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Rachi, Rachbam et la famille Dee
PAR ELIE KLING
Le moment tant attendu est enfin arrivé. Cela fait des mois que le peuple s'est attelé à la tâche de construire en plein désert ce tabernacle portatif et démontable qui l'accompagnera durant les quarante années de ses pérégrinations. Aharon est officiellement intronisé Cohen Gadol, et il dirige avec une émotion bien compréhensible et une joie intense, partagée par tout le peuple, la cérémonie d'inauguration !
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Et soudain, c'est le drame : Nadav et Avihou, deux des quatre fils d'Aharon, meurent pour avoir osé apporter un « feu étranger » dans le Sanctuaire, un feu qui ne leur avait pas été ordonné.
Sans entrer ici dans la question de fond que posent les commentateurs, à savoir, quelle a été précisément la faute des deux frères, attardons-nous plutôt sur la réaction de leur père et de leur oncle Moché. En voici le récit dans la paracha Chemini : « Et Moché dit à Aharon : “C'est bien ce que Dieu avait dit : ‘C'est par Mes proches que Je serai sanctifié et honoré devant tout le peuple !’” Aharon se tut. »
(VaYikra 10, 3)
Rachi, fidèle à l'enseignement du Talmud ( Zeva'him 115b), comprend que les proches dont parle Moché sont Nadav et Avihou : « Moché dit à Aharon : “Aharon, mon frère, je savais que l'endroit serait sanctifié par ceux qui sont proches de Dieu. Je pensais que ce serait par toi ou par moi. Je constate à présent qu'ils sont plus importants que toi et moi.” » Un peu comme lorsque nos sages affirment que Dieu est particulièrement exigeant envers ceux qui lui sont proches. Mais Rachbam, le petit-fils de Rachi, s'étonne de l'explication de son grand-père : « Cette interprétation s'écarte du sens littéral. Est-il raisonnable de croire que Dieu aurait annoncé à Moché : “Faites-moi un sanctuaire et, le jour de son inauguration, les plus grands parmi vous mourront” ?! » C'est pourquoi Rachbam propose une autre lecture du verset : les « proches » dont parle Moché, ce ne sont pas ceux qui sont morts mais ceux qui sont encore en vie : « Lorsqu'Aharon apprit la terrible nouvelle, il voulut tout arrêter pour porter comme il se doit le deuil de ses enfants. Alors Moché lui dit : “Ne pleure pas, ne porte pas le deuil et n'interromps pas la cérémonie ! C'est par Ses proches, par toi et tes deux fils restants, que Dieu veut être sanctifié […] Tu es Cohen Gadol , n’abandonne pas l'inauguration, ne quitte pas le Michkane , et ainsi tu contribueras à la sanctification de Dieu.” »
Du coup, le fameux silence d'Aharon qui répond aux paroles de Moché n'a plus la signification qu'on lui prête habituellement. Selon le commentaire de Rachi (et du Talmud), Aharon se recueille en silence sur la tragédie qui vient de le frapper – un peu comme la minute de silence que nous respectons en souvenir des victimes de la Shoah et des soldats tombés pour la renaissance d'Israël durant le Yom HaShoah et le Yom HaZikarone . Mais pour Rachbam, le « vaYidom Aharon » signifie au contraire qu’Aharon se retient : « Il se retient de tout signe de deuil, il ne pleure pas, comme Ézéchiel qui voit sa femme mourir et auquel il est explicitement demandé de ne pas porter le deuil : “Soupire en silence, ne porte pas le deuil des morts.” (Ézéchiel 24,17) » Rachbam fait remarquer que cette retenue, chez Ézéchiel, est également nommée « dom », comme pour Aharon.
L'interprétation de Rachbam est certes plus proche du texte mais est-il humainement concevable qu'un père puisse ainsi maîtriser son chagrin?
La réponse m'est parvenue en lisant le témoignage de Motti, résident d'Efrat, qui, le dernier jour de Pessa'h, était assis au beit haKnesset à côté de Leo Dee, lequel, la veille, venait d'enterrer sa femme Lucie et, deux jours avant, ses filles Maya et Rina. Motti raconte qu’un embarras palpable planait sur l'assemblée : d'un côté, personne n'avait le cœur à chanter les prières de la fête dans la joie et l'allégresse, mais de l'autre, n'était-ce pas le dernier jour de Yom tov ? L'officiant, gêné, expédia rapidement la prière, évitant soigneusement les chants habituels. Puis vint le Hallel. Le premier paragraphe fut récité sans aucune mélodie, le deuxième également. C'est alors que Leo Dee se leva et vint chuchoter à son oreille : « Je t'en prie, fais-le avec beaucoup de joie ! Aujourd'hui, c'est Pessa'h ! » Le 'hazan entraîna alors toute l'assemblée vers les chants joyeux de la fête, avec une émotion toute particulière dans laquelle on pouvait sentir une immense joie teintée d'un très grand chagrin qui, paradoxalement, la rendait plus grande encore. C'est alors que j’ai compris que dans certaines circonstances dramatiques et grâce à des personnalités d'exception, l'explication de Rachbam pouvait aussi être conforme à la réalité. Nous avons l'immense privilège de vivre dans une génération où l’on peut rencontrer des gens de la stature d’Aharon HaCohen et du rav Leo Dee. Arrêtez-moi si je dis des bêtises… n