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Entretien avec Marc Giorgetti
from Wunne n°74
by Luxedit
Entretien avec Marc Giorgetti « LE COVID-19 A REMIS EN QUESTION NOS MODÈLES DE FONCTIONNEMENT TRADITIONNELS. »
Comment se porte le secteur du bâtiment ? Tour d’horizon avec Marc Giorgetti, managing partner de Félix Giorgetti et président du Groupement des entrepreneurs du bâtiment et des travaux publics.
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Crise sanitaire, crise du logement, enjeux énergétiques et environnementaux, avènement de la digitalisation, les défis auxquels doit faire face le secteur de la construction sont nombreux et en constante évolution. Comment les entreprises traversent-elles cette période agitée qui remet en cause l’économie, le travail et les relations humaines ?
Wunnen : On entend souvent dire « quand le bâtiment va, tout va ». Alors, comment va le secteur de la construction aujourd’hui ? Marc Giorgetti : Notre secteur va bien. Les projets ne manquent pas et continuent à se développer, ce qui est un signe fort de dynamisme. En revanche, il y a toujours des problématiques qui nous préoccupent telles que la lenteur des procédures administratives et la difficulté de trouver du personnel qualifié. Auxquelles il faut désormais ajouter depuis quelques mois – suite à l’épidémie du Covid-19 – la pénurie de matériaux et la flambée des prix.
Même si la crise sanitaire n’est pas encore terminée, quelles leçons le secteur a-t-il tirées de cette expérience ? Le secteur de la construction a surtout été affecté en mars 2020, au début de la crise, lorsque le gouvernement a stoppé toutes les activités dans le pays. Mais les chantiers ont pu reprendre assez rapidement, au bout d’un mois seulement, dans le respect des règles sanitaires. Effectivement, il est arrivé que quelques chantiers tournent au ralenti, lorsque nos équipes étaient contraintes de se mettre en quarantaine. Cela dit, nous avons été relativement épargnés grâce à une forte vigilance et une politique de prévention exemplaire. Chez Félix Giorgetti, par ➔

exemple, nous avons offert un test PCR à tous nos salariés au retour des congés collectifs de 2020. Cette opération a été un succès, car seules six personnes sur environ 800 testées étaient positives au virus, ce qui nous a permis de reprendre sereinement nos activités. Cette crise sanitaire nous a par ailleurs appris qu’il ne faut jamais considérer les choses comme acquises. Notre quotidien peut être chamboulé du jour au lendemain, et ce qu’il faut retenir, c’est qu’il faut toujours garder un esprit ouvert et flexible, être paré à toute éventualité. Pour cela, tout est dans la prévention, la sensibilisation et l’information des collaborateurs, car c’est d’eux que dépend notre activité. Il est essentiel de gérer au mieux ses effectifs, d’avoir une bonne organisation et d’être réactif pour pouvoir réaffecter du personnel sur un chantier ou l’autre en cas de besoin. J’ajouterais enfin qu’il faut faire preuve de résilience, et c’est ce qui nous a permis de nous relever si rapidement. Le Covid-19 a aussi remis en question nos modèles de fonctionnement traditionnels, et nous devons désormais revoir notre organisation. Une problématique qui n’est pas sans conséquence et qui se pose aussi dans nos projets, puisque nous constatons que
le développement de l’immobilier de bureaux a ralenti et que nous devons proposer des espaces qui intègrent les nouvelles exigences sanitaires. Les open spaces ne sont plus la règle et les fenêtres doivent pouvoir être ouvertes pour garantir le renouvellement de l’air.
Quels sont les défis et enjeux pour cette période de relance économique ? Il s’agira avant tout de répondre aux problématiques que sont le manque de maind’œuvre qualifiée ainsi que la pénurie de matériaux et la hausse des prix inhérente.
Il y a certainement des leviers sur lesquels vous comptez pour rebondir… Il y a bien entendu les qualités humaines et organisationnelles de notre personnel que sont la réactivité, la flexibilité et la motivation pour mener à bien nos projets et surmonter cette période trouble. Nous sommes aussi en attente de décisions de la part du gouvernement, au sujet de la pénurie des matériaux, mais aussi sur la question des décharges pour le stockage de déchets inertes au Luxembourg, qui représente un enjeu économique et écologique majeur.
Comment se porte la commande publique par rapport au marché privé ? Nous n’avons pas noté de différence en ce qui concerne les marchés publics. Le gouvernement a une bonne gestion de ses investissements anticycliques et continue à investir de manière significative, en particulier dans la mobilité qui représente un réel enjeu au Grand-Duché. De très beaux projets et de grande ampleur sont en cours. C’est encourageant ! En ce qui concerne le marché privé, il a effectivement ralenti en raison du climat d’incertitude qui règne. Les entreprises hésitent à investir, en particulier dans de nouveaux locaux puisque la crise a rebattu les cartes du monde du travail. Le télétravail a tout remis en cause, et nous espérons rapidement un retour à la normale, le manque à gagner pour l’économie luxembourgeoise au niveau des régimes de sécurité sociale n’est pas à négliger.
Le secteur doit faire face à la pénurie des matériaux qui impacte sur les chantiers en cours et les nouvelles commandes. Quelles solutions sont mises en place pour aider les entreprises à surmonter l’épreuve ? C’est là l’un des enjeux qui nous préoccupent le plus actuellement. Ce sont principalement le métal et le bois qui sont concernés par cette pénurie qui a commencé à se faire sentir depuis le début de cette année. Les délais de livraison se sont allongés et les prix ont fortement augmenté, certains ont même doublé ! Cela ne sera pas sans conséquence, notamment sur les prix de construction. Pour l’instant, cela n’a pas freiné nos chantiers et le recours au chômage partiel est encore marginal. Nous espérons que la situation s’améliorera après les congés collectifs, mais c’est mal parti… Je crains une catastrophe si la situation perdure. Pour essayer de modérer cette situation, nous comptons sur nos stocks et nous sommes prévoyants sur nos commandes. Mais c’est un coup de poker puisque les prix peuvent augmenter, et dans ce cas la stratégie sera payante, ou bien baisser, et nous serions perdants. Pour les marchés publics, nous avons la possibilité de réviser les prix, mais pour les commandes privées, ce sont les entreprises qui doivent assumer cette hausse. Nous avons donc très peu de visibilité, à court comme à long terme. C’est pour cela que nous avons alerté le gouvernement. Pour qu’il intervienne au sujet de la hausse des prix ainsi que sur l’annulation des pénalités de retard pour les travaux publics et le versement d’acomptes avec un prix révisé avant la fin des chantiers. Par ailleurs, l’indice des prix de la construction a augmenté de 4,35% ! Cela aura aussi des répercussions sur le prix des logements.
« Les délais de livraison de certains matériaux se sont allongés et les prix ont fortement augmenté, certains ont même doublé ! »
Comment le secteur peut-il répondre à la demande toujours croissante d’infrastructures et de bâtiments tout en devant muter vers une construction plus durable et vertueuse ? L’un n’empêche pas l’autre, au contraire. Les normes au Luxembourg sont assez évoluées, et les bâtiments construits répondent déjà à cette exigence de durabilité. Il y a une réelle démarche dans notre secteur pour intégrer davantage d’écologie, d’économie circulaire et de développement durable à nos projets. Cela passe par l’utilisation de matériaux écoresponsables comme la laine de roche pour l’isolation des façades, la réutilisation de déblais extraits sur sites à d’autres fins pour faire des économies de matériaux et de transport ou l’intégration de nouvelles techniques, concepts et énergies renouvelables. Cela se traduit également ➔
par des engins de chantier qui sont plus respectueux de l’environnement, tant sur leur consommation de carburant que sur leurs émissions de CO2. Il y a désormais une autre manière d’aborder les nouveaux projets dès leur conception : nous analysons l’existant pour définir comment conserver la végétation déjà présente par exemple, et l’intégrer pleinement dans la nouvelle réalisation. Il y a une véritable notion d’urbanisation durable qui se développe avec la création d’espaces verts, de prairies fleuries, de renaturation d’espaces ou encore l’installation de toitures vertes. Ce qui était autrefois considéré comme un frein est aujourd’hui devenu une richesse.
Où en est l’assimilation par le secteur, non seulement des outils numériques, mais aussi de leur intégration dans toute la chaîne de production ? Concrètement sur un chantier, comment cela peut-il se traduire ? La digitalisation de notre secteur se retrouve en amont, lors de la conception d’un projet. Le BIM (Building Information Modelling) permet de représenter les caractéristiques physiques et fonctionnelles d’un bâtiment en 3D et d’améliorer la productivité grâce à une meilleure collaboration entre les différents intervenants. Le Lean Management vient optimiser les tâches et le déroulement d’un chantier. Il existe aussi des drones capables d’effectuer des relevés topographiques de surfaces de plusieurs dizaines d’hectares en 30 minutes de vol seulement. La digitalisation intervient également dans le cadre d’une production plus automatisée qui va permettre de réduire la pénibilité d’une tache et donc d’améliorer la santé et les conditions de travail de nos salariés. Sur le chantier, cela se traduit par la présence d’équipements dans les engins avec des GPS qui permettent de guider le chauffeur avec précision notamment. Ce sont des outils qui viennent considérablement soulager nos équipes pour valoriser leurs qualités et leur valeur ajoutée.
est en forte recherche de main-d’œuvre : quelles pistes pour assurer le renouvellement des effectifs et pour rendre les métiers du bâtiment plus attractifs aux yeux des jeunes ? J’identifie plusieurs raisons à cette difficulté de recruter de la main-d’œuvre qualifiée et à trouver de nouveaux talents, et les solutions ne dépendent pas que de nous. C’est un fait, le Luxembourg manque de logements, et les prix sont trop élevés, ce qui nuit fortement à l’attractivité du pays. Se pose ensuite le problème de la mobilité et des réseaux de transport qui sont tous saturés. La typologie du métier est toujours ressentie comme peu attractive : il serait difficile, en extérieur, soumis aux conditions météorologiques, avec des horaires irréguliers… Enfin, il y a la barrière linguistique qui ne facilite pas l’intégration dans la société. Or, tout cela n’est pas tout à fait vrai ! Quoi de plus beau que de participer à un ouvrage qui perdure dans le temps comme un pont, un tunnel, un bâtiment emblématique ? Par ailleurs, les machines, les engins de chantier, les équipements de protection et les mesures de sécurité ont évolué et rendent le métier plus technique et attrayant. Il est essentiel de trouver des solutions, car notre main-d’œuvre actuelle est vieillissante, et cela va devenir un vrai problème dans les années à venir. Pour y remédier, nous devrions pouvoir créer des logements pour nos employés. Pour ce faire, une certaine flexibilité administrative est requise… Nous développons l’offre de formations avec l’IFSB (Institut de formation sectoriel du bâtiment), nous accentuons la promotion du secteur dans les écoles et démontrons que ce métier n’est pas réservé qu’aux élèves en situation d’échec scolaire. Les réflexions sur la flexibilité des horaires en cas de conditions météo extrêmes sont en cours depuis plusieurs années déjà. Enfin, il ne faut pas oublier la concurrence « déloyale » du secteur public en termes de rémunération…
Quels objectifs principaux fixez-vous à court et moyen terme pour le Groupement des entrepreneurs du bâtiment et des travaux publics ? En plus de tout ce que j’ai pu citer précédemment, nous manquons de décharges pour évacuer la terre des travaux de terrassement. C’est un véritable handicap qui représente un coût écologique, économique et une perte de temps non

négligeable pour les entreprises du secteur. Ce sont 8.100 tonnes de CO2 qui pourraient être économisées chaque année si nous disposions d’assez de décharges au Grand-Duché. Il en existe actuellement neuf, mais seules cinq d’entre elles fonctionnent normalement, à Colmar-Berg, Hosingen, Nothum, Sanem et à Folschette. Les quatre autres, à Altwies, Brouch, Bridel et Moersdorf, sont peu pratiques à utiliser. Neuf, c’est trop peu. Créer de nouvelles décharges permettrait de raccourcir les transports, de réduire les émissions de CO2 et de répercuter ces économies sur le prix des travaux. Il faut prendre en compte aussi les embouteillages qui se créent à l’entrée des sites et qui génèrent 2.100 tonnes annuelles de CO2 supplémentaires. La situation actuelle coûte une fortune en transports et en taxes de décharge. Et c’est sans parler des difficultés par temps de pluie, lorsque la terre est trop humide pour être évacuée et qu’elle doit être stockée sur place en attendant qu’elle sèche. Je pense que nous sommes tous d’accord aujourd’hui qu’il ne faudra pas en venir à « l’exportation » des déchets, même inertes ! Chaque pays devrait être à même de stocker ses propres terres ! Ce ne sont pas des déchets radioactifs. Il y a donc urgence à résoudre ce problème ! Un projet de nouveau règlement grand-ducal déterminant la procédure de nouveaux emplacements pour décharges régionales pour déchets inertes est en procédure. Il y a aussi des projets en cours comme la remise en service du site de Mondercange ou encore d’un nouveau site à Differdange, ce qui permettrait d’évacuer les schistes bitumineux, une terre que l’on retrouve dans le sud du pays et qui nécessite un stockage particulier. Il y a aussi des demandes d’autorisation d’agrandissement des sites de ColmarBerg et Folkendange. Mais tout ceci va prendre du temps à mettre en place et pénalise à terme les entreprises indigènes.