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Éliette Abécassis : Sépher, la folle histoire du livre le plus lu au monde
L’écrivaine, historienne et philosophe Éliette Abécassis nous offre un nouvel éclairage sur la Bible, sous forme de bande dessinée. Dans Sépher, avec le dessinateur Néjib, elle raconte l'épopée de l'écriture de la Bible : par qui a-t-elle été rédigée, protégée et perpétuée ? L’autrice nous fait découvrir un aspect encore inexploré de ce héros qu'est le Livre des livres, et elle répond à nos questions. © DR
LPH : Raconter l'histoire de la Bible en bande dessinée : quelle idée ambitieuse !
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Éliette Abécassis : C’est en effet un projet ambitieux, qui m'a pris trois ans. Il m’a semblé intéressant de mettre en images cette histoire riche en personnages : de Moïse à nos jours, en passant par Ezra qui a été le véritable rédacteur de la Bible, on rencontre de vrais héros. C'est une épopée que j'ai voulu raconter de façon graphique et avec de l'humour. J'y ai également introduit une touche totalement personnelle, avec le personnage de mon père [le rav Armand Abécassis (NDLR)] et le mien. Je voulais créer une œuvre de transmission universelle, qui s'adresse à tous, à tous les âges et à tous les publics, juifs comme non juifs. Cette bande dessinée peut être lue à différents niveaux, pour se détendre aussi bien que pour avoir une vision singulière de l'histoire de l'écriture de la Bible.
Cette bande dessinée a-t-elle une vocation pédagogique ? L'avez-vous écrite en coopération avec une autorité rabbinique ?
L'autorité rabbinique, c'est mon père. Il ne s'agit pas d'une œuvre pédagogique mais d'une véritable BD, comme on les aime. C'est très distrayant, très drôle, et en même temps on apprend plein de choses. Les personnages sont réels mais il s'agit d'une fiction. J'ai choisi les histoires de manière très personnelle. On traverse toutes les époques, de Moïse jusqu'à aujourd'hui, avec des protagonistes qui essaient d'attaquer la Bible. La BD évoque ainsi la tentative de vol de l'Arche par les Philistins, mais aussi la décision par Ezra, en - 500, de compiler la Bible pour ne pas la voir disparaître, sans oublier Alexandre le Grand qui place la Bible, traduite, dans la bibliothèque d'Alexandrie, laquelle sera ensuite brûlée par les musulmans… lll lll La Bible est le personnage principal de la BD. À toutes les époques, elle est attaquée, et à chaque fois elle est sauvée par un personnage. Je le raconte à ma manière, avec des histoires pas toujours connues, comme celle du kabbaliste Abraham Aboulafia. Au moment de l'Inquisition, voulant défendre les Juifs, il est allé rencontrer le Pape – qui l'a condamné à mort. Mais trois jours plus tard, le Pape est mort et Aboulafia a été libéré. Il a ensuite parcouru toute l'Europe. Je raconte aussi une histoire peu connue survenue pendant la Shoah : Rosenberg, un des hommes d'Hitler, avait décidé de créer une université juive, et il a pillé toutes les bibliothèques juives d'Europe pour rassembler les livres en vue de ce projet. Alors que les intellectuels juifs étaient déportés, les nazis volaient tous leurs livres ! Ce sont des personnages singuliers qui m'ont intéressée, qui m'ont fait sourire et m’ont émue. C’est la folle histoire du livre le plus lu au monde. On ne se rend pas compte à quel point l'histoire de la Bible est rocambolesque, parce qu’on la raconte par bribes et qu’on ne voit pas l'histoire de l'objet en lui-même. En réalité, c’est incroyable. Lorsqu’on déroule cette histoire, on réalise qu’à toutes les époques, il y a eu des volontés et des tentatives d’éliminer ce livre ; et l’on est encore plus conscient du trésor qu’il représente.
De quelle manière votre père a-t-il participé à ce projet ?
C'est un personnage parmi d'autres. Au début du scénario, je vais voir mon père qui est en train d'écrire sur un parchemin, à la manière des scribes. Je l'interroge sur la raison pour laquelle, encore aujourd'hui, à l’époque du digital, on écrit la Torah sur un parchemin. Et à ce moment-là, mon père commence à me raconter l'histoire de l'écriture de la Bible.
Au fil du temps, la Bible, qui a traversé toutes les époques, a-t-elle évolué ?
Elle a évolué parce qu'elle a été constamment réinterprétée. Comme le dit mon père, nous ne sommes pas le peuple du Livre mais le peuple de l'interprétation du Livre. Chaque semaine depuis dix ans, mes parents publient des commentaires sur la paracha pour leur communauté. Je trouve que c’est extraordinaire que chaque année ils parviennent à trouver d’autres commentaires sur le même texte ! La Bible est aussi, en soi, un texte vivant, parce qu'on le lit tous les samedis à la synagogue. D'ailleurs, c'est Ezra, l'éditeur et le scribe de la Bible, qui a décrété qu'elle devrait être lue publiquement de manière hebdomadaire. Un seul rouleau suffisait pour que tout le monde entende et connaisse le texte. Parallèlement, la transmission orale a également permis au texte écrit de garder sa vivacité. C'est d'ailleurs pour cette raison que dans la BD, j'ai voulu que ce soit mon père qui raconte, afin de donner à voir l'importance de cette transmission dans l’histoire de l'écriture de la Bible.

Le peuple juif veut toujours modifier, ajouter, contester, discuter… Quel regard portez-vous sur l'actualité en Israël et la division qui traverse le pays ? J'aime tous les Juifs et surtout la diversité du judaïsme, le fait que chacun ait son opinion. C'est très juif d'être en contradiction les uns avec les autres. Je trouve cela sain de ne pas être d'accord. Mais cette divergence peut devenir dangereuse quand elle se traduit par la guerre et menace l'unité d'Israël.
Pensez-vous qu'Israël devrait se doter d'une Constitution ?
Notre Constitution, ce sont peut-être les Dix Commandements…
Venez-vous souvent en Israël ?
Aussi souvent que possible. J'adore être en Israël, cela me remplit à chaque fois d’une grande énergie.
Vous avez récemment publié un texte sur la banalisation de l'antisémitisme : L’antisémitisme ? LOL. Vous y écrivez notamment : « Cela ne choque plus personne, de toutes manières, depuis une dizaine d’années, l’antisémitisme bon teint va bon train, et il se développe sous forme de l’antisémitisme de socialisation, celui de tous les jours, de bon aloi, serein et patriote, taquin et polyglotte, l’antisémitisme banal, qui se dévoile sur un sourire, qui se développe entre deux bières, qui célèbre la vie et l’amitié, la tolérance, l’antiracisme et la liberté de penser. » Ces propos sont-ils l’expression d’une expérience ou d'un témoignage personnels ?
Oui, c'est du vécu. L'antisémitisme s'est vraiment banalisé. Dans tous les spectacles d'humoristes, il ne manque jamais une petite blague sur la Shoah ; et mes enfants me rapportent que dans les soirées, il circule également toujours des petites blagues sur les Juifs. C'est « impensé », très naturel, détendu. L'antisémitisme s’accroît, tandis que la Shoah n'est plus au programme d'histoire en terminale parce que le sujet est devenu trop polémique. Je ne pense pas que le gouvernement français en fasse suffisamment pour modifier ces mœurs, sans parler de ce qui se passe sur Internet. C'est très inquiétant.
Dans ce contexte, est-ce que l'Alya est un sujet central pour les Juifs de France ?
Oui, mais je pense que ce sujet est déconnecté de l'antisémitisme, et en tout cas qu’il doit l'être. Malgré tout, cette montée de l'antisémitisme va certainement pousser à l'Alya. Cela fait mal de le dire, mais il est difficile de se projeter en tant que Juif dans la vie de la France. Sur les lieux de socialisation, de travail, on se sent stigmatisé comme Juif, on subit des remarques. La vie ne va plus être vraiment possible en France.
Dans ce contexte, je trouve courageux de votre part de publier une bande dessinée qui, d’une certaine façon, met en avant le judaïsme et le peuple juif ! C'est ma réponse. J'espère que cette manière décalée d’en parler aidera à faire comprendre, à transmettre la flamme. L'humour est un mode de transmission qui ne crispe pas et grâce auquel on peut communiquer des messages. Le dessinateur, Néjib, est tunisien, il a un regard plein d’humour et c'est un formidable artiste. Cette alliance est un symbole.
Le titre de la BD, Sépher, interpelle : pourquoi un titre finalement incompréhensible pour la plupart des gens ? C'est un peu mystérieux comme titre, donc cela attire. Nous avions proposé un autre titre mais finalement, c'est l'éditeur, Martin Zeller, de chez Albin Michel, qui a choisi Sépher, et c’est très bien.
Après un livre sur les difficultés conjugales, parallèlement à Sépher vous publiez un livre sur le couple : vous êtes-vous réconciliée avec l'idée de l'amour ?
L'intrigue porte sur un couple qui dure pendant plus de soixante ans. Je raconte leur histoire en commençant par la fin. C'est un sujet très romanesque et une certaine idée de l'amour, en effet. Dans notre société en proie à la perte de repères et de liens, l’amour est ce qui nous fait espérer. On a toujours envie de croire dans cet idéal. n
Prochains cours du professeur Armand Abécassis les 1er, 15 et 29 mai 2023 ainsi que les 12 et 26 juin 2023. Retrouvez tous les cours sur la chaîne YouTube.