m’arriver cette semaine sur le plan amoureux ET sexuel ? Et sous quelle forme ? ».

Oh, internaute attentif/ive, ne sois donc pas choqué(e) par ce qui va suivre.

Arcanes et divinations te ramĂšneront certes Ă  la question amoureuse.

Mais dans le fond, n’est-ce pas la rĂ©elle raison de ta prĂ©sence ici ?

22 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Tarot et oracles : aux frontiÚres du développement personnel, de la littérature et de la pédagogie

LA JOIE

«

La joie nous rappelle qui nous sommes rĂ©ellement, ce qui vibre au plus profond de nous et ce que notre Ăąme a envie d’expĂ©rimenter. Rappelez-vous que la joie est la raison principale pour laquelle vous vous ĂȘtes incarnĂ©. »

(Widmer, 2020)

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La Joie - Collage réalisé par Frédérik Dompierre-Beaulieu

Connotations et revalorisation

Parce qu’avant mĂȘme de se lancer dans ces types de pratiques, pour la plupart d’ailleurs associĂ©es Ă  une conception plutĂŽt pĂ©jorative de l’ésotĂ©risme, la relation que plusieurs entretiennent avec le tarot et les oracles commence en fait avec les perceptions qu’iels en ont. Pas besoin d’une utilisation religieuse du tarot et des oracles pour ĂȘtre en mesure de capter ce qui s’en dit dans le discours ambiant, les mĂ©dias ou notre entourage pour explorer nos propres a priori. Cette relation oĂč l’on observe de loin tient un discours en elle-mĂȘme et permet de brosser un portrait des diverses reprĂ©sentations du tarot et des oracles, en plus de donner Ă  voir comment ces pratiques sont mĂ©diatisĂ©es. Il y a lĂ  un lot de prĂ©conceptions qui circulent et qui contribuent Ă  l’image que, collectivement ou individuellement, on a de ces pratiques, peu importe la position adoptĂ©e. Cette fois, j’ai dĂ©cidĂ© de balayer d’un revers de la main la formule casĂ©e de la dissertation ou de la rĂ©capitulation historique en interrogeant plutĂŽt quelques personnes Ă  ce propos. C’est par la singularitĂ© de l’expĂ©rience que je souhaite explorer le tarot et les oracles, cherchant Ă  voir la multiplicitĂ© des usages que l’on peut en faire,comment on peut se les approprier, et ce, dans une perspective intimiste et anecdotique.

Les dĂ©mystifier, donc. Oui, mais j’aimerais Ă©galement pouvoir, Ă  petite Ă©chelle, les dĂ©nuder des connotations qui tendent Ă  entacher leur rĂ©putation, voir les formes que ces pratiques peuvent prendre, le sens qu’elles peuvent recouvrir, leurs occurrences et leurs diffĂ©rentes incarnations. Va pour le tĂ©moignage.

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Autour de moi, je perçois un discours plutĂŽt nĂ©gatif. Ce n’est pas scientifique, c’est de l’arnaque, du charlatanisme. Je pense qu’il y a une confusion par rapport Ă  la pertinence de ce genre de pratique. On a collectivement l’impression que c’est plus qu’un outil de rĂ©flexion rĂ©confortant, mais que ça peut faire du mal parce que ce n’est pas issu de la pensĂ©e rationnelle. – Anonyme

La plupart de mes proches le voient comme une pratique Ă©sotĂ©rique plus ou moins pertinente. Le tarot, dans la culture gĂ©nĂ©rale, est souvent moquĂ© ou mis dans le mĂȘme panier que le reste du bundle de la sorciĂšre du dimanche avec son balai et son chapeau pointu. Je crois que pour bien comprendre la pratique du tarot et des oracles, il faut avoir Ă©tĂ© inhibĂ©.e Ă  un certain moment de notre vie dans la culture de la sorcellerie et de l’ésotĂ©risme. D’autre part, les personnes que je connais qui pratiquent le tarot ou qui sollicitent des oracles voient le tarot et les pratiquant.e.s de celui-ci comme complĂštement lĂ©gitimes, mĂȘme que certaines personnes voient le tarot comme un rĂ©fĂ©rent social dans leurs dĂ©cisions de vie importantes. Les pratiquant.e.s du tarot que je connais ne voient pas le tarot comme une apparition de la sainte bontĂ© divine qui les guide dans leur vie, mais bien l’influence du hasard dans leur vie. Le hasard devient donc une entitĂ© Ă  part entiĂšre qui peut s’exprimer Ă  partir de diverses pratiques, telles que le tarot. Les Wiccans, tout particuliĂšrement, ont des croyances qui peuvent parfois s’apparenter fortement Ă  l’animisme et, tout dĂ©pendant de leur philosophie de pratique, personnifient beaucoup d’élĂ©ments de l’immatĂ©riel (le temps, l’alĂ©atoire, les Ă©motions, etc.) Ainsi, le tarot et les oracles peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme un moyen de communiquer et d’avoir une opinion de cet immatĂ©riel. – Anonyme

J’en ai entendu parler sur les rĂ©seaux sociaux, surtout sur Tik Tok. – Anonyme

Je ne suis pas extrĂȘmement familiĂšre avec le tarot et les oracles. Je ne l’ai pas pratiquĂ© de maniĂšre assidue ni continue. J’ai l’impression que les personnes pratiquent cela afin de conduire Ă  une discussion avec les autres ou bien avec soi-mĂȘme. Se questionner sur ce qu’on souhaite sur le futur, notre vision du passĂ© ou bien de ce qu’on vit prĂ©sentement dans notre vie. Les personnes autour de moi l’utilisent beaucoup pour le plaisir. Iels tirent une carte, lisent la signification et font le comparatif avec leur vie. Ça permet de partager un peu sur soi-mĂȘme de maniĂšre ludique. – AnaĂŻs BĂ©land, elle/she

J’ai l’impression que c’est une maniĂšre intĂ©ressante d’introduire des thĂšmes de rĂ©flexion sur soi-mĂȘme, mais j’ai un peu de misĂšre avec l’aspect « prĂ©diction du futur » que certaines personnes mettent de l’avant. [J’en entends parler] principalement de maniĂšre anecdotique du genre « ma mĂšre s’est fait tirer aux cartes et tout ce que la tireuse de cartes lui avait prĂ©dit s’est rĂ©alisĂ© ». – Anonyme

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Je l’utilise par pĂ©riode. Des fois, je l’apporte partout et je vais me tirer des cartes chaque jour et d’autre fois, je ne vais pas tirer de cartes pendant des mois. Ça dĂ©pend des problĂšmes que j’ai dans ma vie, plus j’en ai plus je vais faire des tirages. – Anonyme

J’ai toujours eu un intĂ©rĂȘt pour l’astrologie, les Ă©toiles, le tarot et l’énergie. J’ai une forte intuition dans la vie, et c’est pour ça que j’ai commencĂ©. Jusqu’à maintenant, je peux dire que mon esprit est souvent juste. J’ai mon jeu depuis un an environ. [J’ai recours au tarot et aux oracles de maniĂšre] vraiment spontanĂ©e et occasionnelle. C’est surtout quand j’en ressens le besoin. Plus souvent lorsque je suis anxieuse. – Anonyme

Je dirais [que j’ai recours au tarot et aux oracles] de trois Ă  quatre fois par semaine, lorsque j’ai une journĂ©e plus difficile ou quand j’ai de grands Ă©vĂ©nements/grands changements qui arrivent dans ma vie. – Marianne, elle/iel

[Je les utilise] environ toutes les deux semaines, mais plus quand je vis des incertitudes et j’ai besoin d’aide pour prĂ©ciser mes idĂ©es. [Je m’en sers aussi] quand j’ai des problĂšmes ou des situations inconfortables. Ça m’aide Ă  rĂ©flĂ©chir sur le problĂšme, clarifier mes idĂ©es et dĂ©velopper un plan d’action. – Anonyme

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Je ne crois pas au destin, mais les cartes du tarot de Marseille n’ont pas Ă©tĂ© créées pour rien selon moi. On retrouve des traces de l’usage divinatoire du tarot de Marseille depuis au moins le XVIIIe siĂšcle et il Ă©tait trĂšs possiblement utilisĂ© bien avant. Je pense que l’usage d’accessoires de divination est une maniĂšre de rĂ©gler un problĂšme en utilisant une perspective diffĂ©rente sur celui-ci. Les cartes du tarot classique sont les seules que j’utilise, parce que je trouve qu’elles apportent toutes un angle intĂ©ressant, des avertissements et conseils de vie pertinents et qu’elles sont assez vagues pour Ă©pouser toutes les situations. C’est un outil prĂ©cieux de flexibilitĂ© mentale, il nous permet d’étudier un problĂšme d’un angle que l’on n’aurait pas nĂ©cessairement vu sinon. C’est pour ça que je me tire les cartes, pour avoir de nouveaux guides de pensĂ©e qui me mĂšneraient Ă  une meilleure analyse d’une situation problĂ©matique. Par contre, quand je tire les autres, je prĂ©fĂšre qu’iels y croient, parce que je suis bonne pour sortir le positif des cartes et je crois au pouvoir de l’effet placebo que ça peut entraĂźner. [J’ai tendance Ă  avoir recours au tarot et aux oracles] seule pour rĂ©pondre Ă  une question ou donner une intention Ă  ma journĂ©e ou je fais des tirages Ă  mes proches qui le souhaitent. C’est comme un jeu, j’apprends Ă  les connaĂźtre mieux et ça nous permet d’entraĂźner notre flexibilitĂ© mentale ensemble. – Anonyme

Le tarot et les oracles m’apportent du plaisir, principalement. J’aime l’effet de surprise et de dĂ©couvrir ce que j’ai eu et d’en faire sens. Parfois, c’est Ă©tonnant comment cela peut nous parler. J’ai souvent recours au tarot et aux oracles avec d’autres personnes. J’aime partager ce genre de trucs avec les gens. C’est plus plaisant de comparer et de partager. Je suis une personne qui aime ĂȘtre entourĂ©e aussi. – AnaĂŻs BĂ©land, elle/she

Je me tire toujours au tarot pour m’aider Ă  m’éclairer sur une situation en particulier. Je le fais rarement uniquement pour me « divertir », il y a toujours un but. Pour moi, le tarot doit toujours rĂ©pondre Ă  un questionnement ou une problĂ©matique dans notre vie. On n’utilise pas le tarot juste comme ça. Pour moi, le tarot sert Ă  guider mes pensĂ©es et mes intuitions. Par exemple, si j’overthink une situation, j’utilise le tarot pour me recentrer et ajuster mon attention sur cette dite situation. Sans croire dur comme fer aux cartes, elles me permettent de « guider » mes Ă©nergies dans une direction plus prĂ©cise. Seule, [cela] permet l’introspection, trĂšs personnelle, presque mĂ©ditative. Avec quelqu’un, je sers de guide et d’interprĂšte. Je prends la question/problĂ©matique de l’autre et je donne la signification de ses cartes. Je suis l’interprĂšte du tarot. Sans vouloir me « vanter » ou quoi que ce soit, mais CHAQUE fois que j’ai tirĂ© des gens de mon entourage, les cartes rĂ©pondaient TOUJOURS Ă  la question de dĂ©part. Je laisse les gens piger leurs propres cartes, mais c’est moi qui les place et qui les interprĂšte. Pour le moment, j’ai seulement tirĂ© des gens de mon entourage (ami.e.s proches, chum, parents), mais j’aimerais l’expĂ©rimenter avec des gens que je connais moins! – Anonyme Avec mon partenaire, on aime se tirer trois cartes au tarot et rĂ©flĂ©chir Ă  celles-ci, Ă  ce que ça reprĂ©sente dans nos vies respectives et de notre vie de couple. Ça nous permet de bien communiquer et de ressortir des Ă©lĂ©ments qui n’auraient peut-ĂȘtre pas Ă©tĂ© discutĂ©s autrement. Quand je le fais seule, c’est vraiment pour dĂ©mĂȘler mes idĂ©es, voir plus clair et rĂ©flĂ©chir Ă  mon passĂ©, prĂ©sent et futur. – Marianne, elle/iel

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Bien que je n’aie pas rĂ©ellement pratiquĂ© le tarot moi-mĂȘme, mon entourage qui l’a pratiquĂ© s’en servait majoritairement comme Ă©lĂ©ment significatif dans leurs prises de dĂ©cisions. Ainsi, leurs choix importants pouvaient ĂȘtre guidĂ©s par les rĂ©sultats du tarot ou des oracles. De mon expĂ©rience, jamais une personne n’a pris une dĂ©cision seulement grĂące aux divinations, c’était seulement un argument supplĂ©mentaire ou un rĂ©fĂ©rent dans leur vie. De mon expĂ©rience avec la Wicca, le tarot et les divinations se passaient toujours en groupe ou, du moins, en dyade. Par contre, il faut savoir que la Wicca met l’emphase Ă©normĂ©ment sur l’importance de l’expĂ©rience du groupe et de la communautĂ©. La rĂ©alitĂ© risque d’ĂȘtre diffĂ©rente dans d’autres regroupements. – Anonyme

Pour moi, c’est un outil d’introspection qui peut apporter de nouveaux angles de pensĂ©es sur un problĂšme, et parfois trouver un autre angle d’approche que je n’aurais pas vu nĂ©cessairement. Un peu comme Ă©crire dans un journal intime aide Ă  sortir toutes ses idĂ©es sur papier pour y voir plus clair, mes cartes d’oracles m’aident Ă  rĂ©flĂ©chir et chercher en moi des solutions concrĂštes Ă  mes problĂšmes, me permettent de prendre du recul pour mieux analyser la situation et m’aident Ă  relativiser l’ampleur du problĂšme. C’est aussi rassurant de voir des cartes qui te disent que tout va bien aller et que tu Ɠuvres dans la bonne direction, que ta patience va bientĂŽt ĂȘtre payante et que de bonnes choses viennent vers toi. [J’y ai surtout recours] seul.e, mais ma coloc et certain.e.s de mes ami.e.s aiment ça aussi alors parfois on tire des cartes ensemble. Seul.e peut m’aider Ă  me poser des questions que je ne suis pas nĂ©cessairement prĂȘte Ă  articuler devant autrui. Avec d’autres personnes, c’est bien pour voir comment d’autres personnes analysent les cartes et dĂ©couvrir de nouvelles perspectives. – Anonyme

Dans mon deck d’oracle, la carte « Rain – Fecundity » a la description : « The conditions of greater prosperity are being met. Know that all will be well. Cleanse yourself of old outdated views. You have everything you need to grow. Let yourself be cleansed. » Je l’aime, car je l’ai pigĂ©e deux fois de suite alors que j’essayais de choisir entre deux options. Je l’ai interprĂ©tĂ©e comme « les deux sont des bonnes options, mais insignifiantes sur le long terme. Tu n’as pas besoin de te prendre la tĂȘte avec ça. Choisis ce que tu souhaites faire en ce moment, et non ce que tes idĂ©es prĂ©conçues te disent de faire ». C’est toujours drĂŽle quand tu piges la mĂȘme carte deux fois de suite (je te garantis que j’avais bien brassĂ© les cartes !). – Anonyme

Je ne sais pas pourquoi, mais la carte de la tour revenait vraiment souvent dans mes tirages. Je l’avais oubliĂ©, mais maintenant je me souviens. – AnaĂŻs BĂ©land, elle/she

LA TOUR – TRUSTED TAROT

Destruction · Changement radical · Perte et la ruine · Nouveau dĂ©part · ÉvĂ©nements imprĂ©vus Sombre et menaçant, la Tour est l'incarnation de la perturbation et du conflit. Pas seulement du changement, mais le mouvement brusque et les secousses provoquĂ©es par les Ă©vĂ©nements imprĂ©vus et traumatiques qui font partie de la vie. La Tour dans votre main est toujours une menace, et implique inĂ©vitablement la tragĂ©die, et vous devez dĂ©cider si vous allez faire face avec grĂące.

Le Tour symbolise les Ă©vĂ©nements imprĂ©vus et ceux Ă  venir dans votre vie. Cependant, les changements vont dans le sens de quelque chose de catastrophique, dĂ©sastreux, et e globalement nĂ©gatif. Cela pourrait ĂȘtre liĂ© Ă  une sorte d’accident, de catastrophe ou de dommages dans d’autres domaines de votre vie. La rĂ©ponse fournie par cette carte est non. (https://www.trustedtarot.com/fr/cartes/signification/la-tour/)

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XVI – LA TOUR – LA MAISON DE DIEU

La Carte de Tarot La Tour – appelĂ©e Maison Dieu dans le Tarot de Marseille – reprĂ©sente une tour en haut d’une montagne, foudroyĂ©e par un Ă©clair. La Tour s’effondre, ravagĂ©e par les flammes. Deux personnages qui rappellent les captifs de la Carte du Diable plongent tĂȘte la premiĂšre dans le vide pour Ă©chapper au chaos.

L’éclair qui dĂ©chire la Tour tombe du Ciel vers la Terre, symbolisant un bouleversement dont l’origine est Spirituelle ou Divine et qui s’applique au plan MatĂ©riel, Ă  la vie humaine. La Tour reprĂ©sente donc un changement brusque, une destruction matĂ©rielle. Elle reprĂ©sente aussi les prises de consciences qui bouleversent nos vies et impactent profondĂ©ment les personnes que nous sommes. Dans le Tarot de Marseille, l’explosion semble venir non pas de l’extĂ©rieur mais de l’intĂ©rieur mĂȘme de la Tour. Cela signifie une “rĂ©volution intĂ©rieure” qui mĂšne Ă  de grands changements internes et intimes (Le Tarot de Marseille).

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La Tour - Collage réalisé par Frédérik Dompierre-Beaulieu

Espace littérature : les tarots et oracles littéraires

Ouan. Je ne pouvais pas vraiment passer Ă  cĂŽtĂ© de la dimension ~ l i t t Ă© r a i r e ~ du tarot et des oracles. Pour aborder ce qui accompagne pas mal mon quotidien ces derniers temps, je me servirai de l’oracle littĂ©raire Clairvoyantes – Un oracle littĂ©raire de la maison d’édition Alto, de L’Oracle des sorciĂšres de la littĂ©rature de Taisia Kitaiskaia et Katy Horan ainsi que Le Tarot littĂ©raire conçu par Virginie Fournier et AnaĂŻs Savignac, avec la collaboration d’Hugo Bourcier et de Maxime Nadeau et illustrĂ© par Andreea Vrabie. PrĂ©sentations rapides.

L’oracle littĂ©raire Clairvoyantes, projet collectif rĂ©alisĂ© sous la direction d’AudrĂ©e Wilhelmy et de la photographe Justine Latour et paru depuis avril 2022, est tant disponible en version imprimĂ©e que numĂ©rique. Papier, il prend la forme d’un coffret rassemblant un livret d’accompagnement de 104 pages ainsi qu’un paquet de 45 cartes. Voici la description laissĂ©e sur le site de l’éditeur Ă  ce propos : « Oracle littĂ©raire aux possibilitĂ©s vertigineuses, Clairvoyantes rĂ©unit quinze autrices parmi les plus inspirantes de notre littĂ©rature. Le jeu invite Ă  utiliser le pouvoir symbolique des histoires pour observer sous un nouvel angle les dĂ©fis, les rĂȘves, les relations et les projets qui animent notre quotidien. Le coffret contient un livret explicatif et 45 cartes rĂ©parties en trois domaines : figures, lieux, objets. Posez une question, tirez une carte de chaque domaine puis allez dĂ©couvrir le rĂ©cit qui y est associĂ© et son interprĂ©tation. Au fil des trames que dessinent les cartes surgissent des pistes de rĂ©flexion, des germes de rĂȘves, un infini de possibles. » (Éditions Alto, 2022) L’Ɠuvre cherche Ă  mettre au premier plan le travail d’autrices telles MĂ©likah Abdelmoumen, StĂ©fanie Clermont, HĂ©lĂšne Dorion, Louise DuprĂ©, Dominique Fortier, Marie-AndrĂ©e Gill, Karoline Georges, VĂ©ronique Grenier, Catherine Lalonde, Perrine Leblanc, Catherine Leroux, ChloĂ© Savoie-Bernard, Élise Turcotte et Christiane Vadnais, qui sont pour la plupart reconnues pour leur souci de la forme. Ainsi, toutes les cartes des trois catĂ©gories sont associĂ©es Ă  un texte relativement ouvert et fort en symboliques. La dĂ©clinaison numĂ©rique de Clairvoyantes n’établit certainement pas le mĂȘme rapport au toucher et Ă  la matĂ©rialitĂ© que son homologue papier – aspect souvent fort important lorsque l’on parle du brassage des cartes, par exemple – mais elle se dote tout de mĂȘme d’un Ă©lĂ©ment supplĂ©mentaire et exclusif, soit la lecture des textes des cartes et figures par diverses comĂ©diennes. IntĂ©ressant.

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Clairvoyantes - CrĂ©dits photo les Éditions Alto

En ce qui concerne plutĂŽt L’Oracle des sorciĂšres de la littĂ©rature de Vega Éditions, le coffret contient 70 cartes illustrĂ©es et un livret d’accompagnement de 60 pages et prĂ©sente « 30 Ă©crivaines aux pouvoirs extraordinaires, des cartes de trente auteures, connues ou oubliĂ©es, qui ont marquĂ© l’histoire de la littĂ©rature grĂące au pouvoir de leurs mots. Parmi elles, Toni Morrison, Virginia Woolf, AnaĂŻs Nin et Gertrude Stein. Le jeu est complĂ©tĂ© de quarante peintures sur le thĂšme de la sorcellerie. » (Les Libraires, 2022). NĂ©anmoins, le caractĂšre littĂ©raire ne se manifeste pas exactement de la mĂȘme façon que chez l’oracle d’Alto, bien que dans les deux cas, on souhaite valoriser des figures fĂ©minines fortes. Ici, il n’est pas question de textes littĂ©raires associĂ©s aux cartes, mais plutĂŽt des rĂ©sumĂ©s du travail et de l’Ɠuvre des autrices en question, ce qui permet aux utilisateur.rice.s de dĂ©couvrir tout un pan de classiques de la littĂ©rature au fĂ©minin en plus de repenser ces figures d’écrivaines Ă©mancipĂ©es, visionnaires et emblĂ©matiques Ă  travers le temps.

Quelque chose de similaire est Ă  observer du cĂŽtĂ© du projet Le Tarot littĂ©raire , proposition reprenant 22 arcanes majeurs du tarot de Marseille. Pour chacun des arcanes, un.e auteur.rice fut sĂ©lectionnĂ©.e en fonction de l’association possible entre la carte et leur Ɠuvre. Encore une fois, on reste dans une visĂ©e divinatoire, avec un livret d’accompagnement qui sert Ă  dĂ©crire et expliquer les cartes du tarot. NĂ©anmoins, on se sert de ce que l’on connaĂźt de l’auteur.rice et de son travail pour aider et guider notre interprĂ©tation et ainsi rĂ©pondre Ă  nos questions. Les cartes sĂ©rigraphiĂ©es en noir, blanc et or et se prĂ©sentant dans un sac en velours noir reprĂ©sentent de nombreuses heures de travail pour l’équipe de conception. Sans pour autant prĂ©senter des portions de crĂ©ation littĂ©raire, ces deux oracles littĂ©raires incitent Ă  se plonger dans les Ɠuvres de fiction et de poĂ©sie en faisant appel Ă  notre propre crĂ©ativitĂ© et en nous encourageant Ă  Ă©crire notre propre histoire, Ă  ĂȘtre agentif.ve.s.

Dans les trois cas, ce qu’on remarque, c’est non seulement les façons dont l’immersion littĂ©raire se conjugue aux arts divinatoires pour leur confĂ©rer des orientations particuliĂšres, mais Ă©galement un

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Le Tarot littĂ©raire - CrĂ©dits photo AnaĂŻs Savignac Oracles des sorciĂšres de la littĂ©rature - CrĂ©dits photos Vega Éditions Oracles des sorciĂšres de la littĂ©rature - CrĂ©dits photos Vega Éditions

dĂ©placement, une redĂ©finition du livre papier. Les Ɠuvres prĂ©sentĂ©es appartiendraient en ce sens non pas Ă  une littĂ©raire dite conventionnelle, mais plutĂŽt Ă  des pratiques appartenant Ă  ce que l’on nomme les arts littĂ©raires. Plus qu’une question de littĂ©rature, se dĂ©gage des trois propositions un souci de la forme, certes, mais aussi de la filiation et de la transmission, facteurs qui semblent constituer le fondement de ces oracles et tarots littĂ©raires. On y retrouve d’ailleurs une forme de revalorisation et de renouement avec la tradition orale, trop souvent Ă©vacuĂ©e par l’écriture. En plus de la dimension introspective de la cartomancie qui nous pousse Ă  reconsidĂ©rer notre rapport au monde, aux autres et Ă  nous-mĂȘmes, les tarots et les oracles littĂ©raires Ă©gayent cette pratique en lui octroyant un cĂŽtĂ© ludique et en venant accentuer leur dimension narrative. On pose des questions et on Ă©coute, mais on se raconte, aux autres et Ă  soi-mĂȘme, surtout.

LA FORCE – LE TAROT DE MARSEILLE - GÉNÉRALITÉS DE LA FORCE

L’arcane La Force, est la onziĂšme lame du Tarot de Marseille. Elle reprĂ©sente une femme de profil tenant la gueule d’un chien. Ici le symbole de la femme est celui d’une volontĂ© humaine douce et le symbole du chien celui de nos instincts. L’arcane La Force est une vĂ©ritable alliance entre la volontĂ© et les instincts. C’est la source de la maitrise aussi bien de soi-mĂȘme que des situations extĂ©rieures. Avec La Force nous manifestons notre Ă©nergie vitale et notre force de caractĂšre. C’est un arcane qui Ă©voque notre courage et notre dĂ©termination Ă  aller au bout de nos objectifs.

La Force reprĂ©sente la capacitĂ© de rĂ©alisation de ce que nous dĂ©sirons. La Force est un accord entre nos dĂ©sirs et nos aptitudes Ă  les mettre en Ɠuvre. Elle est une vision claire de nos objectifs Ă  atteindre.

La Force est un symbole de l’union et de ce fait elle reprĂ©sente les alliances et le mariage. C’est une union rĂ©ussie et harmonieuse.

Dans sa face sombre, La Force reprĂ©sente les conflits, le fait de se mettre la pression et d’exiger trop de soi-mĂȘme. Elle est une image des abus de pouvoir et d’une façon gĂ©nĂ©rale de l’opposition et du dĂ©saccord entre la volontĂ© et les dĂ©sirs.

DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

Ce que reprĂ©sente l’arcane 11 La Force sur le plan du dĂ©veloppement personnel :

Le positif

J’ai de l’’énergie et une grande force vitale. Je vais au bout de mon projet pour sa rĂ©ussite.

Je me donne un objectif et je l’atteins. Je maitrise une situation. Je suis dĂ©terminĂ©e.

J’unis des forces opposĂ©es ou diffĂ©rentes. J’obtiens une alliance et je rĂ©concilie les parties.

Je me marie. J’obtiens ce que je veux. Je suis l’axe d’une situation. Je fais preuve de logique. Le nĂ©gatif, Ă  l’envers

Je vis un conflit. Je rencontre un obstacle majeur, une opposition interne ou externe.

Je suis partagée et je ne parviens pas à tenir mes objectifs. Je lùche prise. Je me sens fragile.

Je force trop les choses et me force trop moi-mĂȘme. Je veux trop obtenir Ă  tout prix.(Le Tarot de Marseille)

32 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Le Tarot littéraire - Crédits photo Anaïs Savignac

« Nous croyons qu’ĂȘtre fort consiste Ă  ne pas montrer notre vulnĂ©rabilitĂ©. Que cette puissance nous offre la possibilitĂ© ne nous protĂ©ger, de ne pas ressentir, de tout contrĂŽler. Celle qui permet de transcender chacune de nos Ă©preuves en apprenant et en comprenant mieux chaque fois. Celle qui nous soutient dans les moments difficiles et qui nous permet, Ă  notre tour, de soutenir les autres lorsque nous en avons l’énergie. [
] Ne vous laissez pas dĂ©stabiliser par la peur projetĂ©e parfois par votre entourage ou encore la sociĂ©tĂ©, car vous ĂȘtes fort. » (Widmer, 2020).

33 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
La Force - Collage réalisé par Frédérik Dompierre-Beaulieu

Le tarot-conte : une histoire d’amour Bon. Je vous vois dĂ©jĂ  me rebattre les oreilles en me demandant pourquoi ne pas avoir inclus le tarot-conte dans la section sur la littĂ©rature. Le tarot-conte en fait partie, mais pas exclusivement. On dĂ©place un brin l’intĂ©rĂȘt. C’est qu’il y a avec cette forme particuliĂšre de la pratique du tarot et des oracles quelque chose qui s’inscrit bien au-delĂ  du texte et de l’écriture. Si j’ai choisi de m’y attarder, c’est en fait en raison de son utilisation en contexte pĂ©dagogique. Ben oui! Cette fois, c’est avec LeĂŻla Sikouk, doctorante en Ă©tudes littĂ©raires, que je me suis entretenue. Elle m’explique que « lorsque l’on lit ‘‘tarot-conte’’, on imagine souvent un tarot classique, revisitĂ© avec l’univers des contes, dans un dĂ©cor de princes et princesses ou de personnages issus des rĂ©cits de Perrault. Il est vrai que l’on en trouve beaucoup de la sorte et de trĂšs beaux ! L’imaginaire Ă©sotĂ©rique peut aisĂ©ment se (con)fondre avec l’univers onirique. Or, le tarot-conte, qui lui me semble encore peu dĂ©veloppĂ© pour le moment (j’aimerais d’ailleurs en crĂ©er un bientĂŽt !), dĂ©signe plus spĂ©cifiquement des cartes dont l’illustration ou les mots clĂ©s qui s’y inscrivent permettent de stimuler la crĂ©ativitĂ© du lecteur pour l’invention d’une histoire. Bref, le tarot-conte, ce sont des cartes stimulatrices d’histoires ! De la mĂȘme façon que je vois les oracles comme des ponts pour se connecter Ă  son intuition, je vois les tarots-contes comme des tremplins pour stimuler son imagination. »

Quel lien avec la pĂ©dagogie ? C’est que, pour l’instant, la plupart des tarots-contes se destinent aux enfants et s’avĂšrent particuliĂšrement utiles pour les enseignant.e.s : « En effet, c’est une vraie question pour les enseignant.e.s, particuliĂšrement du primaire et du secondaire : comment enseigner l’imagination ? J’ai eu l’occasion d’y rĂ©flĂ©chir Ă  l’occasion de mon mĂ©moire d’enseignement de maĂźtrise portant sur le sujet Enseigner l’imagination, le paradoxe de l’enseignant et ce n’est pas simple d’y rĂ©pondre ! L’imagination est partout dans les programmes de français, comme si elle allait de soi, mais qu’est-ce que l’imagination ? Puis, d’abord, est-ce que ça s’enseigne, l’imagination ? En effet, en tant qu’enseignante, j’ai rencontrĂ© des enfants pour qui inventer une histoire est un vrai casse-tĂȘte, tandis que d’autres en Ă©crivent en un jet, voire dĂ©bordent du cadre de la consigne tant leurs idĂ©es fusent ! Le tarot-conte est ainsi un superbe outil pour aider les enfants et mĂȘme les Ă©tudiants Ă  crĂ©er. Pour l’imagination, nulle limite d’ñge n’existe ! C’est pour les grands et les petits. » Plus spĂ©cifiquement, on se servira du tarot-conte en contexte de pĂ©dagogie diffĂ©renciĂ©e. Selon LeĂŻla, « les cartes sont autant de bases et fondations matĂ©rielles solides qui guident l’élĂšve dans son cheminement crĂ©atif abstrait. Il peut ainsi tirer le fil de l’histoire Ă  l’aide de ces balises.

Les cartes du tarot-conte agissent comme une vĂ©ritable carte (au trĂ©sor) : elles aident l’enfant Ă  se situer, Ă  trouver des repĂšres pour ĂȘtre mieux orientĂ© dans son Ă©lan crĂ©atif plus ou moins spontanĂ©. C’est pourquoi, le plus souvent, elles proposent des personnages (animaux, humains, hĂ©ros, etc.), des lieux, des objets, etc. qui (re)constituent la trame et le schĂ©ma narratif – soit l’itinĂ©raire – de l’histoire. De plus, la dimension ludique permet Ă  l’enfant d’apprendre et de progresser en rĂ©cit d’invention, en Ă©locution, en rĂ©daction, sans trop de contraintes. Ou plutĂŽt, avec des contraintes plaisantes et stimulantes, comme pour l’Oulipo. De nombreux jeux de sociĂ©tĂ© sont ainsi des tarots-contes qui s’ignorent ! » Pour rebondir sur les tĂ©moignages dĂ©jĂ  rĂ©coltĂ©s, bien que le tarot puisse se pratiquer en groupe, beaucoup l’associent Ă  une pratique individuelle et plus intime. Du cĂŽtĂ© des tarots littĂ©raires, bien que l’oralitĂ© soit valorisĂ©e par la dimension narrative, la pratique reste relativement associĂ©e Ă  l’écriture, Ă  une lecture que l’on garde pour soi. Le tarot-conte se dĂ©marque en ceci qu’il tend Ă  la fois Ă  rĂ©investir la dimension orale des contes traditionnels que l’aspect plus collectif et rassembleur de ces derniers. MĂȘme, il s’agit lĂ  d’un outil que mĂȘmes les psychologues, en dehors du son caractĂšre ludique, peuvent se rĂ©approprier : « D’une certaine façon, je trouve en effet que le tarot-conte ramĂšne Ă  l’hĂ©ritage oral et collectif du conte ancestral puisqu’il s’agit de placer le.a tireur.se de cartes en conteur.euse-improvisateur.rice. Certes, on peut tout Ă  fait piocher les cartes et Ă©crire Ă  partir de ces sources d’inspiration, mais la dimension visuelle des cartes, avec des illustrations et des techniques artistiques plus ou moins travaillĂ©es selon les cas, peut offrir une dimension scĂ©nographie qui n’est pas sans rappeler l’origine traditionnelle des contes oraux. Le geste mĂȘme de retourner et d’exposer les cartes reprĂ©sente un geste mimĂ©tique et théùtral. Un tarot-conte improvisĂ© oralement peut mĂȘme se lire comme un album de littĂ©rature jeunesse. Les pages tournĂ©es sont autant de cartes rĂ©vĂ©lĂ©es, avec leurs nouvelles couleurs, tonalitĂ©s et pĂ©ripĂ©ties. Par ailleurs, le tarot-conte est aussi utilisĂ© par les psychologues, afin d’aider les enfants

34 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Ă  mettre en mots leurs Ă©motions enfouies. Les cartes du tarot-conte agissent bien comme de vraies stimulatrices, que ce soit d’imagination ou d’inconscient. Le tarot-conte est un terreau fertile pour toutes sortes de fleurs ! »

On comprend donc qu’il y a autant de dĂ©clinaisons et d’usages du tarot et des oracles qu’il y a de pratiquant.e.s. Plus qu’une simple histoire d’arnaque ou de prĂ©dictions, ces pratiques se posent comme un dĂ©clencheur Ă  la rĂ©flexion et Ă  l’introspection, permettant de mieux se connaĂźtre ou de jeter un Ă©clairage nouveau sur une situation, de remettre Ă  l’avant-plan des figures qui valent la peine d’ĂȘtre redĂ©couvertes ainsi que d’apprendre et de mobiliser l’imagination. De quoi remettre Ă  leur place les grands-mĂšres crosseuses.

Références

Wilhelmy, A., Abdelmoumen, A., Clermont, S., Dorion, H., DuprĂ©, L., Fortier, D., Gill, M-A., Georges, K., Grenier, V., Lalonde, C., Leblanc, P., Leroux, C., Savoie-Bernard, Turcotte, É., Vadnais, C. et Latour, J. (2022). Clairvoyantes. Un oracle littĂ©raire. Les Ă©ditions Alto.

Kitaiskaia, T. et Horan, K. (2022). L’oracle des sorciĂšres de la littĂ©rature. Les Ă©ditions Vega.

Widmer, A. et Avada, J. (2020). Oracle de LumiÚre. Les éditions Solar.

Savignac, A., Fournier, V. et Vrabie, A. (2018). Le Tarot littĂ©raire. Éditeur non spĂ©cifiĂ©.

35 Dossier Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
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SOCIÉTÉ ET SCIENCES

L’aura de brume du Saint-Laurent

Une grande peur que j’avais, jeune, Ă©tait celle de l’eau. De la mer, des lacs, du fleuve. Envisager un monde entier sous mes pieds, un monde marin qui pouvait m’engloutir, me figeait complĂštement. C’était un monde trop grand, trop creux et trop sombre pour moi, et c’était un environnement oĂč je n’arrivais mĂȘme pas Ă  bien me mouvoir : quoi de plus terrifiant. Cette peur s'est accompagnĂ©e au fil des annĂ©es d’une grande admiration, et mon vertige des profondeurs ne me semble dĂ©sormais que l’un des Ă©lĂ©ments qui composent ma relation Ă  l’eau. Notre relation s’est complexifiĂ©e. La crainte est amplifiĂ©e par le brouillard, les glaces, l’air humide qui chancelle, mais elle est dĂ©samorcĂ©e par la compagnie, les histoires et le temps Ă  patauger dans l’eau. Et de ces choses qui persistent, il y a cette aura de mystĂšre qui rĂŽde autour du fleuve, telle une brume sournoise qui ne veut pas s’effacer Ă  l’aube.

multimédia

Note : certaines rĂ©alitĂ©s dĂ©crites dans ce texte sont particuliĂšrement genrĂ©es, d’oĂč l’utilisation spĂ©cifique du masculin.

LĂ  oĂč peuvent exister les fantĂŽmes J'avais aussi peur du sous-sol sombre, non fini et froid de chez mes parents, lĂ  oĂč mille recoins pouvaient cacher les monstres de mon imagination. C’est chose connue depuis longtemps : les espaces incompris catalysent le frĂ©tillement des esprits. Et la montagne et la mer sont de ces lieux Ă  l’origine d’une foule de crĂ©atures et de mythes : ce sont des endroits difficiles d’accĂšs, dont les alĂ©as particuliĂšrement abrupts suscitent la peur. Ainsi, la mer reprĂ©sente certes richesse et libertĂ©, mais elle se compose Ă©galement d’angoisse et de violence – elle est Ă  la fois vie nourriciĂšre et mort tempĂ©tueuse. Ses eaux couvent des ĂȘtres et des lieux Ă©tranges qui ont longtemps Ă©tĂ© inaccessibles, et le vent y tourne bien vite. Puis cette mer, avec sa robe infinie, chatouille l’imaginaire et rĂ©pond au besoin de rĂȘver, en stimulant Ă  la fois les belles histoires et les vilains personnages.

Le Saint-Laurent recueille depuis des siĂšcles des rĂȘveries, celles des autochtones comme celles des migrant.e.s europĂ©en.ne.s. Ce fleuve-vieillard a tĂ©moignĂ© du mĂ©tissage progressif parfois doux, souvent pas, de leurs cosmologies respectives. Tandis que les EuropĂ©ens naviguaient prĂ©cautionneux de leurs monstres Ă  eux, c’est de Atshen qu’ils devaient se mĂ©fier, ici. Et puis ces lieux que les EuropĂ©ens baptisaient de noms chrĂ©tiens et royaux, les Premiers Peuples les avaient dĂ©jĂ  nommĂ©s puisque parcourus depuis des millĂ©naires : « les Autochtones ne donnaient pas de nom aux lieux sans y avoir d’abord observĂ©, explorĂ© et senti les esprits. Ils n’imposaient pas les noms, ils les dĂ©couvraient » (Cisnaros, 1987, p. 22). La terra nullius1 que pensait voir le colonisateur Ă©tait plutĂŽt un territoire mal lu.

Et pourtant. Dit-on qu’une oreille tendue permettait autrefois d’accĂ©der Ă  cette magie qui se cachait un peu partout, parmi les craquements de la glace et les hululements du vent. Les paysages laurentiens aiment se voiler de brume et entretenir le mystĂ©rieux, ce n’est pas nouveau. Les fantĂŽmes dormaient dans les anses Ă  l’ombre des Ă©pinettes avant de s’immiscer dans les sous-sols.

1 « territoire n’appartenant Ă  personne »

39 SociĂ©tĂ© et sciences Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Photo par Vincent Thibault

Paysages mystiques

Gaston Desjardins (2007, p. 249) dĂ©plore la façon actuelle de consommer les paysages, derriĂšre un Ă©cran ou une fenĂȘtre de voiture qui file vite, Ă  la façon fast food. Il invite plutĂŽt Ă  observer les milieux vivants qu’ils constituent vraiment; un paysage interagit avec qui s’y plonge – c’est une combinaison multisensorielle qui se dĂ©cline ad vitam ĂŠternam en fonction du temps qu’il fait, de l’heure de la journĂ©e, des Ă©tats d’ñme. Il est bĂąti avec les toponymes et les rĂ©cits, coconstruit de reprĂ©sentations et de symboles.

Un paysage ne peut ĂȘtre rĂ©duit Ă  la qualitĂ© visuelle de ce qui s’élĂšve devant nos yeux, ce serait limiter la part de l’affect qui le forge, et rĂ©duire le rĂŽle de l’observateur. Non – le paysage comprend cet aspect humain qui le singularise, il fait partie de l’identitĂ© de la collectivitĂ© qui l’habite. Cet amalgame complexe qu’est le paysage, face Ă  la sensibilitĂ©, rĂ©vĂšle ses fantĂŽmes – il en a vu des vertes et des pas mĂ»res – et s’est imprĂ©gnĂ© de tout ce vĂ©cu.

40 SociĂ©tĂ© et sciences Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Photo par Léizhu Morissette

Les vĂ©ritĂ©s se cĂŽtoient Le terme mythe provient du grec muthos qui veut dire rĂ©cit, lĂ©gende, et se rattache Ă  un objet, qu’il reprĂ©sente. Le mythe prend pour fondement le sensible et l’imaginaire, ce qui le rend indissociable de la culture d’une sociĂ©tĂ©. (Paulet, 2006, p. 21) Le mythe se soumet Ă  une logique qui est sienne, il est issu de la relation entre un peuple et son environnement, et est parfois teintĂ© de ses peurs et de ses tabous. Il n’est pas une chose fausse, mais n’est pas la seule vĂ©ritĂ©.

La lĂ©gende, elle, construit un narratif fictif qui s’évade de l’imaginaire collectif.

Le mystique coexiste avec le scientifique, ces systĂšmes de connaissance du monde ne s’invalident pas respectivement. À plusieurs Ă©gards, ils se complĂštent dans la quĂȘte de sens et de savoirs sur l'environnement, les humains, les animaux.

Et assurĂ©ment, ces deux mondes comprennent leur part de mystĂšre, d’irrĂ©solu qui nous laisse sur notre faim.

« Qu’on m’apporte un astrolabe, une boussole. Je suis perdu. Je contemple donc la mer et les alentours Ă  partir du navire. Mais le navire aussi m’échappe, comme la philosophie, comme la gĂ©omĂ©trie. La mer est pleine de mystĂšres et de connaissances qui ne me parviennent pas. Et la fĂ©e des glaces n’arrive pas tout Ă  fait Ă  faire dissiper le mystĂšre. OĂč est l’immanence? OĂč se cache la transcendance? Je cherche de plus en plus refuge dans le navire. LĂ  oĂč je sais que ce que je ne comprends pas existe. Le navire m’échappe, mais je crois au navire. Je n’ai pas le choix. Je pratique la foi du charbonnier. J’appartiens sans condition au navire du savoir et au savoir du navire. À tous risques. Et pour me rassurer, je me cite Michel Serre :


 ne parle-t-on de mythe que par ignorance de la géométrie


Ce qui ne l’empĂȘche pas de naviguer autant le navire que l’OdyssĂ©e. » (Perrault, 2022, p. 207)

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Photo par Vincent Thibault
42 SociĂ©tĂ© et sciences Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Photo par Léizhu Morissette

L’üle, emblĂšme du rĂȘve D'innombrables Ăźles ponctuent le fleuve et l’estuaire et le golfe. Elles ont hĂ©bergĂ© des ermites, des naufragĂ©.e.s, des cimetiĂšres, des amours, des villages, des malades, des contrebandes, des phares – toutes ont quelque chose Ă  raconter. Les Ăźles ont de particulier qu’elles sont eau comme elles sont terre, elles sont espaces introvertis. Gaston Desjardins les prĂ©sente comme l’union entre passĂ© et prĂ©sent, comme les gardiennes discrĂštes des vieilles mĂ©moires. Dans l’imaginaire maritime, l’üle sert de relais au dĂ©sir, un dĂ©sir celui de l’autre et de l’ailleurs. (Desjardins, 2007, p. 124) L’üle reprĂ©sente l’espoir, elle est halte vers le rĂȘve, lourde signification pour ces parfois minuscules rocs Ă©mergĂ©s. En ces lieux peu frĂ©quentĂ©s si ce n’est que par quelques bateaux lointains, les fantĂŽmes y vivent en paix – peut-ĂȘtre dans l’attente de la visite, qui sait.

Dieu et le diable contemplaient l’horizon depuis le cap Diamant, songeurs. Devant eux se trouvaient pĂȘle-mĂȘle pierres, forĂȘts, montagnes, lacs, ciel, sable, nuages et mer. Les deux personnages, d’un commun accord, dĂ©cidĂšrent de faire le mĂ©nage dans le portrait. Le diable fut chargĂ© de mettre en scĂšne le fleuve Saint-Laurent. Il creusa un lit, sculpta caps et falaises, dĂ©posa plages et rochers, puis y versa l’eau. Le diable prit un pas de recul et admira son Ɠuvre : il en Ă©tait si fier! Taquin, il dĂ©fia Dieu de faire mieux. Dieu, un brin susceptible, s’emporta devant la vantardise du diable. Il souffla une tempĂȘte si effroyable que le diable, pris de terreur, s’enfuit en courant en direction de l’Atlantique. Chacun de ses pas sur le fleuve faisait Ă©merger la terre de l’eau, et c’est ainsi que le Saint-Laurent s’est tapissĂ© de toutes ses Ăźles. (inspirĂ© de Desjardins, 2007, p. 122)

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Vivre de la mer

Les pĂȘcheur.euse.s, les boat people et les colonisateurs ne connaissent pas la mĂȘme face du Saint-Laurent. Les premiers connaissent ses bancs de morue, ses marsouins, ses maquereaux, et s’aventuraient tous les jours dans les eaux pĂ©rilleuses pour nourrir leur famille. Les habitant.e.s de ses rives Ă©taient des pĂȘcheur.euse.s avant d’ĂȘtre des cultivateur.trice.s – on dit que le pays s’est d’abord vĂ©cu depuis la mer. Une telle proximitĂ© avec le cours d’eau n’est pas sans se reflĂ©ter dans la relation entre les habitant.e.s et le fleuve : leurs quotidiens liĂ©s les forgent mutuellement. Parfaitement au courant des dangers, le pĂȘcheur superstitieux mettait toutes les chances de son cĂŽtĂ© en laissant Ă  quai femmes, prĂȘtres, cercueils et blasphĂšmes. (Desjardins, 2007, p. 304) En fins observateurs, ils avaient appris Ă  lire les respirations, les manies et les humeurs de leur fleuve pour Ă©valuer le danger d’y naviguer.

Mais mĂȘme les jours oĂč les astres semblaient alignĂ©s, un rien pouvait renverser les prĂ©visions et les avaler tout rond. Un pĂȘcheur qui partait en mer n’était jamais certain de revenir, au grand dam de sa famille qui ne pouvait que prier et attendre. Les tragĂ©dies du Saint-Laurent sont nombreuses et bien souvent Ă  l’échelle humaine : on parle de centaines et probablement de milliers de naufrages qui ont emportĂ© encore plus de vies.

Le fleuve est beau et gĂ©nĂ©reux, mais il est aussi cruel et sans pitiĂ©. Il garde Ă  lui les Ăąmes avalĂ©es, dont le vent des grĂšves charrie parfois les lamentations sourdes. Il en sera de nos morts, comme il en fut de nos vies, partagĂ©s entre la terre et l’eau. – Desjardins

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Photo par Léizhu Morissette
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Photo par Léizhu Morissette

la vieille chaloupe elle flotte encore la vieille chaloupe flotte encore elle nous porte mais on s’éloigne de la rive ne mettez pas les mains dans l’eau vous ne voulez pas rĂ©veiller ce qui dort dans ses noirceurs – Patrice Desbiens

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Phares et naufrages

Y a-t-il des eaux naviguĂ©es qui n’ont jamais connu de naufrages? La mer et la mort vont de pair, surtout avec les courants agitĂ©s, les Ă©cueils, les hauts-fonds, les vents imprĂ©visibles et la tendance Ă  la brume du fleuve. Avec prĂšs de 400 bateaux coulĂ©s autour d’elle, Anticosti est rĂ©putĂ©e ĂȘtre le cimetiĂšre du golfe. Peut-ĂȘtre compte-t-elle mĂȘme davantage de fantĂŽmes que de cerfs de Virginie. Mais des naufrages, il y en a eu en amont et en aval aussi – parmi ceux qui ont grandement marquĂ© les mĂ©moires, mentionnons celui de l’Empress of Ireland, le 29 mai 1914, oĂč 1012 des 1477 passager.Ăšre.s ont pĂ©ri dans les eaux froides du Saint-Laurent, au large de Rimouski. Une collision dans la brume a percĂ© la coque du navire, qui a sombrĂ© en 14 minutes.

La lumiĂšre des phares et le hurlement des cornes de brume ont grandement aidĂ© les navigateur.rice.s des eaux pĂ©rilleuses. Ce n’est qu’en 1807 que le Saint-Laurent voit son premier phare s’ériger, sur l’üle Verte. Les infrastructures et leurs gardiens Ă©taient entiĂšrement tournĂ©s vers le large, leur existence Ă©tait vouĂ©e, beau temps mauvais temps, Ă  prendre soin des marins en leur indiquant les dangers. Et bien sĂ»r en faisant office de prĂ©sence rassurante, mĂȘme si lointaine. L’histoire des phares du QuĂ©bec en est une belle mais douloureuse, construite sur le dos des mort.e.s afin de veiller sur les vivant.e.s.

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Photo par Vincent Thibault

ClĂŽture de ce texte de territoire, de fleuve et de fantĂŽme sur les paroles de Cisneros, qui nous invite Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  l’espace mythique qu’il nous reste.

« Je crains pour le QuĂ©bec. Il se croit petit mais il est un beau gĂ©ant. EntourĂ© en trois points cardinaux par une culture de vocation expansive, il ne reste que le Nord comme refuge mythique, comme rĂ©serve spirituelle. Mais tant qu’on continuera Ă  voir le Grand Nord en termes purement Ă©conomiques et politiques, les cancers de l’ambition humaine gagneront la bataille. L’identitĂ© et l’ñme quĂ©bĂ©coises sont en danger, aussi bien que les indigĂšnes de ces forĂȘts et toundras, aussi bien que les esprits de ces lieux sauvages. » (Cisneros, 1987, p. 27)

Références

Cisneros, D. (1987). Les lieux sauvages. Urgences, (17-18), 19–27. https://doi.org/10.7202/025417ar

Desbiens, P. (2020). Poùmes. L’Oie de Cravan.

Desjardins, G. (2007). La mer aux histoires : voyage dans l'imaginaire maritime occidental : de l'AntiquitĂ© mĂ©diterranĂ©enne jusqu'aux rives du Saint-Laurent. Éditions GID.

Paulet, J.-P. (2006). L'homme et la mer : représentations, symboles et mythes. Economica.

Perrault, P. (2022). Le mal du nord. Lux.

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Photo par Sabrina Boulanger

Chat d’extĂ©rieur, mauvais prĂ©sage pour l’écosystĂšme

Les chats noirs ont une bien mauvaise rĂ©putation auprĂšs des superstitieux.se.s. AssociĂ©s aux sorciĂšres, aux mauvais sorts, Ă  la malchance et mĂȘme aux prĂ©sages de morts, ils feraient l’objet de notre mĂ©fiance depuis qu’HĂ©ra, la femme de Zeus, ai transformĂ© sa servante en chat noir. Depuis ce mythe, et bien que nous les ayons domestiquĂ©s il y a quelque 10 000 ans, leur mauvaise notoriĂ©tĂ© leur colle injustement Ă  la fourrure avec presque autant d’insistance qu’une puce, car soyons rĂ©alistes, ils ne sont ni augures ni amis de sorciĂšre. Cela Ă©tant dit, si croiser un chat, peu importe sa couleur, ne nous attire pas le mauvais Ɠil, leur prĂ©sence est tout de mĂȘme un mauvais auspice, non pas pour nous, mais pour la stabilitĂ© des Ă©cosystĂšmes.

Par Ludovic Dufour, chef de pupitre société

Les Ă©tudes sont de plus en plus nombreuses sur le sujet : les chats domestiques sont une espĂšce envahissante. PrĂ©sents sur tous les continents, mĂȘme les archipels les plus isolĂ©s ont leurs populations de chats domestiques errants.

Chat domestique, chat errant, chat sauvage ?

On entend ici par chat domestique la race des chats des domestiques Felis silvestris catus . Les chats errants appartiennent Ă  la mĂȘme espĂšce, mais survivent sans l’aide de l’humain. Ce sont donc des chats domestiques par leur espĂšce, mais errants par leur mode de vie. Le terme chat sauvage selon le contexte peut indiquer l’espĂšce Felis silvestris ou n’importe quels fĂ©lins semblables Ă  un chat vivant dans la nature.

On utilisera donc dans ce texte le terme chat domestique pour dĂ©signer l’ensemble de l’espĂšce, peu importe s’ils ont un propriĂ©taire ou non, chat errant pour mentionner spĂ©cifiquement les chats domestiques sans propriĂ©taire vivant plus ou moins indĂ©pendamment du genre humain et chat sauvage pour l’espĂšce Felis silvestris.

Leur cycle de reproduction rapide – une chatte peut avoir trois portĂ©es par annĂ©e – rend le contrĂŽle de leur population difficile. De plus, ils reçoivent parfois des soins et de la nourriture de notre part, ce qui favorise la survie de cette espĂšce plutĂŽt que d’autres prĂ©dateurs. Outre les populations errantes, les chats gardĂ©s comme animaux de compagnie qu’on laisse rĂ©guliĂšrement aller Ă  l’extĂ©rieur bĂ©nĂ©ficient Ă©videmment de bien des avantages, nourritures abondantes, abris, vaccins pour ne nommer que ceux-lĂ . (Trouwborst, 2020) RĂ©sultat, leur nombre monte en flĂšche et dĂ©passe largement celui des prĂ©dateurs de mĂȘme taille. La population de chats domestiques mondiale pourrait dĂ©passer le milliard, tandis que, selon les estimĂ©s les plus gĂ©nĂ©reux, toutes les autres espĂšces de fĂ©lins combinĂ©s ne reprĂ©sentent que 10 millions d’individus. (Hunter, 2015)

Alors comment les chats domestiques sont-ils problĂ©matiques ? Principalement par la prĂ©dation. MĂȘme les chats les mieux nourris gardent un instinct de chasseur, couplĂ© Ă  une densitĂ© de population Ă©levĂ©e, leur nombre de prises monte rapidement. (Trouwborst, 2020) Leurs victimes sont variĂ©es et nombreuses. Aux États-Unis, en prenant en compte seulement les estimations les plus basses, le chat domestique tuerait annuellement 1,4 milliard d’oiseaux, 6,3 milliards de mammifĂšres, 258 millions de reptiles, et 95 millions d’amphibiens. (Loss, 2013) Au-delĂ  de la perte directe que cela reprĂ©sente pour les espĂšces chassĂ©es,

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les autres prédateurs souffrent également de cette compétition, car leur nourriture devient de plus en plus rare. (Trouwborst, 2020)

Bien que les chats errants soient ceux qui chassent le plus, poussĂ©s par la nĂ©cessitĂ©, les chats ayant des propriĂ©taires sont aussi de grands chasseurs. Certaines Ă©tudes Ă©valuent qu’entre 50% et 80% des chats qui vont rĂ©guliĂšrement Ă  l’extĂ©rieur chassent. De plus, ils ne ramĂšneraient qu’entre 23% et 10% de leurs proies Ă  leur domicile ce qui peut nous faire sous-estimer leur succĂšs. (Trouwborst, 2020)

Mais l’effet des chats domestiques sur l’écosystĂšme ne s’arrĂȘte pas qu’à la prĂ©dation. Le succĂšs des migrations d’oiseaux peut ĂȘtre affectĂ© par la simple prĂ©sence de chats, particuliĂšrement sur des Ăźles isolĂ©es. Les oiseaux migrateurs doivent trouver des endroits propices pour se reposer et trouver Ă  manger avant de continuer leur voyage, or la prĂ©sence de prĂ©dateurs, dans ce cas si de chats, peut encourager ces migrateurs Ă  raccourcir leurs arrĂȘts. MĂȘme en ayant un effet de prĂ©dateurs limitĂ©, les chats revoient le succĂšs de ces voyages Ă  la baisse. (Medina, 2014)

L’hybridation contribue Ă©galement au dĂ©clin de certaines espĂšces proches du chat domestique. Certains chats sauvages dont la population est trĂšs basse se reproduisent avec les chats domestiques, ce qui crĂ©e des hybrides au

lieu d’augmenter le nombre de reprĂ©sentants de l’espĂšce menacĂ©e. Finalement, les chats sont porteurs de maladies et de parasites qui, dans certains cas, peuvent se transmettre Ă  d’autres prĂ©dateurs, au bĂ©tail ou aux humains. (Medina, 2014) Au total, le chat domestique a Ă©tĂ© impliquĂ© dans la disparition de 63 espĂšces, deux de reptiles, 21 de mammifĂšres et 40 d’oiseaux, c’est-Ă -dire 26% des extinctions contemporaines de ces groupes. (Trouwborst, 2020)

Vu les consĂ©quences dramatiques que les populations de chats domestiques, autant errantes qu’apprivoisĂ©es, ont sur l’écosystĂšme, les scientifiques appellent Ă  l’action. Non seulement des mesures de prĂ©ventions sont souhaitables, mais les lois internationales concernant la protection des espĂšces menacĂ©es requiĂšrent clairement leurs implĂ©mentations par les gouvernements. (Trouwborst, 2020) Alors quelles politiques doit-on mettre en place ?

C’est ici la partie qui ne va pas plaire aux amoureux.euse.s des chats. Les chercheur.se.s indiquent que les demimesures sont insuffisantes ou qu’elles ne s’attaquent qu’à une partie du problĂšme. Bien qu’une clochette attachĂ©e au cou d’un chat rĂ©duise l’efficacitĂ© de sa chasse, il ne l’élimine pas complĂštement. Les clĂŽtures conçues pour garder les chats Ă  l’extĂ©rieur de certains territoires peuvent ĂȘtre dĂ©truites. La stĂ©rilisation rĂ©duit la surpopulation, mais n’en-

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lĂšve pas la prĂ©dation. Une Ă©tude rĂ©sumant les effets des chats domestiques sur l’écosystĂšme et l’obligation des gouvernements d’y remĂ©dier selon les accords internationaux identifient les deux mesures les plus efficaces. PremiĂšrement, l’élimination la plus complĂšte possible des populations de chats errants. DeuxiĂšmement, l’interdiction de l’accĂšs Ă  l’extĂ©rieur aux chats de compagnie. (Trouwborst, 2020)

Cependant, plusieurs dĂ©tenteur.rice.s de chats s’opposent farouchement Ă  cette idĂ©e. Dans une Ă©tude conduite dans une ruralitĂ© anglaise, 73% des propriĂ©taires estimaient que les chats tuant des animaux sauvages ne sont pas un problĂšme et 98% repoussent l’idĂ©e de garder leur chat sur leur terrain en tout temps (McDonald, 2015).

Encore pire, des Ă©tudes s’intĂ©ressant Ă  l’impact des chats domestiques sur l’écosystĂšme et aux mĂ©thodes pour le limitĂ© sont visĂ©es par des campagnes de discrĂ©dition. Des groupes dĂ©fendant les chats errants rĂ©pandent de la dĂ©sinformation et cherchent Ă  cacher l’étendue rĂ©elle du problĂšme. Ainsi, ils cherchent Ă  diminuer les mesures entourant le contrĂŽle des chats de compagnie et errants. MalgrĂ© le consensus scientifique sur l’impact des chats domestiques, la prĂ©sence de ces groupes Ă  des confĂ©rences scientifiques et Ă  des tables rondes politiques est parvenue Ă  influencer les dĂ©cisions les concernant. (Loss, 2018)

Chat d’intĂ©rieur, la solution Ă©cologique

Si nous nous sentons souvent dĂ©muni.e.s face aux catastrophes environnementales prĂ©sentes et Ă  venir, ici nous sommes bien capables d’agir ; il suffit de garder nos animaux Ă  l’intĂ©rieur. Certain.e.s sont cependant hĂ©sitant.e.s face Ă  cette solution. Selon elleux, les chats sont faits pour vivre Ă  l’extĂ©rieur, ils devraient aller et venir oĂč bon leur semble et ils seraient bien malheureux d’ĂȘtre enfermĂ©s Ă  l’intĂ©rieur.

Cependant, des recherches indiquent que ce n’est pas le cas. Au contraire, les chats d’intĂ©rieur sont gĂ©nĂ©ralement en bien meilleure forme que les chats d’extĂ©rieur. En les laissant aller dehors, on expose nos compagnons Ă  de nombreux dangers. Maladies, prĂ©dateurs, combats avec d’autres chats ou accidents de la route menacent rĂ©guliĂšrement la santĂ© des chats lors de leurs promenades.

Si les chats d’extĂ©rieur ont une espĂ©rance de vie d’environ quatre ans et demie, leurs homologues de salon en ont un de 15 ans. (Zoran, 2011)

Cela Ă©tant dit, les chats d’intĂ©rieur ont des besoins particuliers, les propriĂ©taires doivent s’assurer que leur environnement est adĂ©quat et stimulant Ă  la fois pour Ă©viter les comportements dĂ©sagrĂ©ables et s’assurer du bien-ĂȘtre de l’animal. D’abord, les expert.e.s recommandent des espaces Ă©levĂ©s confortables oĂč les chats peuvent fuir les sources de stress et observer leur environnement en sĂ»retĂ©. Leur instinct Ă  la fois de prĂ©dateur et de proie les encourage Ă  trouver refuge en hauteur et y fixer leurs futures prises. Plus de chats implique Ă©galement plus d’espace, il est donc important d’en avoir suffisamment pour ne pas crĂ©er de compĂ©tition inutile entre les animaux. (Herron, 2010)

Ensuite, la nourriture et la maniĂšre de l’acquĂ©rir sont une bonne source de stimulation. En reliant la nourriture aux jeux, les chats peuvent satisfaire leur instinct de chasseur. Certains jouets sont spĂ©cifiquement conçus pour distribuer de la nourriture quand ils sont manipulĂ©s. On peut aussi donner des gĂąteries simplement quand on joue avec lui. Il faut aussi s’assurer que l’animal puisse manger dans un coin tranquille oĂč il ne sera pas perturbĂ© par des bruits ou d’autres animaux. Comme ils sont habituĂ©s Ă  manger de petites proies en chasseur solitaire, il vaut mieux sĂ©parer les bols de nourriture des diffĂ©rents chats. (Herron, 2010)

De plus, pour Ă©viter les comportements indĂ©sirables, on peut donner des alternatives appropriĂ©es. Par exemple des objets pour que les chats y usent leurs griffes, certains aiment bien simplement griffer l’écorce. Pour prĂ©server nos plantes souvent victimes de nos fĂ©lins, on peut en asperger les feuilles de substance dĂ©sagrĂ©able au goĂ»t. Au contraire, on placera d’autres plantes, prĂ©fĂ©rablement de l’herbe Ă  chat, prĂšs des aires de repos pour encourager leur consommation. (Herron, 2010)

Finalement, comme prĂ©cĂ©demment mentionnĂ©, les jouets sont d’excellents moyens de satisfaire les instincts prĂ©dateurs des chats de compagnie. Il faut cependant s’assurer d’y inclure des nouveautĂ©s pour garder son animal intriguĂ© et motivĂ©. Fournir un espace pour observer l’extĂ©rieur est un autre bon moyen d’éveiller sa curiositĂ©,

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surtout si on y attire des oiseaux avec des mangeoires. (Herron, 2010)

Si rien n’y fait et que notre compagnon ne peut se passer de l’extĂ©rieur, il existe toujours des solutions pour qu’il retrouve le grand air. On peut l’accompagner lors de ses sorties et le munir d’un harnais. De cette maniĂšre, on ne l’expose Ă  aucun danger et il n’est plus une nuisance pour la faune. Sinon, une cage d’extĂ©rieur fait trĂšs bien l’affaire, on le garde ainsi Ă©loignĂ© des menaces et de ses proies. De plus, on peut l’amĂ©nager de maniĂšre Ă  ce qu’il soit libre de ses allĂ©es et venues vers l’extĂ©rieur.

Pour rĂ©sumer, les chats domestiques menacent l’équilibre des Ă©cosystĂšmes et contribuent au dĂ©clin d’espĂšces menacĂ©es, par la prĂ©dation, leur influence sur les migrations, l’hybridation et la transmission de maladies. Les scientifiques prĂ©conisent donc l’éradication des chats errants et le confinement Ă  l’intĂ©rieur des chats de compagnie. MalgrĂ© les objections des propriĂ©taires de chats, ce mode de vie ne semble pas que plus souhaitable pour l’environnement, mais aussi pour les chats euxmĂȘmes et il existe des moyens pour garder nos animaux heureux dans un environnement fermĂ©. Si cet article vous semble ĂȘtre Ă©crit par une personne dĂ©testant les animaux, dĂ©trompez-vous, je les adore. C’est justement pour les protĂ©ger que j’écris ces lignes. Il suffit de garder nos chats dans nos maisons pour les protĂ©ger eux et les Ă©cosystĂšmes.

Références

Herron M. E. Buffington C. A. T. (2010). Environmental enrichment for indoor cats, Compend Contin Educ Vet, vol 32(12). https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/ PMC3922041/

Hunter, L. (2015). Wild Cats of the World , Bloomsbury Publishing. https://books.google.ca books?id=hzNBCgAAQBAJ&lr=&source=gbs_navlinks_s

Loss, S.R. Will, T. Longcore, T et col. (2018). Responding to misinformation and criticisms regarding United States cat predation estimates. Perspectives and Paradigms. P. 3385-3396. https://link.springer.com/content/pdf/10.1007/ s10530-018-1796-y.pdf?fbclid=IwAR2DS4Evy3PRwMDJ25jnFFuxL0PNLoLTfj7bjy82T-yxNCmOjZGk6MzUb8z

Loss, S. Will, T. Marra, P. (2013). The impact of free-ranging domestic cats on wildlife of the United States, Nat Commun, Vol 4. https://doi.org/10.1038/ncomms2380

McDonal, J.L. MacLeam, M. Evans, M.R. et col. (2015). Reconciling actual and perceived rates of predation by domestic cats, Ecology and Evolution, Vol 5 (14), P. 27452753. https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/ ece3.1553

Medina, F.M. Bonnaud, E. Vidal, E. et col. (2014). Underlying impacts of invasive cats on islands: not only a question of predation, Biodiversity and Conservation, Vol 23, P. 327–342. https://doi.org/10.1007/s10531-013-06034

Trouwborst, A. McComarck, P.C. Camacho, E.M. (2020). Domestic cats and their impacts on biodiversity: A blind spot in the application of nature conservation law, People and Nature , Vol 2(1), P. 235-250. https://besjournals. onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/pan3.10073

Zoran, D. L. Buffington, C. A. T. (2011). Effects of nutrition choices and lifestyle changes on the well-being of cats, a carnivore that has moved indoors, Journal of the American Veterinary Medical Association , vol 239(5), P. 596-606. https://avmajournals.avma.org/view/journals/javma/239/5/ javma.239.5.596.xml

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En pourchassant le temps, la vie s’échappe

Avez-vous l'heure ?

C'est que les bus passent aux 12 minutes. Les cours commencent à 8h30. L'épicerie ferme à 22h. Ce texte prend 3 minutes à lire.

L'impression de ne jamais avoir assez de temps m'angoisse. J'ignore si c'est le sentiment d'impuissance ou la peur de manquer quelque chose qui me fait craindre d'ĂȘtre emportĂ©e par un raz-de-marĂ©e d'un bout Ă  l'autre de la vie. Le temps passe. La vie s’achĂšve vite.

Un monde qui s'accélÚre

L'idĂ©e du temps qui passe vite n’est pas nouvelle. Depuis le 18Ăšme siĂšcle, on observe une dynamisation du monde, c'est-Ă -dire que les choses et les personnes bougent de plus en plus rapidement (Rosa, 2015). Le sociologue Peter Conrad constate que : « ce qui est en cause quand on parle de modernitĂ©, c'est l'accĂ©lĂ©ration du temps » (Rosa, 2013, p.28).

Aujourd'hui, le trajet MontrĂ©al-Paris se fait en moins de 7 heures. Une campagne de sociofinancement amasse 50 000$ en quelques minutes. Transmettre un message Ă  3 millions d’abonnĂ©s prend 15 secondes.

Si nous nous sentons emportĂ©.e.s malgrĂ© nous, c'est que ce rythme effrĂ©nĂ© paraĂźt en grande partie inĂ©vitable. Le sociologue et philosophe Harmut Rosa Ă©crit dans son livre AccĂ©lĂ©ration, une critique sociale du temps que: « Les structures temporelles ont une nature collective et un caractĂšre social; elles se dressent face Ă  l’individu dans leur robuste facticitĂ© » (Rosa, 2013, p.11). Une conception partagĂ©e du temps est donc nĂ©cessaire Ă  la coordination de la vie sociale.

Je comprends le besoin d'un ordre temporel précis et je ne suis pas contre les conventions. Toutefois, la société

actuelle impose un rythme difficile Ă  suivre. MĂȘme si les avancĂ©es technologiques et l’automatisation permettent de sauver du temps, nous vivons paradoxalement une accĂ©lĂ©ration du rythme de la vie. Nous manquons de temps Ă  mesure que nous en gagnons. Tout doit toujours se faire plus vite. Finalement, c'est aussi l'augmentation du nombre d'actions qui s’accĂ©lĂšre (Rosa, 2013, p. 380).

Les promesses d'une bonne gestion du temps Si les prouesses technologiques ne permettent pas de venir Ă  bout de la raretĂ© du temps, les gourous de la productivitĂ©, elleux, laissent croire qu'on peut gagner la course contre la montre en devenant de super gestionnaire de notre temps : planifier rigoureusement chaque minute, dissĂ©quer sa journĂ©e en blocs de productivitĂ©, faire du multitĂąche, mettre en place des systĂšmes complexes de gestion des prioritĂ©s, etc. La quĂȘte de l'efficacitĂ© est allĂ©chante dans un systĂšme capitaliste oĂč le temps, c'est l'argent. Or, la culpabilitĂ© et la procrastination naissent trop souvent de cette impression d’ĂȘtre toujours en retard pour un monde qui va trop vite.

Restauration rapide, lecture rapide, voie rapide.

Pourquoi toutes ces maniùres d'aller plus vite ? L'image d’emprunter un escalier roulant à contresens

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illustre bien nos efforts pour garder la tĂȘte hors de l'eau. Si on perd la cadence, on est laissĂ© derriĂšre. Autant nous aimons la productivitĂ©, autant la peur de l'exclusion nous pousse dans le dos. Alors, nous courons aprĂšs l'argent, le travail, les obligations, les Ă©chĂ©ances.

La dĂ©synchronisation entre notre rythme individuel et la vitesse dĂ©terminĂ©e par certaines exigences sociĂ©tales crĂ©e ce sentiment constant de manquer de temps. Le temps qui passe trop vite, combinĂ© Ă  la perte de sens face Ă  ce que nous devons accomplir, peut rendre misĂ©rable. C’est cette « agitation frĂ©nĂ©tique du quotidien et la perte d’intĂ©riorité» que Harmut Rosa critique (Journet, 2022). « La vie nous Ă©chappe », nous dit-il, « la sociĂ©tĂ© nous impose des rythmes toujours plus rapides. Et nous n’arrivons plus Ă  suivre » (Rosa, 2013, p. 377).

Comment redonner au temps et Ă  l'instant prĂ©sent le pouvoir de nous combler ? Car c'est de cela qu’il est question, de se sentir plus comblĂ©, moins vide, Ă  la limite du burn-out.

La résonance

« Pensez Ă  un moment dans le dernier mois oĂč vous vous ĂȘtes dit: voilĂ  comment devrait ĂȘtre la vie. Quelque chose qui vous a touchĂ©, Ă©mu, fait pleurer » [traduction libre] (Rosa, 2015). Pour Rosa, la rĂ©sonance est une solution Ă  l'accĂ©lĂ©ration sociale. Ce concept fait appel Ă  notre maniĂšre d'ĂȘtre et d'interagir avec le monde. « RĂ©sonner » incite Ă  profiter des possibilitĂ©s inattendues du monde, pour y dĂ©velopper un sentiment d’appartenance et rebĂątir une relation avec notre environnement, en dehors des exigences de productivitĂ©.

Je n'ai pas eu Ă  Ă©laborer de stratagĂšme pour Ă©chapper au tourbillon de la vie, seulement Ă  vivre une saison de maraĂźchage Ă  semer, arroser, regarder pousser les lĂ©gumes, les rĂ©colter. Dans une culture du numĂ©rique, qui m'a rendue excellente Ă  ĂȘtre distraite, faire quelque chose

de mes mains, Ă  Ă©chelle humaine, m’a permis de concentrer mon attention sur ce qui Ă©tait devant moi. À ne plus savoir l'heure, j'en suis venue Ă  ressentir le temps plutĂŽt qu'Ă  le mesurer. Cette insouciance temporelle rend plus disponible Ă  ces moments de rĂ©sonance. Suivre le rythme de la nature plutĂŽt que le fil d'actualitĂ© rend l’agitation du monde plus tolĂ©rable. Entre nous, je prĂ©fĂšre l'exigence du travail maraĂźcher Ă  un horaire surchargĂ© dĂ©pourvu de sens.

On ne peut pas se soustraire complĂštement au rythme de la sociĂ©tĂ©, mĂȘme dans nos rĂȘves les plus fous, sans s'exclure de la vie sociale. Combattre le train Ă  grande vitesse de notre Ă©poque implique de rĂ©inventer quelque chose dans notre maniĂšre de vivre: rĂ©sonner pour restaurer notre rapport avec le monde, observer la nature, crĂ©er des liens avec ce qui nous entoure. Et ce, malgrĂ© les technologies numĂ©riques qui fabriquent un espace temporel parallĂšle dans lequel nous sommes insatiables, distrait.e.s et agitĂ©.e.s. Ignorer l’heure est devenu un luxe, alors que nous sommes constamment Ă  un geste de savoir s'il est 11h11. Nos grands-parents disent qu’une vie passe terriblement vite. À force de dire qu’on manque de temps, on finira par s'avouer qu'on ne l’a pas vu passer.

Références :

Rosa, H. (2013). Accélération : une critique sociale du temps. La Découverte

Journet, P. (31 juillet 2022). Apprendre à résonner. La Presse.https://www.lapresse.ca/actualites/ chroniques/2022-07-31/entrevue-avec-le-sociologuehartmut-rosa/apprendre-a-resonner.php

Rosa, H. (2015). Why are we stuck behind the social acceleration? YouTube. https://www.youtube.com/ watch?v=7uG9OFGId3A.

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Sans mĂȘme dire au revoir

J’étais Ă©tendue dans mon lit, cherchant le sommeil. Une pensĂ©e martelait mon esprit : mon ami et son grand projet d’aller vivre en Angleterre. Mes pensĂ©es se sont emballĂ©es en rĂ©alisant que la date de son dĂ©part m’était inconnue. Je la sentais imminente, allais-je avoir le temps de revenir Ă  MontrĂ©al pour lui dire au revoir ?

Je me suis rĂ©veillĂ©e le lendemain sous le fait accompli : il Ă©tait parti. En rĂ©alitĂ©, il volait dans l’avion au moment prĂ©cis oĂč je pensais Ă  lui.

J’ai Ă©tĂ© submergĂ©e par un sentiment Ă©trange, mais agrĂ©able. MalgrĂ© nos interactions grandement espacĂ©es dans les derniers temps, je nous imaginais connectĂ©.e.s. Toute la journĂ©e, je me suis questionnĂ©e, car ce n’était la premiĂšre fois qu’une coĂŻncidence de la sorte survenait. Pourrait-il exister une force qui surpasse toute forme de communication? Une forme de connexion qui transcende l’univers physique et toute rationalitĂ©? C’est lĂ  que je suis tombĂ©e sur la thĂ©orie du principe de la synchronicitĂ©.

C’est le psychologue et psychiatre suisse Carl Gustave Jung qui a avancĂ© ce principe aprĂšs de nombreuses expĂ©riences de la sorte rapportĂ©es par ses patients. On parle de synchronicitĂ© lorsque deux Ă©vĂ©nements (ou plus) se produisent de façon simultanĂ©e sans ĂȘtre expliquĂ©s par un lien causal, mais Ă©tant liĂ©s par une relation acausale. Plusieurs d’entre nous ont sans doute dĂ©jĂ  vĂ©cu des exemples de synchronicitĂ© : avoir une chanson dans la tĂȘte et l’entendre Ă  la radio quelques instants plus tard, remarquer un chiffre de maniĂšre rĂ©pĂ©titive, penser Ă  une

personne quelques instants avant qu’elle nous contacte spontanĂ©ment. Dans ses Ă©crits, Jung aborde deux aspects qui caractĂ©risent ce phĂ©nomĂšne; l’individualitĂ© ainsi que l’aspect psychique.

Le lien acausal prend un sens grĂące Ă  la personne qui analyse les faits aprĂšs qu’ils se soient produits. Ceci est dĂ©fini par le « principe d’individuation » (C.G. JUNG, 1952). En effet, pour un autre individu, les Ă©vĂ©nements en question pourraient n’avoir aucune signification particuliĂšre. Au dĂ©but de ses recherches, Jung utilisait le terme « coĂŻncidences significatives » (C.G. JUNG, 1952), tout simplement parce que ce qui se dĂ©roule dans la tĂȘte d’un individu ne se produit pas nĂ©cessairement dans la tĂȘte d’un autre. Le sens qu’une personne donne Ă  une situation est basĂ© sur son historique et son ressenti personnel. En effet, lorsque je me suis empressĂ©e de raconter Ă  ma mĂšre ce qui m'Ă©tait arrivĂ©, sa rĂ©action a frĂŽlĂ© le dĂ©sintĂ©ressement. Sa perception de la situation divergeait de la mienne.

Afin d’établir un lien entre les Ă©vĂšnements, il est impossible de se rĂ©fĂ©rer Ă  la mĂ©thode scientifique commune, puisqu’elle se base sur la causalitĂ©. Autrement dit, un phĂ©nomĂšne s’explique nĂ©cessairement par un phĂ©nomĂšne

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antĂ©rieur et ainsi de suite. En science, c’est Ă  la suite de multiples observations effectuĂ©es sur un Ă©chantillon significatif que l’on Ă©tablit des « lois naturelles » (C.G. JUNG, 1952). Cependant, dans un phĂ©nomĂšne comme la synchronicitĂ©, il n’y a pas de rĂšgles rĂ©gissant les liens proposĂ©s entre les Ă©vĂšnements. Jung propose de dĂ©laisser la conception scientifique traditionnelle du monde pour certains domaines plus gĂ©nĂ©raux sans toutefois nier l’importance des liens causaux dans certains sujets comme la biologie. En acceptant que, malgrĂ© l’inexistence d’un lien causal, un phĂ©nomĂšne puisse exister, il est nĂ©cessaire de supposer l’existence d’une tout autre sorte d’explications. Dans le cas du principe de la synchronicitĂ©, au moins un des Ă©vĂ©nements doit se dĂ©rouler au niveau psychologique, soit dans le conscient ou l’inconscient. De cette façon, il est possible d’analyser la situation en se basant sur « les propriĂ©tĂ©s du monde empirique » (C.G. JUNG, 1952). Chacun.e peut fonder des explications, ayant son propre monde intĂ©rieur, basĂ©es non sur une thĂ©orie scientifique, mais sur des expĂ©riences, des observations et des circonstances. J’ai constatĂ© que mon ami Ă©tait dans l’avion (Ă©vĂšnement physique) Ă  l’instant mĂȘme oĂč je pensais Ă  lui (Ă©vĂ©nement psychologique) et j’ai perçu une relation entre les deux qui ne peut pas ĂȘtre expliquĂ©e rationnellement.

L’aspect psychologique du phĂ©nomĂšne ajoute une toute autre dimension essentielle qui permet une analyse sans cadre logique.

Lorsqu’un phĂ©nomĂšne de la sorte se prĂ©sente, nous choisissons la maniĂšre de le percevoir. Nous pouvons dĂ©cider de rester sceptiques ou de nous laisser imprĂ©gner par ce sentiment spĂ©cial et singulier. C’est notre rĂ©action face Ă  l’évĂšnement qui est le plus important, qui donne du sens au phĂ©nomĂšne. Il passe ainsi de simple coĂŻncidence Ă  un petit miracle singulier, et c’est notre interprĂ©tation de ce dernier qui en dit long, pas sur l’occurrence, mais sur nous. En fin de compte, je crois que rĂ©pondre Ă  la question « est-ce possible? est inutile, puisque la question qui demeure est: est-ce que j’y crois ? »

Référence

C.G. JUNG, 1952, Synchronicity: An Acausal Connecting Principle, 143 pages, Princeton University Press; Revised edition

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LUDIQUE

Ouija, les fantĂŽmes face Ă  la science

Au bord d’un chalet perdu dans le bois du fin fond de la Beauce, vous et vos ami.e.s profitez du soleil couchant au bord d’un lac. Avec la nuit qui s’installe, les adeptes de films d’horreur commencent Ă  comparer leur slasher favori avec votre situation actuelle ; des jeunes adultes Ă©loignĂ©.e.s de toute forme de civilisation alors que la nuit tombe, c’est effectivement une bonne introduction, quoique clichĂ©. Puis suivent les histoires de fantĂŽmes, une sorte de concours de qui a la meilleure anecdote paranormale. Les tĂ©moignages s'enchaĂźnent devant votre scepticisme. Il faut dire que les histoires de fantĂŽmes, ça n’a jamais Ă©tĂ© votre truc, vous ĂȘtes trop terre Ă  terre, trop rationnel.le pour donner crĂ©dit Ă  ça. Puis, une de vos amies, celle qui vous a prĂ©dit une mort prĂ©coce en lisant les lignes de votre paume de main et qui rĂ©pĂšte souvent que les gens qui sont scorpions sont dĂ©sagrĂ©ables, propose d’essayer un ouija.

Votre long soupir de découragement est enterré par les réactions excitées de vos ami.e.s. On éteint les lumiÚres, on allume quelques bougies puis on installe le jeu sur la table du salon. Installé.e.s en cercle, vous écoutez les

instructions de votre amie. Toucher lĂ©gĂšrement le pointeur du bout des doigts, ne pas enlever les doigts, parler clairement, une question Ă  la fois, vous ne pouvez-vous empĂȘcher de rouler les yeux quand elle vous met en garde contre les dĂ©mons qui peuvent sortir si on ne suit pas les rĂšgles. Finalement, le jeu commence, « esprit, es-tu lĂ ? » demande la maĂźtresse de cĂ©rĂ©monie officieuse. Les secondes passent, pas de rĂ©ponse. « Y a-t-il un esprit, parmi nous? », toujours rien. « Esprit, souhaites-tu nous parler? » insiste-t-elle, mais cette fois, la planchette bouge, lentement, elle glisse vers le coin gauche indiquant « oui». La tension monte d’un cran, mais vous restez calme, vous vous dites que ce sont vos ami.e.s qui dĂ©placent le pointeur, mĂȘme sans le vouloir. Les questions commencent Ă  s'enchaĂźner, « comment t’appelles-tu? », « esprit, quel Ăąge as-tu? », les rĂ©ponses sont de plus en plus rapides et la planche semble bouger avec plus d’aisance.

Alors que votre scepticisme semble vous quitter, vous dĂ©cidez de prendre la parole pour tester ledit esprit. « Esprit, peux-tu m’aider Ă  parler Ă  ma grand-mĂšre ? ».

58 Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Par Ludovic Dufour, chef de pupitre sociétés et Jade Talbot, cheffe de pupitre actualités

Question piĂšge, vos deux grand-mĂšres sont bien vivantes. Le pointeur indique non. « Esprit, peux-tu m’aider Ă  parler Ă  mon grand-pĂšre? », cette fois, la prĂ©sence indique oui. « Lequel? », moment de vĂ©ritĂ©, personne ne connaĂźt le nom de votre grand-pĂšre Ă  cette table hormis vous. La planche glisse et indique une Ă  une les lettres formant le prĂ©nom de votre grand-pĂšre.

Des variantes de cette histoire, on en entend presque toustes, peut-ĂȘtre mĂȘme que certain.e.s d’entre vous en sont le.la protagoniste. Plusieurs ont communiquĂ© avec des membres de leur famille, d’autres ont essayĂ© de prĂ©dire le futur, toustes sont convaincu.e.s d’avoir ouvert un portail vers l’au-delĂ . Malheureusement pour les voyant.e.s et chasseur.euse.s de fantĂŽme en herbe, un regard scientifique sur le ouija nous apporte des rĂ©ponses bien plus rationnelles que les rencontres avec les dĂ©funts, mais pas moins intĂ©ressantes pour autant.

C’est au 19e siĂšcle que le spiritualisme commence Ă  prendre racine aux États-Unis, alors qu’il Ă©tait dĂ©jĂ  bien prĂ©sent en Europe. Les sƓurs Fox, qui prĂ©tendaient pouvoir communiquer avec l’au-delĂ , ont captivĂ© le public amĂ©ricain, donnant ainsi un essor au spiritualisme vers 1848. À une Ă©poque oĂč les gens mourraient jeunes, oĂč porter un enfant pouvait facilement mettre fin Ă  une vie et oĂč les hommes allaient en guerre, communiquer avec les esprits apportait du rĂ©confort (Rodriguez McRobbie, 2013).

Avant toute chose, prouvons une fois pour toutes que ce sont les joueur.euse.s qui contrĂŽlent le pointeur. Il suffit pour cela d’une expĂ©rience toute simple, comparons une sĂ©ance normale Ă  une sĂ©ance oĂč les participant.e.s ont les yeux bandĂ©s. On devrait avoir des rĂ©sultats comparables si ce sont bien des forces surnaturelles qui dĂ©placent le pointeur, or ce n’est pas le cas. Dans un Ă©pisode du National Geographic un groupe jouant au ouija les yeux dĂ©couverts semble bien en contact avec l’autre monde, l’une des participantes parvient mĂȘme Ă  parler avec son grand-pĂšre, mais les choses se gĂątent quand on leur couvre les yeux. Si le pointeur se dĂ©place toujours, il n’indique rien de bien cohĂ©rent. Il vogue plutĂŽt au hasard et s’arrĂȘte parfois dans des espaces vides. Pourtant, avant de connaĂźtre les rĂ©sultats, les joueur.euse.s sont convaincu.e.s de n’avoir aucun contrĂŽle sur la planchette. Certains expert.e.s du paranormal avancent diffĂ©rentes explications Ă  ce phĂ©nomĂšne, comme le besoin pour les participant.e.s d’ĂȘtre parfaitement conscient de leur environnement ou la vision des esprits reposant sur celle des joueur.euse.s. Les psychologues expliquent plutĂŽt ce rĂ©sultat par le phĂ©nomĂšne idĂ©omoteur

C’est en 1891 qu’apparaissent les premiĂšres publicitĂ©s sur le ouija, oĂč on le dĂ©crit comme un jeu magique qui rĂ©pond aux questions sur le passĂ©, le prĂ©sent et le futur. On en parle Ă©galement comme un jeu qui ne manquera jamais d’amuser les joueur.euse.s. Le ouija, qui Ă©tait alors fait de bois, Ă©tait annoncĂ© au prix de 1,50$ (48,92 USD aujourd’hui) (Rodriguez McRobbie, 2013).

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Le phĂ©nomĂšne idĂ©omoteur, ou rĂ©flexe idĂ©omoteur, est une action ou un comportement inconscient qui est engendrĂ© par une pensĂ©e plutĂŽt qu’un stimulus (Carpenter, 1852).

En gros, nous bougeons sans mĂȘme nous en rendre compte, si nous croyons que nous allons bouger ou que quelque chose va bouger. Ainsi, si nous pensons que la planchette va se dĂ©placer, inconsciemment nos doigts, nos bras, nos Ă©paules font un mouvement.

En plus du ouija, cette thĂ©orie explique plusieurs autres expĂ©riences souvent attribuĂ©es au paranormal ou certaines pseudosciences. Par exemple, le docteur Hyman, appelĂ© comme tĂ©moin dans le procĂšs d’un chiropraticien, explique comment un outil utilisĂ© par ce dernier repose sur le rĂ©flexe idĂ©omoteur. On utilise l’appareil en frottant sa main sur une planche de plastique tout en bougeant une lentille sur le dos du patient. Si l’on rencontre de la friction sur la planche, c’est que la lentille passe sur une zone malade. Cependant, le docteur Hyman prouve que l'effet de friction est plutĂŽt attribuĂ© Ă  nos attentes et notre subconscient en utilisant des Ă©tudiant.e.s comme cobayes. Iels utilisent la machine de la mĂȘme façon, cependant on leur explique que leur main collera Ă  la planche quand ils passent sur une carte de couleur rouge. Non seulement les Ă©tudiant.e.s ressentent ce phĂ©nomĂšne, mais l’une panique, convaincue que c’est l’Ɠuvre du diable. Si l’on rĂ©pĂšte la mĂȘme expĂ©rience, mais en prĂ©cisant que leur main collera s’iels passent sur une carte noire, leur attente change et le rĂ©sultat correspond Ă  ce qui leur est expliquĂ©. Il suffit donc d’anticiper un mouvement ou une sensation pour se convaincre que le phĂ©nomĂšne s’est bien produit (Hyman, 2003).

En 1886, la presse tĂ©moigne d’une nouvelle pratique, les talking boards. L’outil permettrait de communiquer avec les esprits plus aisĂ©ment et rapidement. Quatre ans plus tard, Charles Kennard aurait formĂ© un groupe d’investisseurs afin de mettre en marchĂ© ce qui allait ĂȘtre le ouija. Cependant, ce n’est qu’en 1891 que le jeu a pu se retrouver sur les tablettes. En effet, Kennard souhaitait obtenir un brevet et pour cela, il fallait prouver Ă  l’avocat que le jeu fonctionnait. Il aurait demandĂ© Ă  Kennard que la planche Ă©pelle son nom, qui n’était pas connu de Kennard ni de

son associĂ©. Le ouija permet-il vraiment de parler Ă  l’audelĂ  ou ces hommes d’affaires ont-ils obtenu le nom avant l’entrevue? On ne le sait toujours pas, mais le ouija a bel et bien Ă©tĂ© mis en marchĂ© et l’est encore aujourd’hui (Rodriguez McRobbie, 2013 ).

Outre le phĂ©nomĂšne idĂ©omoteur sur lequel nous reviendrons plus tard, d’autres Ă©tudes montrent que les joueur.euse.s de ouija savent d’avance oĂč le pointeur va se dĂ©placer. Dans une Ă©tude oĂč le regard des participant.e.s est suivi par ordinateur, iels regardaient parfois d’avance la lettre ou le chiffre que la planchette va indiquer. Plus on est loin dans la rĂ©ponse, plus on est susceptible de « deviner » ce que sera la prochaine lettre. Par exemple, si l'on demande le nom de l’esprit, on a peu de chance de deviner les deux premiĂšres lettres, mais si l'on indique S et A on aura tendance Ă  regarder tour Ă  tour vers M,U,E et L. Les scientifiques en concluent donc que les rĂ©sultats du ouija sont un rĂ©sultat de notre tendance Ă  vouloir donner du sens Ă  des Ă©vĂšnements alĂ©atoires (Anderson, 2018). Cette mĂȘme Ă©tude montre aussi que les participant.e.s sousestiment leur propre contribution au dĂ©placement du pointeur. Les plus superstitieux.euse.s attribuent son dĂ©placement aux forces surnaturelles, les autres ont tendance Ă  accuser leurs homologues.

Au-delĂ  des Ă©tudes portant spĂ©cifiquement sur le ouija, les chercheur.euse.s se sont Ă©galement penchĂ©.e.s sur le lien entre la personnalitĂ© et la perception de causalitĂ©. Dans une expĂ©rience de 2018, les cobayes Ă©taient d’abord invitĂ©.e.s Ă  rĂ©pondre Ă  un test servant Ă  savoir s’iels Ă©taient pragmatiques ou superstitieux.euse.s. On posait des questions, par exemple sur l’efficacitĂ© des porte-bonheurs. Ensuite, on leur demandait de faire une expĂ©rience impliquant un bouton et une lumiĂšre. Les participant.e.s avaient le choix d'appuyer sur ce bouton, ou de s'abstenir d'y toucher, Ă  40 reprises. Le test Ă©tait conçu pour que l'ampoule s'illumine 60% du temps, peu importe la dĂ©cision des participant.e.s. Suite Ă  l'exercice, iels Ă©taient interrogĂ©.e.s quant Ă  leur impression de la cause Ă  effet entre le geste d'appuyer sur le bouton et l'illumination de l'ampoule. La majoritĂ© considĂ©rait qu'enfoncer le bouton avait un lien avec la probabilitĂ© que la lumiĂšre s'allume,

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mĂȘme si en rĂ©alitĂ© ce lien Ă©tait inexistant.. Enfin, les personnes ayant des tendances d’avantage superstitieuses y voyaient une correspondance plus forte (Griffiths, 2018). Cette observation peut expliquer pourquoi certain.e.s d’entre nous, s’iels ne connaissent pas l’explication scientifique, peuvent plus facilement identifier les esprits comme Ă©tant la source du dĂ©placement de la planchette de ouija.

MalgrĂ© notre dĂ©construction du mythe paranormal entourant le ouija, ce jeu reste d’un grand intĂ©rĂȘt, car mĂȘme s’il ne permet pas de communiquer avec les revenants, il nous permet de communiquer avec l’inconscient. Dans une Ă©tude de 2012, des cobayes rĂ©pondaient par oui ou par non Ă  un test de connaissances gĂ©nĂ©rales en indiquant ensuite lesquelles de leurs rĂ©ponses Ă©taient choisies au hasard. Ces questions Ă©taient ensuite posĂ©es dans un jeu semblable au ouija, oĂč les joueur.euse.s avaient les yeux bandĂ©s pour leur cacher qu’iels Ă©taient en vĂ©ritĂ© les seul.e.s Ă  bouger l’indicateur. De cette maniĂšre, la planche, donc les cobayes avait un taux de bonne rĂ©ponse de 65% pour des questions auquels iel n’avaient pas la moindre idĂ©e de la rĂ©ponse, donc 15% plus Ă©levĂ© qu’en rĂ©pondant consciemment au questionnaire. Les expert.e.s pensent donc qu’il est possible d’accĂ©der Ă  des connaissances inconscientes en utilisant le phĂ©nomĂšne idĂ©omoteur, et de rĂ©pondre Ă  des questions dont nous ignorions nous mĂȘme avoir la rĂ©ponse (Gauchou, 2012).

En 1966, le gĂ©ant Parker Brothers achĂšte les droits du jeu. L’annĂ©e suivante, c’est plus de deux millions de copies qui ont Ă©tĂ© vendues, dĂ©passant mĂȘme les ventes du Monopoly. Aujourd’hui, le ouija est toujours prĂ©sent dans la culture populaire amĂ©ricaine. Un film dont l’histoire est basĂ©e sur le jeu a mĂȘme Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© en 2014, puis la suite en 2016. (Rodriguez McRobbie, 2013).

Si le ouija ne permet malheureusement pas de communiquer avec les morts, malgré ce que les témoignages et nos propres expériences nous disent, il peut nous en apprendre beaucoup sur notre propre esprit. Les mouvements inconscients, notre tendance à tirer des conclusions d'événements aléatoires et notre propension à trouver des

liens de cause Ă  effet oĂč il n’y en a pas expliquent ensemble comment nous nous convainquons habilement d’avoir percĂ© le voile de l’au-delĂ , et ce, malgrĂ© notre plus grand pragmatisme. Cependant, ce jeu reste fascinant, car si les esprits restent silencieux, c’est avec une partie bien mystĂ©rieuse de notre esprit que nous entrons en contact avec eux.

Références :

1. Carpenter, W. (1852) On the influence of Suggestion in Modifying and directing Muscular Movement, independently of Volition. P. 147-153. https://www.sgipt. org/medppp/psymot/carp1852.htm

2. Gauchou, H. Rensink, R. Fels, S. (2012) Expression of nonconscious knowledge via ideomotor actions. Consciousness and Cognition, vol 21. P. 976-982. https://www2.psych.ubc.ca/~rensink/publications/ download/Ouija-GRF.pdf

3. Andersen, M. Nielbo, K.L. Schjoedt, U. et coll. (2019) Predictive minds in Ouija board sessions. Phenomenology and the Cognitive Sciences, vol 18, P. 577–588 https://link. springer.com/article/10.1007/s11097-018-9585-8#citeas

4. Griffiths, O. Murphy, R. Shehabi, N. et coll.. (2018) British Journal of Psychology. https://www.researchgate. net/publication/327223124_Superstition_predicts_ perception_of_illusory_control

5. Hyman, R. (2003) How People Are Fooled by Ideomotor Action. Quackwatch. https://quackwatch.org/ related/ideomotor/

6. Rodriguez McRobbie, L. (2013). The Strange and Mysterious Story of the Ouija Board. https://www. smithsonianmag.com/history/the-strange-and-mysterioushistory-of-the-ouija-board-5860627/

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Ma peur de Silent Hill (ou une marche Ă  suivre pour se construire une fiction en dehors de la fiction)

À l’image du thĂšme de ce mois-ci, je m’adonnerai Ă  un exercice essayistique singulier. Mes intentions initiales Ă©taient nobles : apprendre Ă  dĂ©construire la peur, Ă  mettre en lumiĂšre ses facettes les plus subtiles pour en venir Ă  bout une bonne fois pour toutes. Pour ce faire, j’avais pour objectif de me plonger dans un univers qui me terrifie, soit celui des jeux vidĂ©o Silent Hill, dont les thĂ©matiques m’ont toujours fascinĂ© sans toutefois que je puisse trouver en moi un quelconque courage pour m’y exposer. Si je n’y ai finalement jamais jouĂ© (ou presque : quelques minutes de Silent Hill 2 m’ont suffi pour Ă©teindre ma PlayStation), j’ai nĂ©anmoins pu comprendre ce qui me fait si peur avec Silent Hill. Ce texte aura pour objectif d’analyser mon comportement paradoxal en tant que fan d’un univers dans lequel je n’ai jamais mis les pieds. J’en suis venu Ă  la conclusion suivante : sans y jouer, j’ai tout de mĂȘme su, Ă  la fois par intĂ©rĂȘt et fascination, m’immerger en diagonale dans ce monde dĂ©rangeant, c’est-Ă -dire que j’ai Ă©tĂ© en mesure de me construire une fiction en dehors de la fiction, un Silent Hill hors de Silent Hill. Comme quoi, parfois, l’évitement peut avoir du bon.

Un cocktail de phobies Cet Ă©tĂ©, comme Ă©niĂšme exercice d’introspection, j’ai dĂ©cidĂ© de mettre sur papier l’entiĂšretĂ© de mes phobies. En quelques minutes Ă  peine, j’en avais notĂ© plus d’une vingtaine. Cette activitĂ© m’a fait voir Ă  quel point j’ai peur d’à peu prĂšs tout : des araignĂ©es, des hauteurs, des orages, des requins, des maladies, de la mort, des manĂšges, des profondeurs sous-marines, des clowns, des tueurs en sĂ©rie, des foules, du bruit, du fait de m’échapper un sabre laser allumĂ© sur le pied, des avions, du nombre 13, de l’espace, de voyager dans le temps pis de rester pogner Ă  l’école de la Peste noire, des seringues, des harpies, de l’idĂ©e que Voldemort choisisse des objets randoms pour ses horcruxes, de Mariepier Morin (surtout la maniĂšre d’écrire son prĂ©nom), des changements climatiques, des tornades au QuĂ©bec en plein mois de mai, des arbalĂštes, des Ă©nigmes dans les jeux vidĂ©o, du London Jack, d’oublier de faire un vƓu Ă  11 h 11, de Darth Maul et de Charlie et la chocolaterie (version Tim Burton). Le constat est implacable : je suis peureux. Toutefois, il ne faut pas croire que cette longue Ă©numĂ©ration m’empĂȘche d’ĂȘtre courageux par moments. Par exemple, mĂȘme si j’ai peur des manĂšges, cela ne m’a pas privĂ©, une fois, d’aller

Ă  La Ronde pour y expĂ©rimenter Le Goliath, Le Vampire, Le Titan et cette terrible invention qu’est le Vol Ultime. J’en suis sorti encore plus terrifiĂ© que jamais, mais c’est l’intention qui compte (j’imagine). De plus, cette anecdote m’a permis de constater – sans tout Ă  fait le comprendre – le mĂ©canisme de fascination-rĂ©pulsion derriĂšre certaines peurs. Ce mĂ©canisme, je le retrouve notamment dans la sĂ©rie vidĂ©oludique Silent Hill

« Dans mes rĂȘves agitĂ©s, je vois cette ville
 Silent Hill. Tu m’avais promis de m’y reconduire un jour
 mais tu ne l’as jamais fait. Eh bien, je suis seule lĂ -bas maintenant, dans notre endroit spĂ©cial... » – Marie, Silent Hill 2

Par oĂč commencer?

Silent Hill est une licence de jeu d’horreur psychologique créé par Keiichiro Toyama, Ă©ditĂ©e par Konami et dont le premier opus (Silent Hill) est paru en 1999 sur PlayStation. Jusqu’à prĂ©sent, la sĂ©rie compte huit jeux principaux et plusieurs dĂ©rivĂ©s. Depuis 2006, deux films (Silent Hill et Silent Hill : Revelation 3D) ont vu le jour. La sĂ©rie appartient au genre des survival horror (ou jeux de survie). Si celui-ci peut ĂȘtre caractĂ©risĂ© de bien des maniĂšres, on garde

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souvent en tĂȘte le sentiment claustrophobe que l’on peut y Ă©prouver et la constante impuissance qui peut nous habiter, notamment en ce qui concerne les cutscenes, qui ne peuvent ĂȘtre Ă©vitĂ©es, le parcours majoritairement linĂ©aire, les munitions restreintes ou encore les documents inaltĂ©rables trouvĂ©s en cours de route (Kirkland, 2009). Le genre se construit donc par cette tension entre ce qu’impose le jeu, d’une part, et ce qu’en font les joueur.euse.s, d’autre part. Des chercheur.euse.s dans le domaine vidĂ©oludique, Egenfeldt-Nielsen, Smith et Tosca ajoutent d’autres critĂšres pour circonscrire ce qu’est le survival horror : « the player controls a character who has to get out of some enclosed place solving puzzles and destroying horrific monsters along the way / le.a joueur.euse contrĂŽle un personnage qui doit s’échapper d’un lieu clos en rĂ©solvant des Ă©nigmes et en Ă©liminant des crĂ©atures monstrueuses en chemin (traduction libre) ». Plus spĂ©cifiquement, iels mentionnent la sĂ©quentialitĂ© imposĂ©e par ce genre de jeu : « a scripted succession of events that the player has to perform in a specific order / une succession d’actions scriptĂ©s que le.a joueur.euse doit effectuer dans un ordre spĂ©cifique (traduction libre) » (Kirkland, 2009). MĂȘme si le genre a tendance de plus en plus Ă  se dĂ©cloisonner pour exploiter la mĂ©canique des mondes ouverts, cette idĂ©e de la sĂ©quentialitĂ© contrainte est inhĂ©rente au survival horror, lui-mĂȘme sous-genre du jeu d’aventure : « [a]dventure games characteristically refuse player progression until certain actions have been completed in a particular order/

les jeux d’aventure refusent aux joueur.euses de progresser jusqu’à ce que certaines actions soient complĂ©tĂ©es dans un ordre particulier (traduction libre). » (Kirkland, 2009). DĂšs lors, je vois dans ces explications un problĂšme que l’on ne retrouve pas dans les jeux en monde ouvert : comment, en tant que joueur, pourrais-je faire de l’évitement, comment pourrais-je contourner mes peurs et les balayer sous le tapis, si celles-ci me sautent Ă  la figure sans que je puisse y faire quoi que ce soit pour les en empĂȘcher? Comment pourrais-je un jour me vanter d’avoir complĂ©tĂ© un Silent Hill si je n’arrive pas Ă  affronter mes craintes? Si je veux pouvoir un jour vivre Silent Hill, je dois trouver une astuce. Pour ce faire, je dois poursuivre mes recherches.

C’est bien beau tout ça, mais c’est quoi, Silent Hill? Au-delĂ  des considĂ©rations techniques et terminologiques, il convient de faire un lĂ©ger dĂ©tour pour comprendre, au fond, ce qu’est Silent Hill. Parce que oui, s’il s’agit bel et bien d’une sĂ©rie appartenant Ă  la catĂ©gorie des survival horror, elle consiste toutefois en bien plus que cela. Sur le plan thĂ©matique, l’univers explore la peur viscĂ©rale, s’écartant de la violence graphique que l’on pourrait retrouver dans un Resident Evil, par exemple (rassurezvous : j’écris ces lignes sans ĂȘtre rĂ©ducteur). Les thĂšmes abordĂ©s dans la plupart des jeux de la sĂ©rie traitent de la culpabilitĂ©, de la folie ou encore du sectarisme. Dans la majoritĂ© des cas, nous y incarnons un protagoniste prisonnier de la ville de Silent Hill dont l’objectif est de

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Christophe Gans Monstres © Konami

comprendre les mystĂšres qui l’entourent, mystĂšres souvent liĂ©s Ă  son passĂ© et Ă  un profond sentiment de culpabilitĂ© enfouie. Dans ces jeux, tout est fait pour faire naĂźtre en nous un malaise : l’ambiance (visuelle et sonore), la psychologie des personnages, les monstres (nous y reviendrons) et, surtout, les vices purement humains. Oui, il y a des jump scares, de la violence et du sang, mais ces procĂ©dĂ©s si frĂ©quents dans le paysage vidĂ©oludique pourraient, Ă  mon sens, aisĂ©ment disparaĂźtre sans que l’essence de Silent Hill en soit altĂ©rĂ©e.

Le film de Gans comme compromis : vivre Silent Hill sans la manette en main Plus jeune, j’ai d’abord rencontrĂ© cet univers par le cinĂ©ma avec Silent Hill (premier du nom), film rĂ©alisĂ© par Christophe Gans (Crying Freeman, Le Pacte des loups, La Belle et la BĂȘte). J’y vois une sorte de compromis : n’étant pas partie prenante d’un quelconque dispositif vidĂ©oludique, je n’avais qu’à fermer les yeux si l’horreur devenait insoutenable. De plus, le film Ă©tant rĂ©alisĂ© par un vĂ©ritable passionnĂ© de la saga, je savais que la mythologie du jeu ne serait pas trop

altĂ©rĂ©e, que l’expĂ©rience serait somme toute similaire Ă  celle des jeux, ou presque. Lorsque l’équipe d’Écran Large interroge Christophe Gans en 2006 quant Ă  sa vision de Silent Hill, le rĂ©alisateur met aussitĂŽt en lumiĂšre le caractĂšre unique de chaque expĂ©rience de jeu : « je pars de l’hypothĂšse que chaque personne ayant jouĂ© Ă  Silent Hill a fait un voyage avec sa façon de le vivre, ses peurs et son rythme Ă  lui, et que, par consĂ©quent, ce qu’il en a ramenĂ© est forcĂ©ment la vĂ©ritĂ© [
] Il n’y a pas une façon de jouer Ă  Silent Hill, mais des millions qui sont autant de

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Silent Hill © Konami

joueurs. » (Ferry, 2006) Sa rĂ©ponse est intĂ©ressante, notamment parce que j’y vois un paradoxe : si le jeu impose une certaine rigiditĂ© sur le plan de sa sĂ©quentialitĂ© et de ses mĂ©canismes, celle-ci ne semble pas se traduire dans l’expĂ©rience reçue par les joueur.euse.s. Selon Gans, les expĂ©riences sont plurielles, malgrĂ© la linĂ©aritĂ© que l’on retrouve gĂ©nĂ©ralement dans la sĂ©rie. Cette contrainte du scĂ©nario n’est donc pas gage d’expĂ©riences univoques. Au passage, il a affirmĂ© au festival de GĂ©rardmer 2020 qu’il travaille en ce moment sur une nouvelle adaptation du jeu : « Le projet sera toujours ancrĂ© dans cette ambiance de petite ville amĂ©ricaine, ravagĂ©e par le puritanisme. Je pense qu’il est temps d’en faire un nouveau » (Desroches, 2020).

D’ailleurs, Christophe Gans a le mĂ©rite de mettre les mots sur ce qui, je crois, me terrifie le plus avec cette saga vidĂ©oludique, c’est-Ă -dire ses monstres : « De fait, si on conçoit que la dimension de Silent Hill est l’enfer, alors ces monstres sont des damnĂ©s au sens poĂ©tique du terme : ils sont un peu comme les fantĂŽmes japonais, c’est-Ă -dire

des rĂ©sidus de sentiments oubliĂ©s aussi forts que la haine ou la culpabilitĂ©. Les monstres nous mettent mal Ă  l’aise, car ils nous rappellent des souvenirs enfouis. » (Ferry, 2006) Cette idĂ©e d’irrĂ©solution sournoise cristallisĂ©e par un amas de chairs monstrueux me trouble profondĂ©ment. Pourtant, malgrĂ© mon malaise, je ne peux m’empĂȘcher d’ĂȘtre attirĂ© par la manette, sachant qu’un jour ou l’autre je n’aurai d’autres choix que de m’y mettre. Mais pourquoi donc ?

La peur : un jeu d’attraction-rĂ©pulsion Aborder en diagonale les jeux Silent Hill m’amĂšne Ă  parler du sentiment d’attraction-rĂ©pulsion que j’éprouve envers cette franchise. DĂšs lors, une question s’impose : pourquoi, si j’ai tant peur d’un jeu, m’efforcerais-je d’entrer en contact avec lui et sa diĂ©gĂšse? D’oĂč vient donc cette attraction? Plusieurs pistes de rĂ©ponses sont possibles, dont celle de Dominique SipiĂšre, qui compare dans ses travaux le visionnement d’un film d’épouvante avec la pratique d’un sport extrĂȘme : « Être immergĂ© presque physiquement dans un univers qu’on sait pourtant irrĂ©el et inoffensif

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Silent Hill linéaire © Konami

s’avĂšre Ă  la fois stimulant et valorisant, comme un sport dangereux pratiquĂ© avec un filet ». (SipiĂšre, 2010) Toutefois, cette analyse ne convient qu’en partie, car, dans le cas d’une Ɠuvre vidĂ©oludique, l’immersion est parfois si totale qu’on en oublie ce fameux filet. Guillaume Baychelier parle quant Ă  lui d’une nĂ©cessaire « frĂ©quentation de plaisirs nĂ©gatifs, Ă  savoir, de plaisirs ne pouvant s’exprimer que par la mĂ©diation d’un dĂ©plaisir » (Baychelier, 2014), dans l’idĂ©e que le plaisir doit d’abord passer par une Ă©motion nĂ©gative. Selon lui, les survival horror « ne [peuvent] ĂȘtre vĂ©cue que sur le mode de la survie, d’une expĂ©rience limite rĂ©pondant Ă  une Ă©conomie stricte de carence [
], plaçant bien souvent le joueur du cĂŽtĂ© de la proie vulnĂ©rable ». (Baychelier, 2014) Il avance que, dans ces jeux, le plaisir naĂźt du manque, d’une contrainte forte et donc d’une nĂ©gation (Baychelier, 2014). Ainsi, la sensation de plaisir suscitĂ© par la mĂ©diation d’un dĂ©plaisir reprĂ©sente, d’une certaine maniĂšre, ce filet que mentionne SipiĂšre, cette confirmation que ce que nous avons sous les yeux est faux, artificiel. Encore une fois, ces explications ne sont satisfaisantes qu’en partie, puisque je ne serais pas en mesure de qualifier mon expĂ©rience de « plaisante », pas mĂȘme en aval de celle-ci, une fois la tĂ©lĂ© Ă©teinte et la

manette rangĂ©e. Non, ce qui m’amĂšne Ă  vouloir me plonger dans Silent Hill, ce n’est pas la quĂȘte d’un plaisir ou celle d’une expĂ©rience ludique oĂč mes talents de joueur seraient mis Ă  l’épreuve. En fait, il s’agit davantage d’une fascination qui ne s’estompe pas, d’un intĂ©rĂȘt pour la mythologie du jeu qui ne faiblit pas avec le temps. Baychelier poursuit d’ailleurs son analyse en ce sens : « La relation des joueurs aux jeux horrifiques est soumise au rĂ©gime de la peur mais elle est surtout conditionnĂ©e par une certaine attirance pour l’irregardable s’articulant Ă  un dĂ©goĂ»t ne pouvant ĂȘtre feint, rĂ©voltant vĂ©ritablement notre sensibilitĂ©, directement incarnĂ© par ces monstres. » (Baychelier, 2014)

Nous y sommes presque. Le phĂ©nomĂšne que prĂ©sente Baychelier n’est pas nouveau, mais il a le mĂ©rite d’expliciter mon rapport Ă  la peur, qui s’inscrit bel et bien dans ce rĂ©gime d’attraction-rĂ©pulsion tel que postulĂ© ci-haut. Donc, Ă  dĂ©faut d’avoir le courage de me lancer pour de bon, ma peur chronique m’amĂšne Ă  crĂ©er une fiction hors de la fiction pour satisfaire ma curiositĂ© et le besoin de vivre une expĂ©rience horrifique, aussi Ă©dulcorĂ©e soit-elle.

66 Ludique Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Silent Hill Reddit

Reddit comme vecteur de construction d’une fiction hors de la fiction

Si j’ai prĂ©sentĂ© plus haut le film de Christophe Gans comme un compromis, comme un premier pas pour aborder Silent Hill, ce n’est toutefois pas la seule porte que j’ai empruntĂ©e pour entrer dans cet univers. En effet, sur le site communautaire Reddit, je suis abonnĂ© depuis longtemps Ă  la page (ou subreddit ) r/silenthill , qui compte plus de 100 000 abonnĂ©.e.s. La page existe depuis 2010 et les internautes peuvent y partager leur passion de la saga en y publiant du contenu de diverses natures, comme des memes , des images d’archive, des nouvelles, des discussions ou encore des Ɠuvres. En ce qui me concerne, c’est surtout les discussions qui m’intĂ©ressent, puisqu’elles me permettent de me construire une perception des jeux sans avoir Ă  passer par la peur viscĂ©rale qu’imposent les jeux. Au passage, voici quelques questions d’internautes que l’on peut retrouver sur cette communautĂ© :

« What do you find most intriguing or interesting about the

world of Silent Hill ? /Qu’est-ce que vous trouvez le plus intriguant ou le plus intĂ©ressant Ă  propos de l’univers de Silent Hill? (traduction libre) » – TharKoffeeBurns, membre de la communautĂ© r/silenthill

« You get the option to go to Silent Hill in person
 do you take it ? /Vous avez la possibilitĂ© de vous rendre Ă  Silent Hill en personne
 vous l’acceptez ? (traduction libre) » – mewlax84, membre de la communautĂ© r/silenthill

« Am I the only one who thinks that OG Silent Hill (1999) is the best game in the series ? /Suis-je le seul Ă  penser que le premier Silent Hill (1999) est le meilleur jeu de la sĂ©rie? (traduction libre) » – Neon_Pigeon, membre de la communautĂ© r/silenthill

Ainsi, au fil de mes lectures et des nombreux walkthrought que j’ai eu l’occasion de visionner – seulement en partie, les passages plus terrifiants m’empĂȘchant de poursuivre —, j’ai pu me concevoir une vision personnelle de Silent

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Silent Hill memes

Hill qui, paradoxalement, n’a pas Ă©tĂ© influencĂ©e par une expĂ©rience de jeu personnelle. Parfois, lorsque je tente un Ă©niĂšme visionnement de walkthrought animĂ© par un streamer dont l’humour aide Ă  dĂ©tendre l’atmosphĂšre, je constate ironiquement que « mon » Silent Hill n’a finalement rien Ă  voir avec « le » Silent Hill, que l’idĂ©e que je m’en suis fait n’est qu’une altĂ©ration, voire un spin-off. D’un certain point de vue, j’ai donc construit mon propre univers Ă  partir d’un univers existant, et ce, Ă  l’aide d’une communautĂ© de fans.

Puis-je me considĂ©rer comme un fan mĂȘme si je n’ai jamais jouĂ© Ă  un seul Silent Hill ? Cette rĂ©flexion m’amĂšne Ă  m’interroger sur le comportement des internautes en rapport Ă  une Ɠuvre ou une franchise. En ce qui me concerne et pour dĂ©finir mon rapport Ă  Silent Hill, Julien Falgas emploierait sĂ»rement le terme de lurker: « Le lurking consiste Ă  lire les messages Ă©changĂ©s sur une liste de discussion, un rĂ©seau social numĂ©rique ou un forum en ligne sans en publier soi-mĂȘme. » (Falgas, 2016). C’est d’autant plus vrai qu’en plus de ne rien publier et de ne participer Ă  aucune discussion, je ne joue mĂȘme pas au jeu en question. Est-ce que ce comportement fait de moi quelqu’un de passif pour autant ? En ce sens, Falgas cite les travaux de Le Guern : « de nombreux auteurs ont

Ă©laborĂ© une vision beaucoup plus valorisante des fans, s’inscrivant dans une tradition de recherche qui brosse le portrait d’un public actif, coproducteur du sens des Ɠuvres, engagĂ© dans une vĂ©ritable dynamique d’appropriation, et participant Ă  des sociabilitĂ©s et des interactions qui dĂ©bordent le simple moment de la rĂ©ception » (Falgas, 2016). Si j’hĂ©site encore Ă  m’approprier totalement le terme de « fan », il est vrai que j’ai su investir l’Ɠuvre, que j’ai rĂ©ussi Ă  y insĂ©rer un sens, mĂȘme en diagonale.

Un jour ou l’autre, il va bien falloir s’y mettre Ce texte avait deux visĂ©es : la premiĂšre consistait Ă  comprendre un peu mieux la peur dans un contexte vidĂ©oludique et la seconde Ă  considĂ©rer le rapport Ă  une Ɠuvre ou une franchise sous un jour nouveau, c’est-Ă -dire en se penchant sur la question de l’investissement des fans envers une Ɠuvre qui mĂšne Ă  une rĂ©appropriation, Ă  une co-construction et, dans mon cas, Ă  un remodelage quasi total d’un univers que j’ai si souvent Ă©vitĂ©. Un sentiment d’incomplĂ©tude demeure : je sais qu’un jour ou l’autre, il va bien falloir que je m’y mette, que je cesse de repousser l’inĂ©vitable. Un jour, je devrai, manette en mains, entrer dans Silent Hill , ne serait-ce que pour comparer l’Ɠuvre au monde que j’ai construit autour d’elle.

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Références

Baychelier, G. (2014). Jeux vidĂ©o horrifiques et artialisation des Ă©motions extrĂȘmes. Dans Nouvelle revue d’esthĂ©tique (vol. 2, no 14, p. 81-92). Presses Universitaires de France.

Desroches, T. (2020). Gérardmer 2020 : un nouveau Silent Hill, le fantastique, les séries
 Christophe Gans nous dit tout. https://www.allocine.fr/article/fichearticle_gen_carticle=18687475.html (Page consultée le 11 octobre 2022).

Falgas, J. (2016). Et si tous les fans ne laissaient pas de trace. Le cas d’un feuilleton de bande dessinĂ©e numĂ©rique inspirĂ© par les sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es. Dans Études de communication (no 47, p. 151-166). UniversitĂ© Lille-3.

Ferry, I. (2006). Master Class Silent Hill. https://www.ecranlarge.com/films/interview/900969-master-class-silent-hill(Page consultée le 11 octobre 2022).

Kirkland, E. (2009). Storytelling in Survival Horror Video Games. Dans Bernard Perron (dir.), Horror Video Game : Essays on the Fusion of Fear and Play (p. 62-78). MacFarland & Compagny, Inc., Publishers.

SipiĂšre, D. (2010). L’instant monstrueux au cinĂ©ma : rĂ©versibilitĂ©, trajectoires et usages de la peur. Dans Revue française d’études amĂ©ricaines (vol. 3 no 125, p. 111-123). Belin Ă©diteur.

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Hill © Konami
SIlent

25 ans de CHYZ ÉMISSIONS RETOUR ET NOUVEAUTÉS

Conduite Antisportive

Du hockey au tennis, de la NFL Ă  la MLB, une gang d'animateur.ice.s capotĂ©.e.s passent en revue le meilleur (mais aussi le pire) de l'actualitĂ© sportive. À tous les jours de la semaine, ou presque, de 15h Ă  16h. PLAYBALL !

PalmarĂšs CHYZ

Chaque vendredi, entre 9h et 10h, ne manquez pas l'émission PalmarÚs CHYZ. Notre directeur musical Guillaume Pepin vous dévoile les tops 10 francos et anglos avec une piÚce de chaque album pendant l'émission. Bonne écoute !

Y’en Aura Pas De Facile

HabituĂ© par l'analyse d'actualitĂ©, FĂ©lix rĂȘvait d'animer une Ă©mission de divertissement. Virginie, scientifique, travaille dans des laboratoires, mais elle a toujours admirĂ© les humoristes.

Y'en aura pas de facile est né de cette idée de changer de bord, de parler de ses deuxiÚmes choix. Des chroniqueur.se.s de tous horizons nous parlent des sujets qui les ont toujours secrÚtement passionné.e.s. Le tout accompagné d'une pointe de critique sur l'actualité qui nous rappelle que chaque début de semaine a son lot de difficultés.

Tous les lundis de 9h Ă  10h.

L’art des Histoires

Une émission de radio de type culturelle à plusieurs segments, incluant discussions, analyses, invité.e.s, interviews et défis de la semaine.

Une Ă©mission d’artistes pour les artistes dans laquelle on soutient les Ă©mergences locales et on explore diffĂ©rents points de vue par rapport Ă  l’Art et sa crĂ©ation. DiffĂ©rents mĂ©diums de racontage d'histoires seront discutĂ©s pendant la saison. Nos invitĂ©.e.s seront variĂ©.e.s et seront des gens passionnĂ©s par un ou plusieurs “craft” moyens de communications/transmissions.

En compagnie de Louis-David Gingras et CĂ©dric Ndzouli, une saison qui s’annonce riche en apprentissages et dĂ©couvertes!

ÉCOUTE LOCAL
70 Arts et littĂ©rature Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Rock Ta Case

Rock ta case, c’est une Ă©mission actuelle qui raconte l’histoire oubliĂ©e du rock. On vient « rocker » ta perception de ce style musical, en mĂ©langeant nos artistes quĂ©bĂ©cois.e.s et les piliers du passĂ© qui ont construit le son qu’on connaĂźt aujourd’hui, une note Ă  la fois. Si toi aussi tu as horreur de l’expression « chick rock », sors de ta case et ouvre tes oreilles au rock qu’on veut offrir aux futures gĂ©nĂ©rations. « Listen out of the box » et branche-toi Ă  CHYZ tous les mardis, de 13h Ă  14h.

PÖMM Magazine

Pömm Magazine est la toute nouvelle Ă©mission culturelle de Gala Dionne, Ă©tudiante en journalisme au baccalaurĂ©at en communication publique. L’émission, complĂ©mentaire au futur magazine papier de Pömm, abordera des nouveautĂ©s culturelles, plus particuliĂšrement celles de la ville de QuĂ©bec. Attendez-vous Ă  beaucoup de musique Ă©mergente, Ă  des entrevues, Ă  des chroniques hebdomadaires ainsi qu’à des rĂ©flexions sur les principaux enjeux culturels de notre sociĂ©tĂ©. Tous les mercredis, de 14h Ă  15h !

La Fin N'arrive Jamais Narcisse Loggerhead WU_LU Beatopia Beabadoobee Le Soleil Et La Mer Bibi Club Marci Marci Grafignes Gab Bouchard Jonathan Personne Jonathan Personne Desiderata Ben Shemie AmĂ©rica Simon Kearney Fear Fear Working Men's Club 6 7 3 8 4 9 5 10 1 2 71 Arts et littĂ©rature Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
PALMARÈS DU MOIS

ARTS ET LITTÉRATURE

Sorties littéraires

Sur le divan _ François Ruel - CÎté _ Les éditions de Ta MÚre

QuatriĂšme de couverture : Samuel et Philippe sont deux chums de gars qui passent leurs journĂ©es Ă  fixer le vide du fond de leur divan tout en ressentant le poids de l’individu dans l’univers. Ces vĂ©ritables Sisyphe du quotidien luttent contre la monotonie Ă  coups de joints, de biĂšres et de rĂ©flexions aussi existentielles que ridicules. Au travers de ce dialogue se dessine l’une des plus belles et tragiques bromances du XXIe siĂšcle.

Corps vivante _ Julie Delporte _ Éditions Pow Pow

QuatriĂšme de couverture : En 1990, Julie Delporte n’a encore jamais vu de butch, mais sa tante prĂ©fĂ©rĂ©e chasse et fume le cigare. Presque vingt ans plus tard, elle publie un livre sur Tove Jansson dans lequel elle raconte avec joie que cette artiste finlandaise est la premiĂšre femme Ă  qui elle s’identifie, seulement elle Ă©tait lesbienne et pas Julie. À 35 ans, aprĂšs avoir surlignĂ© de toutes les couleurs son exemplaire de La pensĂ©e straight de Monique Wittig, Julie Delporte arrĂȘte de porter des robes et prend son avenir en main.

Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu, cheffe de pupitre aux arts

La fabrique du noir _ Virginie Chaloux _ Gendron _ Éditions Le Noroüt

QuatriĂšme de couverture : J’ai Ă©crit ce livre sur le chemin du retour entre ma fin et demain. En suivant mon ombre, j’ai retrouvĂ© ma voix, lavĂ©e Ă  grande eau. Elle semblait m’attendre. Je l’ai regardĂ©e. J’ai eu peur de m’y mettre les pieds. Le temps s’est suspendu. Le tableau est devenu solide. Je m’y suis accrochĂ©e. Puis j’ai compris. Parler. VoilĂ  le voyage auquel je me suis conviĂ©e. - VCG

L’or des mĂ©lĂšzes - Carole Labarre - MĂ©moire d’encrier

QuatriĂšme de couverture : Pishimuss, une aĂźnĂ©e, revient sur sa vie au sein de sa communautĂ©. Elle raconte les amitiĂ©s, les amours, la chasse au caribou, le fleuve et la forĂȘt. L’or des mĂ©lĂšzes est une sĂ©rie de tableaux, de moments de vie, d’instantanĂ©s. Sophie, la meilleure amie. Mathias, le fils qui meurt sans jamais mourir. Adeline, l’adolescente rĂ©voltĂ©e. Et puis, il y a Xavier, l’amour de sa vie. Xavier, dont l’histoire est portĂ©e sur le dos d’une riviĂšre. Roman familial Ă  l’écriture Ă©purĂ©e, L’or des mĂ©lĂšzes capte des scĂšnes des vies Ă  la fois lumineuses et poignantes, sans pathos ni ressentiment.

73 Arts et littĂ©rature Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

Trajectoire de la vampire au cinĂ©ma : du monstre Ă  la sƓur

Longtemps, les personnages homosexuels au cinĂ©ma ont Ă©tĂ© reprĂ©sentĂ©s par des archĂ©types comme le gay psychopathe, l’androgyne sĂ©ducteur et la femme vampire. Et si cette derniĂšre tend Ă  se dĂ©caricaturer avec le temps, la part de monstruositĂ© peine Ă  ĂȘtre complĂštement Ă©vacuĂ©e. Survol de quatre cas de figure.

Le monstre

Ceux qui ont le cƓur pervers sont en abomination à l’Éternel.

Bible, Proverbes, XI, 20

Les personnages homosexuels au cinĂ©ma n’ont pas toujours portĂ© les visages de Jake Gyllenhaal (Brokeback Mountain) ou d’AdĂšle Haenel ( Portrait de la jeune fille en feu ); ils ont d’abord et avant tout Ă©tĂ© les monstres de leurs rĂ©cits. Dans l’Histoire de la sexualitĂ© I, Michel Foucault – attention aux fĂ©ru.e.s du philosophe cranio-infini, vous trouverez ma vulgarisation de sa pensĂ©e dangereusement simpliste – plaide que la mise en discours du sexe a eu pour effet, entre autres, de normaliser le dĂ©veloppement sexuel et donc, de dĂ©finir a contrario tout un spectre de dĂ©viances possibles. Ces « irrĂ©gularitĂ©s sexuelles », c’est-Ă -dire tout ce qui dĂ©vie de la poursuite de l’orgasme par pĂ©nĂ©tration vaginale entre partenaires de sexes opposĂ©s, ont Ă©tĂ© annexĂ©es aux ouvrages sur la maladie mentale. Et pendant des annĂ©es, pour freiner ces « fantaisies sexuelles », cette perversion, on offrait tantĂŽt des cures mĂ©dicales, tantĂŽt des condamnations judiciaires, mais surtout, on les dĂ©peignait avec un vocabulaire excessivement connotĂ© : le pervers Ă©tait un monstre.

« L’homosexualitĂ© est apparue comme une des figures de la sexualitĂ© lorsqu’elle a Ă©tĂ© rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intĂ©rieure, un hermaphrodisme de l’ñme. Le sodomite Ă©tait un relaps, l’homosexuel est maintenant une espĂšce. » (Foucault, 1990 : 57)

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Le trope de la vampire lesbienne NĂ© dans le poĂšme « Christabel » de Samuel Taylor Coleridge et cristallisĂ© dans une novella de Sheridan Le Fanu, le trope (motif rĂ©pĂ©tĂ© dans plusieurs Ɠuvres) de la vampire lesbienne a, comme plusieurs figures fĂ©minines au cinĂ©ma, d’abord Ă©tĂ© sous l’emprise du male gaze – regard masculin au cinĂ©ma – avant de finalement voir des cinĂ©astes fĂ©ministes se le rĂ©approprier.

Si l’on rajoute la question de l’homosexualitĂ© ou de la bisexualitĂ© Ă  la figure de la vampire dĂ©jĂ  largement sexualisĂ©e, il est impossible de penser les films dans lesquels elles apparaissent autrement que comme participant Ă  la fois au genre de l’horreur qu’à celui du pornographique. En fait, le plus souvent, les scĂšnes articulĂ©es autour des vampires lesbiennes allient sexualitĂ© et violence – ce qui rappelle une pratique courante dans le film de slasher d’ailleurs – et les rendent quasiment indissociables l’une de l’autre. Cette association tend Ă  renforcer l’idĂ©e que le lesbianisme et la bisexualitĂ© s’ancrent dans la dĂ©cadence et qu’ils se « rĂ©pandent ».

Puis, peu Ă  peu, sous le regard de rĂ©alisatrices, la vampire a dĂ©veloppĂ© – sans ĂȘtre complĂštement dĂ©sexualisĂ©e – une agentivitĂ© narrative qui dĂ©passe la question de la sexualitĂ© et qui, par la force des choses, a permis Ă  la vampire de ne plus ĂȘtre que le monstre Ă  Ă©liminer et de plutĂŽt devenir celle qui les Ă©limine.

Rebecca – Hitchcock

RĂ©cemment mariĂ©e Ă  un riche veuf, Maxim de Winter (Laurence Olivier), la nouvelle madame de Winter (Joan Fontaine) emmĂ©nage avec son Ă©poux dans sa demeure de Manderley. Elle se voit alors attribuer madame Danvers (Judith Anderson), l’ancienne gouvernante de la premiĂšre Ă©pouse, Rebecca, dont le souvenir hante encore le chĂąteau. Froide et distante, madame Danvers n’accepte pas la prĂ©sence de celle qu’elle considĂšre comme une intrue; rien ne remplacera Rebecca de qui, visiblement, elle Ă©tait passionnĂ©e.

Allures rigides, froideur apparente, coiffure serrĂ©e, souvenir constant d’une figure disparue : madame Danvers reprĂ©sente l’archĂ©type lesbien par excellence dans le film noir (Dyer, 1977). Dans une scĂšne particuliĂšre, on voit madame de Winter (la seconde Ă©pouse) ĂȘtre tourmentĂ©e par des rappels incessants de l’absence de la premiĂšre Ă©pouse et se risquer Ă  explorer l’aile interdite du chĂąteau, aile jadis occupĂ©e par Rebecca et monsieur de Winter. Et alors qu’elle se retrouve dans la chambre de la dĂ©funte, Danvers se matĂ©rialise derriĂšre elle. Cette derniĂšre caresse du bout des joues la manche d’un manteau de fourrure, lui parle des cheveux de Rebecca, lui montre un dĂ©shabillĂ© au travers duquel elle passe sa main disant « Avez-vous dĂ©jĂ  vu quelque chose d’aussi dĂ©licat ? Regardez, vous pouvez voir ma main Ă  travers. » Cette scĂšne, portĂ©e par une musique lancinante, agit comme un pivot dans la narration; Ă  partir de ce moment, madame Danvers est montrĂ©e comme une prĂ©datrice souhaitant faire de madame de Winter sa prochaine victime. Or, en vertu du Code de production (normes cinĂ©matographiques morales Ă  l’époque), si un personnage moralement digressif apparaĂźt Ă  l’écran, celui-ci doit ĂȘtre puni. Danvers brulera donc sous les flammes qu’elle aura elle-mĂȘme allumĂ©es.

Ainsi, le film noir met en scĂšne nĂ©gativement l’homosexualitĂ©, mais il n’en demeure pas moins qu’il le fait apparaĂźtre. Un monstre, mais un monstre visible.

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The Hunger – Tony Scott

Dans le New York des annĂ©es 80, Miriam (Catherine Deneuve), une vampire de 4000 ans originaire d’Égypte, et son partenaire depuis trois siĂšcles, John, se nourrissent d’amant.e.s pour le moins malchanceux.se.s qui croisent leur chemin. Mais un matin, John se sent vieillir d’un coup. Pris de peur, il tente de consulter la spĂ©cialiste Sarah Roberts qui ne fera finalement rien pour lui. À la fin de la journĂ©e, John est un vieillard qui, dans un dernier espoir de renverser le cours des choses, assassine Alice, la voisine du couple. Il n’en est rien : John meurt, Miriam le pleure, puis, le remise au grenier avant de jeter son dĂ©volu sur Sarah Roberts qu’elle attire chez elle pour en faire sa nouvelle partenaire. Miriam, tout comme son compagnon d’ailleurs, tue pour survivre, sauf qu’à l’inverse de la figure classique de la vampire lesbienne, le sang qu’elle boit est celui des hommes. NĂ©anmoins, si ces meurtres semblent lui apporter un certain plaisir ne serait-ce que parce qu’ils lui permettent de survivre, le meurtre en dehors de son alimentation semble la peiner, du moins c’est ce que l’on semble dĂ©celer lorsque sur le bord de la mort, son compagnon assassine Alice, leur jeune voisine, et que Miriam retrouve son corps en hurlant. Une fois John redevenu poussiĂšre, Miriam tentera d’attirer chez elle Sarah Roberts, qu’elle sĂ©duira finalement avant de la transformer elle aussi en vampire lors d’une relation sexuelle pour en faire sa nouvelle partenaire. La transformation se substituera au meurtre, ce qui, bien qu’extrĂȘmement possessif, demeure moins violent, confĂ©rant ainsi Ă  Miriam un statut de monstre-humain, une figure de l’entre-deux, figure de l’entre-deux renforcĂ©e par sa bisexualitĂ©. Mais, comme dominĂ©e par une nature inaltĂ©rable, Miriam finira par tuer Sarah lors d’un rapport sexuel. Ce dernier geste sera Ă  la fois celui qui restituera son statut de monstre que celui qui la punira, parce qu’il la condamnera Ă  la solitude.

Bien que diamĂ©tralement opposĂ©es, Needy (Amanda Seyfried) et Jennifer (Megan Fox) sont, depuis l’enfance, des meilleures amies. AprĂšs un concert dans un petit bar de leur rĂ©gion, un incendie Ă©clate, et Jennifer quitte les lieux avec les musiciens dont on devine ostensiblement les intentions. Pendant la nuit, Jennifer, couverte de sang, retrouve Needy chez elle, et celle-ci s’inquiĂšte du comportement anormal de son amie. Quelques jours aprĂšs les Ă©vĂ©nements, une sĂ©rie de meurtres dĂ©butent : plusieurs adolescents seront assassinĂ©s, et Needy comprendra que la responsable de ces meurtres, c’est Jennifer qui a Ă©tĂ© victime d’un rituel satanique qui a Ă©chouĂ© et qui l’a transformĂ©e en vampire tueuse d’hommes.

Film rĂ©solument second degrĂ©, Jennifer’s Body met en scĂšne des personnages adolescents dangereusement archĂ©typaux et embrasse les codes des films des annĂ©es 80 et de sĂ©rie B, mais surtout, le long mĂ©trage de Karyn Kusama joue avec le male gaze et le trope de la vampire lesbienne. Jennifer, un peu comme Miriam dans The Hunger, oscille entre « l’hĂ©roĂŻne » et le « monstre », les homicides de Jennifer Ă©tant toutefois beaucoup plus vindicatifs. La nature de la relation entre Needy et Jennifer semble elle aussi plutĂŽt ambigĂŒe en ce qu’elle revĂȘtit tantĂŽt les allures

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Jennifer’s Body – Karyn Kusama

de l’amitiĂ©, voire de la sororitĂ©, tantĂŽt celles d’une relation intime aux traits toxiques. Pourtant, c’est la solidaritĂ© qui semble vouloir triompher lorsqu’aprĂšs le meurtre de son amoureux par Jennifer, Needy dĂ©cide tout de mĂȘme de partir Ă  la recherche du boy’s band Ă  l’origine de toute cette violence et de venger son amie d’enfance

A

girl walks alone at night - Ana Lily Amirpour

À Bad City, une ville aux allures de ruines, la violence du trafic de drogue et de la prostitution bat son plein. Mais la nuit, une jeune vampire sur sa planche Ă  roulettes dĂ©barrasse la ville de ses hommes violents.

Dans le western-noir-vampirique d’Ana Lily Amirpour, bien que la vampire n’ait pas ouvertement de sexualitĂ©, celle-ci cultive une intimitĂ© qui semble s’inscrire dans une logique hĂ©tĂ©ronormative, dans la diĂ©gĂšse du moins. NĂ©anmoins, si j’ai choisi de quand mĂȘme glisser quelques mots sur cette Ɠuvre malgrĂ© l’absence de relation intime avec d’autres femmes, c’est qu’elle semble achever la mĂ©tamorphose du trope de la vampire lesbienne en ce qu’elle dĂ©centre la sexualitĂ©/l’intimitĂ© de la vampire pour en faire un Ă©lĂ©ment secondaire de la trame narrative. Pourtant, son rapport aux femmes, lui, demeure central, c’est seulement qu’il est maintenant basĂ© sur leur dĂ©fense plutĂŽt que sur leur mise en danger; la vampire d’Amipour protĂšge ses sƓurs.

Références :

Abdi, S., & Calafell, B. M. (2017). Queer utopias and a (Feminist) Iranian vampire : A critical analysis of resistive monstrosity in A Girl Walks Home Alone at Night. Critical Studies in Media Communication, 34(4), 358-370.

Dyer, R. (1977). Homosexuality and Film Noir. Jump Cut, 16, 18-21.

Foucault, M. (1990). L’histoire de la sexualitĂ© I : La volontĂ© de savoir. Gallimard.

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11:11

J’attends les doigts croisĂ©s. EmpilĂ©s les uns sur les autres parce que j’ai lu qu'hypothĂ©tiquement ça aide. Je n’ai jamais compris le principe des molĂ©cules ni les calculs plus avancĂ©s que Pythagore, mais j’ai trouvĂ© refuge dans la complexitĂ© des alignements cosmiques. L’association entre Mercure, Jupiter, la Lune, le Soleil et mes Ă©motions fut si simple que j’en ai oubliĂ© ma raison, ma comprĂ©hension des connaissances tangibles.

Faire fondre des bougies au mĂȘme rythme que mon cƓur expliquait ce que mes mots n’en Ă©taient pas capables. Comme si la comparaison entre deux flammes pouvait parler pour toi et pour moi. L’image fuyante, chaude et coulante de la cire rendait le moment plus Ă©phĂ©mĂšre que les nĂŽtres.

Je ne suis pas Ă  la recherche de codes, ils me trouvent. Par magie, je suis devenue bonne avec

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les chiffres, avec le codage numĂ©rique. Je paie des bougies et je regarde l’étiquette que pour y voir 999. Tout juste pour me rappeler de me concentrer sur mes Ă©motions, sur mes sentiments. Mais comment je me sens ?

La rĂ©ponse se trouve peut-ĂȘtre dans une constitution angĂ©lique de chiffres, Ă  elle de me le dire. Superstition l’une aprĂšs l’autre, je lĂšgue ma vie Ă  la numĂ©rologie. 555, l’amour en abondance, le signe que notre amour croissant aboutisse enfin. Mon algorithme joue avec mes croyances tirage aprĂšs tirage, cette personne est la bonne. Mais laquelle ? Voir 222 ne m’aidera plus.

Je dois arrĂȘter de chercher des rĂ©ponses dans les cartes bien dĂ©corĂ©es ou dans les Ă©tiquettes de prix. Rien n’arrive pour rien, mais rien n’arrive par magie. Ce n’est pas de la magie, c’est de la manifestation, de la cosmologie.

J’ai cessĂ© de regarder les heures, car elles miroitaient tout le plus beau sans jamais me l’apporter. Sauf qu’en ce moment il est 11h11 et tu m’as Ă©crit pour la premiĂšre fois en 3 mois. CoĂŻncidence ou alignement des Ă©toiles ? Mercure en rĂ©trograde ou retour Ă  la case dĂ©part ? Comment expliquer l’inexplicable, les anges avaient peut-ĂȘtre raison au final.

79 Arts et littĂ©rature Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2
Victoire de Samothrace -1863- GrÚce antique - Musée du Louvre, Paris

Et dehors, l’accalmie

Mon 11 h 11 à moi : donner vie à ce qui est déjà parti

2022

Le cadran affiche 4 h 14.

À 4 h 33, le monde va s’écrouler pour la 365e fois.

Cela fait un an que les nuits s’accĂ©lĂšrent jusqu’au moment fatidique. Quand tout s’arrĂȘte, Ă  l’heure oĂč d’autres dorment, je me perds.

Comme si tout continuait, sans moi ; que ma prĂ©sence s’isolait dans une craque de souvenirs Ă©tanches au moment prĂ©sent.

Comme si pour un instant, je n’appartenais plus Ă  ce qui subsistait, que ma survivance se dĂ©cidait, finalement, À me laisser te rejoindre.

Je ferme les yeux en espĂ©rant ne pas revivre ce moment, mais l’univers se dĂ©cide une fois de plus Ă  me rappeler le passĂ©.

2021

4 h 17 : l’alarme portative que nous avons achetĂ©e pour toi sonne dans le salon. J'ouvre la porte de ma chambre pour me retrouver dans le couloir. Papa est dĂ©jĂ  dans l’escalier. Ta chambre Ă  toi se trouve en bas.

Ce sera plus simple pour les infirmiĂšres et le coroner, avait dit le technicien qui avait apportĂ© ton lit d’hĂŽpital.

4 h 21 : On te tient la main, papa d’un cĂŽtĂ© du lit, moi de l’autre. Personne n’a voulu allumer la lampe de chevet. On observe le silence et l’obscuritĂ©.

4 h 25 : Papa ose enfin me parler. Il me dit qu’il m’aime. Je ne pense pas que tu nous entends, tu es endormie ou presque, la douleur s’étant finalement calmĂ©e.

4 h 27 : Il faut que j’aille aux toilettes, pour pleurer ou me noyer dans la cuvette. C'est une image qui me vient parmi tant d’autres. Je me lùve sans me retourner.

4 h 29 : Quand je reviens dans ta chambre, je sais ce qu’il va arriver. Le lampadaire devant chez nous ne fonctionne plus, j’ai un goĂ»t de fin de tout dans la bouche et la maison se tait. Les craquements habituels ont laissĂ© place Ă  un silence endeuillĂ©.

Je ne me souviens plus de 4 h 30, 4 h 31, 4 h 32,

Je ne me souviens plus de ces derniers moments avec toi. J'aimerais leur inventer une force testimoniale qui me supporterai à travers les anniversaires-solitaires ; pouvoir revisiter tes traits, ta main, ton cƓur dans ces quelques secondes avant

80 Arts et littĂ©rature Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

L’évĂšnement.

Je ne me souviens plus de rien, seulement de la maladie, du corps, de l’aprĂšs et de ce besoin pressant d’ouvrir la fenĂȘtre, de fuir comme de rester.

Je ne me souviens plus de ces trois minutes-lĂ , je ne me souviens plus et pourtant chaque nuit depuis, je me raconte le tout sans pouvoir dĂ©mĂȘler la rĂ©alitĂ© du cauchemar.

Dans ces trois minutes, j’imagine que ta respiration s’est accĂ©lĂ©rĂ©e

Peut-ĂȘtre qu’elle a ralenti.

Dans ces trois minutes, tu devais ĂȘtre belle

Ou déjà décomposée de ta vie.

Dans ces trois minutes, tu devais me serrer fort la main

Ou ne plus avoir la force de rien.

Je ne sais pas, mais je vis toutes ces possibilités comme autant de vérités.

2022

Ça fait un an que l’obscuritĂ© te rappelle Ă  moi, un an que je cherche des signes de toi.

Un an que je cherche sans rien trouver. 4 h 37 : La 365e nuit est plus douloureuse que les autres. Je descends ouvrir ta fenĂȘtre, comme Ă  mon habitude. De lĂ , j’aperçois la rue engorgĂ©e de silence. Il y a, sur le bord du trottoir, une chose scintillante que je n’avais jamais remarquĂ© avant, de jour ou de nuit. À la lumiĂšre du lampadaire, elle m’appelle Ă  venir la chercher. Je me dĂ©cide Ă  sortir, mes pieds nus sur le sol gelĂ©. Dehors, l'objet m’attend. Un mĂ©daillon que tu n’aurais jamais portĂ©. Il n’est ni trĂšs beau, ni trĂšs intĂ©ressant Ă  regarder. En le prenant dans ma main, je vois un fermoir sur le cĂŽtĂ©. Je l’ouvre.

Pour maman L’inscription est gravĂ©e Ă  l’intĂ©rieur, suivie d’un cƓur. C’est tout. Ça me suffit. Je dĂ©cide Ă  cet instant de te laisser vivre Ă  travers les hasards. Je dĂ©cide de traduire ce mĂ©daillon comme le signe que tu es toujours lĂ  avec moi.

Cette nuit, je choisis de croire. Je retourne dans la maison, le mĂ©daillon Ă  la main. Et je m'endors jusqu’au matin.

81 Arts et littĂ©rature Novembre 2022 — Volume 08 NÂș2

ta slim ton cartoon la chaise berçante celle dans l'entrée celle qui t'accueille comme si t'étais la réincarnation de Bowie tu transpires la vedette le jetset on te le dit (trop) souvent dans un autre tantÎt t'étais hot t'étais big à Vegas à Hollywood

Compensez vos GES

Saviez-vous que l’UniversitĂ© Laval possĂšde son propre programme de compensation volontaire des gaz Ă  effet de serre (GES)? Compenser, c’est neutraliser l’incidence de nos transports sur les changements climatiques. En participant au programme, vous aidez l’environnement et vous contribuez au financement de projets innovants en action climatique dans notre communautĂ© universitaire.

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